jeudi 24 novembre 2022

Des conflits civils et militaires à l’ère de la mondialisation et de la fin de l’Empire américain

 

La guerre en Erythrée en cours a déjà causé dix fois plus de morts que la guerre en Ukraine 

Si on regarde la guerre comme le résultat d’une logique de blocs, on change notre perspective. En effet une guerre, surtout si elle contient des enjeux civilisationnels, ne se fait pas sans la construction d’alliances plus ou moins viables dans le temps. C’était déjà le cas dans les guerres puniques, Rome ne combattait pas seule Carthage. C’était aussi le cas des guerre féodales qui permirent au fil des années de construire le Royaume de France. Le cas le plus emblématique ce sont les Croisades où sous le prétexte de reconquérir le tombeau du Christ, c’est bien d’une guerre de civilisation dont il s’agit. Plus près de nous, entre 1939 et 1945, deux coalitions se sont fait face : l’une emmenée par l’Allemagne et à laquelle s’était joint le Japon et l’Italie, et l’autre qui a mis un peu de temps pour se former sous la houlette des Etats-Unis. Deux impérialismes se sont alors affrontés, et c’est la forme libérale qui a triomphé. Puis cette forme s’est transformée en un bloc anticommuniste, prenant le relais de la lutte antinazie sous le leadership des Etats-Unis. Peu importe la réalité et la puissance du bloc communiste, il était en effet peu probable que ce bloc sous la conduite de la Russie ait les moyens d’aller au-delà de ce qui lui avait été concédé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux coalitions mettaient en avant des formes institutionnelles différentes en se basant sur des mythologies selon lesquelles les communistes étaient par nature mauvais et les tenant de l’économie de marché par nature bons. Jusqu’à un certain point, le fait que ces blocs étaient faits de nombreux pays assurait un certain équilibre qui permettait de cantonner la guerre réelle à l’extérieur de ces blocs : la Corée, l’Indochine, Cuba, puis la Yougoslavie, pour ne parler que des principaux conflits. 

La bataille de Zama, 202 av. J.-C. 

Après l’effondrement du bloc soviétique, les blocs se sont relâchés. On a pensé alors que la suite cet effondrement se ferait dans une forme pacifiée de mondialisation des rapports économiques, et donc qu’on pouvait commencer à réduire les dépenses militaires dont il semble bien qu’une grande partie n’avait servie à rien. Mais rapidement les faucons de Washington ont compris qu’en sortant d’un affrontement de blocs ils perdraient le leadership sur ce qu’on appelle le monde occidental puis sur la mondialisation. Washington s’est donc penché sur la recherche de nouveaux ennemis qui allaient permettre de resserrer les rangs et de restaurer son prestige auprès de pays militairement moins forts. Et des ennemis ils en ont trouvé beaucoup, ils ont aidé en cela par l’émergence d’une offensive du monde musulman qui après avoir joué de la récupération des puits de pétrole, se sont lancés à la conquête du monde occidental. Certes cette offensive qui n’est toujours pas terminée, s’est réalisée dans le plus grand désordre, mais elle a montré la vulnérabilité de l’Occident. Cependant, la construction d’un ennemi par Washington s’est révélée un vrai fiasco, non seulement avec l’attentat du 11 septembre 2001 à New-York, mais quand le général Colin Powell a menti en prétendant détenir les preuves que l’Irak possédait des armes biologiques de destruction massive. Elle a abouti au contraire de ce qui était prévu, les pays européens se sont éloignés des Etats-Unis, lui récusant de fait son leadership. A cette époque l’OTAN s’est retrouvée en état de mort cérébrale comme le dit Macron. La constitution de blocs est censée repousser les conflits à l’extérieur de ces blocs. C’est ce qui s’est passé pour le long conflit – dix ans tout de même – en Yougoslavie. L’Union européenne se félicitant d’œuvrer pour la paix, faisant comme si ce conflit ne la concernait pas, alors qu’il était attisé par les Américains par le biais de l’OTAN, et qu’il aboutit au démantèlement d’un Etat pourtant souverain, sans même que les instances internationales soient consultées sur quoi que ce soit.  Bien entendu des voix dissidentes se font faites entendre, la France, la Russie, mais cette dernière était trop préoccupée d’éviter son effondrement pour qu’elle ait eu la capacité politique de se mêler au jeu. C’est une guerre qui aurait dû préoccuper l’Union européenne si elle avait existé. Mais ce sont les Etats-Unis qui ont réglé la question, montrant par là que le bloc étatsunien avait un leader et que celui-ci pouvait tout se permettre sans tenir compte de ce que pensaient les Européens, l’ONU ou autre. L’OTAN faisait le travail pour les Etats-Unis

 

Après la chute de l’URSS et la décomposition du bloc de l’Est, il a fallu tout recommencer. Pensant que la Russie était affaiblie durablement, les Etats-Unis ont lancé une offensive de très longue durée en fomentant l’élargissement de l’OTAN bien au-delà de ce qui avait été prévu au début des années quatre-vingts dix. C’était la seule manière pour les Etats-Unis de retrouver des couleurs. La réussite de ce mouvement guerrier peut s’apprécier déjà avec la remontée de la valeur du dollar contre l’euro. En six mois le dollar a gagné un peu plus de 20% par rapport à la monnaie européenne. C’est le meilleur coup que les Etats-Unis ont réussi depuis le début des années quatre-vingts dix. D’autant que l’effondrement programmé de l’économie européenne renforce la nécessité de se soumettre à Washington. L’expansion de l’OTAN vers l’Est n’a pas amélioré la position des pays européens sur le plan de l’économie comme de celui de la défense, c’est exactement le contraire. Cette zone minée par l’inflation et la crise qui arrive, ne peut qu’aller vers des divisions de plus en plus difficiles à surmonter. Les Etats-Unis sont parvenus à attiser les rancœurs, par exemple, quand en jouant de la corruption ils vendent des avions de combat en Pologne ou en Allemagne pour affaiblir toujours plus l’industrie d’armement européenne. Sur le moyen terme, cette fantaisie laissera des traces, mais elle a surtout montré que l’Allemagne n’était pas une puissance économique si importante pouvant faire de l’ombre aux Etats-Unis. Il y a quelques mois encore, les commentateurs anglo-saxons louaient la robustesse du modèle allemand, le donnant en exemple pour les Etats-Unis. Aujourd’hui, plus personne ne se risquerait à ce genre d’élucubration. Mais la question principale au fond est de savoir si derrière les guerres qui ravagent le monde en ce moment même obéissent à une logique de blocs et si ces blocs ne vont pas se fissurer. Cela va dépendre de la santé des économies occidentales. C’est pourquoi on a commencé à parler, à cause de la guerre en Ukraine, de la fin de la mondialisation. Bruno Le Maire, évanescent ministre de l’économie, avait parié que les sanctions allaient faire s’effondrer l’économie russe. On a vu que cela n’a pas été le cas, en effet, les Russes s’étaient préparés depuis longtemps à dégager des ressources suffisantes sur le plan alimentaire et financier pour pouvoir affronter une guerre même de longue durée. La valeur du rouble contre l’euro en est la preuve. La solidité du bloc occidental résistera tant que l’économie ne patine pas plus que ça. Entraîner des pays « amis » dans une coalition est tout à fait possible, à condition que ces pays « amis » ne soient pas les dindons de la farce et qu’in fine il y ait des compensations à leur engagement. Quand les pays occidentaux faisaient bloc contre le camp communiste au temps de la Guerre froide, la croissance était très forte et la grogne n’atteignait pas encore des proportions très importantes. Il y avait la possibilité de calmer la grogne sociale en redistribuant des richesses matérielles, il suffisait ensuite de développer un narratif pour faire croire que le péril communiste était une réalité pour « le monde libre ». Pour de nombreuses raisons, il est assez peu douteux que cela fonctionne à nouveau sur le même schéma, même si ce sont les mêmes moyens de propagande qui sont mis en œuvre en 2022 comme dans les années cinquante. Qu’ils soient capitalistes ou communistes les Russes sont toujours mauvais ou fous, tellement fous qu’ils confient toujours et régulièrement leur destinée à un dictateur encore plus fou qu’eux. 

 

Cependant les guerres ne se limitent pas à de simples logiques de blocs. On a beaucoup parlé de la guerre en Ukraine comme d’un facteur semant la panique dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d’autres conflits militaires ou civils de partout dans le monde comme le montre la carte que je reproduis ci-dessous. En Erythrée, il y a un conflit qui a déjà fait plus de dix fois de victimes qu’en Ukraine, mais on n’en parle pas. L’erreur consisterait à croire que ce sont les conflits qui alimentent l’instabilité économique. En vérité, c’est le plus souvent l’inverse, même si les conflits n’ont pas seulement une raison économique. Les conflits militaires et civils qui peuvent parfois prendre une allure très violente et destructrice. L’instabilité qui ravage le continent africain depuis des années est le résultat à la fois d’une situation économique misérable et d’une démographie galopante, mais aussi de la facilité avec laquelle ces pays peuvent se procurer des armes au moindre coût. Vendre des armes est souvent en Afrique la porte d’entrée pour une coopération plus large ultérieurement. On peut se demander d’ailleurs comment les deux derniers présidents ont pu se débrouiller pour laisser la place traditionnelle de la France en Afrique à la Chine ou à la Russie, se contentant d’absorber le surplus de main d’œuvre de l’Afrique francophone, sans compensation, sans même avoir les capacités d’utiliser cette main d’œuvre pour notre économie. A croire que le Quai d’Orsay ne fait plus son travail correctement pour défendre la place de la France dans le monde[1].

Cette première réflexion nous amène à discuter de la mondialisation comme facteur général d’augmentation des risques de conflits. Par exemple, le Mexique est ravagé par une guerre civile dont le motif est l’explosion de la croissance des cartels de la drogue et la concurrence qui s’ensuit. Or cette croissance des cartels de la drogue ne peut s’expliquer que par l’explosion des flux commerciaux et monétaires liés à la mondialisation et des accords qui ont rendu les frontières de plus en plus poreuses, mais aussi par le fait que les Etats-Unis sont le premier marché de consommation de ces marchandises douteuses. C’était déjà la conclusion de plusieurs rapports de l’ONU[2]. Même dans le cas des pays producteurs de drogue, les Etats-Unis imposent une politique de lutte contre ce trafic qui non seulement n’est pas efficace, mais qui en plus amène avec elle le chaos et débouche sur des guerres civiles. Or la production et la consommation de drogues obéissent, même si elles sont officiellement hors-la-loi à une logique capitaliste de conquête des parts de marché, de lutte pour des parts de marché et d’accumulation du capital. 

Carte des conflits militaires et civils en 2022, plus la couleur des pays passe du jaune au marron et plus la situation est dangereuse 

S’il est erroné de relier directement les guerres au système capitaliste, il est à peu près établi que celui-ci, au moins depuis le milieu du XIXème siècle les favorise dans la mesure où les frontières sont de moins en moins contrôlées et où l’affaiblissement des Etats et la corruption ont renforcé les occasions de conflit. En effet, les guerres modernes n’existeraient pas dans leur forme sans les armes qui les facilitent. Ces armes circulent de plus en plus facilement avec la mondialisation. C’est une partie importante de l’économie moderne. En 2021 le Stockholm Institue for Peace évaluait à 2,2% du PIB mondial la contribution du secteur de l’armement[3]. Autrement dit dans le monde moderne les armes de destruction massive jouent un rôle décisif dans la croissance de l’économie ! Si je regarde les conflits qui ont fait le plus grand nombre de victimes depuis 1945, la majorité a été alimentée par les Etats-Unis qui se sont octroyé le rôle de policier du monde entier. Or les Etats-Unis sont les premier producteur et exportateur d’armes et de très loin. Parmi les conflits alimentés par l’Oncle Sam qui ont fait plus d’un million de morts, on trouve le coup d’Etat en Indonésie en 1965, financé par les Etats-Unis, la Guerre du Vietnam entre 1955 et 1975 qui a fait cinq millions de morts, la guerre en Corée qui a fait quatre millions et demi de victimes, la guerre en Afghanistan financée par les Etats-Unis, qui entre 1979 et 1989 a produit un million de victimes. Ces massacres gigantesques dans lesquels les Etats-Unis sont toujours impliqués de près ou de loin, sont bien loin des victimes engendrées par les exactions de l’URSS. On a dénoncé à juste titre l’intervention des troupes soviétiques en Hongrie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en 1968, mais ces conflits n’ont fait que 3 500 morts dans le premier cas, et 220 dans le second.

William Blum dans un ouvrage qui avait fait sensation au début des années 2000[4] avait dressé une liste impressionnante des conflits militaires dans lesquels les Etats-Unis ont été impliqués depuis 1945 jusqu’en 2000 – depuis les choses n’ont fait qu’empirer, en vérité il aurait pu remonter encore plus loin dans le temps. Ce sont des faits incontestatbles. C’est à tel point qu’on se demande si sans ce pays furieux le monde ne serait pas un peu plus paisible. Mais au-delà de cette liste, on a l’impression en lisant William Blum que l’intervention américaine militaire augmente régulièrement en intensité, comme si le système capitaliste étatsunien après avoir détruit toute opposition, toute contestation sociale, sur son sol entre les années 1920 et 1950, tentait de faire de même à l’échelle planétaire, devenant au fil du temps dépendant de la production des conflits et des armes dans le monde entier.

En Occident on se plait souvent à dénoncer les interventions militaires russes en Tchétchénie, mais le nombre des victimes n’a strictement rien à voir, et à la différence de l’Irak la Tchétchénie n’a pas été détruite et vit aujourd’hui avec une certaine forme de stabilité. Ce qui évidemment n’est pas une excuse pour les interventions soviétiques puis russes, mais c’est une dénonciation de ce deux poids deux mesures qui laisse la place à la fable selon laquelle les Etats-Unis sont les défenseurs officiels de la démocratie de partout dans le monde. Le fait que les Etats-Unis soient impliqués directement ou indirectement dans les plus grands massacres militaires depuis 1945, est corrélé avec le fait qu’ils sont les plus grands producteurs et les plus grands exportateurs d’armes du monde. Dans le temps on parlait pour les Etats-Unis de complexe militaro-industriel rappelant la collusion entre les politiciens et les grandes firmes de production d’armes de mort. 

Commerce des armes en 2016, en milliards de dollars, Swissinfo.ch 

Cela voulait dire trois choses : d’abord que l’industrie américaine était tirée par la recherche dans le secteur militaire, les applications découvertes pour la guerre eurent des conséquences sur le progrès technique de l’économie en général. Ensuite que son poids obligeait l’Etat à suivre les directives de ce secteur en matière de recherche et de subventions. On sait à quelle gabegie cette tendance a mené. Par exemple le coût de la guerre en Irak est généralement évalué pour le contribuable américain entre 2 000 et 6 000 milliards de dollars[5]. Joseph Stiglitz et Linda Blimes donnent le chiffre de 3 000 milliards de dollars[6]. Ces dépenses agissent en réalité comme une relance de la demande de type keynésien par le biais des dépenses militaires, mais cette relance ne profite qu’à une frange de l’économie, celle qui produit les armes et qui agit comme sous-traitant de l’Etat. Enfin que si l’industrie de l’armement devient si consommatrice d’investissements, c’est au bout du compte parce qu’elle est subventionnée directement ou indirectement par l’Etat et elle finit par produire un effet d’éviction dans la production des autres biens et services. Cela se fait au détriment des autres dépenses publiques dans l’éducation ou la santé par exemple. A terme l’économie américaine ne peut que s’affaiblir, la puissance de ce pays ne reposant plus que sur le chaos qu’il est capable d’engendrer. C’est un peu une thèse similaire qu’on trouve chez Naomi Klein dans The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism qui détaille les modalités par lesquelles les firmes américaines privées s’enrichissent au détriment de la collectivité[7]. Elle montre d’ailleurs que ce mouvement est en réalité une forme particulière de privatisation de l’Etat, avec une garantie du gouvernement américain de payer pour le travail : la classe politique et la classe capitaliste ne font plus qu’un[8]. Il faut ajouter que les armes produites pour la guerre, qu’elles soient ou non utilisées, sont une consommation finale, autrement dit qu’elles ne produisent rien comme valeur ajoutée par leur utilisation. Les coûts de production des armes sont très élevés, et très souvent ces armes sont abandonnées avant d’être utilisées. La raison est l’illusion qu’il faut intégrer toujours plus de progrès technique pour ne pas être dépassé, rendant rapidement obsolètes les productions d’armes dans une surenchère permanente et ruineuse.

Bateaux de guerre américains en train de pourrir au large de San-Francisco 

Des milliards de dollars ont été dépensés par les Etats-Unis pour fabriquer des armes sans destination qui sont stockées, plus ou moins désactivées avant que de pourrir. Les armes de destruction massives utilisées sont un faible pourcentage de ce qui est produit. Heureusement pourrait-on dire, mais sur le long terme le déclassement des armes, des avions ou des navires de guerre produit une pollution extraordinaire, d’autant plus ingérable que ces armements utilisent la puissance nucléaire. C’est la rançon d’une conception particulière de l’économie. Nous avons comme entrants, le progrès technique qu’on suppose pouvoir recycler dans le civil, et les commandes de l’Etat, c’est-à-dire la quasi-certitude d’échapper aux lois du marché en faisant un prix de monopole, la quasi-certitude d’être payé. Comme les prix sont extravagants puisqu’on se trouve sur un marché captif, la corruption est tout aussi extravagante. Avec la pharmacie, le secteur de l’armement est celui qui engendre le plus de corruption active. On l’a vu récemment avec les croupières que les Américains ont taillé à la France, sur le marché de la fourniture des sous-marins aux Australiens, ou encore sur le marché de l’aviation de guerre en Pologne, en Allemagne et en Suisse. Dans ce contexte de gabegie généralisée, il ne faut pas s’étonner que la dette publique américaine ait explosé pour dépasser aujourd’hui les 30 000 milliards de dollars. Depuis 2006 les dépenses militaires américaines oscillent entre 700 et 900 milliards de dollars constants. Ce budget est dix fois plus important que celui de la Russie, ce qui leur permet de distribuer une aide militaire aux quatre coins de la planète et d’entretenir le chaos. Mais ces investissements s’ils permettent des profits pour quelques entreprises privées bien en cours, ne compensent pas la perte de production dans les autres domaines de la vie courante. C’est comme si le fait de produire autant d’armes de guerre dont fort heureusement la grande majorité n’est jamasi utilisée, était le symétrique de l’abandon de l’industrie manufacturière et donc de la dépendance des Etats-Unis aux exportations de la Chine qui, par ailleurs, est désignée comme un ennemi militaire potentiel au prétexte que ce pays voudrait réunifier son territoire en y intégrant Taïwan[9]. Cette division du travail à l’échelle planétaire donnait censément la production industrielle bas de gamme à la Chine, et les Etats-Unis, peuple de consommateurs, conservaient le monopole de la police à l’échelle internationale. Mais les choses ne se sont pas passées comme elles le devaient. Car la Russie et la Chine en s’enrichissant ont opéré une montée en gamme dans la production, les premiers ont retrouvé leur autonomie agricole, et les seconds ont accédé bien plus rapidement que prévu aux hautes technologies, ce qui leur permet de passer de la technologie occidentale pour une grande part. Si bien que le rétablissement de l’Empire américain devient de plus en plus problématique. 

En Irak l’armée américaine a semé le chaos 

L’impérialisme américain, depuis qu’il a pris conscience de sa puissance en s’émancipant de la vieille Europe, a poursuivi un but assez constant : ouvrir de nouveaux marchés à coups de canon, et mettre la main sur les ressources naturelles, notamment le pétrole. On retrouve ça dans la guerre qui a été entreprise en Ukraine où les Etats-Unis visent de mettre la main sur les terres à blé de l’Ukraine – c’est fait à 30% - et plus loin sur le gaz et le pétrole russes, et dans celle qui se prépare avec la Chine. Mais en se nourrissant du chaos, le complexe militaro-industriel a voulu imposer une mondialisation qui devait normalement faire baisser les coûts de production aux Etats-Unis en délocalisant des activités industrielles. Des investissements massifs américains se sont alors portés vers la Chine, contribuant à faire de ce pays arriéré une puissance économique et militaire de premier rang. En quelque sorte les Etats-Unis n’ont pas prévu que sur le long terme leur hégémonie économique et militaire serait contestée radicalement. La position des États-Unis est d’autant plus difficile que la zone Asie-Pacifique est la zone la plus dynamique sur le plan économique, et que les Etats-Unis sont empêtrés dans une dette globale colossale. Il ne leur reste que la puissance militaire qui est sans conteste la plus puissante de la planète. Mais cette puissance qui est testée en ce moment contre la Russie est compliquée à manipuler car elle menace l’apocalypse. Si on comprend bien que contre la Russie ou la Chine les Etats-Unis tentent de restaurer une puissance chancelante, on voir clairement que les conflits militaires prennent des prétextes asymétriques. En soutenant massivement l’Ukraine, les Etats-Unis, via l’OTAN, prétendent défendre l’unicité de ce pays dans ses frontières, passant sous-silence le fait que les Russes du Donbass ne veulent plus vivre sous la férule de Kiev. Mais dans le même temps ils soutiennent Taïwan contre Pékin en prétendant travailler au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette incohérence rhétorique n’est jamais soulignée dans les médias occidentaux. C’est pourtant fondamental car on ne peut pas défendre les deux points de vue en même temps, d’autant que Taïwan qu’on le déplore ou non, n’a jamais été une nation reconnue par les instances de l’ONU par exemple. Et donc les Chinois peuvent réclamer une réunification de la Chine comme Zelensky le fait en faisant semblant de croire qu’il va récupérer la Crimée. 

Manœuvres chinoises au large de Taïwan, début aout 2022 

Les conflits qui n’intéressent pas les Etats-Unis ne sont pas nommés, ou très peu dans la presse occidentale. Par exemple quand Erdogan attaque le nord de la Syrie pour massacrer des Kurdes, visant une épuration ethnique[10], personne ne dit rien en Occident, ou très peu, parce que c’est un membre de l’OTAN et que les Etats-Unis ont besoin de ce fin diplomate pour intégrer rapidement la Suède et la Finlande dans ce « machin ». C’est pourtant un franchissement de frontière d’un Etat souverain, et les Kurdes furent décisifs dans la lutte contre Daesh – on ne parle d’eux que quand on met en scène la lutte contre Daesh – mais l’Occident les a trahis et laissés tomber. On savait que les Etats-Unis ne tenaient jamais leur parole – voir la promesse de ne pas étendre l’OTAN à l’Est – mais cette trahison fut criminelle. Les Etats Unis sont devenus un pays très peu fiable, comme la Turquie d’Erdogan d’ailleurs. Et ce manque de fiabilité risque dans les prochaines années de les priver d’alliés si la guerre en Ukraine tourne mal. On a vu déjà que dans l’Union européenne, la grogne s’est installée à propos des sanctions réclamées par l’OTAN. La Hongrie ne les applique pas, l’Allemagne le fait en trainant les pieds. Ce qui veut dire que les Américains n’arrivent plus à mobiliser complètement ceux qu’ils considèrent comme appartenant à leur monde, mais qu’ils traitent trop souvent comme des obligés. Les pays de l’Union européenne acceptaient cette vassalité parce qu’en contrepartie ils ne finançaient pas beaucoup leur défense, à part la France et l’Angleterre, avec comme contrepartie la protection de l’OTAN. Mais les Etats-Unis ne veulent plus payer, ils veulent obliger les Etats européens à prendre leur part dans les dépenses de l’OTAN contre le reste du monde. Ceux-ci peuvent alors de demander à quoi cela peut bien servir une telle servitude qui les obligeraient à payer pour se joindre à des conflits ruineux pour leur économie qui, comme en Ukraine, ne les concernent pas vraiment. Dans un éclair de lucidité, rare chez lui, Macron avait avancé : « Ce qu'on est en train de vivre, c'est la mort cérébrale de l'OTAN »[11]. Il est rentré par la suite dans le rang et s’est aligné sur la feuille de route américaine. Mais cette logique risque d’être remise en question avec les difficultés économiques qui s’annoncent pour l’Europe, tandis que les Etats-Unis apparaissent, du moins à très court terme, comme les gagnants d’un conflit qui leur permet d’avancer leurs pions au moindre coût, faisant financer leur guerre contre la Russie pour partie par les Européens.

 

Offensive turque dans le nord de la Syrie 

Ce que nous voyons en Occident, c’est une sur-médiatisation de certains conflits au détriment d’autres. Il y a des conflits peu médiatisés comme au nord de la Syrie, au Sri Lanka ou en Erythrée, et puis d’autres qui font bien moins de morts et sur lesquels on brode à longueur de temps, le plus souvent pour parler dans le vide. C’est le cas du conflit israélo-palestinien, où peu d’efforts diplomatiques ont été faits pour trouver une solution viable, ou dans une certaine mesure la guerre en Ukraine. Dans le premier cas cela permet aux Occidentaux de ressortir les vieilles fantaisies antisémites sous le couvert de l’antisionisme. Dans le second il s’agit d’une vaste campagne de communication menée de longue main par l’OTAN et les Américains pour diaboliser la Russie. Ce pays avait déjà une odeur de soufre quand il se disait communiste, mais même en devenant capitaliste, il conserve ce statut de diable dans un bénitier. Seuls les moins instruits croiront à cette fable qui n’existe que pour couvrir les menées impérialistes des Etats-Unis qui tentent de reprendre la main, n’ayant pu le faire par la monnaie et par l’économie, ils font parler la poudre car c’est maintenant le seul domaine où les Etats-Unis possèdent un vrai avantage sur le reste du monde. Mais c’est tout de même un avantage à manier avec beaucoup de précaution, les Allemands l’ont vécu avec la bataille de Stalingrad, si la Wehrmacht sur le papier était considérée comme la meilleure armée du monde, avec les meilleurs soldats, les meilleurs stratèges et les équipements les plus performants, elle fut battue pourtant par une armée russe en lambeaux. 

Manifestation à Gaza 

En regardant les conflits récents où manifestement les Etats-Unis jouent un rôle central, nous voyons que ce pays a réussi à repousser les conflits en dehors de lui-même, comme s’il s’agissait là de son véritable but. Dans le cas du conflit ouvert avec la Russie, ce pays a réussi à faire porter le poids de la dépense militaire sur ses alliés. Se déchargeant ainsi d’un lourd fardeau. Mais il s’agit là d’un marché de dupes, car la contrepartie est pour les pays européens un effondrement de son économie et de sa forme institutionnelle incarnée difficilement dans l’Union européenne et dans sa Commission. A moyen terme les pays européens se rendront compte qu’ils sont les perdants dans cette affaire, y compris l’Allemagne qui semblait jusqu’ici épargnée par les crises à répétition. Le choix de l’Union européen est assez simple : soit elle continue comme par le passé à suivre les directives de son suzerain, mais elle éclatera rapidement, entre ceux qui soutiennent la ligne dictée par Washington, et ceux qui veulent s’en affranchir au prix par exemple d’un rapprochement avec Moscou. Dans ce cas ce sera la fin de l’hégémonie étatsunienne et on ne se portera pas plus mal. Soit elle tente le saut dans le vide et met en place une diplomatie singulière, différente de ce qu’elle fait depuis 1945, mais franchement on ne voit pas avec qui, les pays baltes et la Pologne suivront Washington, quoi qu’il en coûte.

 


[1] Vincent Jauvert, La face cachée du Quai d’Orsay, Robert Lafont, 2016.

[2] Moisés Naim, Le livre noir de l’économie mondiale, Grasset, 2005, et La face cachée de l'économie. Néolibéralisme et criminalités, sous la direction de Champeyrache Clotilde. PUF, 2019

[3] https://www.lefigaro.fr/societes/les-depenses-militaires-atteignent-un-sommet-historique-dans-le-monde-20220424#:~:text=Pour%20la%20premi%C3%A8re%20fois%2C%20les,de%2012%25%20en%20dix%20ans.

[4] William Blum, Rogue State: A Guide to the World's Only Superpower, Common Courage Press, 2001. Voir particulièrement le chapitre 17.

[5] https://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20130314trib000754033/6.000-milliards-de-dollars-le-cout-total-de-la-guerre-en-irak.html

[6] Joseph Stiglitz & Linda Blimes, The Three Trillion Dollar War: The True Cost of the Iraq Conflict, W. W. Norton & Company, 2008

[7] Knopf, 2007.

[8] Ce modèle s’exporte très bien. En France ou même à la Commission européenne les hauts fonctionnaires passent d’un univers à l’autre, rendant quasi officielle cette appropriation de l’Etat par une classe. Le parcours de Macron, mais aussi la corruption des fonctionnaires de la Commission européenne est exemplaire.

[9] Pour ma part ayant comme guide l’article premier de la Charte des Nations Unies qui stipule le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, je n’approuverais pas une annexion de cette petite île par Pékin. Mais si on suit ce principe fort juste, alors on doit soutenir l’autonomie des régions russophones d’Ukraine qui ne veulent plus cohabiter avec les Ukrainiens de l’Ouest du pays.

[10] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/19/la-guerre-d-usure-de-la-turquie-dans-le-nord-de-la-syrie_6138482_3210.html

[11] https://information.tv5monde.com/info/l-otan-en-etat-de-mort-cerebrale-juge-emmanuel-macron-331037

mardi 22 novembre 2022

Coupe du monde de football au Qatar : la catastrophe

  

Au moment où on constate que la nouvelle COP, la COP 27 donc, est un échec retentissant qui démontre son inutilité, saison après saison[1], voici que la Coupe du monde de football démarre au Qatar. Cela serait dérisoire si les chiffres ne parlaient pas d’eux-mêmes. La COP 27 a promis 28 milliards de dollars pour lutter contre le réchauffement climatique. Simple effet d’annonce, un peu comme pour le Téléthon. Les promesses ne sont pas toujours suivies d’effet, et en outre dans cette somme on constate deux choses, la première est que ce sont souvent déjà des sommes votées, mais que se sont aussi des volumes essentiellement votés pour le greenwashing et des aides nébuleuses pour les pays pauvres. Face à cela on nous dit que la Coupe du monde achetée par le Qatar a coûté 200 milliards de dollars, estimation basse qui date de 2013, et sans doute bien plus, probablement 220 milliards, soit les deux tiers au moins du budget de l’Etat français. Cette gabegie répugnante a posé beaucoup de questions. D’abord sur cette hérésie qui consiste à organiser une Coupe du monde de football dans un pays très chaud, et dans des stades climatisés, ce qui n’est pas particulièrement recommandé pour le climat, sachant en plus que le Qatar n’est pas un pays de football et ne le sera jamais. Autrement dit l’achat de cette Coupe du monde par lui est un élément parmi tant d’autres – notamment l’achat du Paris-Saint-Germain – dans une campagne publicitaire de grande ampleur pour faciliter les affaires. Ensuite les conditions d’attribution de cette Coupe, comme la plupart des grands rassemblements sportifs, fait l’objet d’enquêtes pour corruption, le patron de la FIFA, Gianni Infantino, ayant été aussi dénoncé par les Panama Papers, mais plus généralement c’est la FIFA qui se considère comme une association à but non lucratif, et qui est dans le collimateur de la justice de plusieurs pays pour l’ensemble de ses œuvres. On dit d’ailleurs qu’il est installé au Qatar avec femmes et enfants[2]. Connaissant le bonhomme il est douteux qu’il n’ait pas obtenu de contreparties pour ses services. La justice a été saisie, et je crois que ce sera un nouveau boulet pour l’ancien président qui s’ajoutera à sa longue saga judiciaire[3]. Il faut rappeler ici que Sarkozy, un habitué des pactes de corruption, a été le facilitateur du rachat du PSG par le Qatar, et il semble bien aussi qu’il soit intervenu pour que le Qatar puisse avoir sa coupe du monde. En novembre 2010, Sarkozy avait reçu pour un déjeuner des représentants du Qatar à l’Elysée. Selon les documents rendus publics par Blast les participants auraient reçus d’importants virements sur leurs comptes, 15 millions d’euros pour Sarkozy, 2 millions pour Claude Guéant et 2 millions pour Claude Guéant. Ces sommes astronomiques sont probablement sans précédant dans l’achat des hommes d’influence pour l’attribution d’un événement sportif de premier plan. Un journaliste du Monde, Rémi Dupré, pensait que c’était l’ensemble des 22 votants de la FIFA qui avaient été achetés. Pour les journalistes Bernard Nicolas et Thierry Gadault, l’instigateur de ce pacte de corruption serait Mohamed Bin Hamman qui était en 2010 vice-président de la FIFA, mais qui sera par la suite banni à vie de la FIFA pour ses magouilles financières destinées à le faire élire à la tête de cette organisation contre Sepp Blatter[4]. 

Supporters portugais au Qatar 

Ces salades financières ont tendance déjà à dégoûter le supporter moyen de s’intéresser à cette foire footbalistique. Mais avant même que les matches ne commencent, on a devant nous une déferlante de débilités médiatiques. Beaucoup ce sont offusqué de la question des droits de l’homme – et de la femme – dans ce pays qui finance largement le terrorisme islamiste. Le Qatar a exigé en effet des supporters imbéciles qui se rendront presque par hasard dans ce pays, s’habillent à la mode qatarie, ne consomment pas d’alcool, ne soient pas gay, lesbien, ou tout ce qu’on voudra. Cette débauche de critiques a amené cette canaille d’Infantino a faire une déclaration hallucinante : « Aujourd’hui, je me sens qatari, aujourd’hui je me sens arabe, aujourd’hui je me sens africain, aujourd’hui je me sens gay, aujourd’hui je me sens handicapé, aujourd’hui je me sens travailleur migrant, » a-t-il dit, pensant qu’en cochant ainsi toutes les cases de la bienpensance droitdelhommiste il allait éteindre les critiques à son endroit[5]. Consensuel à sa manière, il a ajouté stupidement « Si vous ne pouvez pas boire de bière pendant trois heures, je pense que vous pourrez survivre. Il y a beaucoup de pays qui interdisent l'alcool dans les stades, comme la France, mais vu que là c'est un pays musulman, ça pose problème. » C’est en quelque sorte une manière de se moquer du monde et en même temps de faire la main au Qatar qui l’a si bien nourri. Il n’est pas ingrat. Il aurait pu dire qu’il s’en foutait des questions qu’on lui posait, cela aurait eu le même effet. Derrière ces fantaisies verbales, il y a cependant bien pire, ce sont les victimes des chantiers de construction des stades et des infrastructures dédiés à cette coupe maudite. L’Obs, journal pourtant des plus conformistes et bourgeois, titrait la Coupe du monde au Qatar combien de morts ? Le journaliste avançait le chiffre de 6750 victimes parmi les travailleurs venus d’autres pays pour travailler dans des conditions qui rappellent la construction des pyramides des temps anciens[6]. On connait par ailleurs les conditions de travail quasi esclavagistes dans ce pays qui a du mal à passer pour un Etat de droit. Mais l’ineffable Infantino interrogé sur cette question, n’a retenu que le chiffre de 34 morts. Après tout pourquoi s’en faire, ce sont justes des Indiens, des Pakistanais ou des Africains. 

Supporters français au Qatar 

Ça fait beaucoup pour une coupe du monde de football qui restera maudite dans les annales de l’histoire de ce sport. C’est déjà un fiasco médiatique, car au lieu de faire la réclame pour ce pays – ce qui était le but sans doute – elle met au contraire l’accent sur sa violence et sa facilité à corrompre le monde. La fierté d’avoir acheté une coupe du monde, évènement typiquement occidental pour en faire un évènement musulman, est largement compensée par la défiance accrue à l’endroit de cet Etat. Mais voilà maintenant autre chose. Comme sans doute les supporters du monde entier ne se pressent pas vraiment pour faire le voyage de Doha, il est difficile de faire croire que le monde entier se passionne pour le Qatar à travers la liesse des supporters heureux d’être là, les organisateurs ont eu l’idée saugrenue de louer des supporters pour faire des images. Il semblerait que ces supporters soient principalement des travailleurs étrangers venant d’Inde et du Pakistan, ceux qui travaillent au Qatar, qui jouent de temps à autre les supporters portugais, français, allemands ou espagnols, ou autre, à la demande. Il se murmurait que ces figurants qui devaient toucher 68 € par prestation ne seront finalement pas payés[7] ! En plus les Qataris sont larges les membres de la FIFA, mais radins avec les travailleurs, ils ont tout pour plaire ! Mais évidemment les images ne peuvent pas nous tromper longtemps. Cela ferait sourire tant la ficelle est grosse si cela n’était pas devenu une habitude des agences de communication de célébrer les mensonges pour ceux qui payent. Certes son pourrait nous dire que ces travailleurs étrangers au Qatar se sont transformés en supporters, mais sachant que pour l’Inde et pour le Pakistan le football est une activité quasiment inconnue, c’est très douteux. C’est tellement grossier qu’on dirait du Zelensky affirmant qu’il a gagné la guerre et que le missile tombé en Pologne est russe ! Cette habitude post-moderne de mentir sur tout et n’importe quoi est plus que désolante, c’est comme une petite manie qui gratte, on sait que ça aggrave la plaie, mais on ne peut pas s’en empêcher. 

Supporters argentins au Qatar 

Il y aura peu de monde pour payer la place dans les stades. Un supporter de l’équipe de France a calculé que s’il voulait suivre toute la compétition, il lui faudrait débourser une somme comprise entre 8 000 et 10 000 €[8]. Ce n’est plus un sport populaire, mais un loisir de riche. Les Qataris devront sûrement offrir des places à leurs travailleurs étrangers pour éviter que les gradins restent vides, mais commercialement c’est un gouffre financier. Le match d’ouverture Equateur-Qatar, facilement gagné par les Equatoriens, n’a pas fait le plein. On se souviendra certainement de cette Coupe du monde 2022 comme la plus pourrie de son histoire. Mais c’est le résultat de la conjonction étonnante de deux trajectoires singulières, l’hypermédiatisation d’un événement sportif, et aussi de cette idée que la cupidité justifie tout et donc que tout peu s’acheter aussi, y compris Infantino qui finira sans doute en prison ou au Qatar. Mais son mérite aura été de révéler ce qu’est devenu le sport et particulièrement le foot à l’ère de la domination de la marchandise sur les relations sociales et leurs représentations[9]. En attendant qu’on devienne plus raisonnable vous pouvez toujours lire Jean-Claude Michéa, Le plus beau but était une passe, Climats, 2014. 

Supporters anglais au Qatar 

Le public avait déserté les tribunes pour le match d’ouverture Equateur-Qatar

[1] https://reporterre.net/COP-27-les-cinq-chiffres-a-retenir

[2] https://www.lemonde.fr/football/article/2022/01/17/fifa-l-installation-de-gianni-infantino-au-qatar-pose-question_6109767_1616938.html

[3] https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/14/attribution-du-mondial-au-qatar-nicolas-sarkozy-michel-platini-et-le-rachat-du-psg-au-c-ur-de-l-enquete-de-la-justice-francaise_6149853_3224.html

[4] Sur cette affaire de corruption tentaculaire, voir la synthèse de Blast https://www.blast-info.fr/emissions/2022/coupe-du-monde-2022-comment-le-qatar-a-achete-le-football-mondial-biDnIAfFRmGvXjG9C8qanA. On y retrouve d’ailleurs le personnage sulfureux du président du PSG, Nasser al-Khelaïfi qui se trouve lui aussi pour d’autres affaires dans le collimateur de la justice.

[5] https://www.huffingtonpost.fr/sport/video/coupe-du-monde-2022-gianni-infantino-et-sa-defense-ereintes-par-une-journaliste_210459.html

[6] https://www.nouvelobs.com/sport/20221118.OBS66062/la-coupe-du-monde-au-qatar-combien-de-morts.html

[7] https://www.ladepeche.fr/2022/11/19/coupe-du-monde-2022-au-qatar-les-supporters-invites-ne-seront-pas-payes-10814099.php

[8] https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Boycott-manque-d-engouement-cout-financier-les-supporters-francais-peu-nombreux-au-qatar/1365710

[9] https://www.marianne.net/societe/liberalisation-mondialisation-predation-entre-1982-et-2022-le-football-dantan-a-definitivement-disparu?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=Facebook&Echobox=1668845213&fbclid=IwAR25cJ-phPTyYgauueNsxeUPkSxWbLVoEEa4wxAj8aDtCtDWvcr2WROEa7s#xtor=CS2-4

samedi 19 novembre 2022

Guy Debord, Histoire, l’échappée, 2022

 

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la lecture des fiches de lecture que Guy Debord conservait précieusement, ne relève pas de la simple maniaquerie des collectionneurs. Avec Histoire, nous en sommes au quatrième volume. Comme son titre l’indique il s’agit de rechercher dans le passé plus ou moins lointain. Mais que rechercher quoi ? La réponse n’est pas du tout simple, l’objectif changeant au fil du temps. Il est évident que dans ses débuts Guy Debord cherche un sens à l’histoire, que ce soit à partir de Marx ou plus encore de Hegel, autrement il y a une idée d’illustrer la philosophie par la confrontation à l’histoire, celle-ci servant de vérification empirique. Elle approche une certaine philosophie du temps, les faits historiques illustrant la pensée de l’écoulement du temps. Mais cette approche sera ensuite délaissée par la suite en même temps que sera abandonnée l’idée de progrès. C’est là qu’on trouve le second intérêt à réfléchir sur le passé. C’est l’approche comparative d’avec le présent, non pas pour dire qu’avant c’était mieux, mais plutôt pour se laver des illusions qu’avant c’était moins bien et donc pas vivable du tout. Tous les historiens qui ont travaillé sur une fraction du passé d’une manière approfondie se sont aperçus que les idées reçues, scolaires, pourrait-on dire, étaient totalement erronées. On a fait cela pour le Moyen-Âge ce qui conduisit à réhabiliter cette époque aux contours datés très flous, notamment en montrant que les hommes de cette période possédaient aussi une conception du temps et de l’espace différente de la nôtre[1]. Régine Pernoud montra d’une manière vigoureuse en 1977 que ce qu’on nommait ainsi ne représentait pas une simple régression par rapport à l’Empire romain[2]. Cette manière de voir relativise d’ailleurs « les progrès » de la civilisation industrielle prend au moins deux sens : d’abord le capitalisme nous vend l’idée que grâce à son génie l’espérance de vie a augmenté, prouvant bien que cette forme d’économie, le marché, est supérieure et avance vers le mieux. Or Debord remarque que cela est relatif au simple fait que les morts étaient surtout le fait de la surmortalité infantile. On pourrait rajouter aujourd’hui que si cette espérance de vie n’a cessé de s’allonger depuis disons deux siècles, cette évolution est maintenant achevée[3], sans même parler de l’intérêt de vivre plus longtemps si c’est pour vivre de plus en plus misérablement. Tout cela remettant en cause l’idée que l’histoire humaine marcherait vers une destinée unique en progressant plus ou moins péniblement. Ces remises en question ont été particulièrement nombreuses dans les années soixante-dix, ce qui n’est pas un hasard puisque les historiens qui y avaient travaillé étaient d’une génération qui se devait faire le constat d’une évolution historique au minimum non-linéaire. C’était aussi le constat de l’échec des mouvements révolutionnaires de la fin des années soixante et de la fragilité du modèle capitaliste face par exemple à la crise pétrolière. De Marx ces historiens n’en retiendront pas du tout l’idée d’une évolution linéaire et orientée de l’histoire, mais plutôt de l’importance du soubassement matériel, aussi bien la question de la production et de la consommation, que celle de l’importance du petit peuple et de ses mouvements insurrectionnels quasi-périodiques. Du reste si ces mouvements révolutionnaires sont périodiques, non seulement on ne peut pas parler de fin de l’histoire, mais on doit se méfier de toute tentative de linéariser l’évolution des sociétés. Cette interrogation reste d’actualité d’ailleurs et si on comprend bien qu’il y a une évolution, celle-ci se révèle chaotique et hasardeuse. Ce qui rejoint les idées de Debord sur les guerres dont le résultat est souvent dû à une part importante de hasard[4]. 

 

Beaucoup de lectures de Debord s’orientent vers les mécanismes des révolutions. Pour partie c’est la tradition marxiste qui s’intéresse à la lutte des classes. Mais cela n’est pas suffisant. On sait qu’il s’est beaucoup documenté sur la période de la Fronde, notamment à travers les lectures du Cardinal de Retz dont il admire non seulement les analyses, mais aussi la posture aussi bien que l’homme qui veut produire le chaos. A travers l’étude de cette période, il découvre, non seulement la haine de l’Etat naissant, et déjà envahissant, mais aussi la complexité des mouvements révolutionnaires. Par exemple cette étrange alliance entre les classes populaires et l’aristocratie opposée à la Monarchie Absolue. L’ouvrage de Porchnev sur lequel il prend des notes abondantes lui permet de reconstruire cette mécanique, mêlant lutte de classe et détermination personnel des acteurs connus de cet épisode[5]. Dès lors si la révolution a des raisons matérielles bien réelle, elle est aussi une entreprise hasardeuse. Cependant quand la révolution dure suffisamment, elle inaugure un changement radical plus ou moins souhaité. Deux paramètres vont nourrir cette réflexion, d’abord cette idée selon laquelle le mouvement collectif n’est pas égal à la simple somme des actions individuelles. Il recopie d’Anacharsis Cloots la citation suivante : « Ma profession de foi est aussi rassurante pour les patriotes que terrible pour les scélérats. Je crois à l’infaillibilité du peuple ».  C’est probablement cela qui le mènera au fil du temps à abandonner l’idée d’avant-garde qu’il manifestait dans sa jeunesse vis-à-vis de l’esthétique, et jusqu’au tout début de l’Internationale situationniste. On voit ainsi à travers ces lectures comment l’adhésion de Guy Debord à l’importance du peuple et à sa détermination spontanée, va devenir certitude au moment de Mai 68. L’avant-garde autoproclamée ne peut au mieux que se dissoudre dans le mouvement, au pire suivre bêtement en croyant qu’elle pour s’approprier le mouvement pour sa propre gloire. On ne peut pas en effet prétendre guider le peuple et en même temps supposer qu’il a raison en tant que lui-même.

 

Cette position se renforce dans la critique du bolchévisme. Il y a assez peu de références à la révolution russe, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’un révolutionnaire qui promeut les conseils ouvriers. Se méfiait-il de ce qui s’écrivait dessus ? Il cite cependant abondamment le livre de Bruno Rizzi dont il fera publier la première partie chez Champ Libre. Je me suis demandé pourquoi il s’était restreint à la seule première partie[6]. Il semble qu’il n’adhérait pas à certains délires de Rizzi, par exemple une forme d’antisémitisme primaire qui finit par identifier les Juifs au capitalisme. Mais Rizzi dont on dit qu’il a influencé George Orwell pour l’écriture de 1984, est un des premiers à avoir rompu avec l’idée selon laquelle la Russie de Lénine et de Staline était une forme communiste dégénérée, ce qui sera au début des années soixante, la ligne de conduite de Socialisme ou barbarie. Il n’est donc pas trotskiste, car parler de dégénérescence signifierait un retour en arrière. Il parle de l’URSS comme d’un capitalisme d’Etat évolué, comme un symétrique du capitalisme de marché, dénonçant la bureaucratie bolchevique comme une classe particulière, nécessaire à la poursuite du mouvement. Cette idée qu’on peut penser courante aujourd’hui, sera reprise et développée dans La société du spectacle quand Debord parlera de spectaculaire diffus et de spectaculaire concentré dans les thèses 64 et 65. « Le spectaculaire concentré appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique, encore qu'il puisse être importé comme technique du pouvoir étatique sur des économies mixtes plus arriérées, ou dans certains moments de crise de capitalisme avancé. […] Le spectaculaire diffus accompagne l'abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne. Ici chaque marchandise prise à part est justifiée au nom de la grandeur de la production de la totalité des objets, dont le spectacle est un catalogue apologétique ». C’était un débat important dans les années soixante, notamment autour de Socialisme ou barbarie, c’est sans doute par ce biais que Debord a découvert Rizzi. Chez Rizzi il y a cette idée aussi cependant que l’avènement de cette nouvelle classe sociale est nécessaire, conséquence de l’évolution de l’économie, cette classe de bureaucrates bolchéviques devenant le pendant de la classe des managers à l’américaine, classe que Joseph Schumpeter avait commencé à analyser lui aussi, identifiant l’émergence de cette classe singulière comme une nécessité d’aller vers le socialisme[7]. Plus tard ça donnera l’idée de à l’Ouest d’une nouvelle classe, celle des experts qui dirigeraient le monde devenant de plus en plus compliqué. Détachés de la propriété des moyens de production, ils gèrent au mieux ! On sait ce que cela a donné, entraînant toute la classe politique occidentale dans un abrutissement dont elle n’est pas encore sortie. 

  

L’ensemble de ces notes donne une image du chaos comme une habitude de l’évolution historique. Celle-ci est en effet construite à partir d’un choc initial qu’on appelle le plus souvent révolution – terme qu’on rencontre d’ailleurs bien avant la grande Révolution française de 1789. Ce choc indique que rien ne sera plus comme avant. Est-ce mieux ? Est-ce pire ? En tous les cas c’est autre chose. Mais cet autre chose est poussé par les masses qui s’impliquent d’une manière ou d’une autre dans un projet de souveraineté plus ou moins partagé : à l’idée de souveraineté des nations s’ajoute celle de souveraineté de l’individu : faire sa propre histoire, créer son propre temps est une constante de l’histoire humaine. Pour cette raison Debord s’intéresse aux écrits que ceux qui ont fait plus ou moins bien leur temps. Ils peuvent avoir réussi provisoirement ou échoué définitivement, mais ils ont fait leur temps. Pour autant Debord ne s’intéresse pas vraiment aux rois ou aux dictateurs, ils s’intéressent plutôt aux personnages de l’ombre comme le « complotiste » Bakounine ou le Cardinal de Retz par exemple. Celui-ci, considéré le plus souvent comme une sorte de complotiste ayant échoué dans toutes ses entreprises, lui plait non seulement par le dédain qu’il montre vis-à-vis d’une victoire possible, mais aussi par ces réflexions sur les mécanismes complexes des révolutions. A vrai dire, j’étais passé un peu à côté de cet aspect avant de lire les notes de Debord sur ses Mémoires.  

 

Bien sûr, il y a des notes sur les « grands auteurs » qui ont fixé un peu l’histoire, Tacite, Thucydide, etc… Mais il ne s’y attarde pas vraiment. Il est plutôt intéressé par le Grand Siècle que quelque part il réhabilite, sans doute à cause de ses convulsions. A travers la lecture de Mongrédien Debord tente de retrouver un lien plus ou moins ténu entre le mouvement des Précieux[8] et la réalité socio-politique, notamment la Fronde. Il s’intéresse au fait que ce mouvement ait été sous-estimé dans ses intentions et son importance puisqu’il revitalisera aussi bien les mœurs – émancipation de la femme – que les lettres, insistant sur l’aspect langage codé qui tendait à unifier cette petite société. Comme sur l’ouvrage de Porchnev, ou sur les Mémoires du Cardinal de Retz, il prend beaucoup de notes. C’est une manière de traquer dans les redents de l’histoire ce qu’il y a de vivant et qui contrarie l’histoire plus ou moins officielle. 

 

Evidemment lire un tel ouvrage, comme les trois précédents d’ailleurs est plutôt fastidieux, même s’il éclaire d’un jour nouveau la méthode de Debord. C’est un ensemble de notes n’est-ce pas. On peut reprocher cependant à cette édition un classement des fiches de lectures par ordre alphabétique des auteurs. Ça n’a pas de sens. Deux autres possibilités existaient, d’abord en privilégiant le point de vue chronologique, ce qui nous aurait permis de mieux comprendre l’évolution des réflexions de Debord sur la question. Mais on aurait pu regrouper cela d’un point de vue thématique. La Fronde, la révolution russe, la révolution française l’Espagne, etc. Ensuite les abondantes notes qui sont renvoyées en fin de volume et qui obligent le lecteur à des aller-retours ennuyeux, ralentissent le rythme de lecture.


[1] Jacques Legoff, Pour un autre Moyen Âge : temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Gallimard, 1977.

[2] Pour en finir avec le Moyen-Âge, Le seuil, 1977.

[3] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/la-baisse-tragique-de-lesperance-de-vie-americaine-ne-tient-pas-qua-la-pandemie-20220907_JQBSRGLQ6RFWNI7IIPVXYIGSFI/

[4] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2019/12/voici-un-ouvrage-quivient-point-nomme.html

[5] Boris Porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, S.E.V.P.E.N., 1963

[6] Bruno Rizzi, L'URSS : collectivisme bureaucratique. La Bureaucratisation du monde [1939], Champ Libre, 1976.

[7] Capitalism, Socialism and Democraty, Haper and bros, 1942

[8] Georges Mongrédien, Les Précieux et Les Précieuses, Mercure de France, 1939.

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

  C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de...