lundi 26 avril 2021

Notes sur deux assassinats

 

Le 23 avril 2021 un Tunisien, Jamel Gorchane, a égorgé une fonctionnaire de police, Stéphanie Monfermé, mère de famille, qui travaillait au commissariat de Rambouillet, au cri d’Allahou Akbar, comme d’habitude. Cette femme n’était même pas policière et donc absolument désarmé. C’est un acte prémédité, c’est-à-dire qu’il avait été préparé, et que le terroriste avait fait des repérages[1]. Ce n’est donc pas un acte de folie, une sorte de bouffée délirante. C’est un acte de guerre. Tout cela est bien connu, ce qui est plus intéressant ce sont les réactions des uns et des autres. Alors que cet attentat est tout à fait dans la continuité de la décapitation de Samuel Paty, on a eu droit au sempiternel discours de Macron et du gouvernement sur le thème, on va être vigilant, de plus en plus vigilant. Ce discours est convenu depuis au moins les attentats de 1995 dans le métro. Mais les présidents, de Chirac à Sarkozy, de Sarkozy à Hollande, et jusqu’à Macron démontrent que ce discours martial n’est qu’une façade et n’est jamais suivi d’effet. C’est une posture assez cynique : on montre ses muscles à la télévision, mais ensuite on passe à autre chose, à la réforme des retraites ou des allocations chômage. Nous apprenons d’abord que Jamel Gorchane, tout comme Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty, avait été dans un premier temps rejeté pour être entré illégalement sur notre territoire, puis finalement il y avait été autorisé. Il tombe sous le sens que dans les deux cas ces deux criminels avaient reçu de l’aide des associations qui travaillent dans le trafic de migrants. Dans le cas d’Abdoullakh Anzorov, nous avions appris par la suite qu’il n’était que le bras armé d’une chasse aux sorcières orchestrée par tout un réseau islamiste. Darmanin avait alors décidé de fermer la mosquée de Pantin impliquée plus ou moins directement dans le meurtre. C’était une bouffonnade. La mosquée a depuis été réouverte et ne fait plus l’objet d’une quelconque attention. Dans l’affaire de Rambouillet, il semble que le Jamel Gorchane ait lui aussi bénéficié de supports logistiques pour commettre son crime. La similarité des deux attentats fait penser à une coordination. Dans les deux cas les mains qui tenaient le couteau étaient téléguidées et appartenaient certainement à des gens malades, mais agis comme on dit par des têtes pensantes qui nous ont en réalité déclarer une guerre totale. 

 

On remarque que ce n’est pas l’islamophoblie qui tue, mais plutôt l’islamophilie poussée à l’extrême. L’AFP qui est un repères de journalistes pro-islamistes et immigrationnistes, a commencé à faire une soi-disant enquête. Dont le but était d’orienter les analyses du côté d’une perte de la raison par Jamel Gorchane. Ils ont ressortir le vieux discours selon lequel il était radicalisé depuis peu – il lisait aussi semble-t-il les tweets de Mélenchon[2] – c’était un gentil garçon. Mais il était fatigué, dépressif et j’en passe. Les journaux comme Libération et même Le point ont repris cette idée moisie. Cela montre d’ailleurs au passage comment les médias dominants font leur travail d’information, à travers une seule dépêche d’agence, agence qu’on sait des plus douteuses pourtant. Le Parisien n’est pas en reste et lui aussi rappelle, toujours en reprenant la même dépèche que cet homme calme, pas particulièrement pieux, était suivi par un psychiatre[3]. Evidemment la répétition de ce genre d’analyse fantaisiste, ça ne marche plus. Et cet tentative de minimiser l’affaire a été rapidement dénoncée sur les réseaux sociaux.   

 

Dans ce genre de drame, Guignol n’est jamais loin, on a vu cet imbécile de Cédric Mas, médiocre avocaillon à Marseille, tenté de faire diversion en avançant que tout cela c’était bien la conséquence de notre islamophobie. Et qu’on fond, si on était plus tolérant avec l’Islam, et bien nous ne serions pas victimes d’attentats aussi répugnants. Le djihad n’est pas une guerre qui nous aurait été déclarée par la fraction la plus intolérante de la Musulmanie, mais une sorte d’instinct de défense de minorités très faibles sur tous les plans. Il renverse donc le problèmes. Des gens viennent de Tchétchénie, de Tunisie ou d’ailleurs pour nous demander d’être plus tolérant avec l’Islam ! On renverse donc la cause de l’acte de barbarie du côté de la victime. Cette approche est stimulée par des enquêtes de celles qu’on a vu dans Le monde. Dans son édition datée du 23 avril 2021, « le journal de référence » lance une grande enquête sur les discriminations que subiraient les populations issues de l’immigration. Cette question est en réalité complexe, par exemple elle ne s’intéresse pas au fait que dans les logements sociaux quand on y installe des personnes issues de l’immigration au nom de la mixité sociale, les Français non musulmans s’en vont le plus vite qu’ils peuvent. Un autre imbécile, sociologue au Collège de France, nous indique que la laïcité devrait être militée et qu’on doit faire attention à ne pas offenser les croyants. Sa leçon de morale est relayée par Le monde qui fait sournoisement campagne pour une réforme de la laïcité[4]. Dans son édition datée du 23 avril, le journal de référence publie un très grand dossier pour nous expliquer que la discrimination envers les immigrés ou les descendants d’immigrés seraient les plus élevées de l’Union européenne. Evidemment il ne vient pas à l’idée à ces journalistes que cela pourrait bien s’expliquer par le fait que la France a accueilli plus que d’autres pays une grande quantité d’immigrés musulmans, et qu’au fond si les Français d’origine plus ancienne se méfient de ces populations, c’est qu’il y a certainement des raisons qui doivent être recherchées dans les formes d’organisation de ces communautés. Claire Hédon nous disait que « la discrimination mine la confiance ». Mais peut être que c’est l’inverse, n’ayant pas confiance dans la population d’origine musulmane ou africaine, les Français la tiennent à distance[5]. Ce que les Français ne supportent plus c’est d’entendre dire que finalement ils sont responsables du malheur des musulmans et que ceux-ci réagissent finalement normalement. Cette cécité est d’ailleurs la raison majeure de l’implosion de la gauche française. 

 

Cette affaire du meurtre de l’égorgement de Stéphanie Monfermé tombe au plus mauvais moment pour la justice française et pour les politiciens également. En effet deux affaires sensibles ont mis en avant le laxisme de la justice lorsque celles-ci concernent les racailles de quartier ou les crimes islamistes. Le Conseil Supérieur de la Magistrature vient de pondre une note pour dire que la justice c’est juste appliquer la loi, et qu’elle ne doit pas être sous la pression de l’opinion publique[6]. Evidemment si le CSM publie un tel communiqué c’est qu’il se sent en porte-à-faux avec l’opinion populaire. Et quoi qu’on en dise, la justice ne peut pas fonctionner sans l’assentiment du peuple. Je ne veut pas rentrer dans le détail mais pour l’affaire Sarah Halimi, il n’y a pas eu de reconstitution et il y avait des rapports d’expertise suffisamment divergent pour faire un sort à la fable selon laquelle les juges n’avaient aucun autre choix que celui d’appliquer la loi. Ce serait la loi qui serait mauvaise donc et Dupont-Moretti et Macron allègue cette fantaisie en disant qu’on va faire voter une autre loi. Mais tout cela est démenti par le fait que les juges de la Cour de Cassation pouvait interpréter la loi autrement. La même histoire s’est reproduite avec le jugement de la Cour d’assises de Paris qui a prononcé l’acquittement d’une partie de la bande qui avait brulé des policiers dans leur véhicule à Vitry Châtillon. François Molins, procureur de Paris, dont la réputation de carpette n’est plus à faire tant il sert bien ses maîtres, s’est senti obligé de donner une longue interview au Monde pour justifier les décisions de justice. Au passage il s’est mis d’ailleurs en contradiction avec les propos de Dupont-Morretti qui incriminait la loi, en défendant justement cette loi qui serait excellente quand elle se refuse de juger un homme qui est irresponsable sur le plan mental[7]. Mais Arno Karsfeld rappelait fort justement qu’en février 2018, la Cour de cassation avait rendu un arrêt pour refaire jugé une affaire similaire au simple motif que sur les trois experts nommés, l’un avait conclu à la non altération du discernement au moment du meurtre. La Cour de cassation s’est ensuite cachée derrière une majorité d’experts pour justifier son choix de ne pas faire  rejuger l’assassin de Sarah Halimi. Ce mensonge des juges du plus haut niveau a engendré l’indignation bien au-delà de la communauté juive, raffermissant au passage la méfiance envers la justice. 

Manifestation le 25 avril 2021 pour Sarah Halimi à Marseille 

Cette effervescence médiatique a entraîné des manifestations un peu de partout en France. Les policiers ont protesté contre le jugement de l’affaire de Vitry-Châtillon, ensuite le 25 avril il y a eu des manifestations dans toute la France pour contester le jugement à la Ponce Pilate de la la Cour de cassation dans l’affaire du meurtre de Sarah Halimi. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé à Lyon, Marseille ou encore 20 000 à Paris, avec bien entendu des « personnalités » politiques ou du monde du spectacle – ce qui est au fond la même chose – qui tentaient de se faire remarquer par leur compassion auprès de leur public. Il semble qu’on ait cette fois franchi un palier et que l’opinion ne se contentera pas de propos lénifiants. Derrière il y a bien sûr l’assassinat de Stéphanie qui n’en est qu’à ses débuts. Les policiers sont eux aussi très remontés. Le dimanche 25 avril il y a eu des manifestations dans toute la France pour contester l’arrêt de la Cour de cassation. La mobilisation a été très importante, sans doute les juges n’avaient pas anticipé une mobilisation au-delà de la communauté juive. Mais ce fut le cas. Beaucoup de Français qui ne sont pas de confession juive, ont manifesté. C’est qu’en effet il y a un ras-le-bol aussi bien des exactions islamistes que de l’incapacité de Macron et de son gouvernement à y faire face. Plus fortement encore, beaucoup ont appuyé sur le lien qu’il y avait forcément entre l’immigration, le développement de la religion musulmane et pour suivre de ces attaques incessantes. 

Manifestation le 25 avril 2021 pour Sarah Halimi à Paris 

En même temps que les Français manifestaient massivement pour Sarah Halimi, un quarteron d’imbéciles manifestait à Toulouse contre l’Islamophobie ! Il faut vraiment le voir pour le croire. Il est vrai qu’il y avait plus d’organisations croupions que de manifestants. Le NPA, ATTAC, le collectif Palestine vaincra, ou encore CGT Educ’action31. On ne saurait être plus à côté du sujet ! Ces débris d’un gauchisme en perdition ont démontré une nouvelle fois qu’ils ne comprenaient rien à rien, et encore moins au reste[8]. Cette engeance ne comprendra jamais pourquoi le peuple ne l’écoute pas, ne la suit pas. Persuadée d’avoir raison envers et contre tout, elle est sans doute un des meilleurs repoussoirs, elle incite par son imbécilité à voter pour Marine Le Pen. Le figaro rappelait que depuis 2012, 212 personnes avaient été assassinées dans des attentats islamistes, sans parler des nombreux blessés[9]. Ce chiffre qui serait encore plus important si on remontait à 1995, n’est pas la somme d’accidents ou de dérives, mais le résultat d’une guerre menée par d’autres moyens, des moyens non conventionnels. Si ce sont souvent des fous ou des semi-fous qui sont mis en avant pour être le bras armé de ces meurtres, il y a derrière eux toute une mouvance qui les active. On la vu dans le cas de la décapitation de Paty, il semble de ce soit aussi le cas pour le meurtre de Stéphanie, et encore pour celui de Sarah Halimi.

 

En tous les cas ces épisodes douloureux sont la preuve que non seulement le malheureux quinquennat de Macron est rythmé par des manifestations à répétition, le mécontentement est généralisé, mais aussi par une dévalorisation jamais vue auparavant depuis la Libération de l’ensemble des institutions. C’est évidemment l’image d’une incapacité des experts et des politiques à gouverner.



[1] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/en-direct-attaque-au-couteau-a-rambouillet-une-fonctionnaire-de-police-decedee-20210423

[2] https://www.lepoint.fr/societe/tueur-de-rambouillet-sa-page-facebook-traduit-bien-son-parcours-25-04-2021-2423655_23.php

[3] https://www.leparisien.fr/yvelines-78/attentat-de-rambouillet-ce-que-lon-sait-de-jamel-gorchane-lassaillant-de-36-ans-abattu-dans-le-commissariat-24-04-2021-6BA4Z5MJ3NEZPE5RROT7TDISTI.php

[4] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/09/francois-heran-la-liberte-d-expression-tend-aujourd-hui-a-etouffer-la-liberte-de-croyance_6076099_3232.html

[5] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/03/18/claire-hedon-les-discriminations-minent-la-confiance-dans-la-nation_6073542_3224.html

[6] https://www.lepoint.fr/societe/tueur-de-rambouillet-sa-page-facebook-traduit-bien-son-parcours-25-04-2021-2423655_23.php

[7] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/04/24/francois-molins-rien-ne-permet-d-affirmer-que-la-justice-serait-laxiste_6077883_3224.html

[8] https://www.ladepeche.fr/amp/2021/04/25/150-personnes-disent-stop-a-lislamophobie-9508487.php

[9] https://www.lefigaro.fr/international/depuis-2012-263-personnes-sont-mortes-dans-des-attentats-islamistes-en-france-20191007?fbclid=IwAR1bUfa7OyAEo8UgVWCcpLeIkeg3hIKBYNsX2peeVLn7--_cUggwkyts4OQ

mercredi 21 avril 2021

Baudouin de Bodinat, La vie sur terre et le peu d’espoir que contient le temps où nous sommes, L’encyclopédie des nuisances, 1996 et 1999

La question environnementale, c’est-à-dire le constat selon lequel la vie sur cette planète se dégrade et qu’il serait temps de réagir, est apparue aux yeux du grand public au début des années soixante-dix, avec le fameux rapport Meadows, aussi connu en France sous le titre d’Halte à la croissance ?[1]. Quarante années déjà ont passé et le problème s’est aggravé, le modèle capitaliste s’étant généralisé à l’ensemble de la planète à une vitesse qu’alors nous ne pouvions pas imaginer. C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire qu’on s’en préoccupe, avec des tremblements dans la voix, et qu’il faut faire quelque chose pour laisser une planète habitable à nos enfants. Cependant les approches de cette question ne sont pas unifiées, en dehors même des imbéciles qui tentent de se faire remarquer en niant l’existence d’un problème, comme ceux qui nous répètent que le changement climatique n’existe pas, que c’est une illusion construite par les bureaucrates du GIEC, ou encore que si réchauffement climatique il y a, c’est le résultat de phénomènes naturels qui n’ont rien à voir avec l’activité productrice de l’homme à la surface de cette malheureuse planète[2]. Ces opportunistes malheureux, souvent stipendiés par des firmes pétrolières ou autres, s’ils peuvent élucubrer sur l’absence de lien entre activité industrielle et réchauffement climatique, auront plus de difficultés à nier les autres catastrophes comme la dégradation de la qualité de l’air qu’on ne saurait imputer à des causes naturelles, ou la dégradation de la qualité des aliments ou encore de l’accumoncellement des déchets impossibles à recycler. Certes on essaie encore d’abriter cette explosion des déchets industrielles qui polluent la mer aussi bien que les campagnes derrière un manque de civisme des consommateurs. Mais le fait est que les capacités à traiter et recycler ces déchets ne peuvent pas augmenter aussi vite que leur production. Certains économistes ont tenté de montrer que justement le recyclage des déchets pouvait être bon aussi bien pour l’environnement et donc pour la santé de l’homme que pour le profit et la santé de l’économie[3]. C’est d’ailleurs une antienne bien connue que celle de répéter que la science et la technique pourvu qu’elle soit guidée par la main invisible du marché nous sortirons de ce mauvais pas en provoquant une réallocation des ressources en capital et en travail pour reverdir la planète. Nicolas Georgescu-Roegen avait démontré dès le début des années soixante-dix que cette course à l’échalote se heurtait à la loi d’entropie[4]. Cet ouvrage qui apparait avec le recul comme un acte fondateur de la théorie économique de la décroissance n’était pas critiqué par les économistes qui n’en avaient pas les moyens intellectuels. Nous étions à vrai dire très peu nombreux à en défendre les principes logiques. La masse informe des économistes préféraient regarder ailleurs, alors même que les formes théoriques présentées par Georgescu-Roegen non seulement remettaient en cause les fondements de l’économie de marché, classiques, néo-classiques et même keynésiens, mais venaient en appui pour conforter la justesse des prévisions du rapport Meadows. 

Déchets de la société industrielle à la sortie d’Aix-en-Provence 

Il y a donc une bonne cinquantaine d’années que le problème est bien connu du grand public, sans évidemment que les politiciens apportent quelque embryon de solution. En 1971 Guy Debord écrivait un petit texte, La planète malade qu’il ne publiait pas, ou plutôt qui aurait dû être publié dans le numéro 13 d’Internationale situationniste si cette revue avait poursuivi sa course[5]. Ce texte n’était pas d’une très grande qualité, mais il marquait l’abandon définitif par Debord de l’idéologie du progrès et de l’idée qui avait traversé un temps l’Internationale situationniste, selon laquelle le progrès technique et donc la hausse de la productivité du travail permettrait de libérer définitivement l’homme du travail afin de s’adonner à des loisirs infinis où le jeu serait le moteur des relations sociales, en lieu et place du travail. Si la question écologique qui n’est en fait que celle des conditions qui nous sont faites de la vie sur terre, préoccupe tout le monde, les réactions face à elle sont diverses et variées. La première et le plus commune, celle qui est reprise par les médias dominants et les hommes politiques supposent deux méthodes de lutte contre le réchauffement climatique ou la pollution grandissante :

– d’abord responsabiliser les consommateurs, les conscientiser si on veut, en les dressant à bien fermer l’eau du robinet, ne pas oublier d’éteindre la lumière en changeant de pièce dans son appartement, ou encore en le dressant dès le plus jeune âge à trier les déchets qu’on dit qui sont les siens, mais qui en vérité ne sont que ceux produits et imposés par le système industriel – ce travail fastidieux et sans fin ressemble à celui qui oblige dans les hypermarchés les clients à scanner leurs achats afin d’économiser des frais de personnels. L’Etat complice des entreprises de la grande distribution se donne ainsi l’image de celui qui fait quelque chose pour la planète tout en faisant plaisir aux actionnaires ;

– ensuite investir dans ce qu’on appelle bêtement la transition énergétique. C’est présenté comme une nouvelle opportunité de croissance et d’emplois[6]. Outre que cette idée de verdir le capitalisme se heurte à de simples problèmes techniques – par exemple on se rend compte que la voiture électrique est tout aussi polluante que l’ancienne voiture à moteur thermique et apparait comme une escroquerie intellectuelle[7] – elle suppose que cette même logique du progrès technique qui a créé le problème est sensée le résoudre !

Enfants apprenant à trier les déchets de leurs parents 

Les deux ouvrages de Baudoin de Bodinat datent d’il y a un quart de siècle. Ils ont été maintenant regroupés en un seul volume.la méthode est relativement simple. On peut la décomposer en deux temps : d’abord juger le progrès technique non pas en soi et pour soi, d’un point de vue métaphysique, mais du point de vue de ses résultats sensibles. Ensuite comprendre comment le progrès technique dans ses applications ne transforme pas seulement le monde matériel qui nous entoure, mais nous transforme également dans notre chair autant que dans notre capacité à penser et donc à agir. Toutes les marchandises qui nous sont offertes comme une promesse de vivre mieux, plus pleinement, en vérité produisent l’exact inverse. Elles nous vident de nos sens, les atrophient et nous enferment dans une vie virtuelle. Malgré les évidences de ce que le progrès se paye cash par des maladies, des virus, ou des médicaments qui aggravent le mal sans le soigner – Baudouin de Bodinat parle en 1996 de la prolifération à venir des virus – on en est arrivé aujourd’hui à la fin. Non seulement les ressources naturelles s’épuisent, les terres sont de moins en moins fertiles, l’air n’est plus respirable, l’eau est empoisonnée, mais le capitalisme qui se flattait naguère d’avoir eu le résultat remarquable d’accroître la durée de la vie et diminuer les maladies, produit maintenant, pour continuer sa course au profit, exactement l’inverse. Nous voyons aux Etats-Unis que la courbe de l’augmentation de l’espérance de vie s’est inversée depuis quelques années aux Etats-Unis qui sont comme on le sait à l’avant-garde du progrès. Cette vie virtuelle, artificielle, promise par notre enfermement, derrière nos écrans et notre cuisine connectée, était déjà là, pesante, sous nos yeux il y a vingt cinq ans, mais elle est encore bien plus évidente depuis la crise du COVID qui permet aux Etats de resserrer un peu plus l’enfermement et le contrôle social. « …le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout », écrivait Guy Debord dans La société du spectacle en 1967. Si on considère l’évolution du monde de la marchandise, comme la séparation achevée, on peut dire maintenant que l’homme est séparé de lui-même.

 

Baudoin de Bodinat va procéder dans son écriture par une sorte d’accumulation de faits empiriques qui prouvent cette artificialisation de la vie sociale et animale à la surface de la terre. Il présente d’ailleurs l’évidence de la croissance démographique comme la dernière des calamités, il parle des banlieues comme d’un élevage d’humains à destination de la satisfaction du marché. Alors que le travail se fait de plus en plus rare, notamment pour des questions de robotique, il n’y a pas d’autres raisons que de faire venir des immigrés par cargaisons entières que pour avoir des consommateurs pas encore tout à fait blasés de la consommation et capables d’avaler n’importe quoi au moment où les autochtones se détournent de plus en plus des produits alimentaires de l’industrie remplis de pesticides, d’antibiotiques et d’autres produits chimiques dangereux. Baudoin de Bodinat nous affirme que la chimie a été la plus grande calamité des découvertes du genre humain, et on le croit volontiers. Il avance aussi que la lenteur est une bonne chose pour se déplacer notamment, évidemment il n’est pas trop intéressé par le tourisme, les vacances et autres bêtises modernes. Ça tombe bien, moi non plus ! J’essaie de me tenir loin de ce genre de décomposition, et j’y arrive le plus souvent. 

 

Bruno Tertrais, sociologue de son état, dans son ouvrage L'Apocalypse n'est pas pour demain[8] écrit stupidement :

« Le réchauffement climatique n’est pas susceptible de causer des guerres [...] pour la simple raison que nous ne sommes plus au Moyen Âge et que nos sociétés ne se font plus la guerre pour accéder à des ressources naturelles manquantes. À supposer même que le réchauffement climatique conduise à une raréfaction de certaines d’entre elles, ce qui n’est pas démontré et a peu de chance de se vérifier un jour sur le plan mondial, nous vivons dans un monde où, pour faire simple, il est plus facile d’acheter que de voler ». Apologue stipendié travaillant à Sciences Po, il est sans doute un des derniers à nous raconter que tout va bien. Est-il bête ou simplement ignare ? L’effondrement est sous nos yeux, visible à l’œil nu. Participant de l’idéologie progressiste qui maintenant à fait long feu, il se réjouit à la manière des niais, un rien le fait rire. Ce qu’il ne peut pas comprendre c’est ce qu’expose Baudoin de Bodinat : les pseudos améliorations quantitatives dans la consommation ont été compensées et au-delà sans doute de la perte du sens et de notre continuité historique. Le mot d’ordre du progressisme est de faire du passé table rase, de déraciner complètement l’individu, de le produire hors sol. En ce sens l’idéologie progressiste s’accommode très bien de la Cancel culture[9] qui nous ordonne de ne plus nous occuper du passé, car en effet, le passé risque de nous faire comprendre asse bien qu’aujourd’hui n’est pas mieux qu’hier, et sans doute pas pire que demain. Baudoin de Bodinat est un ennemi déclaré du progrès, on ne lui donnera pas tort là-dessus. Bien que ses deux ouvrages paraissent comme une longue suite de gémissements, il présente aussi des idées d’avenir. Pour lui la traction animale est une idée d’avenir plus intéressante que le tracteur électrique par exemple. Evidemment pour cela il faut s’inscrire dans une logique où non seulement la course à la productivité n’a pas d’importance, mais aussi dans l’idée que le travail agricole doit se faire de conserve avec la terre et les animaux qu’on a tendance à ne voir que comme des kilos de viande plus ou moins frelatée pour maintenir le consommateur en vie. Si ces ouvrages me touchent autant, c’est qu’il se trouve que j’ai connu le monde disparu. J’ai en effet commencé à émargé à la Sécurité sociale en travaillant comme garçon de ferme, avec les bœufs travaillaient aux labours ou à tracter les tombereaux. C’était une époque où on faisait du bio sans le savoir, et où on ne gémissait pas du matin jusqu’au soir sur la dureté du travail. La compensation si je puis dire c’était cette immersion dans les choses de la vie. 

 

La fin du deuxième tome insiste sur un point particulier, cette dégradation ahurissante de la vie sur terre, n’est pas le résultat d’un complot, l’oligarchie ne sachant pas très bien ce qu’elle fait et ce qu’elle devrait faire. Voici ce qu’il écrit :

« Et c’est encore la raison de la déconvenue quand on cherche des maîtres du monde à qui profiterait cette faillite générale : on en trouve pas qui soient crédibles ; laissant de côté tout examen réfléchi il suffit de considérer dans les journaux les photographies de ceux qu’on propose dans ce rôle : leur médiocrité n’est pas discutable ; et même à plusieurs conseils d’administration d’un super- conglomérat planétaire, avec leur psychologie simpliste de gangsters : Ce n’est pas par hasard qu’ils ressemblent à des garçons coiffeurs, des acteurs de province et des journalistes maîtres chanteurs, à des maîtres d’hôtel et des chefs de rayon : ce sont des places vacantes que la raison économique pourvoi de figurants et de doublures. Ces gens habillés chez le tailleur, à leur bureau de « fonds d’investissement » qu’on désigne en éminences grises à notre horreur et notre exécration sont exactement ce qu’ils paraissent : de simples prête-noms, des hommes de paille, des apparences humaines dont le Weltgeist rationaliste a besoin pour opérer incognito parmi nous, en l’espèce ici de ses logiciels de prise de décision financière automatique »[10].

Dans le rôle de la doublure on aura reconnu la caricature par anticipation d’Emmanuel Macron dont le charabia émaillé de « start up nation » ou de « make our planet great again » a achevé de ridiculiser la classe politique dans son entier qui pourtant n’avait pas besoin de ça. 

 

De crise économique en crise sanitaire, l’ancien monde s’effondre depuis au moins 2008. Les palliatifs qu’on utilise encore sont pire que le mal, par exemple la planche à billets pour continuer à consommer, qui non seulement crée de nouveaux problèmes financiers, mais en outre retarde le moment où on ira vers autre chose. Mais tout cela engendre un chaos qui est visible, de partout le mécontentement gronde, menaçant sérieusement la survie de la canaille politique. De ce désordre n’émerge pas encore un monde nouveau, même si ici et là nous en voyons les prémisses. Baudoin de Bodinat a évolué entre les deux tomes de son livre, dans le tome premier, il ne décrivait que la catastrophe issue de la technologie, avec une prédilection pour le numérique, mais il ne laissait que peu d’espoir pour la suite. A la fin du tome deuxième, sans donner des éléments très précis, il avance que les choses pourraient bien tourner positivement, c’est-à-dire dans le sens d’une meilleure adéquation entre le monde et ceux qui l’habitent. Peut-être que la crise du COVID va accélérer les choses dans ce sens, ou peut-être pas. Malgré des principes d’écriture un peu boursoufflés, des phrases longues comme un jour sans pain, des formules répétitives comme Il m’est venu à l’esprit ou Et voici ce que j’ai pensé, l’ensemble est saisissant, parlant à l’esprit comme aux sens, dépassant la simple logique rationnelle où on se sert de chiffres et de formules pour décrire la misère de ce temps. Ces livres rejoignent évidemment celui de Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme[11], et se comprennent dans le prolongement de l’Ecole de Francfort, Adorno est cité plusieurs fois, Horkheimer aussi. On le situera dans le prolongement de la pensée post-situationniste.

Les aveugles 

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !

Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;

Terribles, singuliers comme les somnambules,

Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,

Comme s'ils regardaient au loin, restent levés

Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés

Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,

Ce frère du silence éternel. Ô cité !

Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,

Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,

Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?



[1] Fayard, janvier 1972.

[2] Godard, Olivier. « De l'imposture au sophisme, la science du climat vue par Claude Allègre, François Ewald et quelques autres », Esprit, vol. mai, no. 5, 2010, pp. 26-43.

[3] Fulconis, François, Gilles Paché, et Emmanuelle Reynaud. « Vers une nouvelle forme de croissance économique. Les apports des recherches en logistique et supply chain management », Revue française de gestion, vol. 261, no. 8, 2016, pp. 127-149.

[4] The entropy law and the economic process, Harvard University Press, 1971.

[5] Il ne sera publié qu’en 2004 chez Gallimard dans un ouvrage portant ce titre, avec deux autres textes, Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, et Le point d’explosion de l’idéologie en Chine.

[6] Les librairies regorgent d’ouvrages de ce type, exemple de cette niaiserie, Claude Trumes, Transition énergétique, une chance pour l’Europe, Les petits matins, 2017.

[7] https://reporterre.net/Non-la-voiture-electrique-n-est-pas-ecologique

[8] Denoël, 2012.

[9] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/02/revolution-culturelle-en-occident.html

[10] Ce passage est pour partie détourné de La dialectique de la raison de Theodor Adorno et Max Horkeimer, publié pour la première fois en 1947.

[11] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2020/10/gunther-anders-de-lobsolescence-de.html

jeudi 15 avril 2021

François Ruffin, Leur progrès et le nôtre, Le seuil, 2021

 

Parmi le personnel politique, Ruffin est un des rares que je trouve intéressant, bien qu’il soit encore la FI. Il préfère s’intéresser aux femmes de ménages que de défiler derrière le CCIF de Marwan Muhammad, il s’intéresse plus à Eschyle qu’à l’écriture inclusive qu’il se refuse d’utiliser. Dans la dégénérescence de la gauche, c’est le seul qui reste un peu audible. Il a été un des premiers à saluer les Gilets jaunes, à ne pas les regarder comme des populistes en route vers le fascisme. De même il ne fait pas le malin à cracher sur les électeurs de Marine Le Pen, ni à combattre un danger fasciste qui n’existe pas. Il innove aussi dans sa manière d’intervenir, contre Bernard Arnault – Merci patron – avec un film très drôle qui piège le milliardaire. Ou encore en sillonant le pays pour donner la parole aux Gilets jaunes, plutôt que de jouer les salonards depuis ses bureaux de l’Assemblée nationale et de pérorer sur les chaînes d’information en continu. Et puis il n’aime pas l’Europe et ses bureaucrates, ce qui prouve qu’il ne peut pas être mauvais. Bien entendu il a des défauts, qui n’en a pas ? Il publie sans doute trop de livres et manque parfois d’application. En voulant toucher juste, il se laisse aller à tutoyer Macron dans un livre un peu léger, Ce pays que tu ne connais pas[1]. Mais dans l’ensemble il dégage une forme de sincérité qui nous plait et montre sa volonté de comprendre la France d’aujourd’hui plutôt que de lui faire la leçon. Plutôt que de prétendre conduire le troupeau, il préfère accompagner le mouvement social. 

 

Le petit livre qu’il vient de publier et qui porte sur l’idée de progrès est important à plusieurs titres et quelque part est une rupture d’avec le discours classique de gauche célébrant le progrès et le progressisme. D’abord parce qu’il affirme que tout progrès technique se paie généralement d’une contrepartie qui est un recul dans la vie sociale des petites gens, petites, parce qu’elles n’ont pas de pouvoir. Ensuite parce qu’il montre que le progrès technique est une idéologie[2]. C’est-à-dire qu’on nous vend un objet dont on n’a pas besoins sous prétexte de progrès auquel nous devrions adapté nos vies et nos comportements, mais ce progrès en fait marque la volonté de s’enrichir de quelques uns. Il s’appuie sur une analyse de la 5G et des discours des macroniens qui nous vendent l’impératif technologique comme un projet évident. Vous ne savez pas quoi faire de la 5G qui est très certainement une technologie ruineuse pour l’environnement ? C’est que vous êtes arriéré. Mais évidemment quand on ose demander des finalités à cette nouvelle technologie, on n’a pas de réponse précise, c’est plutôt, on verra bien à l’usage. Macron a débloqué plus de fonds pour le développement de la 5G que pour venir en aide à l’hôpital public qui est laissé à l’abandon depuis des lustres – avec les conséquences qu’on sait dans la crise du COVID. Macron est véritablement un imbécile antisocial. Il vient de nous dire qu’il allait supprimer l’ENA et reconstruire un Institut du Service Public[3]. Mais il est incapable de proposer une réforme sérieuse de la formation des médecins, alors que le pays manque de gynécologues, d’ophtalmologues et que certaines zones de notre pays sont un désert médical[4]. 

La thèse de Ruffin est tout d’abord de dire que si le progrès technologique n’est pas toujours bon, surtout depuis que les pays riches ont éradiquéer la faim et assuré la couverture des besoins humains de première nécessité, il est d’abord et principalement orienté en dehors des besoins et des préoccupations du peuple dans un sens large. Autrement dit on ne nous demande pas notre avis, il faut que le progrès passe, de gré ou de force au nom de la nécessité de produire toujours plus et plus vite. Il y a d’ailleurs dans cet ouvrage des réflexions très pertinentes sur l’idée d’accélération, vocabulaire débile utilisé à longueur de temps par les macroniens. Il faut accélérer mais pourquoi ? Pour être plus compétitif ! Mais pourquoi voudrions nous être plus compétitifs, pour aller où ? Alors même que cette notion d’accélération est extrêmement destructrice pour les individus[5]. Il est assez facile aujourd’hui de dresser le constat des dégâts du progrès non seulement sur l’environnement, mais aussi sur la nature de l’homme. Depuis quelques temps on parle d’études qui démontreraient que le QI baisserait depuis le milieu des années soixante-dix[6]. Certes le QI ne mesure pas l’intelligence, mais il mesure au moins la capacité de la population à réfléchir. Cette étude norvégienne est confirmée par d’autres recherches américaines[7] C’est ce qu’on appelle l’inversion de l’effet Flynn. Celui-ci expliquait la progression constante de l’intelligence par une vie plus saine, une meilleure alimentation, une éducation de qualité supérieure et des conditions de vie plus stimulantes. Ci-dessous le graphique de l’étude américaine montre que le déclin aurait commencé en 1950, soit juste après la Seconde Guerre mondiale – ce qui rejoint les idées pessimistes de Theodor Adorno[8]. Globalement cette évolution expliquerait pourquoi de partout dans le monde les tests PISA, qui mesurent les performances des élèves dans la maitrise de la langue et dans des éléments de mathématiques sont orientés à la baisse. L’OCDE qui organise ces tests suppose que ce sont les élèves qui ne s’adaptent pas assez à l’ère numérique, comme si cela était un impératif[9]. Mais si le niveau d’éducation baisse et si le QI baisse aussi, c’est bien que le progrès technologique est une chose mauvaise en soi. Ruffin qui est toujours très optimiste, nous dit qu’au fond il y aurait eu une phase de progrès valable, mais que cette phase est maintenant terminée au moins dans les pays riches : le coût du progrès devenant supérieur à son avantage pour la société. L’idée serait de revenir en arrière. Si nous revenons en arrière, c’est au fond avouer que nous nous sommes trompés de chemin, aussi bien sur la nécessité de consommer toujours plus, que celle de faire l’Europe ou de saturer les terres agricoles de pesticides ou encore de déconner avec le numérique qui a des effets très négatifs sur la santé des enfants[10]. Toujours des exemples de régressions engendrées par le progrès technologique. L’image de l’énergie atomique aurait pu d’ailleurs être utilisée, car si le nucléaire produit une énergie propre, sans CO2, elle produit des déchets dont les effets négatifs à long terme sont évidents

 

Ruffin insiste sur un autre point, les récents progrès technologiques dans l’architecture, la téléphonie mobile ou le numérique s’ils ne sont pas des aspirations qui émanent du peuple, ils ne sont pas non plus utilisés par les très riches qui préfèrent un mode de vie mieux insérer dans la nature, quitte à acheter des îles, de l’espace, des terres de façon à échapper à la tyrannie de la multitude, ils sont ceux qui utilisent ces progrès techniques pour accumuler toujours plus de richesses et accélérer les inégalités sociales, mais pas vraiment pour un usage personnel. Ruffin soulève là une question décisive, au fond le progrès technologique est un instrument pour construire et renforcer les inégalités. Si les inégalités apparaissent aujourd’hui comme un facteur de régression de la société dans son ensemble, pour l’OCDE et le FMI, c’est même un facteur de stagnation économique, elles sont le résultat d’une volonté politique qui utilise consciemment le progrès technique pour consolider son pouvoir. Si dans le temps la volonté de pouvoir, l’enrichissement de certains et l’amélioration de la vie pouvaient se confondre, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ruffin réfléchit d’ailleurs sur le temps que le progrès technologique met à produire ses effets, par exemple le machinisme au XIXème siècle a asservi des générations entières d’ouvriers, avant que de produire des effets positifs pour leurs lointains descendants, et encore au prix d’un combat difficile. Il y avait des lignes qui allaient dans ce sens chez Friedrich Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844, ouvrage dans lequel il présente les ravages de l’industrialisation de l’Angleterre sur la vie du petit peuple[11]

Mais le progrès technique au lieu comme par le passé de diminuer notre temps de travail a tendance à l’augmenter. On ne peut donc plus évoquer le progrès technique comme un élément de libération. C’est exactement l’inverse qui se passe, depuis plusieurs décennies, les durées travaillées ne baissent plus, alors que le chômage structurel augmente de partout dans le monde et que des centaines de millions d’emplois sont voués à disparaître du fait de l’accélération de la robotisation.

L’ensemble de ce petit ouvrage se lit facilement. Ruffin cite beaucoup. J’aime bien cette volonté de passer par-dessus le temps et de fonder son discours sur les anciens, notamment Eschyle. La deuxième partie se perd un peu dans les détails. Mais l’ensemble pose les bonnes questions. Je crois qu’il faut aller un petit peu plus loin et s’attaquer encore plus à l’idée de progrès au lieu de chercher à trier le bon progrès de son mauvais usage. Les critères mis en avant le plus souvent pour saluer le progrès, c’est de dire qu’on vit plus longtemps, en meilleure santé – ce qui est d’ailleurs de moins en moins vrai, aux Etats-Unis la baisse est constatée depuis au moins 2015, et la pandémie ne va pas redresses cette tendance[12]. Vivre plus longtemps d’accord, mais pour quoi faire ? Je me demande si ce n’est pas un des effets délétères du progrès que de nous inciter à avoir toujours plus peur de la mort, celle-ci étant renforcée sans doute par le détachement manifeste de nos vies par rapport à la nature vue plus comme un décor, une source de matière première qu’une part de nous-mêmes. Ruffin frôle cette question quand il se livre à une critique acerbe du transhumanisme, ou quand il oppose le fait que nous sommes de plus en plus sensible à la vie de nos animaux domestiques, mais que nous sommes de plus en plus indifférents à la vie des animaux qu’on élève pour les manger et qu’on abat industriellement d’une manière absolument dégueulasse.


Extraits

« Nous n’avons pas de téléphone à table lorsque nous prenons nos repas, déclare le même Bill Gates. Nous n’avons pas donné de portable à nos enfants avant leurs 14 ans, même quand ils se plaignaient que des camarades en aient déjà. »

Des principes éducatifs que partageait Steve Jobs : « Alors, vos enfants doivent adorer l’iPad ? » l’interrogeait un journaliste. Que le fondateur d’Apple surprit : « Ils ne l’ont pas utilisé. Nous limitons la technologie que nos enfants ont le droit d’utiliser à la maison. » Et son biographe de raconter : « Chaque soir, Steve insistait pour dîner sur la longue table dans leur cuisine, pour discuter de livres et d’histoire. Jamais personne ne sortait un iPad ou un ordinateur. Les enfants n’avaient pas l’air accros à ces appareils. »

Eux font penser à des trafiquants de cocaïne : on en vend, on en vit, mais pas de ça dans ma famille !

 

Qu’importe le dissentiment des Français qui rejettent la « smart home », l’« accélération », qui, de façon générale, et plus floue, applaudissent l’utopie écologique (55 %), devant l’utopie sécuritaire (31 %). Quant au modèle technologique libéral, celui partout promu, pourtant vanté, il est écrasé (14 %).

 

Il faut mesurer le paradoxe sur le sujet, la tension qui traverse la société, qui me traverse : s’est développée, chez nous, en nous, une sensibilité pour les animaux, notamment domestiques. Et, en même temps, jamais on ne les a aussi massivement, aussi industriellement maltraités. Alors, avec pareille contradiction, comment le système tient-il ? Grâce à notre lâcheté organisée : nous avons éloigné la mort de nos vies et de nos vues. Les cimetières sont repoussés à l’écart des villes, et les abattoirs avec.



[1] Les Arènes, 2019.

[2] On trouve cette idée appréhendée d’une manière plus approfondie, plus philosophique chez Gunther Anders par exemple : https://www.blogger.com/blog/post/edit/1336887303275238415/1607627811545465376?hl=fr

[3] https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Macron-annonce-la-fin-de-l-ENA-remplacee-par-un-Institut-du-Service-Public-1732740

[4] https://www.capital.fr/economie-politique/1-francais-sur-9-habite-un-desert-medical-et-le-pire-est-a-venir-1388025

[5] Ce passage est dérivé des ouvrages d’Hartmut Rosa, notamment d’Accélération et aliénation, La découverte, 2012.

[6] Bernt Bratsberg and Ole Rogeberg, Flynn effect and its reversal are both environmentally caused, PNAS, June 26, 2018.

[7] https://www.lesoir.be/art/638447/article/debats/2014-08-28/devenons-nous-moins-intelligents

[8] Minima Moralia [1951], Payot, 1980.

[9] https://www.oecd.org/fr/presse/la-derniere-enquete-pisa-de-l-ocde-met-EXtraitsen-lumiere-les-difficultes-des-jeunes-a-l-ere-du-numerique.htm

[10] Les enfants dans le monde 2017, les enfants dans un monde numérique, UNICEF, 2017.

[11] 2 tomes, Editions Costes, 1933

[12] https://fr.statista.com/statistiques/685802/esperance-de-vie-a-la-naissance-etats-unis/ On peut voir cette inversion comme une conséquence du progrès technique, aussi bien parce que celui-ci isole les individus, que parceque le progrès technique c’est aussi la malbouffe généralisée et l’impossibilité de respirer un air non pollué ou de boire de l’eau potable.

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

  C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de...