mercredi 30 août 2023

Claire Fourier, RC4, route de sang, Éditions du Canoë, 2023.

  

La Guerre d’Indochine est un sujet oublié de la mémoire collective française. Une sorte d’impensé. On la connaît au moins par le très beau film La 317ème section de Pierre Schoendoeffer, et bien sûr par sa suite qu’on appela la Guerre du Vietnam. Le livre de Claire Fourier en est à sa troisième ou quatrième édition. En outre il est plutôt assez rare qu’une femme s’y intéresse. Le plus souvent cette guerre qui marque le début du délitement de l’Empire français, est regardé à travers un prisme politique, pour la gauche c’est juste une guerre impérialiste face à la volonté d’indépendance du peuple vietnamien. C’est cette vision qui est aujourd’hui dominante, sans que l’on sache vraiment ce qui s’y est passé entre 1947 et 1954 quand Pierre Mendes-France décida de mettre un terme à cette aventure. Pour la droite nationaliste, ce sont les politiciens qui ont bradé l’Empire et donc rabaissé la France dans sa grandeur. On a déjà écrit sur la Route coloniale 4, mais même si certains ouvrages ont été des succès de librairie[1], cela n'a pas réussi à ébranler les narratifs liés à cette question. Il y a plusieurs manières de parler d’une guerre, celle qui manie les plans, les avancées, les pertes, les reculs et qui dessine des stratégies plus ou moins adroites. On se pose alors la question de savoir si cette guerre était juste ou non. C’est une approche documentaire débouchant nécessairement sur des considérations géopolitiques. Et puis il y a la manière de Claire Fourier qui est celle d’une romancière – même si son ouvrage est solidement documenté. La littérature c’est ce qui permet de regarder la réalité des choses au-delà de leur simple matérialité, au-delà des faits. 

 

Le roman de Claire Fourier s’intéresse au-delà de la brutalité de la guerre et de ses raisons, à ce que sont et ce que pensent ceux qui la font ou qui y sont mêlés. L’histoire se déroule dans le Tonkin, les militaires français, sous-équipés, pas assez nombreux, se retrouvent piégés sur la RC4, quasiment abandonnés par les politiciens de Paris. L’ambiance moite est celle qu’on peut voir dans Apocalypse Now, le film de Coppola qui pourtant fait allusion à une période ultérieure de cette guerre de l’Occident contre un supposé communisme. Les Français seront défaits lamentablement en Indochine, d’abord sur la RC4, puis à Diên Biên Phu. Puis les Américains, après près de vingt ans d’intervention militaire pour soi-disant soutenir la lutte contre le communisme, devront partir la queue entre les jambes, abandonnant comme à chaque fois, des quantités énormes de matériel, et bien sûr leurs soi-disant alliés. C’est le début d’une longue série de défaites de l’Occident global. Il y en aura d’autres, en Afghanistan, en Syrie, en Afrique et très prochainement sans doute en Ukraine. Ces guerres suivent toutes le même scénario, on désigne un ennemi, le communisme, l’islamisme ou le poutinisme, puis on envoie un corps expéditionnaire plus ou moins bien dimensionné, et puis on laisse pourrir la situation. En Afghanistan, cela a pris vingt ans. En Indochine, cela prendra trente longues années, en Algérie ce sera plus rapide, seulement huit ans. Je me demande d’ailleurs si ces guerres dites de libération ne sont pas dès la fin de la Seconde Guerre mondiale la marque de la fin de la domination militaire et économique de l’Occident, et donc le début de son déclin.

 

Mais, ce n’est pas vraiment l’analyse politique de la guerre d’Indochine qui intéresse Claire Fourier, même si elle en donne une analyse en creux. Son sujet ce sont les hommes et les femmes qui se retrouvent dans ce piège sans trop savoir pourquoi. La conséquence de cela est double, d’abord il y a cette idée du sacrifice qui plane par-dessus la souffrance, ensuite, il y a une histoire d’amour, entre Lily et Francis, une histoire de tendresse, qui n’existerait pas sans la guerre et qui n’existe plus dès lors que les deux protagonistes sont sortis du conflit. C’est une histoire physique, ou la sensualité des corps se révèlent dans l’épreuve de la guerre aussi bien que dans celle de la passion sexuelle. 

 

Le « roman » est assez bref, mais très dense. Si on l’adaptait au cinéma, ce serait un film à grand spectacle où la nature tonkinoise jouerait un rôle déterminant, avec beaucoup de couleurs, du vert profond, des terres argileuses. Formellement le récit se divise en trois parties qui descendent peu à peu du plus général au plus intime d’un couple blessé moralement et physiquement par son engagement. Le premier tiers est en quelque sorte une leçon d’histoire dans laquelle les jeunes générations pourront apprendre beaucoup et découvriront toutes les ambiguïtés du conflit indochinois, y compris sur la position du général De Gaulle qui souhaitait la défaite afin que la France paie le prix du sang, puisque pour lui c’est la seule façon pour une nation d’exister. C’est un rappel salutaire de ce que fut la décomposition de l’Empire français. 

 

Mais rapidement on dépasse ce stade. Le second tiers est centré sur Francis Dubreuil, son engagement, de la Résistance à la Guerre d’Indochine, un vrai guerrier, prêt à tout risquer, et sur sa rencontre avec Lily, une infirmière, qui est venue là parce qu’elle suivait son mari qui sera tué dans les embuscades. La troisième partie est la rencontre physique entre Lily et Francis. Celle-ci a été blessée à la tête et Francis va lui prendre la main pour lui montrer qu’elle existe encore et qu’elle est vivante. Comme on dirait aujourd’hui chez les wokes, c’est très genré ! Francis c’est un guerrier que rien n’épuise, ni les femmes, ni les blessures, Lily console le guerrier ! C’est l’ordre, disons celui de la guerre. Il vient cette idée que la vie ne vaut le coup que dans les instants de haute intensité. Ce qui me rappelle la fable que Arkadin raconte dans le film d’Orson Welles, Mr. Arkadin, qui porte un toast à l’histoire suivante : En traversant un cimetière, Arkadin passe à travers les tombes et se rend compte que les dates sont extrêmement rapprochées, comme si les habitants de ce village vivaient très peu d’années. Mais quand il arrive au village, il va à la taverne boire un coup, il y a, comme partout ailleurs, des jeunes et des vieux. Il interroge alors ses compagnons de boisson qui lui dise que dans leur patelin, on ne compte que les années durant lesquelles on a aimé. Or comme l’amour, la guerre est ce moment où l’on vit plus que d’ordinaire. Et c’est aussi cela que cherche, au-delà de la cause qu’ils défendent, les guerriers qui s’engagent à l’aventure. 

Le style de Claire Fourier est particulier, très sobre, direct, à la manière des reporters de guerre. La précision ne se noie pas dans les détails.  C’est assez singulier chez une femme et donc ça mérite d’être souligné. Elle citera abondamment Sun Tzu, L’art de la guerre, histoire de rappeler la cécité occidentale face aux nouvelles manières de mener une guerre d’indépendance de la part du Vietminh. Mais tout ça n’empêche pas l’émotion, notamment vers la fin du récit. Cette matérialité dans laquelle s’inscrit l’histoire, entraîne assez curieusement des réflexions métaphysiques chez le lecteur, aussi bien sur les pulsions de mort engendrées par l’engagement guerrier, que celles de la vie, éros et thanatos font un bon ménage ici !


[1] Marc Dem, Mourir pour Cao Bang : le drame de la route coloniale n° 4, Albin Michel, 1977 et Erwan Bergot, La bataille de Dong Khê : Indochine 1950, Presses de la Cité, 1987, sont les ouvrages les plus connus sur cette question. 

vendredi 25 août 2023

Lutte contre le réchauffement climatique et communication

  

La question n’est pas ici de discuter de la réalité du réchauffement climatique et de ses conséquences économiques, mais plutôt de l’inaction du gouvernement Macron en la matière. Le réchauffement climatique engendre une pénurie de ressources en eau, mais également l’épuisement programmé des ressources naturelles pèse sur la disponibilité énergétique. La surconsommation énergétique engendre également une pollution globale qui produit autant de nuisances. Si nous partons du constat que dans un monde fini, la croissance des dépenses en matière d’énergie est forcément limitée. La croissance économique de type capitaliste a toujours été fondée sur une énergie abondante et pas chère. Face à ce constat, alors il vient que les solutions à ce dilemme ne sont pas très nombreuses. On peut toujours rêver sur les énergies renouvelables et gratuites grâce à une évolution rapide des technologies. Mais ce n’est pas très sérieux, on voit bien que de transformer le paysage en champs de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes a rapidement des limites. Non seulement cela empiète sur les autres activités, mais cela introduit une laideur jamais connue auparavant dans l’histoire du monde, laideur qui rend la vie fade et sans intérêt. L’autre solution est la décroissance. Bien que ce mot ait une connotation subversive, parce qu’il remet en question l’organisation sociale récente des sociétés occidentales, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. L’impuissance du gouvernement Macron est révélée par cette idée stupide selon laquelle il serait possible d’économiser l’énergie et donc de continuer le même chemin qu’antérieurement.    

Ce gouvernement vous parlera donc de l’urgence climatique. Mais comme il n’a strictement aucune capacité d’action sur le réel, il fait de la communication. Cette communication masque son incompétence et son inertie, mais elle profite aussi aux amis chargés de ces campagnes publicitaires. Comme on n’a pas vraiment de plan, on met l’accent sur la responsabilité des individus. On suppose que les individus tous seuls dans leur coin, démunis de tout, vont pouvoir compenser la gabegie par ailleurs des riches qui dépensent une énergie folle pour se déplacer – voyez Bernard Arnault et son jet – ou qui abusent des dépenses en eau pour entretenir la pelouse de leur golf. Un golf haut de gamme de 18 trous a une consommation moyenne de 5.000 m 3 /jour, ce qui correspond à la production nécessaire à la satisfaction des besoins d'une collectivité de 12.000 habitants. Le volume d'eau utilisé par les golfs rustiques est en moyenne de 3.800 m3/ha. Cette culpabilisation des plus démunis si elle sert à masquer les dégâts que produisent les très riches sur l’environnement, est relayée de l’État central jusqu’aux collectivités locales. Elle laisse entendre que c’est de la responsabilité des individus que dépend l’avenir de l’homme à la survie de la planète. Cela laisse de côté l’idée de s’interroger sur un système politique qui a amené cette catastrophe. 

 

Cette campagne publicitaire est en décalage complet avec l’idéologie productiviste et consumériste. Elle épargne donc volontairement les plus riches qui peuvent continuer à jouer au golf, voler dans leur jet privé et naviguer dans leur yacht de vingt cinq mètres. Mais le message est très clair : à travers cette réclame pour la sobriété dans tous les domaines, on met en avant une sorte d’idéal de médiocrité de biens. L’idéal de médiocrité de biens désignait chez les économistes français du XVIIème siècle la volonté de ne pas accumuler et consommer des objets inutiles, et aussi l’argent bien entendu. Bien que les très riches n’aient jamais été aussi riches en France, ils se moquent bien de cette injonction et continuent de manière frénétique à accumuler des signes de richesse. La sobriété est bornée essentiellement aux plus pauvres qui doivent vivre comme des miséreux, compter l’eau de la douche, baisser la température du chauffage, et pour cela on leur demande d’acheter et de faire installer un thermostat ! Cette inversion des valeurs est une véritable révolution culturelle dans la mesure où on nous dit que la pauvreté est nécessaire. On a connu ce genre de discours sous l’Occupation. La propagande vichyste nous disait qu’il fallait en baver parce qu’on avait poursuivi un rêve hédoniste : c’était là notre punition quasi-divine. Après nous avoir dit qu’il fallait s’amuser, sortir, dépenser, on nous dit que l’immobilité, la sous-consommation c’est maintenant l’heure de nous serrer la ceinture.

 

Ce discours totalement mortifère est appuyé par un gouvernement qui n’a cessé de mentir sur tout et sur le reste. Cette campagne d’éducation n’est pas acceptée par les Français qui pensent qu’on se moque d’eux, et donc à l’inverse ils en tournent les principes en dérision. Cette démarche du gouvernement est très contre-productive. C’est à tel point que l’idée même que le réchauffement climatique serait d’origine humaine – liée à l’activité industrielle en fait – est de plus en plus contestée. Plus la publicité s’empare de ce thème et moins ce thème est crédible. C’est d’autant plus vrai que cette campagne de publicité est envahissante. S’affichant de partout, sur les abribus comme dans les réseaux sociaux ou sur les pages de publicité des journaux numériques, c’est une véritable pollution. Développée dans l’indifférence moqueuse de la population, elle est extrêmement coûteuse. Des millions d’argent public sont engloutis pour éduquer le peuple à fermer ses robinets, à éteindre la lumière quand il va se coucher. Malgré cette gabegie, il n’y a strictement aucun résultat. La baisse de la concentration de CO2 qu’on observe en Europe et particulièrement en France ne provient pas d’une moindre consommation des ménages, mais de la désindustrialisation du pays. En effet en achetant des produits fabriqués en Chine massivement, on exporte sa pollution, et ce pays peut être accusé ainsi de ne pas faire assez d’efforts pour restreindre ses dépenses d’énergie.

 

Ces campagnes de publicité sont fabriquées par des spécialistes de la communication qui les revendent à qui en a besoin pour laisser croire qu’il fait quelque chose de positif pour sauver la planète. À côté de l’État et des collectivités locales, on note que des entreprises utilisent le même genre de campagne de sensibilisation. Mais le but est un peu différent. Par exemple le groupe UEM (Usine Électrique de Metz) qui vend de l’électricité qu’il achète peu cher à EDF et qui la revend très cher à ses abonnés, tente par ce biais de faire croire qu’il est lui aussi pour la maitrise des dépenses énergétiques. Cette entreprise dont le capital est largement détenu par la ville de Metz a besoin de laisser croire qu’elle est aussi un service public, donc qu’elle participe à la politique du gouvernement. Les budgets sont conséquents, mais ce sont des budgets essentiellement publicitaires, des faux frais de gestion, comme pour Total qui sponsorise en même temps des campagnes  de presse pour accélérer la transition écologique, et des think tanks qui passent leur temps à expliquer que le réchauffement est un phénomène naturel contre lequel on ne peut rien faire et donc qu’en attendant la mort, il ne sert à rien de vouloir limiter la consommation énergétique. Pour preuve de sa bonne volonté, Total va montrer qu’il investit – grâce à ses superprofits – justement dans les énergies renouvelables. 

J’ai particulièrement apprécié dans le panneau ci-dessus l’idée de découper les tubes pour récupérer le produit ! Prendrait-on les citoyens pour des imbéciles à les entraîner dans des pratiques de rats d’égout ? Il semble bien que oui, d’une part parce que ces combines de pauvres, on les connaît et on les pratique depuis longtemps, et ensuite parce qu’on les entraine à adopter une conception de la vie sous surveillance : après tes heures de travail, tu dois t’amuser à trier tes déjà à vérifier ton électricité, si tu as bien refermé tes robinets pour qu’ils ne fuient pas, calculer combien de temps tu vas pouvoir rester sous la douche.  C’est un travail à temps plein que de gérer la pénurie !

dimanche 20 août 2023

Images de la catastrophe touristique

  

Athènes, l’Acropole, le pouvoir de nuisance du consommateur 

L’horrible saison touristique s’achève, et c’est tant mieux. Si avant nous étions une minorité à dénigrer cette consommation dégradante et stupide, aujourd’hui la coupe est pleine. La nouveauté de l’époque est que les touristes sont universellement haïs. Même le journal néolibéral Le monde nous dit que le surtourisme est un problème.et donc qu’on cherche des solutions pour enrayer cette fantaisie ruineuse. La première remarque c’est que le tourisme est sans doute une grande stupidité, mais le tourisme de masse c’est juste son extension naturelle. À partir du moment où le tourisme est une marchandise qui se vend, génère du profit et de l’emploi, c’est une calamité. Il suit son développement normal de croissance infini jusqu’à la catastrophe. Cette catastrophe programmée est inévitable. Pour trouver une excuse à cette horreur on nous dit que cela crée des emplois. Et on cite le cas des malheureux Grecs qui dépendent pour 25% de ces emplois de domestiques. Mais ce qu’on oublie de dire, c’est que cette dépendance a été fabriquée par l’Union européenne qui, après avoir détruit l’économie grecque en 2015, a orienté celle-ci vers ce secteur. Les plans sont très anciens, la France a été vouée elle-aussi à la désindustrialisation – le poids de son secteur industriel est de 9% dans le PIB, comme la Grèce d’ailleurs – par l’Europe. Dans les années soixante-dix circulait du côté de Bruxelles un plan pour faire de la Corse un réceptacle à touristes bataves et nordiques issus de la classe moyenne inférieure. Le mouvement indépendantiste freina un long moment cette entreprise délétère. La France suit le chemin de la Grèce dans la division internationale du travail. Débarrassée de son industrie et de son agriculture, elle peut s’adonner aux joies de la domesticité, avec les conséquences qu’on sait. 

Venise crève à petit feu 

Ce projet destructeur ne pourrait pas cependant se réaliser sans la complicité de ces mêmes touristes. La première constatation est qu’il faut posséder beaucoup de haine de soi pour tolérer de se balader dans cette promiscuité. Même les bêtes ne le supporteraient pas. Les voilà donc qu’ils se pressent, pressés ils le sont d’ailleurs aussi bien parce qu’ils veulent au plus vite se débarrasser de cette douloureuse corvée de visiter dans la résignation des morceaux plus ou moins bien vus des vestiges de la culture du passé, que parce qu’ils veulent rentrer à leur hôtel pour prendre une douche et grignoter un sandwich. Et puis au bout d’un moment de cette cohue, quand il a fallu supporter les odeurs aigres où se mêlent des odeurs de transpiration malsaine et de mauvais parfums, il faut s’abstraire de ses congénères. Le touriste accepte de faire des heures de queue pour accéder à ce qu’il croit être « la culture universelle », il n’accepterait pas cela pour le pain ou la nourriture. Cette grande souffrance, parfois tarifée très cher, est la justification de son ennui. Car au bout du compte cette foule débraillée, agglutinée comme des mouches sur du crottin de cheval, cette mise en spectacle d’une misère universelle est une protestation contre l’ennui. 

France, le Mont Saint-Michel, agoraphobie interdite 

Il faut prendre le tourisme de masse pour ce qu’il est : une manifestation hargneuse contre l’ennui. Si ces gens là avaient de vraies occupations dans la vie, ils ne perdraient pas leur temps en allant polluer les territoires des autres peuples. Ce grand remplacement saisonnier prive les autochtones de la jouissance de leurs racines et de leur culture. On ne peut plus être vénitien à Venise, non seulement la foule est tellement déprimante, mais en outre la pression démographique a tellement poussé le prix de l’immobilier et des loyers à la hausse que plus aucun autochtone ne peut habiter dans son pays. Cette situation débouche sur une situation de guerre latente. Les touristes haïssent les domestiques qui les servent, et ces derniers ne rêvent que de tuer leur clientèle. Certains diront que j’exagère, mais en réalité les tensions ne font que monter depuis quelques années entre les deux camps. La raison est simple : les travailleurs de ces lieux savent que leur quotidien est pollué par les touristes, qu’ils ne peuvent plus se loger sur place, qu’ils deviennent des transplantés. Pour cela ils méprisent cette masse dépenaillée et sans dignité. Mais à l’inverse le touriste veut croire que le pouvoir que lui donne son argent, lui donne en même temps le droit de méprisé ceux qui le servent. En outre ils râlent parce que sur ces lieux touristiques ils paieront quatre fois le prix qu’ils paieraient ailleurs pour n’importe quoi, une crêpe, un coca-cola, un souvenir en plastique fabriqué en Chine, une carte postale. 

Le Louvre est par sa fréquentation le premier musée du monde 

Le touriste n’est pas cependant cette chose masochiste qui prend plaisir à se faire maltraiter dans les moyens de transports, dans les commerces, au restaurant, devant les vieilles pierres qu’il voudrait maltraiter et qui insulte son intelligence. Il est aussi un destructeur plus ou moins conscient de ce qu’il feint d’admirer. Car il haït fondamentalement cette culture qui lui rappelle qu’il vit aujourd’hui dans une époque sans grandeur et sans âme et qu’il n’est pas capable de se réapproprier autrement que par des clichés pris sur son smartphone. Le simple fait de contribuer à l’existence d’une foule moutonnière dénature complètement le lieu qu’il visite, en en faisant simplement une chose morte. Le touriste est une personne aigre et sans avenir, une âme morte qui en attendant de s’effacer définitivement de la surface de la planète s’est mis en congé de l’humanité. 

Versailles, chaque année plusieurs millions de touristes salissent le château de leur présence 

Le touriste a transformé par sa surreprésentation, à la fois les lieux qu’il traverse, mais également les lieux qui sont les dépositaires de la culture du passé, les musées et les monuments. Ceux-ci ne sont plus des lieux où se conserve le passé, ils sont aussi le produit d’appel pour l’hôtellerie et la restauration. Ils ont d’ailleurs été transformés par le touriste et pour le touriste, c’est-à-dire pour quelqu’un qui ne fait que passer. Le principal de l’activité des musées n’est pas de construire et de conserver une collection, mais plutôt de faire du chiffre, aussi bien avec la billetterie qu’avec les produits dérivés. Car aux reproductions de toiles célèbres, d’ouvrages sur les expositions, prolongement naturel du musée, il faut y ajouter des objets, sacs en plastiques, mugs, tee-shirts et autres bêtises propres à séduire le touriste égaré en ces lieux. Après deux années difficiles pour cause de pandémie covidienne, le Louvre a vu sa fréquentation s’envoler à près de 8 millions de visiteurs en 2022. Il est vrai que depuis que le COVID s’est calmé, qu’on a levé les restrictions, les humains sont pris d’une frénésie de déplacement, ils se rient de la promiscuité dans les trains, des embouteillages, des retards dans les avions, et même du prix de l’essence ! Ils sont prêts à tout endurer avec cette espérance folle qu’ainsi ils seront moins seuls. Mais pour s’agglutiner avec leurs contemporains, ils ont besoin d’un prétexte qui ait l’aspect de la noblesse des sentiments. La culture, c’est un bon support, et également cette idée selon laquelle en voyageant on s’instruit ! Cette dernière idée est carrément stupide car en voyageant ils ne voient rien, seulement d’autres touristes, les autochtones ne leur parlent pas, les égarant autant qu’ils le peuvent lorsqu’ils leur demandent de les renseigner sur le chemin qu’ils doivent suivre. 

 

L’idée de nature, plus que la nature elle-même est une puissante motivation pour que le touriste justifie ses déplacements. En effet en se rendant à proximité des sites naturels, on prétend se rapprocher d’une nature qui recélerait une vérité qui a abandonné les villes depuis longtemps. Mais aussi on prétend donner son corps à l’exercice, un exercice qui le rendra plus beau et plus fort. l’idée ce serait de faire du tourisme intelligent, voire écologique. Rapidement cette idée est un désenchantement, parce que dans la nature, on rencontre encore des gens qui naviguent en ban. La foule qui s’amasse dans des lieux réputés pour leur beauté « naturelle », profanent directement ces paysages qui n’ont pas besoin d’eux pour exister. Et en vérité on est bien obligé de constater que cette profanation est bien là le véritable but de ces fantaisies moutonnières. Certes ils cacheront ces déplacements misérables derrière l’idée d’une communion solitaire avec la nature, mais personne ne les croira. Eux-mêmes n’y croient plus. 

Site d’escalade à Fontainebleau 

Cette culture de la haine de la nature est la compensation de l’existence misérable des urbains d’aujourd’hui. C’est en effet parce que dans les villes il n’y a plus de vie sociale, plus de vie de quartier, sauf dans les zones réputées de non droit dans les banlieues de leur périphérie, que les touristes se vengent de leur inanité. Cela se passe dans l’idée développée de « privilège ». Prenons l’exemple des calanques de Marseille. Quand j’étais enfant, Sormiou, Callelongue, Morgiou, c’était des anses très peu fréquentées, Quasi-désertiques. Quelques Marseillais y avaient un cabanon fait de bric et de broc et on y rencontrait quelques pêcheurs. Mon oncle y possédait une petite barcasse sur laquelle il allait pêcher. Mais aujourd’hui c’est devenu un produit d’appel pour l’Office du Tourisme[1], alors évidemment tout le monde s’y rend pour « profiter » d’un site exceptionnel. Mais comme ces petites anses sont très étroites et qu’il y a peu de place pour déposer sa serviette, cela devient très vite un enfer. Plusieurs projets existent pour réglementer l’accès aux Calanques, et on commence à les mettre en place[2]. On a imaginé de réserver par Internet « sa place » pour se rendre à la calanque de Sugiton. Grâce à un QR obtenu qu’on présentera à la police qui contrôle les accès. C’est éminemment moderne puisqu’on se sert du numérique pour contrôler toujours un peu plus les populations qui prétendent se déplacer librement. On prétend poursuivre cette démarche en limitant aussi l’accès à des villes prestigieuses comme Venise, avec la même méthode. Tout cela renforce le contrôle social et apprend aux masses la soumission. Mais cette idée est anti-démocratique et donc hostile au tourisme de masse qui est un des résultats des « droits de l’homme » ! Le simple fait qu’on commence à vouloir réglementer l’accès à la nature en dit long sur le peu d’avenir que possède le tourisme de masse. Autrement dit la limitation annoncée du surtourisme est aussi l’annonce de sa mise à mort. Il ne faut pas être trop malin pour comprendre que ce renforcement désordonné du contrôle social est voué à moyen terme à l’échec, aussi bien pour freiner le surtourisme que pour contrôler les populations. On peut d’ailleurs s’étonner à juste titre du degré de patience et de soumission que celles-ci acceptent afin de pouvoir se livrer à une activité perverse et destructrice. 

Les calanques de Marseille sont en surfréquentation 

Le tourisme de masse entraîne les populations à supporter des situations qu’en d’autres temps elles ne toléreraient pas. Les encombrements sont choquants. Un voyage en train est aujourd’hui une épreuve qui rappelle un peu les convois de déportés durant la Seconde Guerre mondiale. On est entassé dans des wagons fermés, sans air, avec une climatisation aléatoire, et si on sait presque quand on part, on ne sait à quelle heure on arrivera. La cohue est indescriptible, elle commence déjà à la gare où on cherche avec désespoir le quoi où arrivera son train. Elle continue dans le train lui-même quand on essaie de trouver sa place et que parfois celle-ci est déjà occupée. Certains diront que cela provient du fait que l’État français a démissionné en n’investissant presque rien dans le rail. En 2021 la France a investi 45 € par habitant, quand le Luxembourg en investissait 607 et l’Allemagne 124[3]. Si la France est en queue de peloton pour le rail en Europe, on ne peut pas pourtant compter sur des investissements massifs continus pour régler le problème. Dans de nombreux endroits on s’oppose à la création de nouvelles voies ferrées, de nouveaux tunnels. Certes on pourrait tout à fait réactiver les voies ferrées qu’on a fermées frénétiquement depuis cinquante ans, cela soulagerait les embouteillages, et diminuerait la pollution atmosphérique. Mais il faut se souvenir d’une chose bien connue des économistes : la création d’une nouvelle facilité de déplacement engendre de façon mécanique une demande nouvelle de déplacement. La solution ne me semble pas se trouver de ce côté. Car améliorer la fluidité des déplacements en investissant massivement, c’est ne pas s’attaquer à la réalité du problème qui suppose que le déplacement est un besoin en lui-même. On pourrait même dire que le tourisme est l’idéologie même de la modernité qui fait de la mobilité le signe le plus évident du progrès. 

Gare de Montparnasse, 28 juillet 2023 

Le tourisme transforme les populations du monde moderne – le monde riche pourrait-on dire – en un peuple nomade, sans racines, à la recherche d’une terre promise. Comme Moïse fendant les flots d’une populace nombreuse, le touriste fend difficilement la foule pour arriver là où il croit trouver un horizon indépassable. Le problème c’est que la foule est formée de gens comme lui. La promesse d’une reconnaissance d’une individualité indispensable dans les loisirs, aboutit à son exact inverse : seule la masse indifférenciée existe pour la marchandise. Les instances internationales, l’UNWTO, soulignent que malgré la pandémie, la question de la pérennité de ce modèle se pose. En 2022 c’est près d’un milliard de touristes qui ont été dénombrés, en 2023, ce nombre devrait être de 1,6 milliards de personnes. Mais si je le rapporte à la totalité de la population, c’est seulement 20% de la population mondiale qui s’adonne à cette addiction. 80% des humains n’ont pas accès à cette marchandise. Cela signifie deux choses :

– d’abord que le touriste, bien que très nuisible, est minoritaire à la surface de la planète, et qu’il n’existe qu’à partir d’un degré d’achèvement du capitalisme avancé ;

– ensuite que si cette situation est déjà insupportable, elle le serait encore plus si l’ensemble des pays dits en voie de développement visaient à développer le même malheureux modèle occidental en la matière. Ce qui met en porte-à-faux l’idée d’étendre toujours plus les vacances à ceux qui n’en ont pas les moyens. 

Bloqués sur la route des vacances, à l’aller et au retour quand les juillettistes rencontrent les aoutiens 

Il n’y a pas d’alternative pour un touriste propre et respectueux de la nature. Un des lieux, en France, qui sont hideux et très fréquentés c’est par exemple Disneyland, en 2022 c’est 15 millions de visiteurs, est un des sites les plus fréquentés d’Europe, il en vient du monde entier pour communier à la gloire de Mickey. Or la construction de ce parc de loisirs en carton-pâte a été une nuisance qui a détruit 2230 hectares dont une très grande partie de terres agricoles. La foule et la bêtise sont ici au rendez-vous. En tous les cas, la cohue et la cherté du site est bien présente. faire la queue pendant des heures pour voir Mickey, un malheureux prolétaire déguisé dans un costume étouffant, c'est quelque chose qui me dépasse !

Disneyland un autre lieu touristique saturé de vulgarité et de personnes débraillées 

Quand Notre Dame de Paris a brûlé, l’émotion a été intense. Mais à cette époque déjà ce monument qui date du Moyen Âge et qui a été rafistolé dix fois, n’était déjà plus un lieu de culte, mais juste un monument pour le tourisme. Les visiteurs dépenaillés, ne venaient là que pour prendre des selfies. Du reste la nécessaire reconstruction de ce haut lieu touristique – c’est 13 millions avant l’incendie – est pensée pour donner plus de possibilité à la marchandisation du site, c’est-à-dire pour plumer le client en lui vendant des babioles insignifiantes à des prix extravagants. Le coût de la réfection sera semble-t-il couvert par des dons qui sont arrivés du monde entier, il serait d’un peu plus de 800 millions d’euros. Ça peut sembler cher, mais c’est un bon investissement pour le tourisme ! D’un point de vue sociologique, les touristes sont une catégorie particulière, ils ne sont pas très riches, c’est la classe moyenne inférieure à moitié illettrée mais qui possède un revenu assez élevé tout de même et aussi quelques diplômes.

 

À Notre Dame de Paris, avant qu’elle ne brûle, il fallait faire la queue pendant de longues minutes 

Les vrais riches évidemment ne vont pas se commettre dans cette promiscuité, ils possèdent suffisamment de biens à la montagne ou à la mer pour avoir le choix de leur destination. Cette cohue ne les concerne pas. Pour le Louvre, ils peuvent avoir accès à des expositions privées, en dehors des heures ouvrables au commun. Si le but apparent est de faire rentrer un peu plus d’argent pour le musée du Louvre, le véritable but est de séparer les plus riches du commun, et donc de leur éviter une promiscuité douteuse. Si on considère que le Louvre appartient au patrimoine de la France, on verra qu’ici aussi on assiste à une privatisation d’un bien public. Cette privatisation peut avoir deux buts concrets, soit la visite guidée, soit l’organisation d’un événement de prestige pour des groupes pouvant aller jusqu’à 3 000 personnes[4]. Cette forme très moderne d’une discrimination par l’argent accentue la partition de la population sur le plan de la consommation des loisirs. On peut parler d’exclusion, non seulement parce que les moyens-riches ou les moyens pauvres, sont exclus de ce type de festivités, que parce que les très riches font sécession d’avec le reste de la société. C’est ce qu’avaient montré les Charlot-Pinçon dans la plupart de leurs ouvrages. Il est impossible d’éviter de regarder le tourisme autrement que dans le prisme d’une logique de classes. 

Privatisation du musée du Louvre

[1] https://www.marseille-tourisme.com/decouvrez-marseille/calanques-plages-et-nature/les-calanques-de-marseille/quelles-calanques-decouvrir/la-plus-belle-calanque/

[2] https://www.calanques13.com/acces-calanques.html

[3] https://fr.statista.com/infographie/27794/france-comparaison-investissements-infrastructures-ferroviaires-ue-europe/

[4] https://www.louvre.fr/privatisations-visites-et-tournages/evenements-prives

lundi 14 août 2023

Le monde change de ton

  

Pendant un an et demi Le monde, journal otanien militant, s’est trouvé en première ligne pour chanter la nécessité de faire la guerre à l’Ukraine, ses plumitifs, Benoît Vitkine, le plus enragé en tête, exigeaient que l’on cesse de tergiverser et qu’on envoie ce qu’il fallait, tanks, avions, canons à longue portée, pour en finir avec la Russie de façon à ce que celle-ci ne s’en relève jamais. Tous les jours c’était un quart de la pagination en faveur de l’OTAN et de Zelensky, souhaitant que la contre-offensive tant attendue soit rapide et décisive pour aller reprendre jusqu’à la Crimée. Ils ont traficoté les informations pour tenter de nous faire croire que la Chine et la Russie n’étaient pas alliées, qu’au mieux cela aboutirait à une vassalisation de la Russie qui passerait alors sous la coupe de la Chine. Ils n’ont jamais émis le moindre doute sur la destruction des gazoducs. Regardez ci-dessus la une du Monde daté du 2 mars 2022. Ils disaient que la Russie était isolée, qu’elle n’avait pas d’argent pour continuer la guerre. Cette perspicacité désarmante montre à quel point ces gens-là vivent dans un monde où en permanence, il faut que la réalité colle sur un narratif fabriqué à l’avance. C’est peu de dire qu’ils se sont trompés, ils se sont intoxiqués tous seuls, c’est un peu plus que de la bêtise, c’est de la désinformation en priant pour que cela finisse un jour par coller avec la réalité du terrain. Le développement rapide des BRICS sous la houlette conjoint de la Chine et de la Russie et ce qui se passe en Afrique, montre que l’isolement de la Russie est un fantasme peu crédible. Il va être difficile de remonter la pente ! 

 

Et puis vers le début du mois d’aout 2023, la chanson a changé. Les informations sur la Guerre en Ukraine sont réduites à la portion congrue, une page, voire une demi-page, on ne parle plus des combats, seulement que pour les Ukrainiens c’est difficile. Dans l’édition du 10 aout 2023, c’était une petite demi-page sur des soldats ukrainiens qui souffrent et qui se battent d’arrache-pied, sans espoir. Après avoir présenté les Russes comme des sauvages et des violeurs, face aux gentils Ukrainiens, dit qu’ils n’avaient plus de munitions, ils font vaguement du terrain. Le virulent Benoit Vitkine a disparu des colonnes. Les raisons de cette évolution très tardive – les journaux américains ont pris le virage bien avant – tiennent justement à leurs propres mensonges. Tout le monde se rend compte 1. Que sur le terrain l’armée ukro-otanienne est en perdition, qu’elle perd des soldats par milliers, que non seulement la contre-offensive est un échec savamment entretenu par les Etats-Unis et l’OTAN, mais qu’elle pourrait bientôt donner une contre-offensive des Russes qui en passant par le Nord prendrait ce qui reste de l’armée ukro-atlantiste en tenaille, et en terminerait[1] 2. Que ni les sanctions économiques, ni les fournitures extravagantes d’armes et d’argent en Ukraine ont obtenu un début de résultat 3. Et enfin, on se rend compte que la Guerre en Ukraine n’est que le début du rétrécissement de l’Occident dans le monde. La disparition de l’Ukraine comme sujet coïncide d’ailleurs avec ce qui se passe en Afrique. Si Macron s’est ridiculisé sur ce continent, ce n’est pas seulement le fait de sa bêtise, c’est aussi la conséquence du fait que Russes et Chinois font de la diplomatie au lieu de tenter d’imposer des orientations politiques. La Russie a signé des accords de coopération militaire avec quarante pays africains, presque tout le continent ! Et quand Le monde fait semblant de croire que les Occidentaux ont les moyens de revenir dans le jeu en soutenant une action militaire contre les nouvelles autorités politiques du Niger, il ment tout simplement à ses lecteurs, c’est de la fausse information qui ne repose sur rien, on chercherait également un article critique du Monde sur l’efficacité des sanctions. Ils sont restés sur cette position stupide selon laquelle à très long terme les sanctions produiront leur effet et ravageront l’économie russe. Pas le moindre bémol à cette ligne officielle et rien ne vient contrarier Ursula von der Leyen quand elle décide toute seule dans son coin – mais avec la caution de Joe Biden et de la CIA – de mettre en place un nouveau paquet de sanctions. On en est au douzième paquet, il serait temps de se demander si ça marche ou non. 

Autrement dit, pendant que l’Union européenne d’Ursula von der Leyen suivait stupidement les consignes de Washington en déversant des milliards d’euros d’armes et d’argent sur l’Ukraine, le continent africain était laissé à l’abandon, comme si les pays occidentaux, dont la France, n’avaient pas vu venir la manœuvre de contournement. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas fait ce qu’il fallait pour rester dans le jeu africain. Ce qui se passe en Afrique est catastrophique pour l’Occident qui n'a pas les moyens d’ouvrir un nouveau front, et probablement pas les moyens matériels non plus de mener une guerre contre la Chine au prétexte de Taïwan. Cet été, c’est la douche froide sur les journalistes du Monde. Et à mon sens c’est bien ce qui les rend plus prudents. L’enlisement manifeste de la contre-offensive ukro-atlantiste les oblige à se repositionner, suivant en cela d’ailleurs l’exemple de la chaine de désinformation ukrainienne en continu, LCI où on commence à sentir le vent tourner. Un article intéressant a été publié par Philippe Pons dans Le monde du 11 août. Il s’agissait de montrer les contradictions du Japon dans son embarquement sur le bateau ivre de l’Empire américain[2]. Philippe Pons, c’est un vieux journaliste, un vieux de la vieille, de quand Le monde avait un peu plus de tenu. Il vit au Japon depuis de longues années. Et son article démonte la fable selon laquelle les Japonais approuverait la Guerre en Ukraine, mais aussi le futur conflit avec la Chine que les Américains préparent. C’est une large fissure dans le camp du bien, une remise en cause du bellicisme américain que les Japonais ont malheureusement éprouvé à Hiroshima et Nagasaki en 1945. 

 

À partir de début aout 2023, Le monde ne vous donnera plus aucune nouvelle du front, alors que les soldats ukrainiens se font hacher. C’est entre 20 000 et 30 000 soldats au moins qui sont morts sous le feu dans la contre-offensive qui dure depuis deux mois maintenant, c’est entre 500 et 800 soldats ukrainiens qui meurent tous les jours. Mais les plumitifs du Monde feront leur accroche sur « deux morts dans des bombardements à Zaporijia et dans l’oblast de Kharkiv ». Tous les morts ne sont pas de même qualité. Ainsi si les ukro-atlantistes bombardent tous les jours les populations civiles du Donbass, vous n’en saurez rien en lisant Le monde, mais deux morts à Kharkov, c’est autrement plus important, surtout s’il y a un enfant. Par exemple, deux civils ont été tués lors d'un bombardement ukrainien dans la région russe de Briansk, frontalière de l'Ukraine, a annoncé son gouverneur, Alexandre Bogomaz. « Les forces armées ukrainiennes ont bombardé le village de Tchaoussy [...] Malheureusement, à la suite du bombardement, un homme est mort, deux habitants ont été blessés », a indiqué le gouverneur sur Telegram, avant de rapporter le décès d'un deuxième homme. Comme ce sont des morts russes, donc des mauvais morts, Le monde ne vous en informera pas. Le black-out sur le front nord de la guerre fait qu’en lisant Le monde vous ne saurez rien non plus de la manœuvre de contournement des Russes du côté de Koupiansk. La méthode est toujours la même, les plumitifs de ce journal pensent qu’« il ne faut pas décourager Billancourt » comme disait Jean-Paul Sartre. La guerre ce sont toujours des hommes et des femmes qui meurent dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. Des blessés, des amputés. Ce n'est pas donner dans un pacifisme obtus que de le dire. Le problème est que Le monde se donne en spectacle en poussant à la guerre au nom de « nos valeurs ». Alors que leur analyse du conflit est seulement la répétition des éléments de langage de la CIA : « la guerre agressive, non provoquée », et aussi que tout cela ne nous concerne en rien. Une position meilleure aurait été de défendre un plan de paix sérieux au lieu de courir derrière l’Empire pour donner des gages nouveaux d’allégeance.

 

Si Le monde est en train progressivement de s’éloigner d’une ligne éditoriale ultra-belliqueuse qui était la sienne jusqu’à ces jours derniers, c’est aussi pour partie parce qu’aux Etats-Unis, au Congrès, on se pose officiellement des questions sur les véritables destinations de l’aide à l’Ukraine. Des éléments d’analyse ont été posés où se mêle à la fois la gabegie et la corruption. Par exemple, parmi les différents éléments de l’aide à l’Ukraine, les Etats-Unis ont donné beaucoup d’argent à des « associations » polonaises qui sont censées soutenir la propagande américaine sur la guerre, ou encore on a détourné une partie des fonds de la Sécurité Sociale américaine au nom de la reconstruction de l’Ukraine, sachant que cela se répercutera tôt ou tard sur les dépenses sociales envers le peuple américain. Il faut lire le compte rendu de cette enquête – des zones très opaques restent encore à explorer[3]. Cet audit des fonds dépensés pour l’Ukraine est édifiant en ce qui concerne la morale de cette guerre pourrie. Mais Le monde s’il se garde bien de traiter de ce sujet et de discuter de la probité des décideurs américains, semble avoir compris que sa propre situation éditoriale n’est pas tenable sur le moyen terme à cause de l’évolution de la guerre sur le terrain. On ne peut pas se contenter de relayer les propos mensongers de Zelensky, ce n’est pas de l’information, c’est de la propagande qi ces propos ne sont pas appuyé sur d’autres sources d’information, ou s’ils ne font pas l’objet d’une lecture critique, mais face au fiasco de la contre-offensive, il faut bien se repositionner. Et c’est sur ce point que le silence de ce journal est éloquent justement. On me dira que le belliqueux Benoît Vitkine est en vacances, c’est-peut-être vrai, mais ça fait de longues semaines qu’il ne dit plus rien, et de toute manière, l’information ne s’arrêtant pas, on ne peut pas croire qu’une ligne éditoriale sur un sujet aussi crucial puisse disparaitre sans autre forme de procès du jour au lendemain, alors qu’on s’oriente vers une défaite majeure de l’OTAN dans la stratégie mise en place. 

Accroche sur le site du Monde, le 11 août 2023 

La très longue litanie des annonces des paquets de sanctions et des milliards donnés par l’Union européenne et les Etats-Unis pour continuer la Guerre en Ukraine, commence clairement à fatiguer le lecteur qui se demande si cela ne serait pas mieux pour tout le monde de s’asseoir à une table de négociation. Tous les deux jours, Joe Biden annonce un supplément d’aide, dernièrement c’était de plus de 13 milliards de dollars – certains parlent même de 20 milliards – qu’il va négocier avec le Congrès, rapporter ces « informations » comme le fait Le monde, sans essayer d’en comprendre la portée communicationnelle, c’est en quelque sorte démissionner de la prétention d’un journal qui se voudrait aussi « analytique » et qui n’est plus qu’une caisse de résonnance pour les dépêches de l’AFP et de la CIA. Si les informations du Monde sont de moins en moins fiables, son revirement encore très partiel sur la question ukrainienne est semble-t-il un tournant dans la guerre de communication. Peut-être que ce journal comprend-il aussi que l’opinion en Europe est en train de se retourner, notamment en Allemagne où la montée en puissance de l’AfD dans les intentions de vote s’accompagne d’une dénonciation de la participation plus ou moins indirecte de l’Allemagne à la guerre. Dans l’édition papier du Monde du 12 août 2023, pour la première fois depuis le 24 février 2022, il n’y avait aucune ligne de publiée sur la question de l’Ukraine. Les vacances n’expliquent pas ce changement de pied. Si Le monde commence à être plus rigoureux dans la désinformation, c’est pour deux raisons : d’abord parce que les médias anglo-saxons qui sont plus sérieux que leurs homologues français commencent à dévoiler les sournoiseries otaniennes, voir notamment le fameux article de Seymour Hersh dans le New York Times sur le sabotage par les Américains des gazoducs Nord Stream. Ensuite, parce qu’ils savent que l’ambiance est malgré tout à un constat d’échec en ce qui concerne la contre-offensive ukrainienne qui a débuté au mois de juin. 

 

L’évolution du journal tient aussi dans le relais qu’il donne aux chiffres des soldats décédés. Le 13 août sur leur site, ils admettaient que les pertes russes s’élevaient à environ 30 000, cela semble réaliste, même si ces chiffres ne peuvent être qu’imprécis[4]. En février 2023, Le monde relayait sans précaution des soi-disant sources des services de renseignement occidentaux qui donnait 200 000 morts du côté russe[5]. En six mois l’estimation du nombre de morts russes par les plumitifs du Monde a été revue très nettement à la baisse, des deux tiers tout de même ! C’est un énorme virage idéologique. Avec ce chiffre de 30 000 morts russes on est loin des imbécilités zelenskiennes qui avançaient le chiffre de plus de 140 000 morts du côté russe, un chiffre supérieur au nombre des soldats engagés sur le terrain ! Tous les journaux occidentaux mainstream ne donnent aucun chiffre sur les pertes ukrainiennes, mais ils ont relayé les élucubrations de l’armée norvégienne qui annonçait 100 000 morts, histoire de nous montrer que les pertes russes restaient largement supérieures à celle de l’Ukraine, et donc d’avancer que selon ce scabreux calcul coût-avantage, les Russes avaient tort de s’obstiner. Joe Biden, imperméable à la logique du terrain avançait bêtement au milieu du mois de juillet que les Russes « ont déjà perdu la guerre »[6]. En vérité les calculs existent, mais les organismes de propagande occidentaux ne les diffusent pas. Robert Kennedy jr. qui semble bien informé, parlait quant à lui de 315 000 soldats ukrainiens morts au combat[7]. On est loin des fantaisies propagandistes diffusées par l’armée norvégienne au début de l’année 2023 et qui donnait 180 000 pertes russes[8]. Cet écart de 1 à 10 entre le nombre de morts russes et ukrainiens, correspond, selon les experts militaires un peu sérieux, en réalité à la dissymétrie entre la puissance de feu de l’artillerie russe et de l’artillerie ukrainienne qui est considérée comme étant aussi de 1 à 10. Ainsi, commencer à admettre que les Russes n’auraient eu que 30 000 soldats tués – ce qui est évidemment toujours beaucoup trop – reviendra, lorsqu’on avancera les chiffres des tués ukrainiens, à reconnaitre la supériorité de la stratégie russe qui semble, contrairement à celle de l’OTAN, avoir le souci de limiter au maximum les pertes humaines. Pire encore, admettre cette réalité asymétrique, c’est reconnaître qu’on a eu tort d’encourager l’Ukraine à se lancer dans cette aventure pour complaire aux Américains. 

le 14 août sur le site du Monde, on pouvait lire un article un peu plus pernicieux qui parlait de la jeunesse dorée de Kiev qui s'amusait beaucoup pendant que les autres Ukrainiens se font trouer la paillasse pour le compte de l'Oncle Sam. Cet article vient à la suite de ceux qui dénoncent la corruption dans les services régionaux de la conscription. C'est tout de même assez net, le virage est pris, mais on ne peut pas encore parler de révolution dans la ligne éditoriale. Les "héros"  sont de moins en moins glorifiés par ce journal. Il ne leur reste plus qu'à manifester pour la paix !

Ce que Le Monde ne raconte pas et cache encore à ses lecteurs

 

Voici les pertes de Kiev sur les différents axes pour la seule journée du 10 août 2023 :

Axe de Koupiansk : les forces russes ont poursuivi leur avancement et amélioré les positions tactiques. Six attaques et contre-attaques ennemies ont été déjouées. Kiev a perdu 75 militaires, deux blindés, trois véhicules de combat, un canon automoteur polonais Krab et radar de contre-batterie américain AN/TPQ-50.

Axe de Donetsk : cinq attaques ennemies ont été déjouées par les troupes russes. Les pertes ukrainiennes comptent environ 370 personnes, deux chars, six blindés, quatre véhicules, deux systèmes d’artillerie américains M777, un obusier D-20, un canon automoteur polonais Krab.

Axe de Donetsk-Sud : les troupes russes ont mis en échec une tentative de reconnaissance armée près de la localité Priyoutnoïe dans la région de Zaporojié, un groupe de sabotage a été neutralisé près du village Ourojaïnoïé. Les pertes ennemies se chiffrent à 180 personnes, un char, trois blindés, deux automobiles, un canon automoteur polonais Krab.

Axe de Krasny Liman : deux attaques ont été mises en échec, près de 80 militaires, deux blindés de combat, trois pick-up et un obusier D-20 ont été anéantis.

Axe de Zaporojié : les forces russes ont repoussé trois offensives dans deux districts de la région de Zaporojié. Les pertes ukrainiennes se comptent à une quarantaine de militaires. Kiev a également perdu trois blindés, quatre véhicules de combat, un canon automoteur Gvozdika et un obusier D-20.

Axe de Kherson : 50 militaires, dix véhicules, un système d’artillerie américain M777 et un obusier D-30 ont été éliminés.

Et c’est tous les jours comme ça !



[1] https://weapons.substack.com/p/ukraine-update-keep-an-eye-on-kupyansk?utm_source=substack&utm_medium=email

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/10/l-alignement-du-japon-sur-la-strategie-americaine-en-asie-ne-fait-pas-l-unanimite-des-experts_6185047_3210.html

[3] https://histoireetsociete.com/2023/08/10/un-audit-independant-du-financement-americain-pour-lukraine/ Dans cet audit, on trouve des lignes de financement sur ce qui semble confirmé que des dépenses ont été faites pour saboter les gazoducs de Nord Stream, achat de bateaux, achat d’explosifs et d’équipements de plongée.

[4] https://www.lemonde.fr/international/live/2023/08/13/guerre-en-ukraine-en-direct-la-russie-a-commence-a-fabriquer-ses-propres-drones-de-type-shahed-selon-une-organisation-britannique_6185281_3210.html?#id-1078822

[5] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/22/ukraine-des-centaines-de-milliers-de-tues-et-de-blesses-parmi-les-militaires-des-deux-camps_6162792_3210.html

[6] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/guerre-en-ukraine-kiev-affirme-avoir-abattu-20-drones-russes-au-moins-un-mort-dans-une-frappe-nocturne-20230713

[7] https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/05/16/315-000-soldats-ukrainiens-seraient-morts-pendant-loperation-speciale-par-topcor/

[8] https://www.lepoint.fr/monde/ukraine-180-000-soldats-russes-et-100-000-ukrainiens-morts-ou-blesses-22-01-2023-2505731_24.php

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

  C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de...