dimanche 27 septembre 2020

Jacques Yonnet, Troquets de Paris, L’échappée, 2016

 

Edouard Philippe, le lobbyiste qui de temps à autre occupe la place de premier ministre a dit qu’il voulait développer les bistrots et que pour ce faire il allait créer 10 000 licences IV qu’il distribuerait[1]. Agnès Buzyn, parachutée comme tête de liste LREM à Paris pour les municipales a, elle, avancé : « On ne va pas interdire toutes les terrasses chauffées parce que c’est l’âme de Paris d’être à une terrasse de café »[2]. A croire que les macroniens sont les grands défenseurs des professions de taverniers et qu’ils veulent encourager l’alcoolisme après des années de lutte contre. C’est un débat très ancien que de savoir si on doit boire ou non. Céline, nazi patenté, pensait qu’on avait perdu la guerre parce qu’on buvait un peu trop en France. Lui-même, constipé chronique, aigre et méchant ne buvait pas. D’autres considéraient comme Guy Debord que picoler c’est une manière d’être, de tuer le temps, avant qu’il ne nous tue[3]. Si cette opinion est ancienne dans la littérature, elle n’était pas partagée par tous les révolutionnaires. Il y avait au début du XXème siècle, des anarchistes buveurs d’eau et végétariens qui refusaient cette pratique parce que ça amollissait le caractère, diminuant les forces de ceux qui voulaient faire la guerre au capital, et qu’en outre cela renforçait l’Etat à cause des taxes qu’il prélevait sur la bibine. Et ils pensaient que l’Etat avait faciliter l’alcool pour que les soldats aillent plus facilement se faire trouer la paillasse au moment de la Première Guerre mondiale dans les tranchées. Evidemment, on sait aussi que le bistrot est un lieu de convivialité où on parle de tout et de rien, où on peut se disputer, jouer aux cartes, aux dés, écouter les conneries de nos semblables. Edouard Philippe veut recréer les bistrots principalement dans les villages et les zones désertées. On voit facilement les louches intentions : le bistrot sera le service public multifonctions : il tiendra lieu de bureau de poste, de perception pour l’impôt[4], de marchand de pain, et autres fantaisies, comme l’achat de billets de train. Vous me direz que j’ai mauvais esprit, c’est vrai, dès que les clowns du gouvernement proposent quelque chose, je flaire l’entourloupe. Il y aurait eu 500 000 bistrots en 1900, 200 000 en 1960 et seulement 34 000 aujourd’hui. Autrement dit au fur et à mesure que la marchandise progresse, que le confort des logements augmente et que la télévision colonise les âmes, on va de moins en moins au bistrot. Ajouté à cela que les campagnes virulentes contre l’alcool, l’hygiénisme à la Céline si vous voulez, ont relégué au rang de pratiques honteuses ou ringardes la fréquentation des bistrots. Cette tendance inexorable à la disparition de cette activité est le résultat d’une transformation en profondeur de la société. On ne peut pas picoler et avoir un ventre plat, une silhouette d’athlète !  

Photo Robert Doisneau 

Les poètes – je ne trouve pas d’autre mot pour eux – qui ont célébrés le bistrot sont assez nombreux, mais le dessus du panier, c’est Robert Giraud et Jacques Yonnet. Troquets de Paris est un recueil de chroniques que ce dernier faisait paraître dans L’Auvergnat de Paris, un journal hebdomadaire qui existe encore d’ailleurs, et en même temps qu’il donnait des nouvelles du pays auvergnat, racontait la vie des bistroquets et des bougnats. C’est une profession qui avait tellement été envahie par les Auvergnats, que ceux qui ne l’étaient pas, le devenaient ! Chanson pour l’Auvergnat de Brassens est forcément un hommage à cette profession ! Bistrot viendrait du russe, et aurait été importé à Paris par les soldats de Napoléon revenus entiers de la retraite de Russie. Et puis il y a mastroquet qui viendrait du flamant et ce mot aurait donné troquet, on trouve aussi le mot bistroquet qui est une association des deux. Mais ce qui différencie le bistrot ou le troquet du café, c’est une différence de classe. Le premier est populaire, le second est plus pincé. Ce qui plait à Jacques Yonnet ce sont donc les derniers. De son temps d’ailleurs il y avait de nombreux bistrots de la Maube où le choix était binaire : un verre de rouge ou un verre de blanc. Yonnet joignait l’utile à l’agréable, avec un penchant pour le Beaujolais, puisqu’il était payé pour rédiger sa chronique, et qu’en plus on lui offrait le coup à boire. Il se rendait dans les bistrots à commenter avec son épouse ! Mais ne confondons pas un canon avec un pot de vin. Yonnet n’était pas un homme politique. 

 

Ces chroniques ont deux dimensions : d’une part rendre hommage à la profession de bistrotier qu’il affectionne, et d’autre part raconter des histoires. De la première tâche il s’en tire sans flagornerie et avec chaleur. De la seconde, il va raconter le vieux Paris, mais à travers ses légendes. Celles-ci tiennent de l’histoire aussi bien que de la fable, et le plus souvent tirent vers le fantastique et l’insolite. C’est cette veine qu’il mettra en forme dans son indispensable Enchantements sur Paris, cet ouvrage publié en 1954 chez Denoël a fait l’objet de très nombreuses éditions, dont certaines illustrées de photos de Robert Doisneau. On le trouve parfois sous le titre de Rue des maléfices, mais sans les illustrations. Evidemment les éditeurs ont fait un tri et ne présentent ici qu’une sélection des chroniques de Jacques Yonnet. Ces chroniques sont toujours drôles et semblent sortir d’une tradition orale, d’une conversation de bistrot. Curieusement Yonnet ne semble pas se rendre compte du désastre que va entraîner la fin des Halles et leur transfert vers Rungis. Ou plutôt, il est confiant, il pense que les bistrots sont tellement indispensables à la vie sociale que d’une manière ou d’une autre ils renaitront encore. Malheureusement pour nous, il s’est lourdement trompé. La destruction des Halles n’a pas été une simple modernisation d’un lieu, cela a été un arrachement du cœur même de Paris. 

 

« Tous les moyens, tous, sont à employer pour persuader le législateur de l’importance primordiale du rôle pacificateur, de la « mission d’équilibre », dévolus au café familier. Auprès de chez soi, là où on est en confiance. On s’y est lié d’amitié avec des gens que l’on n’aurait jamais, jamais connus ailleurs. On y « prend le vent », on y commente les nouvelles, on y hasarde des opinions différentes de celles de votre interlocuteur. En prenant bien garde de ne pas le froisser » […] « Ce qui nous menace à plus ou moins brève échéance n’est pas la disparition totale (parfaitement inconcevable) de nos bistrots. Mais la « reconversion » systématique de ces établissements (à commencer par les plus modestes, à mon sens les plus précieux) vers une sorte de formule hybride, d’importation anglosaxonne, qui tendrait à proposer aux gens de passage : d’une part des liquides « neutres » (pouah !) des heures « décentes » (pouah ! pouah !), et une atmosphère, mettons de … « paternalisme » …

Le bistrot, le troquet, ce n’est pas un lieu de consommation d’une boisson, fusse-t-elle fermentée, mais un mode de vie, une raison d’être et d’espérer, une philosophie. Yonnet nous explique d’ailleurs comment on peut se faire des relations de bistrot, en y allant doucement dans un premier temps, payant le coup s’il le faut, serrer les mains autour de soi.  

Photo Robert Doisneau 

Mais les chroniques de Yonnet ne sentent pas le renfermé, il nous parle aussi de ce qui se passe dehors. Le marché de la Mouffe c’était quelque chose, jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Avec transcription fidèle à l’esprit et à langue :

« … matez moi ces tomates, ces fayots presque bleus, hein, croyez-vous que ça chante, biglez cet artichaud perdu dans les morilles ‘ voici des « en-bourgeois » : gare, gare au gorille – ici voilà du cèpe et la du cornichon (c’est la petite vendeuse qui vous intéresse, ou vous cherchez l’assonance ?), combien votre oignon madame ? il est bien sympathique. Te fatigue pas mon p’tit père, ici c’est ma pomme que j’propose la botte, et c es navets, c’est-y du frais ?, du haut de ces pyramides mes choux-fleurs te contemplent, et mes poireaux, presque pas d’ perte, la barbe blanche et la queue verte, on t’en souhaite autant, oui, c’est bien c’que tu penses, va te fâche pas y’a pas d’offense, des crosnes du Japon, provenance directe, non mais keski, qu’est-ce que tu crois ? Nagasaki, ça gaze à quoi ? Na tagange à rien. Comment ça s’épluche ? Passez-le à l’émeri, ça te débouchera le caberlot… »

Rien qu’un passage comme ça fait comprendre que Paris n’existe plus, ou alors avec quelques enclavés – les derniers des Mohicans – qui n’ont pas trouvé la porte de sortie et qui se sont retrouvés coincés dans leurs souvenirs. Mais ça rallume la nostalgie et fait comprendre que le progrès se paye très cher. Louis Chevalier appellera ça L’assassinat de Paris[5]. D’autres disent le Pompidolisme, ou encore la colonisation des consciences par la marchandise. 

Dans la manière de Yonnet de déambuler de bistrot en troquet, il y a une quête singulière du passé, une façon de faire corps avec l’histoire. On y croisera quelques personnages célèbres, et Villon bien entendu, mais aussi des figures de l’ancien temps qui sont réhabiliter comme faisant corps avec la ville. Yonnet y cherche en collectionneur des histoires fantastiques, merveilleuses et étonnantes qu’il teste dans les bistrots sur un public qui lui est acquis, puis qu’il couche sur le papier pour L’Auvergnat de Paris. Il semble qu’il avait le projet d’un grand livre sur le fantastique dans la vieille cité, mais il n’a pas eu, hélas, le temps de le mener à terme. Quand on flâne du côté du Châtelet ou de la rue Saint-Jacques, on marche dans les pas de toutes ces générations qui ont fait la ville. On ressentait cela jusque dans le milieu des années soixante-dix. Mais en transformant la ville pour qu’elle soit acceptable pour les touristes, c’est bien terminé. Il y a d’ailleurs un long passage où Yonnet nous dit tout le mal qu’on doit penser de cette engeance. Et encore, de son temps, cet envahissement était léger, que dirait-il aujourd’hui ? 

 

Jacques Yonnet avait fait les beaux-arts, et donc il avait un goût très marqué pour le dessin. L’édition des chroniques pour L’Auvergnat de Paris a judicieusement récupéré quelques dessins de Yonnet pour illustrer son ouvrage. L’idée de publier ce recueil avec une encre lie de vin est intéressant, quoiqu’elle nuise un peu à la lecture de ceux qui ont une mauvaise vue ! Mais ne chipotons pas, c’est un bien bel hommage rendu à Yonnet.il le mérite, et ceux qui le lisent aussi ! 

Vrai résistant, il jouait à saute-frontière entre la France et l’Angleterre, il faisait aussi des faux papiers pour ceux qui luttaient contre les nazis, il était de ces anarchistes qui n’appréciaient pas beaucoup Céline. Il est vrai qu’il risqua plusieurs fois sa peau, et que d’une certaine manière, il se voulait très français, cultivant ce qu’il pensait être une spécificité historique et culturelle. Marqué comme beaucoup par cette période, cela se traduisit dans certain de ses écrits. Il était très copain avec Marcel E. Grancher, vrai résistant, mais antigaulliste, et mentor de Frédéric Dard. Il avait aussi écrit un article Petiot soldat du Reich en 1944 dans le journal Résistance, ce qui amena une enquête sur le tueur en série et donc son arrestation. 

 

 

mercredi 23 septembre 2020

Jacques Yonnet, Enchantements sur Paris, Denoël, 1954

  

On pourrait dire que cet ouvrage fait partie d’une trilogie parue chez Denoël, avec Le vin des rues de Robert Giraud (1955) et Paris insolite de Jean-Paul Clébert (1952). Ces trois auteurs ont beaucoup en commun, d’abord l’amour des bistrots et du petit peuple de Paris qu’ils préfèrent fréquenter aux écrivains plus bourgeois. Ensuite ils ont tous les trois fait la Résistance, risquant leur peau. Et puis ils sont à la recherche d’un vieux Paris encore branché sur ses racines moyenâgeuses. Ces trois livres se sont très bien vendus, et ils ont connu de nombreuses éditions, souvent illustrés par des photos de Doisneau par exemple. Ils sont traduits dans le monde entier et toujours disponibles avec régularité. En vérité ces auteurs sont des déçus de la Libération, déçus, déçus parce qu’ils étaient plutôt engagés du côté de la révolution, et aussi parce qu’ils constatent que le Paris qu’ils aiment et dont les racines plongent dans le lointain, est en train d’être assassiné – c’est le mot d’assassinat qu’emploiera Louis Chevalier à propos de l’achèvement de cette tendance avec la destruction des Halles[1]. Au début des années cinquante, Guy Debord signera un petit article dans Potlatch, le bulletin de l’Internationale lettriste, « On détruit la rue Sauvage ». Déjà détruire une rue qui s’appelle la rue Sauvage est une insulte en soi, même et peut-être surtout si le prétexte est que cette rue est faite d’immeubles insalubres[2]. Nos trois auteurs n’aiment pas le béton, les alignements et y préfèrent les rues tordues qui forcément ouvre la porte des mystères. Mais si leurs livres ont eu autant de succès, ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient bien écrits, c’est aussi parce qu’ils parlent de ce qui n’est plus, mais dont on a pu voir encore quelques vestiges jusque vers la fin des années soixante. Le Paris d’aujourd’hui est en rupture d’avec le Paris de Villon qui est la référence de Yonnet, d’autant plus qu’il est un citoyen de la Contrescarpe, de la Mouffe et de la Maube ! C’est donc de mélancolie dont il s’agira encore une fois. La façon dont Yonnet et Giraud ont présenté ce quartier explique aussi pourquoi Debord déménagera avec ses amis de Saint-Germain des Prés vers la Montagne Sainte-Geneviève, de chez Moineau rue du Four au Tonneau d’or.

De ces trois auteurs, seul Yonnet est un authentique parisien, les deux autres sont venus à Paris et l’ont explorée d’une manière fascinée. Yonnet va donc se présenter comme un parisien, un vrai de vrai. Il est né à Paris, son père aussi, il y a fait ses études de droit, et il a contribué grâce à la connaissance profonde de sa ville à foutre les Allemands à la porte de la ville et du pays. Le simple fait qu’il soit né à Paris le distingue dans ce qu’il fait de la ville qu’il explore dans tous les sens. Il va développer une connaissance archéologique, remontant très loin dans le passé, se l’appropriant, le portant avec lui comme un trophée. Il est la mémoire de la ville et quand il critique la modernisation de celle-ci, c’est parce qu’il y voit un arrachement, mais aussi une augmentation de la police sur la vie sociale. Yonnet, sans trop insister, marquera une distance constante d’avec la police. Et c’est bien à une ode à la liberté qu’il se livre en parlant de son Paris de légendes. 

Rue Mouffetard dans les années cinquante, sur cette photo on peut apercevoir Robert Giraud, le pote de Yonnet, encravaté, et au premier plan Léon la Lune 

L’ouvrage est construit sur une période de temps qui relate indirectement la vie de Yonnet des années trente aux débuts des années cinquante, avec une centralité des années noires de l’Occupation, comme si celles-ci lui avaient révélé le caractère vivant de la ville. A la différence de Giraud et de Clébert, s’il parle des habitants de la ville, il présente cette-ci comme les fabriquant. La ville est un personnage qui existe au-delà de la succession des générations. C’est ça que recherche Yonnet, montrer à travers les différentes couches du passé, qu’elle persiste dans son projet. C’est ainsi que les actes d’aujourd’hui sont expliqués non seulement par le passé, mais par les lieux eux-mêmes qui ont sédimenté ce passé. Au-delà des rencontres avec des individus, ce sont des rencontres avec l’esprit des lieux dont il s’agit, et parfois ça va chercher très loin. Il y a des courants souterrains dans la ville, par exemple la Bièvre, rivière mythique qui se jette dans la Seine, mais qui a été recouverte au fil du temps, avec bien entendu un souci d’hygiène. Curieusement aujourd’hui on parle de plus en plus souvent de la déterrer ! ce qui donnerait à certains quartiers de la ville des airs de petite Venise. Mais ce qui intéressait Yonnet dans ce quartier, c’était les maisons, les masures, les ruines dans lesquelles on pouvait retrouver des objets particulièrement « chargés ». On n’est pas très loin de la sorcellerie. Ça donne évidemment à la prose de Yonnet une forme brumeuse et poétique. Notez que Yonnet, contrairement à Giraud n’utilise que très peu de vocabulaire argotique, bien qu’il montre ici et là qu’il le maitrise parfaitement. Mais il sait déjà que dans les années cinquante on l’a récupéré pour en faire une pièce de musée. 

La Bièvre rue des Gobelins vers 1900 

Ce livre est d’abord une dérive dans un périmètre singulier, celui qu’on a dit plus haut, mais avec des incursions vers les Halles et le Marais. Ce quartier est en effet chargé de mystère et d’un passé décomposé. Un des plus vieux quartiers de Paris qui fut dans un temps lointain le refuge des plus riches qui y faisaient construire des hôtels particuliers d’envergure, mais où les maisons de pauvres et les chaumières délabrées étaient légion. Ce mélange étonnant a produit une sorte de labyrinthe rêveur et dangereux. En passant de la Montagne Sainte-Geneviève au Marais, Yonnet traverse une faible distance en kilomètres, mais une énorme distance en ambiance névrotique. Rappelons que c’est André Malraux qui lança la malheureuse réhabilitation du Marais au début des années soixante, réhabilitation qui devait en faire un quartier de bobos friqués et vide d’intérêt comme de détermination. Les bistrots qui apparaissent souvent comme hostiles aux passants égarés sont autant d’étapes de cette dérive. Quand Yonnet passe de la Maube au Marais, c’est comme s’il traversait une frontière invisible. 

La rue de Moussy dans les années 40 

Cet ouvrage est unique en son genre en ce sens qu’il mêle la réalité documentaire de cette dérive, à une rêverie mélancolique qui le porte à inviter le rêve et une réalité aléatoire dans un récit structuré autour d’une chronologie relâchée. Mais il y a un fil conducteur décisif, c’est l’histoire du truand Danse-Toujours qui sera guillotiné pour avoir assassiner un Corse encombrant. Ce truand qui se prit d’amitié pour Yonnet, était aussi capable de réciter Villon dans le texte. En découpant des arrondissements de Paris dans un plan de la ville, et en les reliant entre eux avec des morceaux de ficelle, il traçait un circuit singulier fait des légendes qui ont fait Paris. C’est l’origine de la métagraphie de Guy Debord, The naked city. Danse-Toujours truand à moitié analphabète, mais lecteur enthousiaste de Villon, fait découvrir à Yonnet la ville avec un nouveau regard. Yonnet se met dans la situation d’apprendre de ceux qui n’ont pas d’instruction et de culture, mais qui vivent la ville pleinement : ils vont être peu à peu expulsés. 

Métagraphie de Guy Debord 

Il existe de nombreuses éditions d’Enchantements sur Paris. En 1957 parait une édition augmentée avec des dessins de Yonnet et des photos de Doisneau. Mais Yonnet n’aimait pas le titre, quoique moi je le trouve tout à fait valable, il lui préférait Rue des maléfices. C’est sous ce titre qu’il sera republié chez Payot, puis ensuite chez Phébus en 1987 avec ce sous-titre, chronique secrète d’une ville.  C’est cette édition qui nous semble la plus intéressante, tant du point de vue des illustrations que parce qu’elle contient des additifs, notamment un 17ème chapitre qui n’existait pas dans les éditions des années cinquante. Notez qu’un certain nombre des histoires que Yonnet développe ici seront reprises dans ses chroniques de L’Auvergnat de Paris. 

Robert Giraud et Léon la Lune au Vieux Chêne, un des plus vieux bistrots de Paris, et point d’ancrage de Yonnet

La tonalité générale de l’ouvrage est nuiteuse, c’est la tonalité de l’Occupation, avec les bruits de bottes. C’est comme si cette épreuve douloureuse avait permis la révélation des « pierres qui parlent ». Au cœur de la nuit surgit la lumière, mais cette lumière est noire et maléfique. La ville protège ceux qui l’aiment vraiment. Yonnet la regarde comme en épluchant délicatement un oignon, défaisant les couches successives pour atteindre son cœur, et bien sûr on fait cela la larme à l’œil. Il y a des morceaux mal ajustés, comme cette rue de Bièvre, des immeubles qui tombent en ruine et que rien ne peut sauver, mais au milieu de ces ruines, il y a des trésors de souvenirs. Le présent colle au passé et ne peut se comprendre sans lui. 

La Contrescarpe 

Extraits : 

« Ce n'est pas pour rien qu'il existe tant de bistrots dans Paris, affirmait Danse-Toujours. Ce n'est pas tellement pour boire que tant de gens y sont tout le temps fourrés. C'est pour se rencontrer, se réunir, se rassembler – se rassurer. Oui, se rassurer : les gens s'emmerdent tout le temps, et ils ont la trouille, la trouille de la solitude et de l'ennui. Et puis ils portent tous dans leur au-dedans leur bonne petite trouille-maison : la peur de la mort, tous aussi jem'enfoutistes qu'ils aient l'air. Pour ne pas y penser ils feraient n'importe quoi. N'oublie pas que c'est avec cette trouille-là qu'on a bâti tous les temples et toutes les églises. Alors, dans des villes comme celle-ci où quarante races se mélangent, tout le monde découvre toujours quelque chose à se dire. Mais voilà ce qu'il faut que tu saches : quand tu te trouves bien dans un troquet, que tu as décidé d'y revenir souvent, d'y rencontrer tes potes, si tu veux t'y tenir à l'aise et ne pas trouver au mauvais moment des cailloux dans l'engrenage, colle-toi dans un coinsteau, fais ta correspondance, lis, tâche de casser la croûte sur place et observe ce qui se passe pendant une grande journaille. Au moins deux fois dans le jour, et trois fois si ton bouchon est ouvert la nuit, il y a le moment du "temps pour rien". C'est tous les jours à la même heure et à la même minute ; mais ça change suivant les endroits. Les gens parlent, ils se racontent leurs trucs, ils trinquent et, paf ! la seconde de silence, où tout le monde reste immobile, le verre en l'air et les yeux arrêtés. Tout de suite après le boucan remet ça ; mais ta seconde où rien n'arrive, elle peut durer des cinq, des dix minutes. Et pendant ce temps-là, dehors et partout ailleurs, la vie, la vie des autres continue plus vite, beaucoup plus vite, comme une avalanche. Si tu es prévenu et que tu profites de ce moment-là pour ne pas lâcher les pédales et dire ton mot, tu es sûr d'être écouté, et même obéi si c'est nécessaire. »

 



[1] L’assassinat de Paris, Calmann-Lévy, 1977

[2] Potlatch n° 7, 3 août 1954

samedi 19 septembre 2020

Patrick Cloux, Au grand comptoir des Halles, Actes Sud, 2018

  

Cet ouvrage placé sous le patronage de Robert Giraud, de Jacques Yonnet, de Jean-Paul Clébert et de Robert Doisneau, est une sorte de dérive dans Paris, avec comme quartier pivot, les Halles qui n’existent plus. Patrick Cloux nous parle d’un temps où les bistrots existaient encore en grand nombre, non seulement à Paris, mais ailleurs. Le nombre de bistrots en France n’a cessé de baisser au fil des années. Il y a plus d’un siècle (en 1910), on en comptait plus d’un demi-million dans l’Hexagone. 50 ans plus tard, il n’en reste déjà plus que 200 000. En 1970, on en compte moins de 100 000. Si l’on en croit les chiffres récents de l’Insee, la France ne compte plus que 36 176 bistrots pour l’année 2015. C’est très certainement la rançon de ce qu’on appelle le progrès. Donc, dans un premier temps, Cloux va nous raconter le Vieux Paris, les années cinquante-soixante, dérivant entre les Halles et la Maube. A travers le catalogue de cette curieuse librairie, il enfile les auteurs et leurs ouvrages pour tenter de rendre compte d’un Paris qui est mort et enterré. Pour la plupart, l’écriture et le vin sont le compte rendu d’une lente dérive, d’un bistrot à un autre, d’un copain à un autre, mais aussi une attention pour toutes ces cloches et ces marginaux, tous ceux que la vie a laissé de côté, sur le bord de la route du progrès et de l’ambition. Ce qu’il y a de commun à tous ces écrivains c’est qu’ils s’en foutent royalement de faire carrière, ils écrivent pour leur bon plaisir et celui des amis. A part Jean-Paul Clébert, et encore, les autres ne seront jamais des vrais professionnels de l’écriture. Catalogue donc, mais pour la bonne cause, et surtout pour ceux qui ne connaissent pas cette littérature si particulière. Cloux a de bonnes références, c’est certain. On va donc aller, par une série de glissement successifs, de la Libération à aujourd’hui. Et en même temps on verra comment se ferment et son combattus les espaces de la marge.

Ce n’est pas à coups de trique que cela se fait, mais à coups de rénovations incessantes, de gentrification. Quand Yonnet, Giraud et quelques autres fréquentaient la Maube, c’était peut-être central, mais pas du tout bien fréquenté au sens que l’on peut donner à ce mot aujourd’hui. Il y avait tout un milieu de petites gens, les biffins, les saoulots, des truands aussi c’est ce qui plaisait à Guy Debord qui se réfugia un temps rue Montagne Sainte-Geneviève, avant que de rejoindre les Halles. Ce quartier est aujourd’hui très cher et cossu. En quelque sorte on en a chassé le peuple de Paris. C’est une histoire de grand remplacement si on veut.

Les Halles c’était le ventre de Paris comme disait Zola. Que des commerces de bouche, du gros et du demi-gros, mais aussi du détail. C’était pour le coup très coloré, dans tous les sens du terme. Tout autour se greffaient des activités plus ou moins licites, des bistrots dans les rues adjacentes, des restaurants où on pouvait souper après le spectacle, des putes et des marlous, des trafiquants de tout et de rien. C’était non-stop, de jour comme de nuit. C’est de cette poésie que les écrivains que nous avons cités vivaient, non pas que leurs ouvrages leur rapportaient beaucoup de thunes, mais plutôt parce que cette poésie vivante avait trouvé son support dans cette activité toujours plus dense. Il y avait quelque chose de fascinant dans cet étalage d’une débauche de fromages, d’œufs, de viande, de légumes et de fruits. Dans Voici le temps des assassins de Julien Duvivier, film que Cloux cite fort justement, on peut y voir Jean Gabin, patron d’un restaurant réputé, faire ses courses sur le pas de sa porte ou quasiment. Ça grouille énormément. Frédéric dard sous le nom de San-Antonio, écrira La tombola des voyou, une aventure de son commissaire située dans ce quartier. Il en restituera excellemment l’ambiance. Sortant de la guerre et des restrictions féroces de l’Occupation, l’heure était à la bouffe, tout pour la gueule. Ça ne va pas durer. 

 

Et puis le temps passa, et on commença à se préoccuper de plus en plus de son corps de son hygiène, l’alcool fut banni et on décida de cacher les Halles. C’est Michel Debré qui en 1960 décida de la destruction des Halles et de leur déménagement vers Rungis, déménagement qui fut longtemps repoussé jusqu’au début de l’année 1969[1]. Cette deuxième phase, présentée comme une rationalisation de l’espace urbain, se justifiait soi-disant par la nécessité d’avoir aussi un lieu plus vaste et plus facile d’accès pour les commerçants. Du même coup qu’on détruisit les pavillons Baltard, on allait livrer l’espace ainsi libéré à la spéculation immobilière – une passion parisienne tout de même – et au remplacement des commerces de bouche par des boutiques de fringues et autres inutilités. En même temps on coupait les Parisiens de leurs approvisionnements alimentaires. Cloux fait remarquer que la décision de remplacer les Halles par un MIN – Marché d’Intérêt National – date du moment où les grandes surfaces ont commencé à proliférer. Ce fut un immense malheur, on parla de L’assassinat de Paris[2]. Certes on avait auparavant détruit une première fois cette ville avec les travaux du Baron Haussmann, mais là c’était à la totalité de la mémoire qu’on s’attaquait. L’ignominie fut complétée par la construction du Musée Beaubourg qui n’est pas très loin des Halles, qu’on appelle plus communément le Centre Pompidou pour qu’on se souvienne que le responsable premier de cette destruction était bien le successeur de de Gaulle. Dans les deux cas la laideur fut au rendez-vous. Certes on peut toujours arguer que les villes doivent évoluer avec leur temps. Mais quand ce temps est celui de la marchandise, est-ce bien utile ? En même temps qu’on célébrait les noces de l’argent sur cette destruction, on chassait les Parisiens de leur ville. On les renvoyait vers la périphérie, toujours plus lointaine au fur et à mesure que le prix de l’immobilier augmentait et qu’on construisait aussi des lignes de transport, métro et RER pour les évacuer. On trouvera d’ailleurs un accélérateur à ce processus ; l’abolition progressive de la loi de 1948. Cette loi de 1948 avait été votée à la Libération pour protéger les plus pauvres de la spéculation immobilière, et donc avec son abolition, il s’agissait de permettre à la fois d’augmenter les loyers, faire grimper vertigineusement le prix des biens immobiliers et se débarrasser des pauvres. Cette loi de 1948 avait comme effet de maintenir les quartiers de Paris en vie, de les protéger en stabilisant leur population. Ce qui entravait la course au profit par les moyens de la spéculation immobilière. Cette abolition est d’ailleurs à l’origine des APL car si en abolissant cette loi, on savait que les loyers allaient augmenter, on prétendit – Valéry Giscard d’Estaing – compenser cette augmentation par des aides. Mais le remède fut plus terrible que le mal puisque ces APL permirent aux propriétaires d’augmenter encore les loyers et d’exclure encore plus les plus pauvres des centres-villes. Ce qui était le but. Cette « gentrification » était en fait une manière de détourner les hausses de la productivité du travail vers les propriétaires oisifs et rentiers, creusant du même coup les inégalités. On remarque qu’en France ce travail fut très violent, comme en Angleterre et qu’il fut pour partie mené par un lobby de l’immobilier très puissant qui travailla à modifier les lois à son profit – destruction de la loi de 1948, prêts à taux bonifiés pour les entrepreneurs de la construction – notamment en finançant les campagnes électorales des politiciens de droite, gaullistes et giscardiens ensuite[3].

Certes ces intentions n’étaient que rarement avouées – Jean-Claude Gaudin n’aura pas ce genre de scrupules et avouera qu’il veut bien remplacer les vieux marseillais pauvres par des Parisiens transplantés, mais plus riches – cependant, c’est bien ce qui se passa. La déportation se fit en masse, et à coups de bulldozers. C’était la même technique que celle des Allemands à Marseille qui, en 1943, détruisirent la vieille ville et déportèrent ses habitants en masse aussi[4] . Les Boches avaient avancé sous la pression discrète de certains notables de la ville, que cette destruction et cette déportation étaient nécessaires pour des raisons d’hygiène et de sécurité. C’est toujours la même rengaine de la purification de la ville. Sur le très long terme et pour des raisons compliquées, le projet de Gaudin échouera : le centre-ville de Marseille a du coup été complétement délaissé, abandonné, et cet abandon fut très visible dans l’effondrement bien réel de deux immeubles de la rue d’Aubagne qui entraîna la mort de huit personnes[5]. Si cette entreprise a échoué, c’est surtout parce que Marseille est une ville très pauvre, en déclin depuis des décennies, sans classe moyenne supérieure ascendante. Paris a au contraire saisit l’opportunité de faire étalage de sa richesse en donnant son cœur de ville aux plus riches. Mais ce transfert historique a pu se faire parce que la ville attirait toute la richesse d’un grand Etat très centralisé. 

Les vieilles Halles du temps où Paris était encore Paris 

Quand on regarde l’histoire des Halles à travers le regard de Patrick Cloux, il y a bien un cheminement, mais d’abord vers la laideur. Déjà en détruisant les pavillons Baltard, on tuait la mémoire des lieux. Peu à peu les commerces de bouche, et les artisans, ont été remplacés par des bureaux et des commerces de fringues et autres marchandises modernes. Si dans le quartier on ne risque plus de trouver des marchands de vin et des bougnats, on peut y voir tout de même des salles de sport où transpirent des jeunes cadres dynamiques ! Ce désastre a eu lieu dans toutes villes, moyennes ou grande, c’est le produit du sale travail des aménageurs urbains qui effacent toutes les différences et les spécificités des lieux derrière des normes architecturales qui ressemblent à une police des esprits et des comportements. Mais c’est un marché très juteux. Cloux est relativement tendre avec l’ignoble Pompidou, sans doute parce qu’il était auvergnat ! Mais les saloperies de cet homme politique ne se comptent plus. Rappelons-nous que c’est lui qui en 1967 lancera le démantèlement de la Sécurité Sociale. Il y eut à ce moment-là des manifestations énormes qui préfiguraient en fait ce que sera Mai 68. Pour notre sujet, plus précisément, non seulement il a fait Beaubourg, mais en plus il a détruit les Halles au nom de la modernité. Détruire ces deux quartiers, c’était tuer Paris. Ce crime contre l’Humanité fait que cette ville n’est plus aujourd’hui qu’une marchandise pour les touristes qui viennent s’esbaudir devant les cendres de Notre-Dame de Paris, le Louvre ou Beaubourg. Ce crime demandait des complicités nombreuses pour se commettre. D’abord évidemment les architectes qui avaient flairé qu’une telle transformation rapporterait beaucoup d’argent. Plus récemment, on a construit au-dessus du Forum des Halles une Canopée ! Comme si le caractère lugubre des lieux ne suffisait pas ! Mais cette Canopée – rien que le nom me donne le mal du macaque – a coûté aussi 1 milliard d’euros ! Une paille ! Et forcément comme toujours en ce qui concerne la « rénovation urbaine », les pots de vin sont proportionnels aux sommes en jeu. Cet aspect malheureux n’est pas soulevé par Cloux, il regrette bien sûr la disparition des Halles, mais il se refuse à faire le rapprochement avec la canaillerie des élus. C’est pourtant le moteur, Zola l’avait déjà remarqué dans L’argent (1891). En somme ce qu’on peut reprocher à Cloux, c’est de ne pas faire de politique. Or en matière de rénovation urbaine et de poursuite de la modernité, on ne peut faire qu’une lecture politique, voire même révolutionnaire. Beaucoup avait compris d’ailleurs qu’en déménageant Les Halles à Rungis, c’était bien plus qu’un changement d’époque dont il s’agissait. On basculait vers une restriction totale de la liberté. Car aux Halles on pouvait toujours y trouver des petits boulots qui dépannaient l’indigent, le provincial débarqué fraichement sur Paris. 

Les Halles aujourd’hui avec la Canopée 

Au-delà de faire de l’argent, il y a cependant autre chose, le but ultime est de transformer la population en créant pour elle des normes de comportement. Les nouvelles Halles représentent plusieurs caractéristiques remarquables. D’abord, on a enterré les humains qui se livrent au plaisir louche du shopping. Avançant comme des zombies, immobiles sur des escaliers roulants, ils présentent un air hagard qui laisse entendre qu’ils ne sont pas vraiment vivants. C’est pour ça qu’on a fait de ce peuple de consommateurs des sortes de troglodytes qui périodiquement vont habiter les entrailles de la ville. En même temps, si on observe bien, ce peuple pressé reste très discipliné. Il avance comme on lui dit d’avancer. Il va et vient entre des boutiques uniformes et interchangeables, comme s’il cherchait la sortie de ce piège ruineux. Surveillé en permanence par des vigiles, il ne crie pas, ne fume pas, ne manifeste rien, ni même un embryon d’envie ou de désir. C’est une foule très disciplinée qui se rend dans les sous-sols pour prendre le métro ou le RER et revenir dans son logement périphérique, elle n’habite pas Paris, c’est seulement la marchandise qui règne au cœur de la ville. Patrick Cloux à l’inverse nous explique comment le quartier des Halles était véritablement habité. La foule est peut-être dense, mais l’espace est vide d’Humanité. Certes les Halles d’antan n’étaient pas toujours très riantes, et on peut aujourd’hui trouver écœurant le déballage de ces centaines de mètres carrés de barbaque, surtout si on est végétarien, mais au moins, on ne la cachait pas. On pouvait la voir et la toucher, aujourd’hui, la viande arrive chez votre boucher, déjà découpée en morceaux, dans des cartons, parfois sous cellophane. C’est l’hypocrisie de ce temps, on veut bien manger de la viande, mais on ne veut rien savoir des conditions de son abattage, de son dépouillement et des meurtres qui sont commis contre l’espèce animale[6]. Aujourd’hui on ne voit plus rien de ce travail, tout est caché, comme les prisons, on a mis ça en dehors des villes pour laisser croire à une vie sans luttes et sans aspérités. Ce n’est pas qu’à Paris que ce phénomène est apparu, dans toutes les villes on a subi le même acharnement à faire disparaitre les traces d’un labeur manuel, un peu indécent. Autour des Halles se tenaient donc toute une série de boutiques d’artisans, elles n’existent plus beaucoup, ou seulement à l’état d’exemple de ce qui a disparu et restent très chères, réservées aux bourgeois friqués. Mais dans les Trente Glorieuses, on réparait, il y avait encore des cordonniers, des réparateurs de porcelaine et de parapluies, des menuisiers. Au rez-de-chaussée de l’immeuble où j’habitais, il y avait un menuisier, et personne ne se plaignait de ce qu’il fasse du bruit à taper avec son marteau, ou à scier de la planche. C’était les bruits du labeur.  

Le pavillon de la viande aux Halles vers 1948-1949 

Un des éléments importants sur lequel insiste Cloux, c’est le chant et la musique. Musique sans le secours de l’électricité. Dans ces années-là, on pouvait entendre de l’accordéon, ou même la grande Fréhel pousser la goualante dans un bistrot pour un verre de vin et quatre sous, les pieds dans ses charentaises. Aujourd’hui aux Halles justement, depuis qu’on a fait la Canopée, il y a une salle – subventionnée, ça va sans dire – qui donne à entendre du rap, cette connerie sans parole et sans musique. Les plus vieux se souviendront du bruit des villes, les ouvriers qui chantaient en travaillant, les cours de récréation qui résonnaient de loin en loin, des chanteurs des rues qui ensuite vendaient les paroles des chansons sur de grandes feuilles, jaunes ou roses, vertes parfois, afin que tout le monde puisse suivre. Les écrivains qu’évoque Cloux sont toujours d’abord des conteurs, dont la logique s’inscrit dans les bistrots et les quartiers aux identités si marquées. Cloux d’ailleurs parlera d’« identitaires » pour expliquer ce comportement singulier, comme si l’oralité comptait plus que l’écrit.  

 

J’ai parlé tout à l’heure de catalogue pour qualifier l’ouvrage de Cloux, ce n’est pas du tout une manière de dévaloriser son travail, bien au contraire. Dans la forme, et bien qu’il suive une sorte de chronologie, c’est volontairement une grande dispersion. On peut circuler entre tous les auteurs qu’il cite, la plupart de ces ouvrages non seulement sont excellents et poétiques – comme moi Cloux souligne la très grande importance de Jacques Yonnet – mais ce sont des classiques ou des livres d’histoire, comme on veut, qui non seulement parlent d’une ville qui est maintenant morte, probablement à jamais, mais aussi d’une langue, car en tuant Paris, c’est-à-dire en mettant à la porte son petit peuple, comme jadis on en chassait périodiquement les Juifs[7], c’est aussi un grand pan de la langue française qui disparaît. 

P.S.

En faisant des recherches sur ce thème, je tombe sur le livre de Françoise Fromonot[8] qui raconte comment les Halles sont un objet de spéculation constant. On y fait de l’argent en grande quantité, notamment dans les dépassements permanents des différents chantiers de rénovation. La Ville de Paris a également bradé le Forum des Halles à Unibail-Rodamco-Westfield, soit 100 000 m2 pour 1420 € le m2 ! Connaissant le prix du foncier commercial dans le quartier, on comprend que la canaillerie porte sur au minimum 1 milliard d’euros. Une telle canaillerie ne peut exister sans une cascade de pots de vin. On voit à quoi sert l’idée de rénovation permanente des centres-villes. L’idée de préserver le patrimoine – dont on nous rabat les oreilles – ou de garder une continuité historique, ça passe bien loin derrière la spéculation immobilière qui est le fer de lance de l’enlaidissement permanent par les urbanistes des villes.



[1] Jean-Louis ROBERT et Myriam TSIKOUNAS (dir.), Les Halles : Images d’un quartier, Éditions de la Sorbonne, 2004.

[2]  Louis Chevalier, L’assassinat de Paris, Calmann-Lévy, 1977

[3] Voir sur ce thème le film de Claude Sautet, Mado, 1976.

[4] Gérard Guichetau, Marseille 1943, la fin du Vieux Port, Daniel Cie, 1973.

[6] Georges Franju avait tourné sur ce thème un documentaire qui fit date, Le sang des bêtes, 1949

[7] Chronique métrique de Godefroy de Paris, suivie de la taille de Paris, en 1313, publiées pour la première fois, d'après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, par J.-A. Buchon, Paris, Verdière (Collection des chroniques nationales françaises, 9), 1827

[8] Françoise Fromonot, La comédie des Halles – intrigues et mise en scène, La fabrique, 2019

mardi 15 septembre 2020

Le rôle de l’enfant dans la propagande politique

 

Pour bien comprendre ce qui va suivre, il ne s’agit pas ici de juger si une cause politique est juste ou non, mais des moyens qu’on utilise pour faire avancer ses pions. J’avais commencé à écrire cet article avant les manifestations pour George Floyd et pour Amada Traoré. Et donc il se trouve que mes thèses sur la manipulation des images d’enfants est maintenant renforcé par une manipulation directe des enfants eux-mêmes. C’est la différence d’avec ce qui se passe dans le Tiers Monde. Dans les pays du Tiers Monde la propagande qui utilise les enfants vise d’abord à faire pleurer les occidentaux sur leur sort. Avec ce qui se passe aux Etats-Unis ou en France, on désigne maintenant le terrain de la lutte comme étant à l’intérieur de nos frontières, et donc l’image de l’enfant va être utilisée un peu différemment. C’est toujours le thème de la culpabilité de l’homme blanc qui va dominer, mais cette fois en lui enjoignant non plus d’aider l’homme de couleur dans son combat contre le pouvoir blanc-patriarcal (comme si le black power ou les musulmans ne connaissaient pas le patriarcat !), mais de se soumettre au pouvoir de l’homme de couleur pour expier les fautes de nos ancêtres ! Seuls les enfants qui sont encore innocents peuvent racheter ces fautes. Il s’agit d’un double dressage : d’une part culpabiliser encore un peu plus l’homme blanc, et d’autre part éduquer les enfants eux-mêmes à ces nouvelles allégeances. On a maintenant franchi un pallier dans ce genre de cirque. Non seulement la niaiserie des messages affichés se substitue à l’analyse, mais on nous prend ouvertement pour des enfants, en faisant comme si on ne serait pas capable de saisir une analyse plus fine. 

 

Comme on le voit, c’est l’appel à l’émotion qui prime. Notez que ces enfants, des petites filles – elle sont plus souvent préférés aux petits garçons, sont présentées sans leurs parents. Comme si la société les avait abandonnées, et donc comme si elles avaient trouvé elles-mêmes le chemin de la conscience politique qui leur permet d’affirmer quelque chose de fort. C’est la logique du bouclier humain, les enfants passent devant pour porter la parole de leurs parents. Les questions sont nombreuses, certes les petites filles ont le droit de penser, mais à l’évidence, elles portent d’abord le message de leurs parents. C’est le premier niveau de la manipulation. Le second niveau c’est d’en appeler à la pitié pour asseoir son pouvoir. Comment cela ? N’aurez vous aucune pitié pour ces enfants ? Etes-vous encore un peu humains ? On voit donc que de ne pas accepter cette propagande conduit forcément à discuter de la cause et à remettre en question une analyse sommaire de celle-ci. Par exemple en ce qui concerne Amada Traoré ou George Floyd, de quoi s’agit-il ? Uniquement de racisme, de brutalité policière fascisant ou de luttes des classes ? L’émotion causée par les panneaux tenus par les enfants nous dit : c’est le racisme et le racisme c’est mal. Mais la dernière proposition qui vient est voilée : un homme noir, justement parce qu’il est victime du racisme ne saurait être coupable de quoi que ce soit. La preuve, les enfants innocents nous le disent. Et si Traoré et Floyd ont été effectivement assassinés, ils étaient innocents eux aussi de tout ce qu’on peut leur reprocher, il vient qu’on ne saurait mettre par ailleurs en accusation les comportements déviants de la communauté noire et de ses gangs. 

 

Les enfants sont les véhicules parfaits pour la propagande politique. Ci-dessus l’image représente une enfant dans un camp de migrants sur une île grecque. La photo est construite ainsi, en arrière-plan un étalage de misère, pour bien montrer que nous vivons dans un monde égoïste et donc qu’il nous faut venir en aide à notre prochain. Il ne s’agit pas seulement d’accepter les migrants, mais il s’agit de faire un don de sa personne – et un don d’argent aux ONG qui s’en occupent. Au premier plan, avant de voir la petite fille nous voyons le tee-shirt, écrit en anglais :  on est mondialiste où on ne l’est pas. Cet enfant est notre futur. Ce message est très compliqué à décrypter. D’un côté il nous indique que nous sommes maintenant dépendant des jeunes migrants, nous population vieillissante, et donc qu’il est de notre intérêt d’accueillir ces enfants. La photo passe sous silence évidemment le fait que 90% des migrants sont des hommes adultes parce que cela amoindrirait le message. Si on met des hommes adultes, ça veut dire qu’ils ont abandonné leur famille dans leur pays et que peut-être ils auraient dû y rester et se battre pour le transformer. Mais il y a un autre message caché : « we are the future », c’est ce qui nous attend, la misère pour tout le monde ! C’est bien ce qu’on a fait comprendre aux Grecs en les torturant de toutes les manières, d’abord en leur diminuant les salaires et les retraites, en réduisant leur accès à la santé et à l’école, mais ensuite en leur envoyant des milliers de migrants qui leur pourrissent la vie et détruisent leur paysage et leur environnement. La photo ci-dessous publiée dans l’édition du Monde du 4 mars 2020, entretient la confusion sur ce qui se passe dans les îles. On voit une femme et des petits enfants – la mère qui veille sur sa progéniture c’est bien l’image de la sainteté. Donc on parlera de la peur des migrants, des méchants Grecs d’extrême droite qui empêchent les migrants de débarquer, mais c’est à peine si on expliquera que ces migrants débarquent dans des canots fournis par le gouvernement turc, et de l’enfer que vivent les habitants de ces îles. On voit donc le rôle de l’enfant, susciter l’émotion et masquer finalement une réalité très compliquée. Car qui peut nier que les migrants, chair à canon des Turcs, ne souffrent pas ? Et les enfants sont là pour nous renforcer dans notre culpabilité. 

 

Suite à l’attaque de la Grèce par la Turquie, par migrants interposés, on a vu circuler sur Internet une vidéo montrant des migrants qui juste avant d’aller au-devant des journalistes occidentaux s’efforçaient de faire pleurer leurs enfants, notamment en penchant leurs têtes au-dessus de la fumée afin qu’ils aient les yeux bien rouges[1]. Ce cynisme montre combien ces critères larmoyants ont été intégrés par les peuples venus du Tiers Monde. Ils savent parfaitement que l’effet sera très bon sur les écrans. Plus l’enfant est petit et plus l’effet est fort. Les Turcs, à cheval entre l’Occident et l’Orient, sont les maîtres dans ce genre de fantaisies. 

Migrants tentant de passer la frontière gréco-turque, mars 2020 

On se souvient de la manipulation des images du petit Aylan Kurdi qui avaient ému le monde entier. Tous les journaux l’avaient reprise, mais on a refusé de s’intéresser à la façon dont les Turcs avaient arrangé le corps, lui mettant la tête dans l’eau, prenant des photos sous tous les angles dans le but évident de s’en servir pour leur propagande. Il faut relier cette image dramatique au chantage permanent que les Turcs font à l’Europe pour obtenir des milliards qui leur servent soi-disant à retenir les migrants. C’est un bail renouvelable tous les six mois, avec des demandes d’augmentation de la rançon. Le fait que les Turcs se servent de ces images pour exercer un chantage sur les Européens, montre une dissymétrie dans le traitement de l’enfance : en Occident l’enfant se fait rare, et donc il devient précieux ; en Orient, c’est l’inverse les enfants sont abondants et nombreux, du coup ils sont moins protégés, on en a trop, on en exporte, on est moins sensible à leurs misères. 

La mort du petit Alan Kurdi avait bouleversé le monde, mais les garde-côtes turcs avaient arrangé le corps pour le photographier bien à l’aise 

Remarquez que cette affaire du petit Aylan Kurdi vient d’avoir une issue inattendue. Dans un procès qui s’est tenu en Turquie, 2 Syriens et trois Turcs ont été condamnée pour avoir noyé plusieurs personnes dont le petit Aylan Kurdi. Le tribunal retenant, contrairement aux ONG, que les responsables de ces morts étaient d’abord les passeurs[2]. Ce jugement qui a été rapporté par le New York Times est intervenu dans la première quinzaine de mars 2020, mais les médias qui sont des propagandistes de la mondialisation heureuse n’en ont pas fait état, eux qui avaient milité pour que les frontières de l’Europe soient encore plus largement ouvertes. Il faut faire des acrobaties en France pour le trouver. Mais parler sérieusement de ce jugement, ce serait évidemment reconnaître que les images de la mort d’Aylan Kurdi visaient d’abord à susciter l’émotion pour éviter de se poser des questions sur les responsabilités. 

 

Les pays musulmans et les Palestiniens ont toujours eu tendance à abuser des fausses images pour se victimiser et prendre la place des Juifs dans ce concours macabre de celui qui aurait subi le plus d’outrages. Et donc dans ce sinistre concert, l’enfant est bien entendu un sujet, une image de choix. Récemment on voyait l’image suivante. Elle était diffusée par les pro-palestiniens comme la preuve que les Israéliens – les sionistes – étaient de véritables fumiers matraquant, martyrisant et tuant des petits enfants[3]. Cette image dont on ne connaît pas le contexte réel est bien entendu horrible, seulement elle ne concerne pas Israël. En effet un rapide examen de la photo montre que le militaire en question est un soldat chilien[4]. Pire encore, alors que la supercherie a été dénoncée, les propagandistes pro-palestiniens pris la main dans le sac du mensonge n’ont pas retiré cette image qu’on peut toujours voir sur Facebook avec la mention suivante : « Un soldat israélien sur le dessus et un innocent enfant palestinien sous sa rotule.
Le soldat israélien a étouffé l'enfant à mort alors qu'il suppliait de respirer comme George Floyd l'a fait.
Malheureusement, c'est une pratique normale des soldats israéliens en Palestine. » Les BDS et les autres idiots utiles de la sphère pro-palestiniennes s’abstiennent de relever ces mensonges flagrants. L’important n’est il pas qu’on voit un enfant se faire maltraiter par un militaire ? Il n’est pas israélien mais il aurait pu l’être ! Autant faire un dessin ! Mais un dessin est tout de suite éventé comme mensonger.
 

 

Le dérèglement climatique est du pain bénit pour l’utilisation des enfants dans la propagande. Evidemment le réchauffement climatique et plus généralement l’empoisonnement de l’air, de l’eau et de la terre est une réalité tangible et évidente, conséquence du progrès technique et de la mondialisation, elle est le fait non pas de l’homme, mais d’un système de « développement » qui a mis la nature et ses créatures en esclavage. Greta Thunberg est utilisée par le lobby green washing pour faire avancer les affaires des multinationales qui veulent travailler dans le secteur de la transition écologique, avec subventions de l’Etat à l’appui : développement des éoliennes, des panneaux solaires ou encore des voitures électriques et de la construction. Greta Thunberg est le porte drapeau de ceux qui prétendent que la technique est la solution pour nous guérir des dégâts de la technique. Comment ce qui cause le problème pourrait-il être la solution ? Greta Thunberg est fréquemment photographiée sur fond de drapeau européen. Elle représente deux idées : d’une part sans progrès technique et sans investissement dans la recherche on ne s’en sortira pas, et d’autre part c’est à l’échelle mondiale que la question doit être posée. Si elle plait autant aux milliardaires de Davos et à la bureaucratie européiste, c’est que son discours est inscrit dans la logique d’un progressisme sans fin. Mais il y a également qu’elle culpabilise. Elle met en avant en permanence l’idée que les générations d’avant la sienne ont été égoïstes, et donc ce n’est pas tant le système capitaliste qu’il faut changer, mais plutôt les comportements individuels : ne pas oublier de fermer son robinet d’eau, d’éteindre son ordinateur, ou encore acheter ses produits en vrac. Cette agressivité qui est avancée contre une « génération » dépensière et égoïste convient très bien aux multinationales, elles ne sont pas mises en accusation pour les dégâts qu’elles font : pour les milliardaires de Davos il vaut mieux condamner l’incivilité des consommateurs que les conduites criminelles de Coca Cola, de Nestlé ou de Nutella. Greta Thunberg possède l’immense avantage de faire beaucoup plus jeune que son âge, et de ce fait, elle parait tout à fait innocente pour cause d’autisme, et comme on le sait la vérité sort de la bouche des enfants. 

Les spécialistes du marketing ont très bien compris cela, ils ont donc vendu aux climato-sceptiques qui sont immensément riches la même idée : faire passer leurs idées absurdes par le biais d’une concurrente de l’activiste suédoise, jeune de préférence. La concurrence étant bien l’Alpha et l’Omega du capitalisme. Naomi Seibt est en apparence le contraire de Greta Thunberg, en effet, elle est le porte-parole du lobby climato-sceptique. Elle n’a pas vingt ans, mais elle gagne déjà très bien sa vie en vendant la soupe aigre du lobby climato-sceptique[5]. Elle serait payée officiellement entre 2500 et 3000 euros par mois par le Heartland Insitute, un think tank conservateur. Mais elle est aussi invitée pour faire des conférences un peu partout, ce qui améliore encore ses revenus, par des boutiques comme la CPAC, un autre think tank conservateur très proche de Trump. On l’a également déclarée comme fricotant avec des membres du parti AfD. Naomi Seibt sert à monter en épingle un faux débat entre les climato-sceptiques et les green washing. Et pendant que ces deux idées toutes aussi fausses s’affrontent, on ne parle pas de ce qui est décisif : l’avenir du capitalisme et de l’impasse du green washing. Ces deux jeunes filles ont beaucoup en commun : d’abord d’avoir compris très tôt quel rôle elles jouaient et elles s’en servent pour nous culpabiliser, elles nous annoncent qu’on doit se repentir, soit d’avoir nié le réchauffement climatique comme Thunberg qui invoque les prêtres de l’ordre nouveau, les « scientifiques », soit d’avoir justement cru à cette « hérésie », Seibt. Mais au fond le discours est exactement le même, il nous menace d’excommunication. Greta Thunberg et Naomi Seibt sont tout à fait l’équivalent de Bernadette Soubirous, ou peut-être même de Jeanne d’Arc. Elles représentent la pureté, la virginité, donc une parole de vérité, quoique Greta Thunberg paraisse plus « authentique ». Seibt appuie sa propagande également sur des travaux de « scientifiques » qui nient l’importance du CO2 rejeté dans l’atmosphère comme facteur de déclanchement du réchauffement climatique. Si depuis 2015, les climato-sceptiques avaient reculé, ils ont depuis l’élection de Trump repris du poil de la bête. En France on trouve un pseudo-scientifique qui fait ce travail[6]. Il a pris le relais de Claude Allègre, mais on ne le voit pas à la télévision, parce que ça touche moins que le visage d’une jeune fille, c’est cela qui explique d’abord l’émergence de Seibt. 

1972, un village vietnamien bombardé au napalm 

La photo ci-dessus avait fait le tour du monde elle aussi. Elle montre d’autant plus l’horreur de la guerre du Vietnam que la petite file - Phan Thi Kim Phuc – est nue, donc beaucoup plus fragile. Cette image a fait beaucoup plus pour mobiliser contre la guerre que les Etats-Unis menaient contre le Viêt-Cong, que des tonnes d’analyses. Personne ne peut évidemment nier que cette scène soit horrible. Cependant, on doit convenir qu’elle ne permettait en aucun cas de comprendre ce qui se passait dans ce pays, et aussi ce qu’était le Viêt-Cong. On va le comprendre un peu plus tard, et là encore grâce à des images d’enfants. Bien avant les migrants africains ou syriens, les Vietnamiens qui fuyaient, non pas la guerre, mais cette fois le régime d’Ho Chi Minh que la gauche et l’extrême-gauche avait soutenu, le faisaient sur des bateaux de fortune. On les appelait les boat people. Et comme l’opinion avait soutenu le Viêt-Cong, elle s’est mise à soutenir ceux qui le fuyaient.  C’est d’ailleurs comme ça que Kouchner s’est fait un nom avec l’équipée du bateau L’île de lumière. Il prenait des photos toujours avec des enfants, le bon docteur avec un enfant dans les bras, c’est le ticket gagnant. Un sac de riz et un enfant dans les bras, ça fait une carrière politique, à gauche comme à droite ! La suite a été moins glorieuse, et il fut dénoncé non seulement comme un arriviste, mais aussi quelqu’un de cupide.

Kouchner se faisant photographier avec un enfant dans les bras 

Mais si on comprend bien la manipulation de ces images à des fins politiques, apitoyer, on comprend peut-être un peu moins bien comment ça marche. Pourquoi les Occidentaux sont-ils si sensibles à l’image de l’enfant ? Ce n’est pas seulement une émotion naturelle, c’est une construction mentale. Cette sensiblerie doit, selon moi, être comprise comme le prolongement de la religion chrétienne. Dans l’Ancien Testament, l’enfant est l’avenir, la récompense et la continuité. Il est le symbole du progrès. C’est pourquoi il doit être éduqué en ce sens, parfois même avec sévérité s’il le faut. Mais c’est le Nouveau Testament qui précise cette figure et son rôle. D’abord parce que Jésus est l’enfant, à la fois innocent et prophète des temps nouveaux. Il est très souvent représenté dans les images saintes et dans la peinture de la Renaissance comme un nourrisson, entourée de personnes bien plus âgées que lui. On le voit très fragile à l’image d’un nouveau-né, mais entourés d’hommes vieux et chauves. On comprend bien qu’il est l’avenir, mais qu’il doit être protégé. Quand Jésus est représenté plus âgé, on le voit souvent dans des poses qui reflètent la parole divine : « Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent »[7]. Il indique la voie à suivre, mais également que le devenir de l’adulte est de retourner à l’innocence enfantine. Même si certains textes peuvent être ambigus, l’enfant reste du domaine de l’innocence, et c’est bien pour cela qu’il est l’avenir. La femme, le plus souvent représenté par Marie, la Vierge Immaculée, est la protectrice, elle joue un rôle moteur dans l’Histoire puisque non seulement elle crée l’enfant, le porte et le protège, mais elle indique aussi qu’il est l’avenir. Dans cette configuration la femme et l’enfant sont indissociables. 

Giovanni Bellini, présentation de Jésus – fin du XVème siècle 

Cette imagerie dérivée des bondieuseries ordinaires sera très bien utilisée par la suite par le marketing publicitaire. L’enfant est la récompense presqu’immédiate d’une vie de labeur, il la justifie. Il porte d’ailleurs l’idée de croissance : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »[8] C’est bien compatible avec le marché, et c’est un soutien d’un système qui n’en finit pas de mourir. On voit les dégâts que ce paradigme a produits : l’air n’est plus respirable, l’eau n’est plus bonne à boire, la terre est empoisonnée. On sait combien la religion catholique s’est rangée très souvent, pour ne pas dire toujours, du côté des propriétaires et du pouvoir. On a souvent rapproché le protestantisme et l’esprit du capitalisme[9]. Mais dans les pays latins, le catholicisme n’était pas en reste et même anticipait dans l’Italie du Nord de cette évolution[10] 

Lucas Cranach – Christ bénissant les enfants, vers 1545 

Les régimes fascistes ou islamiques ont beaucoup moins de passion pour l’enfant et les femmes, et peut-être même pour l’économie. Les nazis ne se gêneront pas pour gazer des enfants et leurs mères par millions, les déporter, les maltraiter au nom d’une nécessaire purification de la race. Mais on sait aussi qu’ils se révéleront le plus souvent païens et regarderont la religion comme une entrave à l’émancipation des temps.  En même temps qu’ils se comporteront comme les ennemis du genre humain – ne sont-ils pas les premiers « transhumanistes » en se proposant de corriger l’œuvre bien imparfaite de Dieu – ils feront l’apologie de la technique, de la production des armes jusque dans la confection et le fonctionnement des camps, comme si un projet supérieur à la protection de la vie humaine devait être mis en œuvre par tous les moyens. On verra d’ailleurs que dans l’imagerie nazie, ce n’est pas l’enfant qui est mis en valeur au cœur du projet, mais le jeune homme, l’adolescent imberbe et asexué. Dans les images ci-dessous, on voit que non seulement il n’y a pas d’enfant, mais qu’en outre, les pères et les mères ont disparus ! L’ordre ancien, père, mère, enfant, la famille mononucléaire, sera restauré après la Libération. Mais ce sera le Parti Communiste Français qui s’en chargera, car si Pétain et Vichy faisaient évidemment la promotion de la famille, de la patrie et du travail, dans les faits ils ne s’activèrent guère dans ce sens, bien au contraire, ce régime corrompu avait franchi un palier dans l’étalage de ses turpitudes[11]. Ce sont au contraire les communistes qui feront la Sécurité sociale, en donnant une large place à la famille et à l’enfant, avec les fameuses allocations familiales[12]. Maurice Thorez et sa femme donneront l’exemple en poussant leurs propres enfants sur le devant de l’image à la fois comme un bouclier et pour représenter l’avenir[13]. 

Entre le nazisme et le communisme à la française, le changement de ton de la propagande est radical 

Le pays où « l’enfant-roi » a été mis en avant de manière systématique, ce sont les Etats-Unis, pays extrêmement conditionné par des certitudes religieuses d’un autre âge. Mais l’enfant en se mariant avec l’idée du marché devient un élément à part entière de la croissance économique. Dans le développement de la société de consommation de masse, l’enfant est la motivation pour la production de nouvelles marchandises, friandises, hamburgers, jouets, vêtements, etc. mais il va devenir aussi tout naturellement le support ou la caution morale de consommation douteuses. Ci-dessous on voit la publicité pour Philip Morris. Le dessin est très soigné, mais surtout il s’inspire des images saintes, de la Vierge protégeant l’enfant. Les plus attentifs auront remarqué que cette image est la même et a les mêmes fonctions que celle de Kouchner prenant dans ses bras un petit vietnamien. Que ce soit dans le cas de Kouchner ou de Philip Morris, le but est le même : mentir sur le produit qu’on espère vendre aux clients ! Que ceux-ci payent avec de l’argent ou avec des votes. Nous restons dans le domaine de la marchandise et de la propagande. Cependant le marché évolue, et on ne peut plus vendre des cigarettes pour cause de cancer, alors on va vendre autre chose. De la malbouffe comme on dit, ou alors de la bonté d’âme, et là c’est le rôle principal des ONG qui rackettent et culpabilisent ceux qui ont les moyens. Notez que c’est une façon de reprendre la main sur le plan de la morale à l’Etat qui est considéré par le marché comme « amoral ». Un comble ! 

 

Toujours en appuyant sur la culpabilité intrinsèque de l’homme – et de la femme qui copinait avec le serpent, ne l’oublions pas – on nous demande de sauver les enfants. En somme il s’agit de se racheter. Le terme de rachat est bien compatible avec la logique du marché. Les ONG sont les championnes du monde de la culpabilisation de masse. Comment se laver du péché ? En donnant de l’argent, en se dépouillant de ses biens. Martin de Tours partageant son manteau pour atteindre la sainteté. Save the children est une puissante ONG qui réclame de l’argent en permanence, jusque dans les distributeurs de billets ! Ce faisant elle ravive la charité comme un idéal. Cette ONG a été créée en 1919, rapidement elle devint une puissance internationale, et cette puissance à encore augmenter avec le retrait progressif des Etats et la mondialisation. Tout cela grâce aux petits enfants du Tiers Monde. Elle a même payé l’ineffable Ken Loach pour qu’il fasse un film dédié à sa gloire, The Save the Children Fund Film. Son budget est estimé par elle-même à 2,2 milliards de dollars. L'ancienne PDG de Save the Children International, Helle Thorning-Schmidt, a reçu 309524,12 USD en 2018 ! Elle met au cœur de ses employés une logique de compétitivité et de performances[14]. Sauver des enfants c’est leur marchandise en quelques sorte. Mais cela permet aussi de développer une philosophie politique mondialiste.

Tout cela ne l’empêche pas d’être secouée par des polémiques sur sa collusion avec les passeurs de migrants qui se font un fric fou avec les migrants. Cette affaire est intéressante parce qu’elle montre que cette ONG – mais les autres aussi sans doute – a d’autant plus d’importance qu’elle gère un grand nombre de miséreux. Si le nombre de pauvres se tarissait, alors son chiffre d’affaire s’effondrerait. Mais comme pour vendre des Kinder ou des MacDo, l’image de l’enfant est décisive et doit suggérer la pitié. C’est ce qui aide le consommateur à se sentir responsable de ceux qu’il croit plus faible que lui !

 

 

Les dictateurs aiment les enfants, c’est bien connu

 

Bonus :

 

En ce moment on essaie de nous faire pleurer par tous les moyens sur le sort de malheureux réfugiés qui fuient la guerre et qui tentent de pénétrer en Europe. Voici un exemple de ce que diffuse la propagande erdoganienne et les ONG alliées : 

 

Sur cette image on se dit que franchement c’est une honte que de laisser se noyer des femmes et des enfants. Mais en réalité, c’est une question de cadrage et de découpage. Voici l’image un peu plus complète : 

 

Evidemment c’est différent. Parce que se noyer avec 40 cm d’eau et avec des gilets de sauvetage, c’est tout de même assez fort[15]. Au passage on remarquera que le cadrage permet toujours une lecture différenciée de la réalité. 



[1] https://twitter.com/i/status/1234743910334754819

[7] Mathieu, 19 : 14

[8] Genèse, 1 : 28

[9] C’est la thèse attribuée à Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], Plon, 1964.

[10] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 3 tomes, 1979.

[11] Patrick Buisson, 1940-1945 : années érotiques, 3 tomes, Albin Michel, 2008-2011

[13] Danielle TARTAKOWSKY, « Cultures communiste et socialiste à l'époque du Front populaire », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 15 mars 2020.

[15] Je dois cette séquence à Olivier Delorme, qu’il en soit remercié ici.

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