Voici un ouvrage qui
vient à point nommé. En effet, comme nous sommes dans une configuration
d’affrontement social particulièrement forte, et les événements du 1er
décembre l’ont confirmé, on comprend bien l’importance de la stratégie en la
matière. Ce sont ici des notes et des fiches de lectures sur les grands
stratèges ou les grands théoriciens de la guerre. Essentiellement des hommes de
guerre donc. L’échappée a décidé de
publier les notes de lectures de Guy Debord par thème, la stratégie, la poésie,
le marxisme, etc.
Guy Debord, bien qu’il n’ait mené aucune guerre sur le plan matériel, se définissait comme un stratège. Il considérait les théories comme des petits bataillons qu’on devait lancer dans la guerre, au risque de les perdre. On trouve des références guerrières et militaires dans toute son œuvre, que celle-ci soit écrite ou qu’elle soit filmée. Et donc Debord a beaucoup lu, que ce soit sur les guerres antérieures à la Révolution française ou que ce soit sur les guerres napoléoniennes qu’il n’aimait pas, sans doute trop modernes à son goût, et bien Clausewitz. Ces lectures serviront ultérieurement au développement d’un jeu de stratégie, le jeu de la guerre dont il déposera le brevet et dont il publiera les principes aux éditions Gérard Lebovici en 1987. Ce jeu fera par la suite l’objet d’un développement sous forme de programme électronique et des cercles de joueurs apparaitront à Saint-Pétersbourg, à Londres, ou aux Etats-Unis. Mais peu importe l’intérêt de ce jeu, on peut le juger très inférieur au jeu d’échecs par exemple, ce qui est intéressant c’est que la guerre, telle que la regarde Guy Debord est une forme particulière d’appropriation de l’espace. Les différentes citations et notes que recopie Guy Debord le montrent, il regarde cet espace sur lequel se meuvent des figures, des armées qui se regroupent ou qui se divisent avec des principes plus ou moins bien assimilés et compris, où le hasard intervient également.
Guy Debord et Alice Debord jouant au jeu de la guerre
Et c’est sans doute là qu’intervient la poésie. Si la guerre est un jeu, alors c’est dans l’action que se découvre sa vérité au moins autant que dans son but. A la surface d’un espace plus ou moins accidenté, des troupes se meuvent avec des objectifs pas toujours très lisibles. En tous les cas les adversaires ne peuvent poursuivre les mêmes buts. On se souvient que Guy Debord dans sa jeunesse avait développé des métagraphies à partir de morceaux de plan de Paris qu’il reliait entre eux avec des flèches. Cette idée lui était venue probablement en lisant Jacques Yonnet qui avait publié en 1954 un ouvrage extraordinaire intitulé Enchantements sur Paris[1]. Dans cet ouvrage Yonnet racontait l’histoire d’un gangster qui semble-t-il fut ensuite condamné à mort, et qui se promenait avec dans les poches des morceaux d’arrondissements de Paris reliés entre eux avec des bouts de ficelle. Ces éléments indiquent une autre manière de se saisir de l’espace et de se l’approprier.
Ce qui intéresse Debord à travers ces notes et références, c’est ce que pense les militaires de leur propre métier, leurs principes dont le rigorisme a finalement une sorte de poésie parce que le but est seulement subordonné à leur capacité de briller. C’est typique dans les phrases que Debord relève à propos de Napoléon dont le parcours le laisse très dubitatif. Il salut son courage aussi bien que sa démesure, cette folie de vouloir se rendre le maitre du monde, en même temps il semble lui reprocher de ne pas avoir suffisamment de recul sur lui-même. On voit bien ce qui intéresse Debord, les rêves de grandeur, engoncés dans une mélancolie sans fin à la recherche des temps héroïques. Et si Debord voulut être un héros, ce fut seulement dans l’intention d’être un héros négatif.
Cependant on ne doit
pas oublier les buts politiques de la guerre. Debord recopie de nombreuses
citations de Clausewitz qui vont dans ce sens. Mais évidemment les buts de la
guerre changent avec les époques. L’ensemble de ces notes dessinent une Europe
qui est à la recherche de ses frontières et donc dans la formation des nations,
frontières que l’Union européenne voudrait bien voir effacées. A cette époque,
rien n’est fixé, l’espace est mouvant, que ce soit la Prusse ou l’Empire
Autrichien, ou même aussi les contours de la France qui sera pendant longtemps
le pays le plus puissant sur le plan militaire, parce que le pays le plus
puissant sur le plan démographique. Les guerres modernes le concernent moins
parce qu’elles sont trop dépendantes sans doute de la technique et de la
richesse qui les finance. Debord était très intéressé par l’analyse des
conflits militaires quand les forces sont inégales. Comment faire en sorte de
triompher avec des troupes moins nombreuses ? Deux facteurs sont
décisifs : d’une part le courage et la détermination, et d’autre part la
capacité tactique de regrouper ses forces pour attaquer les points faibles des
forces opposés. Ce qui ressemble aux harcèlements de la guérilla urbaine et qui
rencontre un écho inattendu avec ce qui s’est passé le 1er décembre
2018 quand des gilets jaunes en nombre très inférieurs ont attaqués des forces
de l’ordre suréquipées pendant presque toute la journée.
La lecture de ces
notes, forcément décousues, et qui sans doute n’ont jamais été prévues pour
être publiées donne un sentiment étrange. Comme elles sont décousues, elles
forcent l’imagination et développent chez le lecteur une sorte de rêverie curieuse.
Prenons une citation
de Jacques-Antoine-Hyppolite de Guibert :
« La moitié de l’Europe est habitée par des artistes, des
rentiers, la plupart célibataires, gens qu’aucun lien n’attache au sol sur
lequel ils vivent et qui affichent hautement cette maxime dangereuse : ubi
ben, ibi patria, La peste est en
Provence. Eh, bien, disent ces cosmopolites, j’irai habiter la Normandie. La
guerre menace la Flandre ; j’abandonnerais cette frontière à qui voudra la
défendre et je vais chercher la paix dans les provinces éloignées ».
Voilà qui laisse
songeur ! Ce n’est pas un hasard si Apollinaire le poète soldat était
aussi le poète préféré de Guy Debord.
Si je mourais là-bas...
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de Baratier
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Le fatal giclement
de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil
plus de vive clarté
Aux fleurs plus de
couleur plus de vitesse à l'onde
Un amour inouï
descendrait sur le monde
L'amant serait plus
fort dans ton corps écarté
- Souviens-t'en
quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et
d'amour et d'éclatante ardeur
Mon sang c'est la
fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus
heureuse étant la plus jolie
30 janvier 1915, Nîmes
[1] Denoël,
1954. Jacques Yonnet fréquentait dans les années cinquante la Contrescarpe et
la Montagne Sainte-Geneviève, tout comme Debord.