Pour ceux qui se sont intéressés un peu à André Breton et au Surréalisme, l’ouvrage d’Hesther Albach est un ouvrage capital. Il parle de Léona Delcourt, une femme avec qui André Breton avait eu une relation bizarre en 1926, une sorte de mélange de sexualité, de rêve, de poésie. Nadja, paru chez Gallimard en 1928, est le récit de cette rencontre de quelques jours dans Paris. Mais les choses se compliquent quand on sait qu’André Breton corrigera son livre en 1963[1]. On a recensé plus de 300 corrections entre les deux éditions, une des plus importantes est qu’il a supprimé la nuit qu’il passa à l’hôtel avec elle. Pourquoi Breton avait il cette nécessité de corriger le portrait qu’il avait fait de Léona ? Qu’est-ce qui le dérangeait dans la première version ? C’est dans celle de 1963 que la plupart d’entre nous ont commencé par connaitre cet ouvrage, et plus précisément dans l’édition du Livre de poche qui reprenait en couverture un dessin de Léona Delcourt qui se donnait comme surnom Nadja. Dans l’édition des œuvres de Breton publiées dans la Pléiade, on n’a droit qu’à cette version. Si l’ouvrage est sorti dans une indifférence quasi-totale de la critique, il est devenu par la suite une référence incontournable, en France, mais aussi au niveau international. Avec André Breton c’est toujours ainsi, il vendait très peu, mais de temps à autre ses écrits redevenaient importants et rencontraient un public renouvelé. Ce fut le cas en 1968 où le résultat le plus important sans doute du mouvement du mois de mai fut d’initier des milliers de jeunes français à la poésie. Depuis quelques années, on revient à Breton. En 2019 Gallimard a publié un luxueux ouvrage qui propose le manuscrit de Nadja en fac-similé. La même année, une compagnie théâtrale, mis en scène cette histoire sous le titre de Pourquoi dis, pourquoi m'as-tu pris mes yeux ? Faisant allusion à la photographie que l’auteur de Nadja avait découpée pour reproduire quatre fois les yeux de Léona. Breton réapparait si on peut dire dans les élans de grands changements, de convulsion.
L’originalité de l’ouvrage de Breton, et ce qui a peut-être déconcerté en 1928, c’est d’abord qu’il est produit comme retraçant une vérité brute à partir de la vie même de l’écrivain – une autofiction dirait-on bêtement aujourd’hui. Breton affirmait qu’il n’y avait rien d’intéressant dans la littérature que cette approche par le vécu. Ce qui est tout de même un peu contradictoire avec le fait qu’il aimait beaucoup aussi les récits d’imagination comme Melmoth par exemple. Cet aspect est toujours dangereux parce qu’il prête à confusion en éliminant forcément tel ou tel pan de la réalité. Celui qui tient la plume a le pouvoir de donner son point de vue sans que personne puisse trouver à y redire. Dans quand nous avons le livre de Breton dans les mains, c’est juste ce qu’il veut retenir de cette expérience. Mais l’autre point important c’est le travail que Breton a effectué sur les illustrations. Il y en a une cinquantaine, dont une dizaine de dessins exécutés par Léona. A cette époque ce n’était pas une pratique courante de faire que le texte et les illustrations se fondent en un même flux – ça ne l’est toujours pas d’ailleurs. On pourrait discuter longtemps de ce principe, tant cette collusion engendre de multiples interprétations, si d’un côté cela donne une vie à la rencontre, elle l’enferme aussi comme dans un musée pour la postérité. Les dessins de Léona mettent en scène son être profond. Également, les photos de lieux qui sont nombreuses, donnent à l’ensemble une dimension spatiale qui va très bien avec l’idée sous-jacente de dérive dans Paris. L’esprit des lieux devenant déterminant pour cette aventure. Avec ces additions d’images, sans doute Breton avait-il l’impression de ne pas faire de la littérature, mais de rendre compte d’une expérience poétique au plus près de la vie. Cependant comme le dit Hesther Albach, qu’on le veuille ou non, Nadja est un livre. Œuvre de fiction, autobiographie, il est difficile de la ranger dans une catégorie singulière. Breton reprendra le procédé avec Les vase communicants en 1932. Ces illustrations sont au fond dans la continuité de tout le travail qu’il faisait parallèlement sur la peinture et qui dans L’art et le surréalisme qui paraitra la même année que Nadja chez Gallimard. A côté de ses ambitions d’écriture, Breton avait cette volonté de modifier le regard que l’on porte sur les choses de la vie, en supposant que cela changera la vie elle-même.
Suzanne Musard
Léona vivait plus ou moins de la prostitution au
moment où elle rencontre Breton. Mais ce dernier était en même temps embringué
dans une histoire sentimentale avec une autre ancienne prostituée, Suzanne
Muzard, qui était aussi la maitresse d’Emmanuel Berl. Sous la pression de
Suzanne, André Breton finira par divorcer d’avec Simone Khan pour se marier
avec Suzanne, mais celle-ci choisira finalement d’épouser Emmanuel Berl, celui-là
même qui l’avait découverte dans un bordel. On voit que l’écriture de Nadja se
fait en même temps qu’une plongée dans l’abîme des tourmentes amoureuses. Il y
a une parenté évidente entre Suzanne Muzard et Léona Delcourt. Ce sont des femmes
très agitées au passé difficile, qui se prostituent, et leur rencontre est très
perturbante pour André Breton. Si celui-ci reviendra dans l’édition de 1963 sur
son récit, ce n’est pas seulement pour mieux en contrôler la postérité, mais
c’est aussi parce qu’il culpabilisait très fortement d’avoir finalement
abandonné Léona entre les mains des psychiatres. Elle mourra en 1941. Encore
jeune. Mais plus encore que la culpabilité d’avoir abandonner Léona, il y avait
celle de s’être trahi lui-même. Léona était en effet tout ce que Breton
attendait théoriquement de la rencontre avec une femme sous le signe du
hasard objectif. Mais il y a loin de la théorie à la pratique, et sa propre
audace le fera reculer ! Dans la vie quotidienne, la transgression ce
n’était pas tout à fait dans ses cordes. Il décrétera donc qu’il n’était pas
amoureux d’elle et retournera chez sa femme !
« On est venu, il y a
quelques mois, m'apprendre que Nadja était folle. À la suite d'excentricités
auxquelles elle s'était, paraît-il, livrée dans les couloirs de son hôtel, elle
avait dû être internée à l'asile de Vaucluse. D'autres que moi épilogueront
très inutilement sur ce fait, qui ne manquera pas de leur apparaître comme
l'issue fatale de tout ce qui précède. Les plus avertis s'empresseront de
rechercher la part qu'il convient de faire, dans ce que j'ai rapporté de Nadja,
aux idées déjà délirantes et peut-être attribueront-ils à mon intervention dans
sa vie, intervention pratiquement favorable au développement de ces idées, une
valeur terriblement déterminante. » écrira André Breton.
Je trouve ce passage très désinvolte, et cela m’avait frappé dès la première lecture que j’avais faite de Nadja. Les lettres éperdues que Léona lui écrivit après leur rupture officielle en témoigne. Hesther Albach s’appuie sur elles non pas pour rabaisser Breton, mais pour donner en quelque sorte la parole à la jeune femme qu’elle ne soit pas enfermée dans les seuls mots d’André Breton en plus que d’avoir été enfermée à l’asile, du reste celui-ci ne semble guère s’être préoccupé de ce qu’il advint de la jeune femme après son enfermement. Que cherchait-elle dans cette aventure ? dans une lettre qu’elle lui écrivit le 1er novembre 1926, elle dira : « Comment ai-je pu lire, ce compte-rendu… entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même sans me révolter, ni même pleurer… »[2]. L’idée nous traverse, car manifestement elle n’était pas stupide que sans doute se sent-elle manipulée par le « grand » écrivain qui la voit plus comme un sujet finalement que comme une promesse d’amour fou. Se sent-elle exploitée sentimentalement et sexuellement ? Léona ne se reconnaît pas dans le portrait plus ou moins tremblant que Breton trace d’elle à travers les notes qu’il prend dans son petit carnet. On a mis à jour très tardivement l’importance de ce qu’était vraiment Léona, on la laissait volontiers sous un halo de mystère. Justement cette connaissance ruine le projet affiché par Breton de raconter cette histoire – cette expérience – en exposant seulement les faits, en toute transparence.
Mais tout cela n’est au fond que le contexte, et pas
vraiment tout à fait le récit d’Hesther Albach qui nous préoccupe ici. Cet
ouvrage a une valeur en lui-même non seulement parce que l’enquête qu’elle a
menée change le regard qu’on peut porter sur un texte de Breton parmi les plus
connus, mais aussi parce qu’il donne de la vie à un personnage mélancolique et
maltraité par la vie. A ces deux premiers niveaux de lecture, il faut en
ajouter un troisième qui est celui de l’enquête et de sa conduite. Au-delà des
découvertes qu’Hesther Albach à faites, elle relate sa longue dérive sur les
lieux de Paris ou de Lille ou de Saint-André qui la mène à reconstituer le puzzle
d’une existence massacrée et malheureuse. Les sensations qu’elle ressent en
foulant les lieux que Breton et Leona ont fréquenté, sont sans doute le
meilleur de la littérature et la leçon au fond du surréalisme pour qui la
littérature doit servir à voir au-delà du réel, des évidences. A une époque où
les coupeurs de têtes veulent éradiquer l’histoire, la tronquer, ou lui imposer
des tâches auxquelles elle ne saurait s’astreindre, cette mise en perspective
d’une épaisseur temporelle dilatée nous rappelle ce que nous devons aux temps
plus anciens. Hesther Albach répète ce sentiment de dérive qu’on trouve
chez Breton, chez Aragon dans Le paysan de Paris, à la recherche de la
vie sous les pierres. Son livre porte naturellement à la rêverie, il est
une dérive intellectuelle et matérielle entre les lieux de cette histoire et
aussi entre les ouvrages qui supportent le texte de Breton.
Lettre de Léona Delcourt à André Breton
Hesther Albach développe très longuement les rapports
du couple André Breton/Léona avec l’occultisme, notamment autour du livre de
Pernety[3]
qui était un des livres de chevet de Breton. Ce rapprochement avec les sciences
dites parallèles, a été beaucoup reproché à Breton, aussi bien par Roger
Vailland[4]
que par Guy Debord[5] comme un
manquement aux canons du matérialisme, et on l’a reproché aussi à Hesther
Albach, certains critiques préférant l’enquête de terrain proprement dite à une
quête entre les lignes d’ouvrages à l’identité et à la finalité incertaine.
Mais en vérité c’est au contraire fondamental parce que cette approche de
l’amour par le biais de l’occultisme est l’ouverture d’une porte vers un monde
chargé de symboles. On n’a pas vraiment besoin d’être croyant ou religieux pour
s’intéresser à ce type d’ouverture. Après tout, la lecture de La Bible est
la matrice de la pensée occidentale, y compris pour les incroyants. André
Breton qui était très anticlérical, comme tous les surréalistes, était en même
temps fasciné par la religion sous ses formes les plus ésotériques. Je crois
que ce qu’Hesther Albach montre très bien, c’est comment le jeu que joue Breton
à tenter de faire croire, ou à croire lui-même, que Léona serait douée de dons
exceptionnels de voyance, va entraîner celle-ci sur un terrain où elle ne peut
que perdre pied.
Mais en même temps Hesther Albach joue avec la relation amoureuse. Elle rapproche le fait que Léona signifie la lionne et qu’André Breton avait une crinière de nom, ou encore que Léona était née à Saint-André-les-Lille et que son amant se prénommait André. Il est assez difficile de savoir si Léona s’est pliée à ce jeu pour plaire à Breton, ou si elle croyait vraiment à ses capacités de médium. Pour Breton, il est bien connu que de discuter des prémonitions, de la voyance, c’est un élément décisif de drague. Le livre, Nadja, masque forcément cet aspect, mais alors, si en plus déformer les faits eux-mêmes au point que Léona s’en alarme, et si les relations sexuelles se nouent autour de discussion plus ou moins consistantes sur le paranormal, cet ouvrage n’est pas autre chose qu’un roman, certes un roman d’un genre singulier, mais un roman tout de même. Hesther Albach se rend bien compte de ce problème posé à la création littéraire, mais elle ne sait pas trop quoi en faire. La prétendue rigueur morale de Breton en prend un vieux coup.
Si on met tout cela en rapport avec l’agitation amoureuse de Breton, comme le montre Marguerite Bonnet dans la notice de présentation de Nadja dans l’édition de la Pléiade, avec sa femme Simone, et puis Suzanne Muzard, et encore Lise Meyer, on comprend aussi qu’il ait eu besoin de se reposer de ses propres turpitudes en écrivant cet ouvrage très original et surprenant à Varengeville, mais la contrepartie c’est l’abandon de Léona à sa misère sociale et psychologique. Breton poussera même l’outrecuidance, la perversité, à présenter Léona comme sa maitresse à sa femme et à ses amis du groupe surréaliste qu’il entretenait assez souvent de la création de Nadja, la femme comme l’héroïne du roman à venir. Cette scène hallucinée est rapportée dans un ouvrage de Pierre Naville[6]. Hesther Albach va donc insister sur la question du double puisque Léona est aussi Nadja, fut-ce contre son gré. L’étrange relation qui se noue entre « le grand homme » et la pauvresse ramassée au bord du ruisseau montre à quel point Breton a inventé Nadja, et donc qu’il n’aimait pas vraiment Léona, mais son double de papier. Il est très probable que la relation amoureuse entre un homme et une femme, lorsqu’elle est aussi passionnée, soit toujours un peu une invention des protagonistes. Le coup de foudre, auquel Breton était sujet avec la régularité d’une pendule, c’est bien cette maladie qui nous permet de voir en une personne non pas ce qu’elle est, mais ce qu’on croit qu’elle est. Il est impossible de faire autrement. Mais c’est de la possibilité de dépasser cet état qui va construire finalement une vraie passion amoureuse, cette capacité à voir et admettre ce qu’est réellement la personne qu’on a choisie. Mais le drame dans cette sordide histoire, c’est bien que la pauvre Léona a été littéralement vampirisée par son Pygmalion de fortune qui tombe amoureux de sa création avant que de l’avoir achevée ! Hesther Albach franchit en réalité un nouveau pas en remettant en cause la pureté des intentions de Breton là où Marguerite Bonnet y allait à tout petits pas et procédait par allusion. Elle oppose ainsi la vie agitée de Breton sur tous les plans, politique, intellectuelle, sentimentale, qui s’use dans un tourbillon de rencontres, et la solitude de Léona. André Breton lui aura tout fait, non seulement il refusera pendant longtemps de lui rendre le carnet qu’elle tenait sur leur rencontre – car il lui proposait une sorte de collaboration dans l’écriture du livre – mais quand les choses tourneront très mal, il tentera de la faire interner, réclamant un certificat médical dans ce sens à Théodore Fraenkel qui était devenu médecin, et avec qui il se fâchera. Cet épisode peu connu est d’autant plus troublant que Breton se déclarait par ailleurs ennemi de l’enfermement et des services répressifs en psychiatrie.
La psychanalyse lacanienne ne
s’intéresse pas à l’aspect moral de l’affaire, et ce faisant, elle fait
l’impasse sur les motivations réelles de Breton[7].
Elle penche plutôt du côté d’une interprétation selon laquelle Léona était folle
bien avant de rencontrer Breton, revenant à une approche assez peu matérialiste
finalement, oubliant la détresse d’une existence malmenée par la vie. Hesther
Albach s’applique à décrire l’existence de Léona à l’asile, il ressort de tout
cela que si quand on rentre dans ce type d’établissment on n’est pas fout, on ne
peut que le devenir. Lorsque la famille rend visite à Léona à Bailleul voici ce
que l’auteur écrit :
« Ce qu’ils découvrent alors dépasse
l’imagination. La scène à laquelle ils assistent va, en tout cas, provoquer un
traumatisme qui perdurera jusqu’à la troisième génération Delcourt.
Une
dizaine de malades sont emprisonnées dans des baignoires fermées par un
couvercle en bois. Leur tête tondue sort par un orifice ménagé à cet effet dans
le couvercle. Un second trou a été pratiqué à hauteur des pieds pour recevoir
l’eau versée. Chaque couvercle est fixé par un cadenas.
Les
femmes hurlent comme des forcenées, cognent de toutes leurs forces contre les
parois de leurs baignoires. Elles hurlent pour qu’on les sorte de l’eau froide
et souillée dans laquelle, selon toute apparence, elles baignent depuis des
heures. Le personnel soignant brille par son absence »
L’entrée en guerre va achever Léona. En effet tandis qu’André Breton, homme de ressources et d’entregent, se débrouille pour gagner les Etats-Unis pour s’éviter la pénibilité de la guerre et de la Résistance, comme il s’évitera de s’engager dans la Guerre d’Espagne au prétexte qu’il a une fille[8], Léona crève littéralement à l’asile. Elle est malade, le cancer la dévore, et elle décède le 15 janvier 1941. Sa famille étant très pauvre devra emprunter pour payer le cercueil.
Un dessin de Léona
Si je me suis attardé aussi
longuement sur cet ouvrage, c’est d’abord qu’il est d’une très grande richesse
par ce qu’il apporte à la connaissance – la résurrection – de Léona, et par
contrecoup à l’histoire du surréalisme. Hesther Albach manifeste beaucoup
d’empathie avec elle, et nous partageons cela. Au fond c’est l’histoire d’une
jeune femme pauvre et perdue qui rencontre pour son malheur un bourgeois
lettré, honteusement fils de gendarme qui se sent attiré par la plèbe, mais qui
en même temps s’en méfie. L’auteur tente de trouver quelques excuses au comportement
de Breton, c’est peine perdue, les faits parlent d’eux-mêmes. Mais au-delà des
critiques que nous pouvons faire sur cette attitude de cuistre, elle trace le
portrait finalement d’un homme extrêmement faible moralement. Ce livre est fait
du sang de Léona, et pendant longtemps Breton et ses admirateurs ont caché son
forfait et ses mensonges. Plus on avance dans la lecture de ce livre, et plus
on se rend compte que le discours de Breton sur la transparence n’est pas très
conséquent. Mais justement parce que sa critique du roman s’appuie sur cet
idéal de transparence, elle est frappée d’inanité. Parmi les passages décisifs
sur l’ambivalence de Breton – c’est le moins qu’on puisse dire – il y a cette
contradiction qu’Hesther Albach s’attache à analyser entre la haine que Breton
manifestait pour la religion, et son goût pour l’occultisme et la pensée
magique. Pour tous ceux qui ont aimé Breton, c’est certainement un grand choc
que de voir derrière les mots, la préciosité et les postures hermétiques de sa prose,
il y a le mensonge à tous les coins de phrases. La sévérité du jugement qu’on
peut porter à la fois sur l’homme et sur ses principes d’écriture est la rançon
de la prétention d’André Breton à produire des exclusions et à se mal conduire
avec ceux qui le contrariaient un peu trop. Il finira par ne tolérer auprès de
lui que des âmes relativement faibles, jeunes et sans beaucoup de dimension
pour la plupart. Les surréalistes importants – en dehors de Benjamin Perret
passerons leur chemin.
Certes on peut reprocher à Hester
Albach d’hésiter entre la vie de Léona Delcourt et le portrait de Breton, voire
aussi avec l’analyse de l’ouvrage qui s’appelle Nadja, mais c’est juste
une remarque en passant, tant le reste est passionnant et éclaire d’un jour
nouveau tout un pan de la littérature française et pour la première fois
reconstitue la vie de cette jeune femme disparue trop tôt.
Cet ouvrage a
été publié en 2009, il aura mis une douzaine d’années pour arriver jusqu’à moi.
Cette négligence s’explique par le fait que si dans ma jeunesse j’ai beaucoup
lu Breton, je m’en suis éloigné de plus en plus. D’abord en intégrant les
critiques que Roger Vailland et les situationnistes lui avaient adressées, puis
ensuite en fréquentant de très près la littérature prolétarienne que Breton
n’aimait pas car, croyait-il, les prolétaires sont tellement soumis à l’ordre
bourgeois qu’ils ne peuvent pas produire autre chose qu’un ersatz de
littérature bourgeoise.
« Je ne crois pas à la possibilité
actuelle d’existence d’une littérature ou d’un art exprimant les aspirations de
la classe ouvrière. Si je me refuse à y croire, c’est qu’en période
pré-révolutionnaire, l’écrivain ou l’artiste de formation nécessairement bourgeoise,
est par définition inapte à les traduire »[9].
C’est en vérité la position
traditionnelle de la bourgeoisie qui considère que le prolétariat est tellement
aliéné qu’il ne peut penser sa propre émancipation par lui-même, ni même la représenter
d’une manière originale. Breton ajoute :
« Par contre aussi faux que toute
entreprise d’explication sociale autre que celle de Marx est pour moi tout
essai de défense et d’illustration d’une littérature et d’un art dits
« prolétariens » à une époque où nul ne saurait se réclamer de la
culture prolétarienne, pour l’excellente raison que cette culture n’a pu encore
être réalisée, même en régime prolétarien »[10].
C’est un raisonnement alambiqué parce qu’il suppose qu’une
culture prolétarienne ne peut émerger qu’après la révolution, mais on pourrait
dire que si cette révolution est poussée jusqu’à son terme, les classes sont
abolies et la littérature prolétarienne n’existe plus.
Tout cela ne veut pas dire que l’œuvre de Breton est sans valeur, il avait un regard particulier sur les choses de la vie, et d’un certain point de vue obligeait les autres à modifier leur vision. Mais ses talents bien réels sont obscurcis par des lâchetés, des mensonges et des bassesses assez difficiles à excuser.
Annexe
En 1938, Frida Kahlo est venue à Paris. Voici comment elle
parla de Breton qui pourtant disait l’aimer beaucoup et des surréalistes dans
une lettre datée du 19 février 1939 à son amant le photographe Nikolas Murray:
« Mon adorable Nick, mon enfant,
Je t’écris depuis mon lit d’Hôpital américain. […]
En plus de cette maudite maladie, je n’ai vraiment pas eu
de chance depuis que je suis ici. D’abord, l’exposition est un sacré bazar.
Quand je suis arrivée, les tableaux étaient encore à la douane, parce que ce
fils de pute de Breton n’avait pas pris la peine de les en sortir. Il n’a
jamais reçu les photos que tu lui as envoyées il y a des lustres, ou du moins
c’est ce qu’il prétend ; la galerie à lui. Bref, j’ai dû attendre des jours et
des jours comme une idiote, jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Marcel
Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce
tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes. Lui, il a
tout de suite récupéré mes tableaux et essayé de trouver une galerie.
Finalement, une galerie qui s’appelle « Pierre Colle » a accepté cette maudite
exposition. Et voilà que maintenant Breton veut exposer, à côté de mes
tableaux, quatorze portraits du XIXe siècle (mexicains), ainsi que trente-deux
photos d’Alvarez Bravo et plein d’objets populaires qu’il a achetés sur les
marchés du Mexique, un bric-à-brac de vieilleries, qu’est-ce que tu dis de ça ?
La galerie est censée être prête pour le 15 mars. Sauf qu’il faut restaurer les
quatorze huiles du XIXe et cette maudite restauration va prendre tout un mois.
J’ai dû prêter à Breton 200 biffetons (dollars) pour la restauration, parce qu’il
n’a pas un sou. (J’ai envoyé un télégramme à Diego pour lui décrire la
situation et je lui ai annoncé que j’avais prêté cette somme à Breton. Ça l’a
mis en rage, mais ce qui est fait est fait et je ne peux pas revenir en
arrière.) J’ai encore de quoi rester ici jusqu’à début mars, donc je ne
m’inquiète pas trop.
Bon il y a quelques jours, une fois que tout était plus
ou moins réglé, comme je te l’ai expliqué, j’ai appris par Breton que l’associé
de Pierre Colle, un vieux bâtard et fils de pute, avait vu mes tableaux et
considéré qu’il ne pourrait en exposer que deux parce que les autres sont trop
« choquants » pour le public !! J’aurais voulu tuer ce gars et le bouffer
ensuite, mais je suis tellement malade et fatiguée de toute cette affaire que
j’ai décidé de toute envoyer au diable et de me tirer de ce foutu Paris avant
de perdre la boule. Tu n’as pas idée du genre de salauds que sont ces gens. Ils
me donnent envie de vomir. Je ne peux plus supporter ces maudits «
intellectuels » de mes deux. C’est vraiment au-dessus de mes forces. Je
préférerais m’asseoir par terre pour vendre des tortillas au marché de Toluca
plutôt que de devoir m’associer à ces putains d’« artistes » parisiens. Ils
passent des heures à réchauffer leurs précieuses fesses aux tables des « cafés
», parlent sans discontinuité de la « culture », de l’ « art », de la «
révolution » et ainsi de suite, en se prenant pour les dieux du monde, en
rêvant de choses plus absurdes les unes que les autres et en infectant
l’atmosphère avec des théories et encore des théories qui ne deviennent jamais
réalité.
Le lendemain matin, ils n’ont rien à manger à la maison
vu que pas un seul d’entre eux ne travaille. Ils vivent comme des parasites,
aux crochets d’un tas de vieilles peaux pleines aux as qui admirent le « génie
» de ces « artistes ». De la merde, rien que de la merde, voilà ce qu’ils sont.
Je ne vous ai jamais vu, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages
idiots et en discussions « intellectuelles » ; voilà pourquoi vous êtes des
hommes, des vrais, et pas des « artistes » à la noix. Bordel ! Ça valait le
coup de venir, rien que pour voir pourquoi l’Europe est en train de pourrir sur
pied et pourquoi ces gens — ces bons à rien sont la cause de tous les Hitler et
les Mussolini. Je te parie que je vais haïr cet endroit et ses habitants
pendant le restant de mes jours. Il y a quelque chose de tellement faux et
irréel chez eux que ça me rend dingue.
Tout ce que j’espère, c’est guérir au plus vite et ficher
le camp.
Mon billet est encore valable longtemps, mais j’ai quand
même réservé une place sur l’Isle-de-France pour le 8 mars. J’espère pouvoir
embarquer sur ce bateau. Quoi qu’il arrive, je ne resterai pas au-delà du 15
mars. Au diable l’exposition et ce pays à la noix. Je veux être avec toi. Tout
me manque, chacun des mouvements de ton être, ta voix, tes yeux, ta jolie
bouche, ton rire si clair et sincère, TOI. Je t’aime mon Nick. Je suis si
heureuse de penser que je t’aime — de penser que tu m’attends — et que tu
m’aimes.
Mon chéri, embrasse Mam de ma part. Je ne l’oublie
surtout pas. Embrasse aussi Aria et Lea. Et pour toi, mon coeur plein de tendresse
et de caresses, un baiser tout spécialement dans ton cou, ta Xochitl.»[11]
[1] Claude
Martin, « Nadja et le mieux dire », in, Revue d’histoire
littéraire de France, n° 2 1972.
[2] Cette
lettre est citée par Marguerite Bonnet dans sa notice sur Nadja pour
l’édition de La Pléiade. Elle est reprise par Hesther Albach.
[3] Dom
Antoyne Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, Bauche 1758,
[4] Le
surréalisme contre la Révolution, Editions sociales, 1948.
[5] Debord
avait surnommé Breton « Dédé les amourettes » et rapprochait cet attrait pour les sciences
occultes d’une forme de démission du parti de la révolution, d’une attitude de
bonne femme vieillissante.
[6] Pierre
Naville, Le temps du surréel, Galilée, 1977.
[7] C. Lacôte-Destribats, Passage par Nadja,
Galilée, 2015. Voir aussi Marie Jejcic , « Passage par Nadja,
Christiane Lacôte-Destribats », La revue lacanienne, 2016/1
(N° 17), p. 245-248
[8] Il
écrira une lettre à sa fille Aube dans ce sens, comme pour lui reprocher
qu’elle l’ait empêché de mener une vie militaire héroïque ! en termes de
mauvaise foi, on peut difficilement faire pire.
[9] Second manifeste
surréaliste, Editions Kra, 1930. Texte reproduit dans André Breton, Œuvres complètes, tome 2, p. 804,
Gallimard, La Pléiade, 1988. Dans ce passage que nous évoquons, Breton citera
Trotsky qui fut le champion de la théorie de l’avant-garde révolutionnaire sur
le plan politique, avec le peu de succès qu’on sait.
[10] Ibid., p.805
[11] Frida Kahlo. Frida Kahlo
par Frida Kahlo, Lettres 1922-1954. Points, 2008
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