mardi 29 juin 2021

La grève des électeurs et ses conséquences

  

Malgré la propagande des partis, de l’Etat et des journaux pour aller voter, le deuxième tour des élections cantonales et régionales a confirmé le premier tour[1]. Le point principal est que 2 Français sur 3 ont refusé de se prêter à la comédie d’une fausse démocratie, malgré les admonestations de tout bord. Tous les journaux, les politiciens de métier, de droite et de gauche, Facebook, se sont mis à faire la propagande pour aller voter, rien n’y a fait. Massivement les Français ont refusé de choisir entre des crapules et des imbéciles. Pire encore, les bureaux de vote ont eu du mal à trouver des assesseurs. Le moins qu’on puisse dire est que les Français se sentent de moins en moins électeurs, ce qui veut dire qu’ils ne croient plus que les élections soient un processus démocratique. Cette abstention élevée contraste avec l’approbation par exemple d’une démocratie plus directe ou participative. Je rappelle que le RIC était approuvé par près de 80% de la population. Les abstentionnistes refusent donc de choisir, renvoyant dos à dos le RN, la droite et la gauche. Ce refus a de multiples raisons. La première est que le programme présenté par les uns et les autres ne les intéresse pas, éloigné qu’il est des préoccupations des gens ordinaires, il sonne creux. La seconde, mais c’est un peu la même, c’est que gauche, droite ou RN, c’est la même caste de « professionnels de la profession » qui se trouve aux manettes et qu’elle est inapte à faire face aux problèmes de l’heure. Elle n’est pas compétente. Il est typique d’ailleurs que ce soient les classes les plus défavorisées qui soient aussi les plus détachées du rituel du vote. Ce sont pourtant elles qui auraient le plus besoin d’une autre politique, d’une autre représentation pour défendre leurs intérêts. Dans e temps c’était la gauche qui représentait ces intérêts, plus ou moins bien, mais enfin elle les représentait. Ce n’est manifestement plus le cas aujourd’hui. Soyons plusq précis, en Ile-de-France Le monde nous dit que Valérie Pécresse est réélue haut la main. Voici les résultats. 

Si j’additionne les abstentionnistes, les bulletins nuls et blancs, j’arrive à 69,37%, soit plus de deux électeurs sur trois qui ont refusé de choisir entre les listes en présence. Dans ce contexte la liste de Pécresse ne rallie même pas la moitié des suffrages exprimés, mais rafle près de 60% des sièges. Si je rapporte le pourcentage des votes exprimés au 30,63% des personnes qui ont voté, c’est à peine 14% des électeurs qui ont approuvé le programme de cette liste baroque soutenue par Manuel Valls et Jean-Paul Huchon, deux anciens caciques du PS, et potentiellement compatibles avec Macron. Autant dire qu’elle ne représente rien et que si elle a l’idée de se présenter aux élections présidentielles, elle se prendra un méchant râteau, son lifting ne suffira pas à masquer l’inconséquence politicienne de cette malheureuse. On fera un constat un peu similaire dans la Région PACA. 37,8% des électeurs se sont dérangés pour départager les deux listes qui restaient course. Celle de Thierry Mariani l’austère représentant du RN et celle de Renaud Muselier qui jadis combattait les dockers sur le port de Marseille quand il était l’âme damnée de la canaille Jean-Claude Gaudin. Le second arrive à réunir 57% des électeurs qui se sont déplacés, soit 21,54% ! 21,4% c’est tout ce que pèse aujourd’hui l’ubuesque coalition de toute la classe politique, Muselier, une fois que la gauche se fut sabordée comme jadis la flotte dans la rade de Toulon, réunissait sur son nom les macroniens de LREM, la droite affairiste et cosmopolite des LR, les faux écologistes de EELV, la FI, le PCF, le PS et j’en passe. Le seul programme de cette engeance est de tromper les électeurs en leur faisant croire que l’élection de Mariani serait anti-démocratique et anti-républicaine. Je ne suis évidemment pas ami avec le RN, mais pour moi il y a deux erreurs d’analyse qui se cumulent :

- d’abord c’est de considérer que le RN ne serait pas républicain et serait une sorte de loup habillé en grand-mère qui tenterait d’arriver au pouvoir démocratiquement pour ensuite supprimer icelle. Mais si c’est le cas pourquoi ne pas demander son interdiction pure et simple ? Quand on mesure comment Macron a exercé son pouvoir, matraquant tout le monde et le reste, les soignants, la CGT, les Gilets jaunes, le plus fasciste des deux n’est pas forcément celui qu’on pense ;

- mais sans doute le principal n’est pas dans cet aveuglement volontaire, en soutenant la droite affairiste, cosmopolite et européiste, la gauche décervelée et en voie de disparition masque le fait que les programmes de LREM et du RN sur le plan économique et social sont exactement les mêmes, et cela est encore plus vrai depuis que ce malheureux parti a fait son coming out européiste.

Ce qui veut dire que clairement les débris de la gauche s’apprêtent non seulement à adouber le programme de la droite dure néolibérale et donc à voter Macron au second tour des élections présidentielles, mais aussi renonce à réfléchir à un programme d’alternance. Ces magouilles d’arrière-boutique vont certainement dégouter encore un peu plus les Français. Cette Sainte-Alliance qui mime un antifascisme de comédie, démontre que cette classe politicienne sans honneur est totalement unie dans l’adversité. Dès qu’un taux d’abstention est au-dessus des 50%, les résultats n’ont plus de signification, et il est illusoire de présenter la réélection des caciques de la droite ordinaire, Wauquiez, Bertrand, Pécresse ou Muselier, comme un résultat extraordinaire et enthousiasmant. 

 

Bien d’autres enseignements peuvent être tirés de cette grève des électeurs. D’abord c’est le rejet des institutions. Des partis comme la FI qui font semblant de vouloir fonder une nouvelle république, avaient l’occasion de dénoncer cette mascarade. Mais Mélenchon et ses séides ont au contraire approuvé l’idée stupide de Front républicain. Les journaux titraient lundi matin sur le double échec de Macron et de Le Pen. Le plus grave est sans doute pour Macron. Cette défaite historique aux régionales et aux cantonales, succède aux autres défaites aux municipales et aux européennes, elle montre que le parti présidentiel n’existe pas, c’est une assemblée de zombies placée derrière un président fantomatique, sans insertion dans la société française. Mais cela prouve au moins deux choses :

- que la politique pourrie de Macron n’est pas approuvée et que le soi-disant regain de popularité qu’on a pu lire dans les sondages est au mieux un feu de paille lié au déconfinement ;

- que si par malheur Macron était réélu dans le contexte d’un nouveau Front républicain adoubé par la gauche dégénérée, il n’aurait sans doute pas de majorité pour gouverner.

L’autre enseignement est que le RN en tentant, suite à l’éviction de Florian Philippot et à son remplacement par Jordan Bardella, de devenir un parti de droite ordinaire, euiropéiste, s’est coupé du public qu’il avait su rallier à lui en 2017. Détesté par la bienpensance mondialiste, le RN est maintenant rejeté par les classes populaires qui ne se reconnaissent pas dans son cheminement tortueux. Le sentiment anti-européen est beaucoup plus fort que ce qu’on croit dans le pays. J’avais déjà écrit que la question européenne était une question centrale reprenant l’idée qu’au moins 40% de l’électorat français est pour retrouver une souveraineté complète, monétaire, stratégique et militaire[2]. Mélenchon et Marine Le Pen qui un temps avaient séduit les frexiters, payent aujourd’hui le prix de leur oubli et se retrouvent à la rue. 

Ces deux réalités ne doivent pas masquer l’effondrement de la gauche et particulièrement de la FI qui disparaîtra sans doute en 2022. Cette gauche qui n’est plus qu’une officine de propagande pour la droite, est coupée des réalités. La campagne pour les élections présidentielles lui sera fatale. En ce moment la gauche joue les idiots utiles de la droite. Par exemple elle soutenait Muselier (LR) au nom du barrage contre l’extrême-droite, tandis que dans les Pays de la Loire, Christelle Morançais faisait campagne sur la nécessité selon elle d’empêcher l’extrême-gauche – représentée par l’ineffable Matthieu Orphelin passé de EELV à LREM de Macron pour redevenir le leader de la gauche dans cette région – d’accéder au pouvoir. Il est vrai que par les temps qui courent la gauche en adoptant les lunettes de la culture WOKE est devenue un repoussoir, sans parler de ses compromissions avec la religion mahométane. Mais en s’alliant ici et là à la pire droite qu’on ait connu depuis Pétain, elle ajoute à la défaite, le déshonneur. 

Ce qui nous amène à discuter des portes de sortie. Notre époque met à jour l’escroquerie intellectuelle des uns et des autres, le RN n’est pas un parti fait pour défendre les travailleurs, il joue uniquement de son slogan contre l’immigration. La droite européiste et affairiste de Macron et autres Muselier, Bertrand et Pécresse, n’a pas la capacité de faire autre chose que de gérer des places bien rémunérées, mais par défaut. La gauche est perdue entre ses délires antifascistes et WOKE. La solution peut venir de deux côtés : d’une part de l’émergence d’un mouvement sociale autonome comme on l’a entrevu avec les soignants et les Gilets jaunes. Je dis autonome parce que de fait la bureaucratie syndicale à part collaborer est incapable de faire avancer quoi que ce soit. C’est évident pour la CFDT qui est devenu le premier syndicat jaune, la courroie de transmission du MEDEF, mais ça l’est aussi pour la CGT qui s’est décrédibilisée, d’abord en 2017 en appelant à voter Macron, ensuite en s’efforçant de contenir le mouvement des Gilets jaunes au lieu de le soutenir. Je parle ici de la bureaucratie syndicale et non des syndicalistes eux-mêmes. Martinez a été plus que lamentable lorsqu’il est venu pleurnicher sur BFMTV pour montrer son incompréhension quand macron lui a envoyé ses miliciens pour fracasser le cortège du 1er mai 2019. Je sais bien que le secrétaire de la CGT est sur la sellette et contesté, et il est probable qu’il finisse par se faire virer pour son incompétence. Mais cela ne suffira pas, il faut une lame de fond pour emporter ce ramassis d’incompétents qui ont détruit toute possibilité d’alternance de peut de se retrouver « diaboliser ». Notre époque est paradoxale en ce sens que si elle semble consolider les pouvoirs de la bourgeoisie cupide, sans cœur et sans cervelle, elle met en même temps à nu la vérité de ce pouvoir bâti sur du sable. Mais il va falloir travailler encore, sortir d’une paresseuse gestion des vieux poncifs qu’on recycle sans précaution, pour aller vers une prise de conscience plus acérée et plus combattive. Les faux écolos de EELV sont démasqués, ce sont eux qui ont été à la manœuvre pour faire en sorte que la gauche se désiste pour Muselier en PACA. 

 

L’abstention est maintenant le premier parti de France. Il touche d’abord les jeunes et les électeurs de MLP et de Mélenchon, c’est-à-dire les figures qui étaient sensées incarner le changement. Puis les classes les plus faibles économiquement et les femmes ! Ce n’est pas en injectant un peu de proportionnelle ou un peu de référendum local qu’on atténuera les choses. La grève massive des électeurs risque au contraire de les encourager dans cette voie. Macron parait-il considère qu’il lui faut continuer dans le sens des « réformes », c’est-à-dire dans le sens de la destruction des droits des travailleurs, de la baisse des salaires et des allocations-chômage. Il parie sur la médiocrité de ses soi-disant opposants d’opérette. Ce sera un pari difficile à tenir, car outre qu’il risque s’il est réélu de ne pas avoir de majorité, et donc de passer sous les fourches caudines des LR, il risque de déclencher un mouvement social puissant qui l’empêcherait d’arriver jusqu’à 2022. Il est suffisamment stupide pour cela. Si les partis et les syndicats n’ont plus de légitimité, c’est forcément la rue qui parlera. Par exemple en ce moment on discute beaucoup de la hausse scandaleuse du prix des carburants. Alors que le prix du baril est clairement inférieur à ce qu’il était au moment du démarrage du mouvement des Gilets jaunes, le prix ce l’essence à la pompe est aujourd’hui plus élevé qu’à cette époque. Le diesel est particulièrement touché. Si cette hausse est soi-disant décidée au nom de l’écologie, ce seront les pauvres qui seront le plus touchés, ce sont eux qui en effet roulent plus souvent avec ce carburant, à la fois parce qu’auparavant le prix du diesel était inférieur à celui du super, et parce que les moteurs diesel sont moins onéreux à l’entretien que les moteurs ordinaires. C’est juste un exemple parmi d’autres, mais comme les travailleurs prennent souvent leur automobile pour bosser dans des zones d’emplois excentrées, ils y sont plus sensibles. Si le COVID a été une chance pour Macron parce que la crise a masqué son incompétence dans les autres domaines que celui de la santé, cela ne pourra pas durer toujours, la France ressemble à une cocotte-minute et les politiciens cette classe d’incompétents sont maintenant en première ligne. 


[1] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/06/elections-abstention-la-lente-agonie.html

[2] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/02/la-souverainete-nationale-sans-candidat.html

samedi 26 juin 2021

Roger Vailland , Le regard froid, Grasset, 1963

Roger Vailland qu’on ne lit hélas plus guère[1] mais il a contribué à former des générations de communistes qui, le plus souvent, se sont retrouvés en rupture de ban. C’était un singulier personnage. Fils de la petite bourgeoisie lettrée et bigote, après avoir abandonné des études brillantes, il bifurquera vers la création d’une revue surréaliste, Le Grand Jeu[2]. Mais il se brouilla avec les surréalistes à la suite d’un procès d’exclusion très malhonnête engagé contre lui par Breton et Aragon[3]. Il en sortira mortifié[4]. Vivotant d’un métier de journaliste assez mal assumé, il fera une expérience de l’héroïne. Puis, la guerre et l’occupation de la France vont l’amené à s’engager dans la Résistance. Cette action qui lui redonnera il faut bien le dire de la dignité, le rapprochera des communistes dont il prendra la carte au début des années cinquante. Cet engagement politique se déchirera en 1956 à cause de l’envahissement de la Hongrie par les troupes russes, mais aussi la révélation du Rapport Khrouchtchev qui l’incitera à jeter le portrait de Staline dans la corbeille. Il se retrouvera une nouvelle fois orphelin, sans pour autant renier une critique radicale du capitalisme et de ce qui va avec. Il avouera que ses années de militantisme aux côtés des ouvriers aux Allymes, alors qu’il vivait pauvrement dans l’austérité furent les plus belles de sa vie. Il avait été célèbre pour son roman Drôle de jeu qui obtint en 1945 le Prix interallié qui à l’époque était une référence et qui couronnait une œuvre visant à l’authenticité[5], et en effet il y racontait d’une manière très originale son engagement dans la Résistance et sa position. Jusqu’à La loi qui obtint le prix Goncourt en 1957, il devint l’écrivain de l’engagement avec Bon pied, Bon œil, Un jeune homme seul, 325 000 francs, et encore Beau masque. Par la suite il devint l’écrivain du désenchantement, travaillant pour le cinéma avec le sulfureux Roger Vadim, René Clément et quelques autres sur des films à succès qui lui rapportèrent une grande aisance financière. On lui a souvent fait un procès en stalinisme. C’est erroné pour deux raisons, la première parce qu’en 1956 il s’éloigna du parti sans mettre en avant cet éloignement, et la deuxième parce que sur le plan de la morale et des mœurs, il vivait aux antipodes de ce que prônaient les staliniens purs et durs en ce qui concerne la famille et le travail, manifestant un hédonisme assumé. Certes il avait produits quelques textes en soutien au parti notamment Le colonel Foster plaidera coupable, une pièce de théâtre[6], mais c’était les débuts de son encartement et donc la volonté de montrer son allégeance. En contrepartie, il y trouva une camaraderie qu’au fond il recherchait depuis son adolescence. 

Roger Vailland joue son propre rôle dans 325 000 francs de Jean Prat en 1964 

C’est un parcours extrêmement fait de plaies et de bosses. Le regard froid offre un grand intérêt, bien au-delà de sa qualité littéraire. C’est un recueil de textes rassemblés en 1963 mais parus dans les années quarante et cinquante. Les commentaires qu’en fait Roger Vailland en font une sorte de bilan d’étape, prenant ses distances avec lui sans se renier. Dans le cadre de cette petite chronique je retiendrais d’abord Quelques réflexion sur la singularité d’être Français. Militant communiste et donc internationaliste, Roger Vailland se refuse de diluer la culture française et donc la nation française dans une forme « créolisée » comme on dit bêtement aujourd’hui. Cette singularité revendiquée passe par la définition du caractère d’un peuple. On se souvient que Marx et Engels considéraient eux aussi chaque peuple du point de vue de son caractère, l’Anglais donnant naissance à l’économie politique, l’Allemand à la philosophie et le Français à l’idée de révolution politique. Ils discutaient de ce qu’écrivait Moses Hess : « Trois pays travaillent à l’émancipation définitive de l’humanité : l’Allemagne, qui, par la Réforme, a donné au monde la liberté spirituelle ; la France, qui lui a donné la liberté politique par la Révolution ; l’Angleterre qui achève l’œuvre de libération en apportant au monde l’égalité sociale. »[7]

Roger Vailland, en développant l’idée de souveraineté du peuple, va tenter d’aller plus loin que cette formule lapidaire, lui donner du corps. Pour lui ce qui caractérise le Français, c’est d’être avant tout irrévérencieux, et donc de remettre en cause les hiérarchies. Contrairement aux Allemands par exemple pour lesquels à l’évidence il manifeste un grand mépris. Cette irrévérence est un devoir de liberté aussi dans les mœurs, et selon Vailland ce n’est pas pour rien que la France est un modèle dans la définition des relations amoureuses qui se définissent au-delà de la procréation et de la famille dans la recherche du plaisir. Il associe fort justement à mon avis l’irrévérence, l’athéisme radical dans ce portrait du Français. L’athéisme étant la première marche de l’émancipation, soit de la souveraineté. Son idée est que cette singularité s’inscrit dans une défense de la langue la plus classique, celle du XVIIIème siècle. Et donc la souveraineté en procède. L’idée de souveraineté qui fut un des chevaux de bataille de Roger Vailland tout au long de sa vie est l’âge adulte. Autrement dit le Français a été le premier à entrer dans l’âge adulte. Mais la souveraineté individuelle renvoie aussi bien à la souveraineté du peuple qu’à celle de la nation. Il rappelle d’ailleurs que le libertin n’est pas seulement celui qui pratique la liberté dans son comportement sexuel, mais aussi celui qui professe une grande liberté de penser dans tous les domaines et donc dans celui de la politique au sens large du terme. S’il combat la religion – à l’époque il s’agit essentiellement de la religion catholique, dogme dans lequel il a été élevé – c’est parce que celle-ci conserve l’individu sous tutelle et il n’est pas étonnant que cette tutelle accompagne les rapports de domination sur le plan économique. On remarque d’ailleurs que pour Roger Vailland le libertinage n’a de sens qu’entre personnes égales. Le concept d’égalité est le fondement même du caractère français. Il expliquera que c’est pour cette raison que La marseillaise est chantée et admirée par le monde entier qui envie le fait d’être Français ! Roger Vailland était marxiste et internationaliste, mais cela ne l’empêchait pas d’être patriote et fier d’être Français. On pourrait poursuivre d’ailleurs avec cette idée d’opposition entre le mondialiste qui vise à détruire les cultures et les frontières et l’internationaliste qui vise à la fraternité entre les peuples.  

Aux Allymes Roger Vailland colle les affiches du parti communiste 

Mais ce recueil recèle d’autres textes stimulants pour la réflexion. Il traite de la question de la culture et de l’opposition entre la culture du pauvre et la culture bourgeoise et savante. Dans De l’amateur, texte écrit en octobre 1951[8], il critique vertement ceux qui prétendent amener au peuple des éléments de « culture » pour les éduquer. Il ne vise pas que les bourgeois d’ailleurs, il critique ses propres camarades qui ont la prétention d’amener la haute culture à l’ouvrier. Au passage il nous explique ce qu’est cette haute culture bourgeoise, et il la décrit comme décadente parce que selon lui la bourgeoisie a cessé d’être innovante dans les arts comme dans la vie économique et sociale. Mais il étend son analyse aux surréalistes dans Les surréalistes contre la révolution. Dans ce petit texte qui date de 1948, Roger Vailland règle ses comptes, mais il touche très juste sur au moins deux points : d’abord parce que Breton ne s’est pas engagé pendant la guerre, préférant s’exiler aux Etats-Unis, mais ensuite parce qu’au fond la culture qu’il préconise en rupture d’avec le capitalisme et l’ordre bourgeois est directement le produit la bourgeoisie décadente. il est en effet impossible de comprendre ce qu'écrit Breton si on n’a pas suivi un peu le même parcours que lui et si on n’a pas été pénétré de cette haute culture sur laquelle il crache. Breton avancera d’ailleurs que le prolétariat n’étant pas émancipé puisqu’il n’a pas fait de révolution politique en amont, il ne peut pas produire une culture différente de celle que lui propose la bourgeoisie. Cette position qu’on trouve aussi chez Léon Trotski[9], non seulement néglige l’apport de la culture populaire – par exemple Breton et Trotski ne connaissent strictement rien à la littérature prolétarienne – mais en outre, elle suppose que la classe des lettrés est plus avancée dans l’émancipation que celle des prolétaires. Cependant quand on voit les louvoiements et les reniements de cette classe des lettrés, supplétive de l’oligarchie, on peut en douter. Mais il y a aussi cette idée lancinante selon laquelle le jugement de la classe lettrée parce qu’elle est lettré est forcément meilleur que celui de la classe ouvrière. Cette idée un peu juste est encore aujourd’hui l’apanage de la gauche officielle qui croit toujours contre toute évidence qu’elle a forcément raison contre le peuple. Roger Vailland affirme que si les prolétaires ne lisent pas beaucoup, c’est surtout parce que les livres produits par et pour la bourgeoisie sont ennuyeux, ce qui est rédhibitoire. Au passage il éreinte la « critique » qui croit philosopher sur une œuvre d’art. « Depuis que la peinture n'est plus jugée et expliquée par des amateurs de peinture mais par des philosophes amateurs, il n'y a plus de critique d'art » 

Mais la critique des surréalistes et surtout d’André Breton – Roger Vailland reconnaissait volontiers l’apport des premiers surréalistes – va un peu plus loin et s’attaque à l’irrationalité élevée comme une sorte de dogme, avec des références aussi bien à la psychanalyse qu’aux sciences occultes. Cette critique sera reprise pratiquement dans les mêmes termes par Guy Debord et les situationnistes[10]. 

A la sortie de l’usine Roger Vailland, derrière l’orateur communiste à gauche 

Cet ensemble de raisons va conduire Roger Vailland à considérer que la culture bourgeoise a été une parenthèse régressive dans l’histoire des idées, et donc il va préférer la lecture des auteurs classiques, Retz, De Bernis, Sade dont la langue lui convient mieux que celle de la bourgeoisie bien trop introspective à son goût. Bien entendu, il serait facile d’opposer à cette approche l’idée que ces auteurs classiques sont aussi et d’abord ceux qui ont préparé le terrain à l’émergence d’une culture bourgeoise. Par exemple l’œuvre de Sade qui a principalement l’intérêt de revendiquer une liberté individuelle absolue, débouche sur une curieuse maniaquerie de comptable dans la description des turpitudes du genre humain, le chiffre lui servant à définir la passion, mais aussi à lasser le lecteur[11] ! Beaucoup de choses sont passées un peu de mode, Roger Vailland se voulait moderne, et aujourd’hui plus personne ne pense comme ça, mais en réalité en prenant le XVIIIème siècle comme point de référence, il définit les temps présents – c’est-à-dire les années d’après-guerre – comme une forme de civilisation sans morale et sans dignité qui n’a que trop durée. Mais depuis le milieu du vingtième siècle, on ne peut pas dire que cela se soit amélioré. Pour Roger Vailland la reconstruction de l’homme passe par le style, le style littéraire n’étant qu’un aspect du style. Le style est une manière de se tenir debout. Et c’est sans doute ce qui restera. L’amour du jeu est constitutif du style. Le jeu se retrouve aussi bien dans la lutte politique ou militaire, que dans la conquête du cœur des femmes ou encore dans une forme d’écriture. Les figures libertines que Vailland met en scène, Casanova, le Cardinal de Bernis, sont des joueurs, ils risquent leur fortune sur un coup au casino ou dans un coup politique. Et bien sûr cette manière peu précautionneuse de vivre a comme contrepartie la possibilité de tout perdre. Le Cardinal de Bernis fait partie de ces grands hommes d’Eglise, le Cardinal de Retz, l’Évêque Bossuet, qui ne vivaient cette situation que comme une manière d’avoir une position et une rente. Ils ont fortement contribué à la destruction de l’Eglise comme institution et directrice de la pensée. Voici les vers irrévérencieux qu’écrivait dans sa jeunesse de Bernis[12] : 


Curieusement les XVIIème et XVIIIème siècles offraient plus d’espace de liberté qu’aujourd’hui, la surveillance était plus relâchée, ce qui veut dire que les progrès que la bourgeoisie et ses laquais mettent en avant pour continuer à justifier leur domination, se sont payés par d’autres régressions, aussi bien par la disparition du style, qu’une surveillance accrue et incessante des mœurs et de la pensée. Le « progressisme » affirmé des uns et des autres, n’est masque de plus en plus difficile à porter. 

 

Roger Vailland serait très mal à l’aise dans notre époque dévastée par la bigoterie, lui qui pensait que l’esprit religieux et l’esprit de soumission iraient forcément en régressant. Il ne connaissait pas encore le politiquement correct qui fait des ravages et détruit peu à peu toutes les formes passées et présentes de culture pour n’en faire que des objets morts à peine dignes des musées, et encore à condition que les WOKE ne viennent pas revendiquer leur épuration !



[1] Encore qu’il y ait eu pendant longtemps une revue dédiée, Les cahiers Roger Vailland, et une Association des Amis de Roger Vailland qui publiait des textes inédits et qui organisait des colloques, y compris à l’international. Auteur encore traduit, lu et commenté en Angleterre, il représente justement à l’étranger l’exprit français dans toute sa splendeur.

[2] Cette revue publiée entre 1927 et 1932 n’eut que 4 numéros, le titre avait été trouvé par Roger Vailland, elle a été rééditée par Jean-Michel Place en 1977.

[3] Alain et Odette Virmaux, « Rupture avec surréalisme et grand jeu », in, Europe, n° 172, 1988.

[4] Il racontera cette douloureuse expérience dans La fête, Gallimard, 1960.

[5] Corréa, 1945.

[6] Roger Vailland, Le Colonel Foster plaidera coupable, pièce en 5 actes, Les Editeurs Français Réunis, 1952.

[7] Moses Hess, Berlin, Paris, Londres (La triarchie européenne)[1941], Editions Du Lérot, 1988.

[8] Repris dans Le regard froid,

[9] Léon Trotsky, Littérature et révolution [1923], Julliard, 1961.

[10] « Amère victoire du surréalisme », Internationale situationniste, n° 1, 1958. Voir aussi Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, Editions Dilecta, 2008.

[11] D. A. F. Sade, Cent vingt journées de Sodome [1785], Jean-Jacques Pauvert, 1953 et aussi Annie Le Brun, Soudain un bloc d'abîme, Sade, Jean-Jacques Pauvert, 1986

[12] Poésies diverses du Cardinal de Bernis, A. Quantin, 1882

lundi 21 juin 2021

Elections, abstention, la lente agonie d’un système politique

 

Les commentateurs vont pleurnicher sur l’abstention en disant que c’est un attentat contre la démocratie. C’est une erreur, une abstention de cette ampleur ne veut absolument pas dire que les Français ne sont pas pour une forme de démocratie, mais qu’il conteste le système tel qu’il est. Cet effondrement de la participation n’est pas quelque chose de nouveau, il s’inscrit dans une tendance lourde qui date d’une trentaine d’années, on croit de moins en moins que les élections vont changer quelque chose. C’est le drame de la post-démocratie.  Les politiciens sont incapables de présenter des programmes attrayants pour inciter les électeurs à se rendre aux urnes. Pour des tas de raisons, ils ne sont plus capables de les leurrer ! Par paresse, parce qu’ils avaient autre chose à faire les électeurs déléguaient leur pouvoir à des politiciens. Il est vrai que dans le temps les candidats ressemblaient un peu à ceux qui votaient pour eux. Par exemple on trouvait beaucoup d’ouvriers ou d’anciens ouvriers comme candidats du Partic communiste, Maurice Thorez faisait acte de candidature en tant que fils du peuple. Mais aujourd’hui les politiciens sont des professionnels, ils connaissent les ficelles du métier, et ce faisant, ils ne sont plus vraiment en contact avec ceux qu’ils sont censés représenter. On parle de plus en plus souvent d’un divorce entre la classe politique et le reste de la population. C’est assez généralisé, mais c’est encore plus marqué en France. Depuis l’élection malencontreuse de Macron en 2017 on va de record d’abstention en record d’abstention, quelle que soit l’élection considérée. 

 

Il y a une crise du politique en France et celle-ci est très importante. En effet qu’est-ce que ça veut dire de discuter du score de la liste de Thierry Mariani qui ferait en PACA 34% des électeurs quand ceux-ci se sont abstenu à 70% ? Moins de 10% des électeurs inscrits ont choisi cette liste, ses poursuivants font encore bien moins. Mariani et le RN ne représentent rien en PACA, mais les autres encore bien moins ! Les politiciens s’en moquent car ce qui compte c’est d’abord qu’ils aient le poste, quelles que soient les conditions dans lesquelles ce poste est obtenu. Parce que le poste permet de mettre la main sur une manne financière et du pouvoir. Ils vont venir discuter cinq minutes de la crise de la démocratie, puis ils passeront à autre chose et affirmeront que les électeurs les ont élus et qu’il est normal qu’ils appliquent leur programme. Cette petite crapule de Macron a agi de cette manière, il a laissé les choses se faire, mais même avec la gauche castor construisant des barrages au Front National, il n’a pas convaincu un électeur sur deux de voter pour lui. Cependant fort de son élection peu démocratique, et peu représentative de ce que sont les Français, il a prétendu qu’il avait été élu pour faire des réformes brutales et violentes contre les plus pauvres et les plus faibles. Cette cuistrerie a engendré le mouvement des Gilets jaunes qui ont montré qu’on pouvait faire de la politique autrement qu’en votant. L’abstention a donc une signification politique, c’est un acte de protestation contre un système qui ne convient pas. Comme le dit l’opinion publique, voter pour la droite ou la gauche, c’est du pareil au même et rien ne s’améliore. Discuter du résultat des élections du dimanche 20 juin, ce n’est pas égrener les succès du RN, des LR ou de la gauche, mais c’est comprendre d’abord l’abstention. Certes les scores du parti présidentiel sont encore bien plus faible proche du néant, ceux de la FI également, mais enfin les pseudos vainqueurs ne doivent pas se réjouir trop vite. Ils vont être compris comme illégitimes, c’est déjà le cas pour Macron, et ce mouvement va s’amplifier. Plus il y aura d’abstentionnistes et plus d’électeurs rejoindront ce parti de refuznik . On s’attend déjà à un très fort taux d’abstention pour la présidentielle de 2022. Il y a un effet boule de neige qui ressort du fait que les abstentionnistes maintenant sont décomplexés et se revendiquent pour ce qu’ils sont, en rébellion contre le système politique. Dimanche soir sur les réseaux sociaux, de nombreux Français se réjouissaient de ce résultat. N’oublions pas que quand les Gilets jaunes ont mis en avant le RIC, près de 80% des Français approuvaient cette mesure[1]. Darmanin parlait dimanche soir d’une crise de la démocratie, c’est vrai, à condition qu’on s’entende sur ce que ça signifie. 

Le monde pleurnichant sur la bouderie des Français 

Evidemment les commentateurs préfèrent disserter sur les minuscules pourcentages d’électeurs qui ont voté pour Pécresse ou pour Mariani. Pourtant les raisons du refus de voter doivent être analysées sérieusement. Contrairement à ce que pense Le monde les Français sont très logiques. En s’abstenant massivement, ils condamnent un système fait de professionnels de la politique. Ils apparaissent interchangeables, sans idée, encore plus bêtes que les électeurs. En PACA Mariani et Muselier vont s’opposer pour le second tour des Régionales. Ils viennent tous les deux du même parti, de cette droite dure, affairiste et européiste. Mais il se trouve pour autant des idiots utiles à gauche qui regrette que la gauche se maintienne pour le second tour, hurlant qu’il est urgent de faire barrage au fascisme. Cette gauche-là n’a plus qu’à disparaître, même pas capable d’avoir quelques élus. En 2015 la gauche avait fait voter pour Muselier. Qu’en a-t-elle retiré ? A peine un crachat de la part de Muselier. Evidemment les grandes manœuvres pour 2022 vont commencer. Celui qui a le plus perdu dans ces élections, c’est Macron. Non seulement son parti de bras cassés arrive dernier du peloton, il fait 11,2% des 38% qui ont été voté aux régionales, soit 4,25% des électeurs. Je crois que jamais par le passé un parti au pouvoir n’a fait un score aussi faible, même le Parti socialiste sous Hollande. La France Insoumise fait un score de groupuscule gauchiste, avec 4,2% des 38%, soit 1,6% des électeurs qui se sont déplacés pour voter pour les amis de Mélenchon. Cette décomposition du système politique français nous fait entrer dans une zone d’instabilité très grande. Vu le score de Xavier Bertrand dans les Hauts de France, Macron n’est plus assuré d’arriver deuxième derrière Marine Le Pen. Certes pour cela il faut que Xavier Bertrand rallie à lui Les Républicains. Mais c’est tout à fait possible. Ces résultats annoncent aussi autre chose, si Macron ou Marine Le Pen étaient élus, il est probable qu’ils seraient incapables de réunir une majorité de gouvernement sur leur nom. 

Estimation des votes au niveau national, Ipsos Steria 

Rien ne sert de culpabiliser les électeurs, s’ils ont boudé les urnes, c’est que l’offre politique pour parler comme les économistes n’était pas attractive. 70% des électeurs inscrits, je ne parle même pas des réfractaires qui refusent de s’inscrire sur les listes électorales, ont refusé de se prêter à ce jeu. C’est bien qu’ils ne trouvent pas les candidats suffisamment honnêtes, compétents et en accord avec ce qu’ils désirent. Je l’ai dit ci-dessus, Macron porte une lourde responsabilité dans la dévalorisation des fonctions électives. Arrogant et menteur, il a passé quatre années à martyriser les Français au nom de sa fonction de domestique du Grand Capital. Mais surtout il a donné l’image d’un imbécile au pouvoir. Pour quelle raison les Français voteraient-ils pour des candidats qui apparaissent comme encore plus incompétents qu’eux ? 

Sondage Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions/Radio France/LCP-AN Public Sénat 

Le dernier enseignement à retirer de cette fantaisie électorale est que le Front National en devenant le Rassemblement national et en abandonnant un discours anti-européiste et anti-euro[2] pour racoler quelques crapules anciennement sarkozystes s’est magistralement planté. Marine Le Pen apparait comme une aussi mauvaise tacticienne que Mélenchon. Ces deux politiciens ont fait un moment illusion en avançant des idées de rupture fondées sur la défense de la souveraineté et de la laïcité, mais ils ont manqué de consistance et de souffle pour apparaître exactement pour ce qu’ils sont des petits magouilleurs sans envergure. Ce sont les électeurs de ces deux candidats de 2017 qui apparemment se sont le plus abstenus. Mélenchon ne semble pas comprendre que le score des Insoumis aux élections régionales et départementales le met hors-jeu définitivement. Hier soir il a tenté une diversion, en réclamant une commission d’enquête, puis en appelant à faire barrage au Rassemblement National du haut de son score microscopique. 


Remarquer enfin que ce sont les classes les plus défavorisées qui se sont le moins dérangées pour aller voter. ce qui signifie deux choses, d'abord que les partis de gauche sont incapables de les représenter, et ensuite que ce sont ces mêmes classes qui sont le plus lucides sur la canaillerie de la classe politique. N'oubliez pas que ce sont elles qui ont donné les gros bataillons pour le mouvement des Gilets jaunes.
Sondage Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions/Radio France/LCP-AN Public Sénat 


[1] https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-le-referendum-dinitiative-citoyenne/

[2] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/02/a-lextreme-droite-la-debandade-face.html

samedi 19 juin 2021

Guy Debord, Marx & Hegel, L’échappée, 2021

C’est le troisième volume de la librairie de Guy Debord. Ce sont des fiches de lectures qui ont été rassemblées par dossier par l’auteur lui-même. Des sortes de brouillons, et a priori cela ne change pas grand-chose à la connaissance de sa pensée. C’est un vrai travail de bénédictin que de les rassembler et de les rendre accessibles. Cette lecture est intéressante en deux sens : d’abord parce qu’elle nous renseigne sur ce que lisait Debord, grand lecteur, et donc sur quoi sa pensée s’est appuyée pour se développer. Bien entendu la lecture de ses écrits le laisse entrevoir. Ici, c’est plus précis. Ensuite il est intéressant de voir comment Debord dialogue avec ces auteurs. C’est évidemment étonnant parce qu’il est sensé être un autodidacte. Mais l’ordre dans lequel il lit, et la fréquence de ses lectures le fait sortir de ce statut. En lisant les fiches de lectures, on retrouve le parfum des temps anciens où on prenait des notes en lisant des livres autant épais que compliqués. On en remplissait des cahiers d’une écriture fine, d’autres recopiaient des passages plus ou moins long sur des fiches bristol. Mais dans tous les cas cette manière de saisir la pensée en la recopiant faisait partie de l’entraînement de celui qui prétend écrire. Aujourd’hui cela ne se fait plus, et c’est à mon avis une perte de sens. A cette époque ceux qui voulaient transformer la société étaient tout de même moins fainéant qu’aujourd’hui où on se laisse envahir par la pose et le slogan. Quoi qu’on en pense, prendre des notes, lire Marx, lire Hegel, c’était très formateur, une manière de ne pas rester un consommateur passif d’idéologie, cette forme moderne de marchandise. 

La lecture de ses fiches n’est pas indispensable pour lire et comprendre Debord, mais plutôt pour comprendre son époque et sa démarche personnelle. Elle permet de mieux situer le projet qui était le sien. La lecture de Marx et d’Hegel est une étape décisive dans la préparation et l’écriture de La société du spectacle qui paraitra en 1967 et qui le fera connaitre au-delà d’un petit cercle d’initiés après Mai 68. Cette période très studieuse correspond à la formation et au développement de l’Internationale situationniste, mais aussi à cette volonté de s’extraire de la sphère artistique d’avant-garde. Ces lectures vont appuyer un engagement politique presqu’au sens traditionnel du terme. Il fréquente un petit moment Socialisme ou Barbarie à la recherche d’une méthode qui lui permettrait de saisir dans un même mouvement l’action révolutionnaire et sa pensée, et, bien qu’il lise aussi Lénine, il se plonge dans la lecture des textes inspirés par l’ultra-gauche et donc par ce qui remet en question une lecture un peu trop « matérialiste » et mécanique de la révolution à venir. Il suit de près les publications d’Arguments – sur lesquelles il crachera volontiers par la suite, bannissant ceux qui oseraient publier un article dans cette revue. Autrement dit il va oublier assez largement l’économie de Marx, lui trouver un intérêt secondaire, et élargir l’idée d’aliénation au-delà de la question de la plus-value. Ce qui l’intéresse c’est la marchandise comme rapport social. Mais enfin tout cela et les références incessantes à Hegel – même si on juge encore le philosophe allemand idéaliste – c’est dans l’air du temps, une manière indirecte et intellectuelle de remettre en cause l’hégémonie du parti communiste sur l’intelligentsia. D’autant que le boom économique de l’après-guerre ne peut plus être identifié à une paupérisation absolue[2].


Notez que si Debord vient à Marx et à Hegel, il inscrit cet intérêt dans le droit fil de la détermination des surréalistes de changer la vie, une façon de se démarquer du militantisme simple. Avec peut-être un peu plus de moyens, les références – sauf la psychanalyse bien entendu – sont à peu près les mêmes. André Breton avait fréquenté le Parti communiste brièvement, il lisait Marx, mais il assistait aussi aux cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. 

 

Ces notes de lecture montrent donc ce qui l’intéresse chez Marx et chez Hegel. Il ne perd pas son temps à disserter sur la crise économique qui pourrait donner des arguments sérieux à l’idée du communisme. Il suppose, comme c’était évident à l’époque, que le keynésianisme avait permis de réguler l’économie et donc de permettre aux travailleurs de sortir de la misère matérielle de façon définitive[3]. Dans la sélection des phrases qu’il recopie du jeune Marx, il tend à montrer que les besoins évoluant avec la société elle-même, il est exclu d’avancer que la misère a diminué – ce qui a l’époque était un argument pour montrer la supériorité du système capitaliste sur le système « socialiste ». Plutôt que de miser sur la misère – la paupérisation absolue que défendait encore les marxistes orthodoxes à cette époque – Debord va suivre le chemin de Georg Lukacs. Histoire et conscience de classe qui va être publié en 1960 aux Editions de minuit, devient à cette époque une référence incontournable. Debord en prend des notes abondantes et d’un certain point de vue La société du spectacle s’inscrit aussi dans cette lignée. A la même époque Agnès Heller développera une analyse des besoins qui ira dans le même sens et développera de fait une critique de la vie quotidienne, ce qui lui vaudra comme à Georg Lukacs d’ailleurs une longue mise à l’écart, la Hongrie étant officiellement un pays communiste[4]. Tout cela permettait de venir à construire un parallèle entre le capitalisme de marché en Occident et le capitalisme d’Etat à l’Est. Ce qui se traduira conceptuellement par Debord dans l’usage des termes, spectaculaire diffus et spectaculaire concentré. Les deux fonctionnant d’ailleurs avec une classe bureaucratique importante. Debord s’intéressera donc à celle-ci aussi bien en s’appuyant sur la lecture des écrits du jeune Marx, Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel que sur celle de Hegel lui-même, notamment Principes de la philosophie du droit. En se rangeant du côté du jeune Marx, Debord va avancer comme lui que le prolétaire doit lutter aussi bien pour l’abolition du capitalisme que pour celle de l’Etat. L’abolition du capitalisme va se trouver dans l’idée d’abolir le travail lui-même, et donc sortir de cette idée selon laquelle le travail est une nécessité naturelle. Quant à l’abolition de l’Etat il en retrouvera des pistes du côté d’Anton Pannekoek et des conseils ouvriers[5].  Cette forme particulière semblait être pour l’ultra-gauche, de Socialisme ou Barbarie à ICO, en passant par Maximilien Rubel, une alternative, un but pour la révolution. Les exemples historiques de conseils ouvriers pouvaient être trouvés dans les premiers soviets – avant qu’ils ne soient bolchevisés – les conseils ouvriers en Hongrie et en Allemagne, voire aussi dans les formes autogestionnaires apparues durant la Guerre d’Espagne. Si dans les années soixante ces idées ne trouveront que peu d’écho, elles vont après Mai 68 réorienter la gauche. Elles seront récupérées d’ailleurs par les tenants de la Seconde gauche qui à l’instar de Pierre Rosanvallon s’en feront les Héraults dans une version édulcorée, compatible finalement avec le capitalisme de marché[6]. 

La révolution de 1848 

Toujours dans ces lectures autour de Marx, on retrouve les œuvres de Karl Korsch, un autre auteur important qui fait en quelque sorte le lien entre Hegel et Marx, bien avant l’Ecole de Francfort et sans doute avec un peu moins de fantaisie[7]. Il était moins connu et reconnu que Georg Lukacs, sans doute parce que les trotskistes admiraient Lukacs, mais se méfiaient de l’esprit libertaire de Korsch. Mais en tous les cas cela va justifier l’anti-léninisme de Debord et de l’Internationale situationniste. Les lectures qui servent à Debord pour se rapprocher de Marx sont très marquées de l’entre-deux guerres, époque où peut-être le monde faillit basculer, mais où le prolétariat fut vaincu, aussi bien à l’Ouest par le capitalisme de marché, qu’à l’Est par le capitalisme d’Etat. Il va les relier d’une part au mouvement révolutionnaire en Allemagne et en Hongrie, et simultanément à une critique du léninisme. Dans une volonté de dépassement de la philosophie, il y a un guide pour l’action, en deux sens, d’abord en se réclamant de formes passées qui bien qu’ayant échouées étaient porteuses de promesses, mais ensuite en avançant que la pensée est aussi un des aspects de l’action. Dans cette vision anthropologique d’une production de l’homme par lui-même, il suggère que nous passions d’un stade où cette transformation de l’homme est décidée par une classe ou un pouvoir, à celui où l’individu à travers la classe prolétaire, prend en charge ses besoins.

Sur le plan de l’analyse politique, Debord intègrera ce qu’on peut appeler les marxistes dissidents, Bruno Rizzi qu’il fera publier chez Champ Libre et pour lequel il rédigera la quatrième de couverture[8]. Mais aussi d’Ante Ciliga[9]. Tous ces auteurs sont restés assez confidentiels, sans doute n’étaient ils pas assez spectaculaires pour attirer la lumière. Ils condamnaient le régime de l’URSS, tout en se disant anti-capitalistes. Cette position était assez difficile, bien plus qu’on ne le pense aujourd’hui, parce que si la droite affairiste tenait le pouvoir, l’opposition était principalement représentée par le Parti communiste et les syndicats affiliés. Ce partage du devant de la scène par des formes de pouvoir qui au fond s’entendaient comme larrons en foire, n’a finalement conduit au dégel qu’en Mai 68 lorsqu’il a fallu passer au-delà des partis et des syndicats pour se faire entendre. La leçon venait des trahisons successives de la social-démocratie, notamment la social-démocratie allemande qui avait massacré dans le sang les Spartakistes. Debord s’intéressait d’ailleurs au parcours de Rosa Luxembourg. Dans la rue ce de l’Internationale situationniste on retrouvera des allusions fréquente aux martyres des combats révolutionnaires de l’entre-deux guerres. A mon sens ces échecs n’ont pas été suffisamment analysés, notamment on n’a pas pris assez en compte ce qu’on peut appeler aujourd’hui le besoin d’ordre, car à chaque fois le même schéma se répète, les amoureux du désordre lance un mouvement populaire auquel les masses adhérent et travaillent, puis ce mouvement s’arrête presque de lui-même[10]. 

 

Les fiches de lectures sur Marx montrent une tentative de synthèse qui s’inspire aussi d’Henri Lefebvre qu’il fréquente, mais qu’il ne se gêne pas pour critiquer des positions un peu trop hésitantes et un peu trop orthodoxes. Les relations entre les deux hommes engendrent des influences réciproques. Il est sans doute vrai que Debord doit beaucoup à Lefebvre pour sa compréhension de la dialectique, et sans doute aussi pour sa vision de l’espace, même si ces questions l’intéressent depuis longtemps. Mais à l’inverse, il est clair que Debord va pousser Lefebvre non seulement à réviser son attitude sur la Commune de Paris[11] – ce qui aboutira à la rupture entre eux[12] – mais surtout à travailler d’une manière plus précise la question de l’Etat[13]. Debord se servira de Marx en deux sens pour critiquer l’Etat bien entendu, mais aussi pour critiquer le travail au-delà de son exploitation par la classe qui possède les moyens de production. C’est à la notion de travail comme essence de l’homme qu’il va s’attaquer. Cette question de la critique de l’Etat, il va tout de même au-delà de l’idée gauchiste selon laquelle l’Etat est au service du capital, et donc qu’il suffirait de renverser ce pouvoir, de prendre les manettes de l’Etat pour que les choses changent. Debord rejoint Marx – le jeune Marx bien sûr[14] – contre Hegel d’ailleurs en désignant la bureaucratie comme une classe nouvelle qui développera ses intérêts aussi bien contre la classe des prolétaires que contre celle des capitalistes. C’est un texte fondamental que les marxologues longtemps obnubilés par la question centrale d’une lutte des classes opposants capitalistes et prolétaires, ont négligés. Debord s’était certainement procuré ce livre à la librairie La vieille taupe qui se trouvait dans le petit local étroit de la rue des Fossés-Saint-Jacques fondée par Pierre Guillaume[15]. Cette librairie était considérée comme celle de l’ultra-gauche. On pouvait à cette époque acheter les invendus des éditions Costes pour presque rien, et donc y trouver des textes du jeune Marx qui pouvait nourrir et renforcer la critique aussi bien du capitalisme que d’un socialisme autoritaire façon PCF. Mais ce qui nous intéresse ici c’est que grâce aux écrits du jeune Marx, il apparaissait que la lutte des classes pouvait se régler par l’émergence d’une nouvelle classe la bureaucratie. Cette idée Debord l’approchera dans La société du spectacle, et la développera ensuite dans plusieurs textes notamment dans Commentaires sur la société du spectacle[16]. Il me semble qu’on n’en a pas encore fait le tour. Mais en tous les cas c’est peut-être la plus sérieuse critique que Marx adresse à Hegel qui laissait entendre dans certains de ses écrits, notamment dans Principes de la philosophie du droit, que l’Etat était une forme d’achèvement de l’Histoire[17]. 

 

La révolution manquée de 1919 en Allemagne, point d’aboutissement des révolutions socialistes en Europe, est centrale, si elle procède de Marx, elle procède aussi tout autant de Hegel et pas seulement parce qu’ils sont allemands, tant il est vrai que la vie des idées participe à l’action proprement dite, ou plutôt en fait partie. Dans sa lecture de Hegel que fait Debord il s’inspire d’Alexandre Kojève et de Jean Hyppolite. Il fait du philosophe de Iéna un philosophe du vivant et non un simple métaphysicien qui ne verrait le réel uniquement que comme le reflet de l’Idée. La liste est longue de l’intérêt de Hegel pour l’évolution de la société à travers ses soubresauts politiques, à commencer par son intérêt pour la Révolution française et pour Napoléon[18]. Si évidemment la dialectique est étudiée du point de vue de la méthode, la philosophie de l’histoire est comprise comme un résultat concret. Autrement dit ce n’est pas Debord qui traiterait Hegel en chien crevé. Il lit bien entendu Hegel pour comprendre Marx, mais ce serait réducteur de croire que c’est là toute sa lecture. Hegel est pour Debord bien plus que le prédécesseur de Marx. Debord ne croit pas vraiment à un progressisme de l’idée. Si d’évidence Marx corrige Hegel, ce dernier corrige Marx sur les questions de représentation et sur au moins une partie de la logique de l’histoire. Sans doute Debord est-il un peu plus du côté de Marx en ce sens qu’il cherche une forme concrète d’action et renonce à la passivité des gens de lettres. Les fiches de lectures sur Hegel doivent beaucoup à Jean Wahl, Jean Hyppolite et surtout Kostas Papaïoanou. C’est de ce dernier que Debord est le plus proche, et c’est sans doute ce dernier qui établit le plus clairement non seulement la filiation de Marx avec Hegel, mais aussi l’importance de Hegel lui-même dans la compréhension du monde moderne. Ce que perçoit Debord dans ses lectures hégéliennes, après Gabel, Lukacs et quelques autres, c’est aussi une analyse de la fausse conscience, et cela le soutiendra dans son écriture de La société du spectacle. On y retrouvera bien évidemment cette dialectique de la totalité et de la séparation, avec comme aboutissement provisoire le spectacle en lieu et place de l’Etat, le spectacle qui vide l’homme de ce qu’il y a de vivant en lui. 

 

On comprend que dans cette perspective d’un non achèvement du mouvement historique, Debord se soit intéressé à August Von Cieskowski qui peut être considéré comme le lien entre Hegel et Marx, une source cachée de l’œuvre de Marx. Non seulement Debord fera republier ce texte essentiel aux éditions Champ Libre sous le titre de Prolégomènes à l’historiosophie en 1973, mais il s’en appropriera au moins deux résultats : la correction de la tripartition du mouvement historique selon Hegel qui s’arrêterait à l’avènement de l’Etat bourgeois soutenu par le code Napoléon, mais aussi l’idée de praxis qui serait au cœur du troisième mouvement inauguré par le développement de l’économie comme idéologie justifiant la transformation matérielle du monde.

Comme c’est plutôt le jeune Marx qui l’intéresse dans l’œuvre de l’auteur du Capital, c’est le jeune Hegel qui a ses faveurs, notamment les Ecrits théologiques de jeunesse qu’il connait à travers la traduction très partielle de Kostas Papaïoanou[19]. Il en retient par exemple ce passage qui indirectement justifie l’entreprise de l’Internationale situationniste.

« Il n’y a de véritable union, d’amour proprement dit qu’entre des vivants de puissance égale, qui sont donc entièrement vivants les uns pour les autres, qui ne présentent aucun aspect mort les uns pour les autres à aucun point de vue. (…) Dans l’amour, cette vie totale n’est pas contenue comme dans une somme de sentiments multiples, particuliers et séparés. Dans l’amour, la vie se retrouve elle-même comme un redoublement d’elle-même et comme l’unité d’avec elle-même »

Peu importe pour Papaïoanou si ce passage se rapporte à la question de la religion, il est transposable à bien d’autres choses, et supporte bien en lui-même cette dialectique du particulier et de la totalité comme critique de la séparation. Il y a donc un intérêt de Debord pour Hegel qui va bien au-delà de l’idée qu’il serait le précurseur de la pensée marxienne. En quelque sorte il va en retenir un peu plus que n’en retient Marx. D’abord dans cette conception de l’Histoire qui n’est pas figée et qui ne peut s’achever uniquement dans l’Etat. L’Histoire est le travail du négatif et l’intégration de celui-ci à un stade plus développé. Le négatif ne disparait pas et reste à son travail. L’autre porte d’entrée de Debord dans la philosophie de Hegel et plus particulièrement La phénoménologie de l’Esprit est le concept de Temps. Cela sera déterminant pour l’écriture des chapitres centraux de La société du spectacle. Le Temps renvoie à la conscience et la conscience elle-même à la transformation du monde.

 

Cet ouvrage s’adresse essentiellement aux lecteurs de Guy Debord et ne présente aucun intérêt pour ceux qui ne l’ont pas lu. Il ne peut pas non plus dispenser de la lecture de Marx ou d’Hegel. Ne lisez pas non plus cet ensemble comme un simple rassemblement de citations possiblement détournables ou comme des aphorismes. En lisant Les principes de la philosophie du droit Debord d’intéresse moins à l’économie qu’à la liberté, ou plutôt, il voit dans l’économie, l’économie de marché une entrave à la liberté. Cela n’est pas étonnant puisque ce sera en quelque sorte le point de départ de Marx dans ses Manuscrits de 1844. Il recopie de nombreux paragraphes, dont le 239.

« Le Bien est l’idée en tant qu’unité du concept de la volonté et de la volonté particulière, – unité en laquelle le droit abstrait, ainsi que le bien-être et la subjectivité du savoir et la contingence de l’être-là extérieur, sont abolis en tant que subsistant par soi pour soi, mais y sont en cela contenus et conservés quant à leur essence, – [il est] la liberté réalisée, la fin ultime absolue du monde. »

Les principes de la philosophie du droit sont une réponse à Adam Smith et à son ouvrage Enquête sur les causes de la richesse des nations. Hegel méprisait cette manière anglaise de dévaloriser la raison en faisant de cette contingence qu’on appelle l’économie une forme de nature seconde. Il y a en effet chez Hegel de nombreux passages sur l’économie qui annonce Les manuscrits de 1844. 

On remarquera pourtant que dans ces abondantes prises de notes, qui concerne les grandes œuvres d’Hegel, il manque des références à l’Esthétique, or ce sont les leçons du philosophe de Iéna[20] annoncent non seulement la fin de l’art, mais expliquent aussi cette mort par la marchandisation et l’enfermement dans les musées. La pensée étant considérée comme une forme supérieure de représentation à l’art. Ce   manque est d’autant plus étonnant que Debord dès les débuts de ses interventions plus ou moins publiques met en scène l’Internationale lettriste comme un point d’achèvement de l’histoire de l’art[21], puis il fera de même lors de la création de l’Internationale situationniste[22]. Dans les deux cas il reprend le concept d’avant-garde pour le faire passer de la représentation artistique vers l’action politique, et comme Hegel il regarde l’art et ses transformations du point de vue historique. Cependant Hegel conserve à l’inverse de Debord l’idée d’une beauté universelle et suppose « une fin non définitive » !! « L’art reste pour nous quant à sa suprême destination une chose du passé. » écrit Hegel, ce qu’on peut traduire comme une incapacité des formes nouvelles de l’art à rassembler le peuple autour de ses représentations. 

Ces notes nous permettent de confronter notre propre lecture de Marx et d’Hegel à celle de Debord, c’est aussi une occasion de revenir aussi un peu à ces textes qui ont beaucoup marqué leur temps.


[1] Le monde, Samedi 22 mai 2021.

[2] Celle-ci reviendra plus tard disons après la crise de 2008 qui correspond à l’achèvement du processus de mondialisation des marchés.

[3] La récurrence des crises économiques depuis la fin du XXème siècle montre qu’il n’en est rien. Voir sur ce thème Ernst Lohoff & Robert Trenkle, La grande dévalorisation, Post éditions, 2014.

[4] La théorie des besoins chez Marx, 10/18, 1978.

[5] Les conseils ouvriers, publié pour la première fois en 1947 sous le nom de P. Aartsz, édité en français en 1974 chez Bélibaste.

[6] Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, Le seuil, 1976.

[7] Kark Korsch, Marxisme et philosophie [1923], Editions de Minuit, 1960 et Karl Korsch, Karl Marx [1938], Champ Libre, 1971.

[8] Bruno Rizzi, L’URSS, le collectivisme bureaucratique, Champ Libre, 1977.

[9] Au pays du mensonge déconcertant, Plon, 1950, réédité sous le titre de Dix ans au pays du mensonge déconcertant par Champ Libre en 1977.

[10] Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure, L’échappée, 2013.

[11] Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune de Paris, Gallimard, 1965.

[12] Guy Debord, Attila Kotanyi & Raoul Vaneigem, Sur la Commune, 18 mars 1962, placard reproduit et commenté dans Internationale situationniste, n° 12, 1969 pour contester l’influence de Lefebvre sur les situationnistes dans un texte virulent, Aux poubelles de l’histoire. Le texte de l’IS sur la Commune de Paris a fait l’objet de nombreuses rééditions, notamment dans Autogestion et socialisme, n° 15, 1971.

[13] Henri Lefebvre, De l’Etat, quatre tomes, UGE-10/18, 1976

[14] Kark Marx, Critique de la philosophie de l’Etat [1843], traduction Jules Molitor, Editions Costes, 1948.

[15] Il deviendra ensuite connu pour propager des thèses négationnistes. Mais dans les années soixante, il défendait pourtant déjà les thèses négationnistes de Paul Rassinier, et il vendait Le mensonge d’Ulysse qui voisinait avec les éditions Costes de Marx et même un moment avec les numéros de l’Internationale situationniste. Cette proximité et d’autres conduira Debord à faire retirer de ses rayons les productions de l’IS.

[16] Editions Gérard Lebovici, 1988.

[17] A la fin des années soixante-dix, cette question devint importante et assura un certain succès au gauchiste Nicos Poulantzas qui y mêlait confusément Lénine et Foucault, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978.

[18] « J’ai vu l’Empereur cette âme du monde sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine… tous ces progrès n’ont été possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu’il est impossible de ne pas admirer. », Lettre de Hegel à Niethammer du 13 octobre 1806. Hegel G.WF. Correspondance, Tome 1, Gallimard, 1967

[19] In Hegel, Seghers, 1962. Une traduction plus complète de ces textes existe maintenant : G. W. F. Hegel, Premiers écrits (Francfort 1797-1800), Jrin, 1977.

[20] G. W. F. Hegel, Esthétique [1818-1829], Le livre de poche, 2 tomes, 1997.

[21] Histoire de l’internationale lettriste [1952], in, Enregistrements magnétiques, Gallimard, 2010.

[22] Rapport sur la construction des situations [1957], in, Guy Debord, Œuvres, Gallimard, 2006.

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

  C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de...