mardi 30 mars 2021

Revenu de base, revenu universel, etc…

 

C’est un sujet qui sera sans doute à nouveau débattu dans la campagne présidentielle de 2022, notamment parce que la situation économique tendra encore à se détériorer un peu plus et donc on y verra là une possibilité d’aider les plus démunis. La gauche a du mal à renouveler son discours. Et comme elle a abandonné l’idée de socialisme, donc de rompre avec l’économie de marché, il lui vient parfois des idées biscornues pour alimenter le débat et la dispute sans que cela débouche sur des solutions concrètes qui amélioreraient l’état de la société. Depuis quelques temps, une idée est en train de devenir à la mode : donner un revenu à chaque individu quel que soit son niveau d’implication dans le système productif. Ils sont plusieurs à se disputer sur cette question, coupant les cheveux en quatre, ratiocinant à l’extrême sans se mettre d’accord sur rien. C’est un thème qui a beaucoup de succès dans les médias et que beaucoup de jeunes gens prennent pour une revendication subversive, mais des auteurs ultra-libéraux comme Gérard Koenig le soutiennent également comme s’il s’agissait d’un simple impôt négatif à la Friedman[1]. Il défendait le revenu universel pour tous d’ailleurs bien avant Benoît Hamon[2]. En tous les cas, c’est une idée qui paraît moderne à première vue. En outre cette modalité permettrait de lutter sérieusement contre le chômage de masse. Anne Hidalgo qui cherche à démontrer qu’elle a des idées susceptibles de la faire gagner aux présidentielles de 2022, affirme qu’elle testera le revenu universel sur Paris. Elle convoquerait une conférence citoyenne à la Macron, pour en définir les modalités et promet de l’appliquer quoi qu’il arrive[3]. Macron lui-même a lancé l’idée d’un RUA, Revenu Universel d’Activité, qui remplacerait l’ensemble des prestations sociales et qui serait ouvert aux jeunes de 18 à 25 ans. Il serait mis en place en 2022 ou 2023[4]. C’est une tentative maladroite de faire croire qu’il est un peu de gauche. Comme souvent dans les expériences qui ici ou là ont cours, il prendrait pour base les financements des autres prestations sociales qui sont effectivement très nombreuses et dispersées, mais qui ont pour caractéristiques de ne pas être universelles, le plus souvent conditionnées à un niveau de revenu, elles sont destinées à aider les plus démunis. Notez que le plus souvent la dispute autour du revenu de base ou du revenu universel touche essentiellement à deux points :

– d’abord de savoir si ce revenu sera ou non distribué à tous – donc s’il sera bien universel – ou s’il sera soumis à des conditions de revenu. Les deux systèmes ne souffrent pas la même logique, puisque l’un est une sorte d’impôt négatif et l’autre un transfert de ressources ;

– ensuite de savoir s’il sera ou non la conséquence d’une fusion des autres formes d’allocations sociales, ce que semblerait préconiser Macron à l’instar des gens de droite qui soutiennent cette idée et qui profitent de cette soi-disant avancée sociale pour financer une réforme « sociale » au moindre coût, par exemple en transformant la Sécurité sociale en un appendice de l’Etat, alors qu’il reste aujourd’hui un organisme paritaire qui valide l’idée que les cotisations sociales sont un salaire différé et non une charge pour le patronat.

La question du montant de ce revenu est discutée également, Hamon s’était fait épinglé en 2017 pour son incapacité à donner un chiffre sérieux appuyé sur une méthode de financement compréhensible, mais c’est un détail finalement parce que même si cela peut varier du simple au double. 

 

Au niveau européen il a existé une pétition de l’initiative européenne pour un revenu de base qui a récolté un certain nombre de signatures en faveur d’une telle mesure. Elle aurait obtenu environ 300000 signatures au niveau de l’Union européenne dont 15000 en France ce qui n’est pas beaucoup[5]. En Suisse le même type de démarche a récolté 100000 signatures, ce qui va permettre de soumettre l’idée à un référendum. En Allemagne l’idée est inscrite dans le programme des Verts mais aussi dans celui du parti Pirate. Merkel et les conservateurs s’y sont maintenant ralliés[6]. Depuis quelques années les expériences, le plus souvent circonscrites à un groupe d’individus ou à une localité, se sont multipliées en Europe, certaines ont été abandonnées. Le principe théorique se balade entre une relance de type keynésienne nécessaire après les ravages de la crise du COVID, et la critique d’une valorisation de l’activité uniquement par le travail et le marché. Après tout depuis des années les banques centrales impriment gratuitement de l’argent pour le distribuer, et récemment la déferlante du chômage partiel dans le monde entier c’est ce qui permet à l’économie de continuer d’exister encore un peu. 

Mais qu’est-ce que c’est fondamentalement la distribution d’un revenu universel ? Il s’agirait de dissocier la rémunération d’un individu de son emploi ou de son travail. C’est une idée déjà ancienne qu’on trouve d’abord chez Jeremy Rifkin dans un ouvrage préfacé par Michel Rocard. Elle a été reprise ensuite par le triste André Gorz autre héros de la seconde gauche anticommuniste[7]. Elle est à mon sens aussi un des résultats de la déconvenue des mouvements sociaux qui se sont effilochés après Mai 68. Elle émane de la deuxième gauche, justement celle qui craint surtout de réfuter la propriété des moyens de production et de remettre en question les mécanismes du marché. C’est le résultat d’une réflexion sur le fait que le niveau de technologie est tellement élevé qu’il n’est pas possible de donner du travail pour tous, et du reste cette productivité élevé permet de redistribuer la richesse pour tout le monde. Evidemment l’erreur est de croire que le niveau de production est le résultat de technologies neutres politiquement et qu’il est malgré tout une évolution naturelle, même si celle-ci est en contradiction avec la trajectoire de l’épuisement des ressources naturelles. Mais cette idée a aussi sa source dans l’inscription attribuée à Guy Debord sur un mur de la rue de Seine au début des années cinquante. On sait que la trajectoire du théoricien de l’Internationale situationniste s’est accompagnée d’une volonté manifeste de réinvestir la sphère des loisirs. Mais bien évidemment pour qu’une société des loisirs advienne, il faut bien que quelque part les biens nécessaires à la vie soit produit. C’est là qu’intervient la technique. Or la technique est produite et dominée par ceux qui détiennent le capital qui possèdent les moyens de production et donc qui vont produire et orienter cette technique à leur profit. 

 

Cette idée sera abandonnée, du moins sous cette forme, par Guy Debord lorsqu’il opérera avec l’IS le tournant politique. C’était la conséquence de sa fréquentation de Socialisme ou Barbarie. A partir de ce moment-là il reprit l’idée des conseils ouvriers. Ces conseils ouvriers qui furent expérimentés plus ou moins brièvement dans l’histoire, en Allemagne, en Russie, mais aussi en Espagne et en Hongrie, supposaient que les ouvriers se réappropriaient les moyens de production pour leurs propres besoins. L’ultra-gauche y a vu là le moyen de se débarrasser du marché et de l’Etat dans un même mouvement. Refusant un socialisme autoritaire, ils y voyaient un moyen pour les prolétaires de construire la société nouvelle. Evidemment la distribution d’un revenu universel ne peut se faire que sous la houlette et le bon vouloir de l’Etat. 

La propriété des moyens de production 

Le principal point qui me fait m’opposer à l’idée d’un revenu universel, ou minimum sans condition, est d’abord l’abandon des vieilles revendications socialistes qui visent à se saisir collectivement des moyens de production, donc de combattre la propriété privée de ceux-ci en le réorientant vers des productions plus utiles ou moins inutiles. C’est pour moi une régression complète de la pensée. En effet au moment où on se demande comment et vers quoi on doit orienter la production et la consommation, il est évident qu’on ne peut laisser le système productif dans les mains de ceux qui le possèdent juridiquement. Le socialisme ne peut pas être une forme plus ou moins déguisée d’assistanat. Il doit permettre l’exercice de nos capacités créatrices, et comment y arriver sans un contrôle populaire sur le capital physique ? On ne peut pas revendiquer en même temps l’intervention collective des citoyens via le RIC et laisser ensuite le contrôle des techniques et des moyens de production aux détenteurs de capitaux. On voit bien quels dégâts cela à engendrés, notamment en donnant un pouvoir extraordinaire aux multinationales, ou en autorisant le capitalisme financier à saborder la production industrielle en France[8]. 

Le travail 

On comprend tout à fait bien que le travail dans la société capitaliste est une sorte de malédiction. La plupart du temps le salariat accompagne un emploi ennuyeux et souvent inutile, contraire à la préservation de l’environnement[9]. Mais refuser le travail dans la société capitaliste ne doit pas être confondu avec le refus de travailler en général. On peut par exemple revendiquer une baisse du temps de travail radicale, sans pour autant refuser de se rendre utile à l’ensemble de la collectivité. Le travail est aussi le lieu de la recréation du lien social depuis la nuit des temps. Les tenants du revenu de base comme Baptiste Mylondo pensent cependant que le lien social pourrait se renouveler dans la sphère des mouvements associatifs et du bénévolat[10]. Ils supposent donc que l’individu à partir du moment où il existe n’a pas besoin de justifier de son utilité : comme l’économie est un circuit, le simple fait de dépenser l’argent prouve qu’on a est utile. L’exemple des jeunes oisifs des banlieues qui vivent du RSA et de divers trafics ne plaide pas en faveur d’une telle idée. 

L’individualisation des revenus 

Sur le plan des revenus, cette idée d’un revenu universel s’inscrit également dans la consécration d’une individualisation croissante de la société. Elle suppose en effet que chacun, en toute indépendance de la collectivité puisse disposer à sa guise d’un revenu. C’est une autre manière de jouer l’individu contre la collectivité et de sacraliser en quelque sorte la dislocation du lien social. Mais c’est également une manière aussi de sanctifier le rôle de la monnaie qui est au fond le véhicule du développement du capitalisme. Le plus souvent les tenants du revenu de base inscrivent leur proposition dans la logique du marché : chacun disposant d’un revenu décent, libre à ceux qui le veulent de continuer à travailler pour augmenter ou compléter ces revenus. Cela ne pourrait pas manquer d’aggraver un peu plus la dualité de la société actuelle, entre ceux qui gagnent beaucoup et dépensent sans compter et les autres. Mais surtout cela n’entamerait en rien la domination de la marchandise dans la société capitaliste aujourd’hui. 

 

Le financement d’une telle mesure 

Les chiffres les plus fantaisistes sur le montant d’un tel revenu courent. Ils vont de 400 euros chez Christine Boutin à 1750 euros chez les plus radicaux. Le plus souvent les défenseurs d’une telle mesure tournent plutôt autour du SMIC. Baptiste Mylondo avance qu’une partie de ces dépenses nouvelles seraient couvertes par la disparition d’autres formes d’allocations, comme par exemple le RSA qui n’aurait plus de sens. Le reste serait financé par une augmentation de la CSG. Le problème est que si un tel dispositif voyait le jour, on ne sait pas quel serait le nombre de demandeurs. Mais le point le plus troublant est sans doute que cette mesure ne pourrait être financée dans le système actuel européen fondé sur la compétitivité entre les salariés. On voit déjà que les allocations chômage sont contestées au nom de la désincitation qu’elle induirait vis-à-vis de l’emploi. La preuve que cette mesure est loin d’être subversive c’est que des politiciens de droite, peu suspects par définition de renverser le système, aient admis l’idée. On a cité le nom de Christine Boutin, on peut y ajouter aussi, à droite, celui de Dominique de Villepin. En vérité beaucoup de politiciens dont Benoît Hamon qui avait fait sa campagne pour les présidentielles en 2017 sur ce thème restent toujours très flous sur le montant comme sur la définition des ayants droits. Il tente de revenir en politique après son échec retentissant en publiant un petit volume sur le thème, supposant que cela sera suffisant pour le faire remarquer des électeurs qui l’ont pourtant boudé en 2017[11]. Il tombe dans le piège d’un revenu universel versé à tout individu ayant 18 ans et plus, selon le principe d’équité cher aux libéraux, et élude la question de son financement en signalant que celui-ci le serait grâce à trois nouvelles taxes : l’une sur les transactions financières l’autre sur les robots, et un autre encore sur les ressources naturelles au nom évidemment de l’écologie. Evidemment si tout le monde a accès à un revenu universel, qu’on soit pauvre ou riche, le niveau des inégalités ne baissera pas, il est même probable qu’il augmentera renforçant la dualisation de la société. 

 

Florilège 

Voici quelques exemples de ce que le confusionnisme peut produire en la matière. 

« Mais il faut se rendre à l’évidence, si nos sociétés richissimes ou supposées telles, ont besoin d’un revenu inconditionnel, c’est parce que la gratuité y a disparu, parce que la solidarité et l’entraide y sont des biens sociaux de plus en plus rares, tandis que l’exclusion et la « désaffiliation », y sont de plus en plus courantes. Si nous avons besoin d’un revenu inconditionnel, c’est parce que, victimes du règne de la marchandise, nous ne savons pas faire autrement… »

Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Editions Utopia, 2012 

Le raisonnement est curieux. Le revenu sans condition serait donc la compensation à notre soumission à la marchandise. Ce qui veut dire que Mylondo a abdiqué l’idée de reconstruire une société un peu plus humaine et solidaire. C’est une sorte de chantage : « donnez-nous de l’argent sans rien faire et on vous aide à faire tourner le système ». mais s’il est utopique de réclamer un revenu sans condition pourquoi ne pas revenir à une bonne vieille utopie qui viserait à engager une rupture avec le système capitaliste ? 

« Ce revenu doit être universel – accordé aux riches comme aux pauvres – pour permettre de dire plus facilement oui à des activités pas ou peu rémunérées qui en valent la peine, en particulier des stages et des emplois dont la productivité nette immédiate est faible mais qui incluent une bonne dose de formation.

Ce revenu doit aussi être inconditionnel – accordé aux chômeurs volontaires comme aux chômeurs involontaires – pour permettre de dire plus facilement non à des emplois de piètre qualité intrinsèque et peu prometteurs en termes de formation et de promotion. »

Philippe Van Parijs , Le monde, 13 décembre 2013

Comme on le voit Van Parjis suppose que les riches et les pauvres doivent être traités sur un pied d’égalité. Ce qui veut dire qu’il ne remet pas en question les inégalités initiales dans la distribution des revenus, il ne la corrige même pas. Il suppose même qu’on pourra laisser la possibilité aux riches de devenir encore plus riches en encaissant le revenu universel.

Egalement, il suppose qu’il y a des chômeurs volontaires et d’autres involontaires. On ne sait pas dans quelles proportions. Ce qui laisse entendre qu’il y a des emplois à occuper en grand nombre, mais que la faiblesse des rémunérations dissuade les chômeurs de s’y présenter. Cette vision stupide du chômage est évidemment démentie par les données statistiques qui montrent que le chômage est lié principalement à la conjoncture : quand celle-ci s’améliore, le chômage baisse. Il n’y a donc pas de chômage volontaire. C’est une idée évidemment de droite. 

Liens 

http://revenudebase.info/

http://blogs.mediapart.fr/edition/revenu-universel-de-base/article/120913/du-16-au-22-septembre-2013-semaine-internationale-du-revenu-de-base

http://www.slate.fr/story/61823/revenu-base-gauche-peur

http://alencontre.org/economie/droit-a-l%E2%80%99emploi-ou-revenu-universel.html

https://www.gastonballiot.fr/revenu-de-base-revenu-universel-debat/

https://cap.issep.fr/notes-dactualite/revenu-universel-une-dangereuse-revolution-anthropologique/

https://www.finance-gestion.com/vox-fi/comprendre-le-revenu-universel/

Bibliographie 

Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Lux, 2016

Guillaume Allègre  et Philippe Van Parijs , Pour ou contre le revenu universel ?, PUF, 2018

Bernard Friot, L’enjeu du salaire, La dispute, 2012

Benoît Hamon, Ce qu'il faut de courage: Plaidoyer pour le revenu universel, Equateur 2020

Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995.

Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Utopia, 2012

Jeremy Rifkin, La fin du travail, La découverte, 1996 

 

Addendum 

Anne-Sophie Novel a publié un petit article sur le site internet du monde du 13 janvier 2013. Ci-dessous on trouvera un extrait ahurissant des bêtises qui se disent sur le Revenu de Base. Elle reprend l’idée selon laquelle les riches et les pauvres auront tous accès à ce revenu, et tous les lieux communs sur la liberté de travailler plus pour gagner plus si on aime ça. 

Pourquoi avoir lancé une initiative citoyenne européenne ?

 L’initiative citoyenne européenne est le tout premier processus de démocratie participative d’envergure internationale.  Si un million de signatures sont réunies, les citoyens peuvent obtenir une audience au Parlement Européen pour soumettre une idée à l’agenda de la commission européenne et même de proposer un projet de réglementation européenne.

Les différentes organisations œuvrant à la promotion du revenu de base en Europe ont été parmi les premières à se lancer dans l’exercice en lançant une initiative en janvier 2013. Objectif : demander à la commission européenne de lancer des études et des expérimentations du revenu de base pour voir comment cette idée peut être développée dans l’Union Européenne. »

Comme on le remarque tout de suite, cette initiative est d’une lourdeur et d’une inefficacité remarquable. Il faut réunir 1000000 de signatures – ceux qui ont lancé cette initiative en sont à peu près à 100000 – Anne-Sophie Novel avance le chiffre de 250 000 qui est peu crédible puisque le chiffre officiel était de 100000 environ il y a juste quelques semaines, mais ensuite il faut demander une audience au Parlement européenne qui pourra ensuite éventuellement, si ça leur plaît, soumettre l’idée à la Commission européenne, c’est-à-dire à l’ineffable Barosso que j’entends déjà ricaner d’ici. Il suppose qu’ensuite et éventuellement si c’est le bon vouloir des eurocrates en décide, la Commission européenne pourra déclencher une étude.

De deux choses l’une : soit les tenants de cette initiative sont des ignorants et ils ne savent pas comment fonctionne l’Union européenne, soit ils visent un autre but. En effet la Commission européenne recommandant  à tour de bras la déflation salariale on ne voit pas comment celle-ci pourrait aller dans le sens d’un Revenu de base. En outre si en France on avait un revenu de base d’environ 1000 euros, il s’ensuivrait un afflux d’immigrants des quatre coins de l’Europe, étant donné que la circulation entre les pays européens est libre aujourd’hui. Imaginez ce qu’est un revenu de 1000 euros dans des pays comme la Roumanie, la Bulgarie ou la Pologne, et même pour la malheureuse Grèce.


[1] https://www.europe1.fr/emissions/la-carte-blanche/le-coup-de-coeur-gaspard-koening-pour-le-revenu-universel-4009357

[2] https://www.europe1.fr/emissions/la-carte-blanche/le-coup-de-coeur-gaspard-koening-pour-le-revenu-universel-4009357

[3] https://www.sortiraparis.com/actualites/a-paris/articles/241104-paris-la-mairie-va-tester-le-revenu-universel

[4] https://www.lepoint.fr/economie/tout-comprendre-du-revenu-universel-d-activite-voulu-par-macron-04-06-2019-2316679_28.php

[5] https://www.revenudebase.info/actualites/initiative-citoyenne-europeenne-embuches/

[6] https://www.letelegramme.fr/france/comme-la-france-l-allemagne-opte-pour-le-revenu-universel-26-11-2020-12663053.php

[7] « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales/Science-Culture, n° 3, 2002

[8] Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi, Désindustrialisation, délocalisations, Conseil d’Analyse Economique, La documentation française, 2005.

[9] David Graeber, Bullshit Jobs : A Theory, Penguin., 2018

[10] Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Utopia, 2012

[11] Benoît Hamon, Ce qu'il faut de courage: Plaidoyer pour le revenu universel, Equateur 2020

mercredi 24 mars 2021

Hesther Albach, Léona, héroïne du surréalisme, Actes Sud, 2009

Pour ceux qui se sont intéressés un peu à André Breton et au Surréalisme, l’ouvrage d’Hesther Albach est un ouvrage capital. Il parle de Léona Delcourt, une femme avec qui André Breton avait eu une relation bizarre en 1926, une sorte de mélange de sexualité, de rêve, de poésie. Nadja, paru chez Gallimard en 1928, est le récit de cette rencontre de quelques jours dans Paris. Mais les choses se compliquent quand on sait qu’André Breton corrigera son livre en 1963[1]. On a recensé plus de 300 corrections entre les deux éditions, une des plus importantes est qu’il a supprimé la nuit qu’il passa à l’hôtel avec elle. Pourquoi Breton avait il cette nécessité de corriger le portrait qu’il avait fait de Léona ? Qu’est-ce qui le dérangeait dans la première version ? C’est dans celle de 1963 que la plupart d’entre nous ont commencé par connaitre cet ouvrage, et plus précisément dans l’édition du Livre de poche qui reprenait en couverture un dessin de Léona Delcourt qui se donnait comme surnom Nadja. Dans l’édition des œuvres de Breton publiées dans la Pléiade, on n’a droit qu’à cette version. Si l’ouvrage est sorti dans une indifférence quasi-totale de la critique, il est devenu par la suite une référence incontournable, en France, mais aussi au niveau international. Avec André Breton c’est toujours ainsi, il vendait très peu, mais de temps à autre ses écrits redevenaient importants et rencontraient un public renouvelé. Ce fut le cas en 1968 où le résultat le plus important sans doute du mouvement du mois de mai fut d’initier des milliers de jeunes français à la poésie. Depuis quelques années, on revient à Breton. En 2019 Gallimard a publié un luxueux ouvrage qui propose le manuscrit de Nadja en fac-similé. La même année, une compagnie théâtrale, mis en scène cette histoire sous le titre de Pourquoi dis, pourquoi m'as-tu pris mes yeux ? Faisant allusion à la photographie que l’auteur de Nadja avait découpée pour reproduire quatre fois les yeux de Léona. Breton réapparait si on peut dire dans les élans de grands changements, de convulsion. 

L’originalité de l’ouvrage de Breton, et ce qui a peut-être déconcerté en 1928, c’est d’abord qu’il est produit comme retraçant une vérité brute à partir de la vie même de l’écrivain – une autofiction dirait-on bêtement aujourd’hui. Breton affirmait qu’il n’y avait rien d’intéressant dans la littérature que cette approche par le vécu. Ce qui est tout de même un peu contradictoire avec le fait qu’il aimait beaucoup aussi les récits d’imagination comme Melmoth par exemple. Cet aspect est toujours dangereux parce qu’il prête à confusion en éliminant forcément tel ou tel pan de la réalité. Celui qui tient la plume a le pouvoir de donner son point de vue sans que personne puisse trouver à y redire. Dans quand nous avons le livre de Breton dans les mains, c’est juste ce qu’il veut retenir de cette expérience. Mais l’autre point important c’est le travail que Breton a effectué sur les illustrations. Il y en a une cinquantaine, dont une dizaine de dessins exécutés par Léona. A cette époque ce n’était pas une pratique courante de faire que le texte et les illustrations se fondent en un même flux – ça ne l’est toujours pas d’ailleurs. On pourrait discuter longtemps de ce principe, tant cette collusion engendre de multiples interprétations, si d’un côté cela donne une vie à la rencontre, elle l’enferme aussi comme dans un musée pour la postérité. Les dessins de Léona mettent en scène son être profond. Également, les photos de lieux qui sont nombreuses, donnent à l’ensemble une dimension spatiale qui va très bien avec l’idée sous-jacente de dérive dans Paris. L’esprit des lieux devenant déterminant pour cette aventure. Avec ces additions d’images, sans doute Breton avait-il l’impression de ne pas faire de la littérature, mais de rendre compte d’une expérience poétique au plus près de la vie. Cependant comme le dit Hesther Albach, qu’on le veuille ou non, Nadja est un livre. Œuvre de fiction, autobiographie, il est difficile de la ranger dans une catégorie singulière. Breton reprendra le procédé avec Les vase communicants en 1932. Ces illustrations sont au fond dans la continuité de tout le travail qu’il faisait parallèlement sur la peinture et qui dans L’art et le surréalisme qui paraitra la même année que Nadja chez Gallimard. A côté de ses ambitions d’écriture, Breton avait cette volonté de modifier le regard que l’on porte sur les choses de la vie, en supposant que cela changera la vie elle-même.   

Suzanne Musard

Léona vivait plus ou moins de la prostitution au moment où elle rencontre Breton. Mais ce dernier était en même temps embringué dans une histoire sentimentale avec une autre ancienne prostituée, Suzanne Muzard, qui était aussi la maitresse d’Emmanuel Berl. Sous la pression de Suzanne, André Breton finira par divorcer d’avec Simone Khan pour se marier avec Suzanne, mais celle-ci choisira finalement d’épouser Emmanuel Berl, celui-là même qui l’avait découverte dans un bordel. On voit que l’écriture de Nadja se fait en même temps qu’une plongée dans l’abîme des tourmentes amoureuses. Il y a une parenté évidente entre Suzanne Muzard et Léona Delcourt. Ce sont des femmes très agitées au passé difficile, qui se prostituent, et leur rencontre est très perturbante pour André Breton. Si celui-ci reviendra dans l’édition de 1963 sur son récit, ce n’est pas seulement pour mieux en contrôler la postérité, mais c’est aussi parce qu’il culpabilisait très fortement d’avoir finalement abandonné Léona entre les mains des psychiatres. Elle mourra en 1941. Encore jeune. Mais plus encore que la culpabilité d’avoir abandonner Léona, il y avait celle de s’être trahi lui-même. Léona était en effet tout ce que Breton attendait théoriquement de la rencontre avec une femme sous le signe du hasard objectif. Mais il y a loin de la théorie à la pratique, et sa propre audace le fera reculer ! Dans la vie quotidienne, la transgression ce n’était pas tout à fait dans ses cordes. Il décrétera donc qu’il n’était pas amoureux d’elle et retournera chez sa femme !

« On est venu, il y a quelques mois, m'apprendre que Nadja était folle. À la suite d'excentricités auxquelles elle s'était, paraît-il, livrée dans les couloirs de son hôtel, elle avait dû être internée à l'asile de Vaucluse. D'autres que moi épilogueront très inutilement sur ce fait, qui ne manquera pas de leur apparaître comme l'issue fatale de tout ce qui précède. Les plus avertis s'empresseront de rechercher la part qu'il convient de faire, dans ce que j'ai rapporté de Nadja, aux idées déjà délirantes et peut-être attribueront-ils à mon intervention dans sa vie, intervention pratiquement favorable au développement de ces idées, une valeur terriblement déterminante. » écrira André Breton.

Je trouve ce passage très désinvolte, et cela m’avait frappé dès la première lecture que j’avais faite de Nadja. Les lettres éperdues que Léona lui écrivit après leur rupture officielle en témoigne. Hesther Albach s’appuie sur elles non pas pour rabaisser Breton, mais pour donner en quelque sorte la parole à la jeune femme qu’elle ne soit pas enfermée dans les seuls mots d’André Breton en plus que d’avoir été enfermée à l’asile, du reste celui-ci ne semble guère s’être préoccupé de ce qu’il advint de la jeune femme après son enfermement. Que cherchait-elle dans cette aventure ? dans une lettre qu’elle lui écrivit le 1er novembre 1926, elle dira : « Comment ai-je pu lire, ce compte-rendu… entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même sans me révolter, ni même pleurer… »[2]. L’idée nous traverse, car manifestement elle n’était pas stupide que sans doute se sent-elle manipulée par le « grand » écrivain qui la voit plus comme un sujet finalement que comme une promesse d’amour fou. Se sent-elle exploitée sentimentalement et sexuellement ? Léona ne se reconnaît pas dans le portrait plus ou moins tremblant que Breton trace d’elle à travers les notes qu’il prend dans son petit carnet. On a mis à jour très tardivement l’importance de ce qu’était vraiment Léona, on la laissait volontiers sous un halo de mystère. Justement cette connaissance ruine le projet affiché par Breton de raconter cette histoire – cette expérience – en exposant seulement les faits, en toute transparence. 

Hesther Albach à la recherche de Nadja 

Mais tout cela n’est au fond que le contexte, et pas vraiment tout à fait le récit d’Hesther Albach qui nous préoccupe ici. Cet ouvrage a une valeur en lui-même non seulement parce que l’enquête qu’elle a menée change le regard qu’on peut porter sur un texte de Breton parmi les plus connus, mais aussi parce qu’il donne de la vie à un personnage mélancolique et maltraité par la vie. A ces deux premiers niveaux de lecture, il faut en ajouter un troisième qui est celui de l’enquête et de sa conduite. Au-delà des découvertes qu’Hesther Albach à faites, elle relate sa longue dérive sur les lieux de Paris ou de Lille ou de Saint-André qui la mène à reconstituer le puzzle d’une existence massacrée et malheureuse. Les sensations qu’elle ressent en foulant les lieux que Breton et Leona ont fréquenté, sont sans doute le meilleur de la littérature et la leçon au fond du surréalisme pour qui la littérature doit servir à voir au-delà du réel, des évidences. A une époque où les coupeurs de têtes veulent éradiquer l’histoire, la tronquer, ou lui imposer des tâches auxquelles elle ne saurait s’astreindre, cette mise en perspective d’une épaisseur temporelle dilatée nous rappelle ce que nous devons aux temps plus anciens. Hesther Albach répète ce sentiment de dérive qu’on trouve chez Breton, chez Aragon dans Le paysan de Paris, à la recherche de la vie sous les pierres. Son livre porte naturellement à la rêverie, il est une dérive intellectuelle et matérielle entre les lieux de cette histoire et aussi entre les ouvrages qui supportent le texte de Breton. 

Lettre de Léona Delcourt à André Breton

Hesther Albach développe très longuement les rapports du couple André Breton/Léona avec l’occultisme, notamment autour du livre de Pernety[3] qui était un des livres de chevet de Breton. Ce rapprochement avec les sciences dites parallèles, a été beaucoup reproché à Breton, aussi bien par Roger Vailland[4] que par Guy Debord[5] comme un manquement aux canons du matérialisme, et on l’a reproché aussi à Hesther Albach, certains critiques préférant l’enquête de terrain proprement dite à une quête entre les lignes d’ouvrages à l’identité et à la finalité incertaine. Mais en vérité c’est au contraire fondamental parce que cette approche de l’amour par le biais de l’occultisme est l’ouverture d’une porte vers un monde chargé de symboles. On n’a pas vraiment besoin d’être croyant ou religieux pour s’intéresser à ce type d’ouverture. Après tout, la lecture de La Bible est la matrice de la pensée occidentale, y compris pour les incroyants. André Breton qui était très anticlérical, comme tous les surréalistes, était en même temps fasciné par la religion sous ses formes les plus ésotériques. Je crois que ce qu’Hesther Albach montre très bien, c’est comment le jeu que joue Breton à tenter de faire croire, ou à croire lui-même, que Léona serait douée de dons exceptionnels de voyance, va entraîner celle-ci sur un terrain où elle ne peut que perdre pied.

Mais en même temps Hesther Albach joue avec la relation amoureuse. Elle rapproche le fait que Léona signifie la lionne et qu’André Breton avait une crinière de nom, ou encore que Léona était née à Saint-André-les-Lille et que son amant se prénommait André. Il est assez difficile de savoir si Léona s’est pliée à ce jeu pour plaire à Breton, ou si elle croyait vraiment à ses capacités de médium. Pour Breton, il est bien connu que de discuter des prémonitions, de la voyance, c’est un élément décisif de drague. Le livre, Nadja, masque forcément cet aspect, mais alors, si en plus déformer les faits eux-mêmes au point que Léona s’en alarme, et si les relations sexuelles se nouent autour de discussion plus ou moins consistantes sur le paranormal, cet ouvrage n’est pas autre chose qu’un roman, certes un roman d’un genre singulier, mais un roman tout de même. Hesther Albach se rend bien compte de ce problème posé à la création littéraire, mais elle ne sait pas trop quoi en faire. La prétendue rigueur morale de Breton en prend un vieux coup. 

Si on met tout cela en rapport avec l’agitation amoureuse de Breton, comme le montre Marguerite Bonnet dans la notice de présentation de Nadja dans l’édition de la Pléiade, avec sa femme Simone, et puis Suzanne Muzard, et encore Lise Meyer, on comprend aussi qu’il ait eu besoin de se reposer de ses propres turpitudes en écrivant cet ouvrage très original et surprenant à Varengeville, mais la contrepartie c’est l’abandon de Léona à sa misère sociale et psychologique. Breton poussera même l’outrecuidance, la perversité, à présenter Léona comme sa maitresse à sa femme et à ses amis du groupe surréaliste qu’il entretenait assez souvent de la création de Nadja, la femme comme l’héroïne du roman à venir. Cette scène hallucinée est rapportée dans un ouvrage de Pierre Naville[6]. Hesther Albach va donc insister sur la question du double puisque Léona est aussi Nadja, fut-ce contre son gré. L’étrange relation qui se noue entre « le grand homme » et la pauvresse ramassée au bord du ruisseau montre à quel point Breton a inventé Nadja, et donc qu’il n’aimait pas vraiment Léona, mais son double de papier. Il est très probable que la relation amoureuse entre un homme et une femme, lorsqu’elle est aussi passionnée, soit toujours un peu une invention des protagonistes. Le coup de foudre, auquel Breton était sujet avec la régularité d’une pendule, c’est bien cette maladie qui nous permet de voir en une personne non pas ce qu’elle est, mais ce qu’on croit qu’elle est. Il est impossible de faire autrement. Mais c’est de la possibilité de dépasser cet état qui va construire finalement une vraie passion amoureuse, cette capacité à voir et admettre ce qu’est réellement la personne qu’on a choisie. Mais le drame dans cette sordide histoire, c’est bien que la pauvre Léona a été littéralement vampirisée par son Pygmalion de fortune qui tombe amoureux de sa création avant que de l’avoir achevée ! Hesther Albach franchit en réalité un nouveau pas en remettant en cause la pureté des intentions de Breton là où Marguerite Bonnet y allait à tout petits pas et procédait par allusion. Elle oppose ainsi la vie agitée de Breton sur tous les plans, politique, intellectuelle, sentimentale, qui s’use dans un tourbillon de rencontres, et la solitude de Léona. André Breton lui aura tout fait, non seulement il refusera pendant longtemps de lui rendre le carnet qu’elle tenait sur leur rencontre – car il lui proposait une sorte de collaboration dans l’écriture du livre – mais quand les choses tourneront très mal, il tentera de la faire interner, réclamant un certificat médical dans ce sens à Théodore Fraenkel qui était devenu médecin, et avec qui il se fâchera. Cet épisode peu connu est d’autant plus troublant que Breton se déclarait par ailleurs ennemi de l’enfermement et des services répressifs en psychiatrie. 

 

La psychanalyse lacanienne ne s’intéresse pas à l’aspect moral de l’affaire, et ce faisant, elle fait l’impasse sur les motivations réelles de Breton[7]. Elle penche plutôt du côté d’une interprétation selon laquelle Léona était folle bien avant de rencontrer Breton, revenant à une approche assez peu matérialiste finalement, oubliant la détresse d’une existence malmenée par la vie. Hesther Albach s’applique à décrire l’existence de Léona à l’asile, il ressort de tout cela que si quand on rentre dans ce type d’établissment on n’est pas fout, on ne peut que le devenir. Lorsque la famille rend visite à Léona à Bailleul voici ce que l’auteur écrit :

« Ce qu’ils découvrent alors dépasse l’imagination. La scène à laquelle ils assistent va, en tout cas, provoquer un traumatisme qui perdurera jusqu’à la troisième génération Delcourt.

Une dizaine de malades sont emprisonnées dans des baignoires fermées par un couvercle en bois. Leur tête tondue sort par un orifice ménagé à cet effet dans le couvercle. Un second trou a été pratiqué à hauteur des pieds pour recevoir l’eau versée. Chaque couvercle est fixé par un cadenas.

Les femmes hurlent comme des forcenées, cognent de toutes leurs forces contre les parois de leurs baignoires. Elles hurlent pour qu’on les sorte de l’eau froide et souillée dans laquelle, selon toute apparence, elles baignent depuis des heures. Le personnel soignant brille par son absence »

L’entrée en guerre va achever Léona. En effet tandis qu’André Breton, homme de ressources et d’entregent, se débrouille pour gagner les Etats-Unis pour s’éviter la pénibilité de la guerre et de la Résistance, comme il s’évitera de s’engager dans la Guerre d’Espagne au prétexte qu’il a une fille[8], Léona crève littéralement à l’asile. Elle est malade, le cancer la dévore, et elle décède le 15 janvier 1941. Sa famille étant très pauvre devra emprunter pour payer le cercueil. 

Un dessin de Léona 

Si je me suis attardé aussi longuement sur cet ouvrage, c’est d’abord qu’il est d’une très grande richesse par ce qu’il apporte à la connaissance – la résurrection – de Léona, et par contrecoup à l’histoire du surréalisme. Hesther Albach manifeste beaucoup d’empathie avec elle, et nous partageons cela. Au fond c’est l’histoire d’une jeune femme pauvre et perdue qui rencontre pour son malheur un bourgeois lettré, honteusement fils de gendarme qui se sent attiré par la plèbe, mais qui en même temps s’en méfie. L’auteur tente de trouver quelques excuses au comportement de Breton, c’est peine perdue, les faits parlent d’eux-mêmes. Mais au-delà des critiques que nous pouvons faire sur cette attitude de cuistre, elle trace le portrait finalement d’un homme extrêmement faible moralement. Ce livre est fait du sang de Léona, et pendant longtemps Breton et ses admirateurs ont caché son forfait et ses mensonges. Plus on avance dans la lecture de ce livre, et plus on se rend compte que le discours de Breton sur la transparence n’est pas très conséquent. Mais justement parce que sa critique du roman s’appuie sur cet idéal de transparence, elle est frappée d’inanité. Parmi les passages décisifs sur l’ambivalence de Breton – c’est le moins qu’on puisse dire – il y a cette contradiction qu’Hesther Albach s’attache à analyser entre la haine que Breton manifestait pour la religion, et son goût pour l’occultisme et la pensée magique. Pour tous ceux qui ont aimé Breton, c’est certainement un grand choc que de voir derrière les mots, la préciosité et les postures hermétiques de sa prose, il y a le mensonge à tous les coins de phrases. La sévérité du jugement qu’on peut porter à la fois sur l’homme et sur ses principes d’écriture est la rançon de la prétention d’André Breton à produire des exclusions et à se mal conduire avec ceux qui le contrariaient un peu trop. Il finira par ne tolérer auprès de lui que des âmes relativement faibles, jeunes et sans beaucoup de dimension pour la plupart. Les surréalistes importants – en dehors de Benjamin Perret passerons leur chemin.

Certes on peut reprocher à Hester Albach d’hésiter entre la vie de Léona Delcourt et le portrait de Breton, voire aussi avec l’analyse de l’ouvrage qui s’appelle Nadja, mais c’est juste une remarque en passant, tant le reste est passionnant et éclaire d’un jour nouveau tout un pan de la littérature française et pour la première fois reconstitue la vie de cette jeune femme disparue trop tôt.

Cet ouvrage a été publié en 2009, il aura mis une douzaine d’années pour arriver jusqu’à moi. Cette négligence s’explique par le fait que si dans ma jeunesse j’ai beaucoup lu Breton, je m’en suis éloigné de plus en plus. D’abord en intégrant les critiques que Roger Vailland et les situationnistes lui avaient adressées, puis ensuite en fréquentant de très près la littérature prolétarienne que Breton n’aimait pas car, croyait-il, les prolétaires sont tellement soumis à l’ordre bourgeois qu’ils ne peuvent pas produire autre chose qu’un ersatz de littérature bourgeoise. 

« Je ne crois pas à la possibilité actuelle d’existence d’une littérature ou d’un art exprimant les aspirations de la classe ouvrière. Si je me refuse à y croire, c’est qu’en période pré-révolutionnaire, l’écrivain ou l’artiste de formation nécessairement bourgeoise, est par définition inapte à les traduire »[9].  

C’est en vérité la position traditionnelle de la bourgeoisie qui considère que le prolétariat est tellement aliéné qu’il ne peut penser sa propre émancipation par lui-même, ni même la représenter d’une manière originale. Breton ajoute :

« Par contre aussi faux que toute entreprise d’explication sociale autre que celle de Marx est pour moi tout essai de défense et d’illustration d’une littérature et d’un art dits « prolétariens » à une époque où nul ne saurait se réclamer de la culture prolétarienne, pour l’excellente raison que cette culture n’a pu encore être réalisée, même en régime prolétarien »[10].

C’est un raisonnement alambiqué parce qu’il suppose qu’une culture prolétarienne ne peut émerger qu’après la révolution, mais on pourrait dire que si cette révolution est poussée jusqu’à son terme, les classes sont abolies et la littérature prolétarienne n’existe plus.

Tout cela ne veut pas dire que l’œuvre de Breton est sans valeur, il avait un regard particulier sur les choses de la vie, et d’un certain point de vue obligeait les autres à modifier leur vision. Mais ses talents bien réels sont obscurcis par des lâchetés, des mensonges et des bassesses assez difficiles à excuser. 

Annexe  

En 1938, Frida Kahlo est venue à Paris. Voici comment elle parla de Breton qui pourtant disait l’aimer beaucoup et des surréalistes dans une lettre datée du 19 février 1939 à son amant le photographe Nikolas Murray:

« Mon adorable Nick, mon enfant,

Je t’écris depuis mon lit d’Hôpital américain. […]

En plus de cette maudite maladie, je n’ai vraiment pas eu de chance depuis que je suis ici. D’abord, l’exposition est un sacré bazar. Quand je suis arrivée, les tableaux étaient encore à la douane, parce que ce fils de pute de Breton n’avait pas pris la peine de les en sortir. Il n’a jamais reçu les photos que tu lui as envoyées il y a des lustres, ou du moins c’est ce qu’il prétend ; la galerie à lui. Bref, j’ai dû attendre des jours et des jours comme une idiote, jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes. Lui, il a tout de suite récupéré mes tableaux et essayé de trouver une galerie. Finalement, une galerie qui s’appelle « Pierre Colle » a accepté cette maudite exposition. Et voilà que maintenant Breton veut exposer, à côté de mes tableaux, quatorze portraits du XIXe siècle (mexicains), ainsi que trente-deux photos d’Alvarez Bravo et plein d’objets populaires qu’il a achetés sur les marchés du Mexique, un bric-à-brac de vieilleries, qu’est-ce que tu dis de ça ? La galerie est censée être prête pour le 15 mars. Sauf qu’il faut restaurer les quatorze huiles du XIXe et cette maudite restauration va prendre tout un mois. J’ai dû prêter à Breton 200 biffetons (dollars) pour la restauration, parce qu’il n’a pas un sou. (J’ai envoyé un télégramme à Diego pour lui décrire la situation et je lui ai annoncé que j’avais prêté cette somme à Breton. Ça l’a mis en rage, mais ce qui est fait est fait et je ne peux pas revenir en arrière.) J’ai encore de quoi rester ici jusqu’à début mars, donc je ne m’inquiète pas trop.

Bon il y a quelques jours, une fois que tout était plus ou moins réglé, comme je te l’ai expliqué, j’ai appris par Breton que l’associé de Pierre Colle, un vieux bâtard et fils de pute, avait vu mes tableaux et considéré qu’il ne pourrait en exposer que deux parce que les autres sont trop « choquants » pour le public !! J’aurais voulu tuer ce gars et le bouffer ensuite, mais je suis tellement malade et fatiguée de toute cette affaire que j’ai décidé de toute envoyer au diable et de me tirer de ce foutu Paris avant de perdre la boule. Tu n’as pas idée du genre de salauds que sont ces gens. Ils me donnent envie de vomir. Je ne peux plus supporter ces maudits « intellectuels » de mes deux. C’est vraiment au-dessus de mes forces. Je préférerais m’asseoir par terre pour vendre des tortillas au marché de Toluca plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’« artistes » parisiens. Ils passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des « cafés », parlent sans discontinuité de la « culture », de l’ « art », de la « révolution » et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais réalité.

Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison vu que pas un seul d’entre eux ne travaille. Ils vivent comme des parasites, aux crochets d’un tas de vieilles peaux pleines aux as qui admirent le « génie » de ces « artistes ». De la merde, rien que de la merde, voilà ce qu’ils sont. Je ne vous ai jamais vu, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions « intellectuelles » ; voilà pourquoi vous êtes des hommes, des vrais, et pas des « artistes » à la noix. Bordel ! Ça valait le coup de venir, rien que pour voir pourquoi l’Europe est en train de pourrir sur pied et pourquoi ces gens — ces bons à rien sont la cause de tous les Hitler et les Mussolini. Je te parie que je vais haïr cet endroit et ses habitants pendant le restant de mes jours. Il y a quelque chose de tellement faux et irréel chez eux que ça me rend dingue.

Tout ce que j’espère, c’est guérir au plus vite et ficher le camp.

Mon billet est encore valable longtemps, mais j’ai quand même réservé une place sur l’Isle-de-France pour le 8 mars. J’espère pouvoir embarquer sur ce bateau. Quoi qu’il arrive, je ne resterai pas au-delà du 15 mars. Au diable l’exposition et ce pays à la noix. Je veux être avec toi. Tout me manque, chacun des mouvements de ton être, ta voix, tes yeux, ta jolie bouche, ton rire si clair et sincère, TOI. Je t’aime mon Nick. Je suis si heureuse de penser que je t’aime — de penser que tu m’attends — et que tu m’aimes.

Mon chéri, embrasse Mam de ma part. Je ne l’oublie surtout pas. Embrasse aussi Aria et Lea. Et pour toi, mon coeur plein de tendresse et de caresses, un baiser tout spécialement dans ton cou, ta Xochitl.»[11]



[1] Claude Martin, « Nadja et le mieux dire », in, Revue d’histoire littéraire de France, n° 2 1972.

[2] Cette lettre est citée par Marguerite Bonnet dans sa notice sur Nadja pour l’édition de La Pléiade. Elle est reprise par Hesther Albach.

[3] Dom Antoyne Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, Bauche 1758,

[4] Le surréalisme contre la Révolution, Editions sociales, 1948.

[5] Debord avait surnommé Breton « Dédé les amourettes » et  rapprochait cet attrait pour les sciences occultes d’une forme de démission du parti de la révolution, d’une attitude de bonne femme vieillissante.

[6] Pierre Naville, Le temps du surréel, Galilée, 1977.

[7] C. Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, Galilée, 2015. Voir aussi Marie Jejcic , « Passage par Nadja, Christiane Lacôte-Destribats », La revue lacanienne, 2016/1 (N° 17), p. 245-248

[8] Il écrira une lettre à sa fille Aube dans ce sens, comme pour lui reprocher qu’elle l’ait empêché de mener une vie militaire héroïque ! en termes de mauvaise foi, on peut difficilement faire pire.

[9] Second manifeste surréaliste, Editions Kra, 1930. Texte reproduit dans André Breton, Œuvres complètes, tome 2, p. 804, Gallimard, La Pléiade, 1988. Dans ce passage que nous évoquons, Breton citera Trotsky qui fut le champion de la théorie de l’avant-garde révolutionnaire sur le plan politique, avec le peu de succès qu’on sait.

[10] Ibid., p.805

[11] Frida Kahlo. Frida Kahlo par Frida Kahlo, Lettres 1922-1954. Points, 2008

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