samedi 19 novembre 2022

Guy Debord, Histoire, l’échappée, 2022

 

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la lecture des fiches de lecture que Guy Debord conservait précieusement, ne relève pas de la simple maniaquerie des collectionneurs. Avec Histoire, nous en sommes au quatrième volume. Comme son titre l’indique il s’agit de rechercher dans le passé plus ou moins lointain. Mais que rechercher quoi ? La réponse n’est pas du tout simple, l’objectif changeant au fil du temps. Il est évident que dans ses débuts Guy Debord cherche un sens à l’histoire, que ce soit à partir de Marx ou plus encore de Hegel, autrement il y a une idée d’illustrer la philosophie par la confrontation à l’histoire, celle-ci servant de vérification empirique. Elle approche une certaine philosophie du temps, les faits historiques illustrant la pensée de l’écoulement du temps. Mais cette approche sera ensuite délaissée par la suite en même temps que sera abandonnée l’idée de progrès. C’est là qu’on trouve le second intérêt à réfléchir sur le passé. C’est l’approche comparative d’avec le présent, non pas pour dire qu’avant c’était mieux, mais plutôt pour se laver des illusions qu’avant c’était moins bien et donc pas vivable du tout. Tous les historiens qui ont travaillé sur une fraction du passé d’une manière approfondie se sont aperçus que les idées reçues, scolaires, pourrait-on dire, étaient totalement erronées. On a fait cela pour le Moyen-Âge ce qui conduisit à réhabiliter cette époque aux contours datés très flous, notamment en montrant que les hommes de cette période possédaient aussi une conception du temps et de l’espace différente de la nôtre[1]. Régine Pernoud montra d’une manière vigoureuse en 1977 que ce qu’on nommait ainsi ne représentait pas une simple régression par rapport à l’Empire romain[2]. Cette manière de voir relativise d’ailleurs « les progrès » de la civilisation industrielle prend au moins deux sens : d’abord le capitalisme nous vend l’idée que grâce à son génie l’espérance de vie a augmenté, prouvant bien que cette forme d’économie, le marché, est supérieure et avance vers le mieux. Or Debord remarque que cela est relatif au simple fait que les morts étaient surtout le fait de la surmortalité infantile. On pourrait rajouter aujourd’hui que si cette espérance de vie n’a cessé de s’allonger depuis disons deux siècles, cette évolution est maintenant achevée[3], sans même parler de l’intérêt de vivre plus longtemps si c’est pour vivre de plus en plus misérablement. Tout cela remettant en cause l’idée que l’histoire humaine marcherait vers une destinée unique en progressant plus ou moins péniblement. Ces remises en question ont été particulièrement nombreuses dans les années soixante-dix, ce qui n’est pas un hasard puisque les historiens qui y avaient travaillé étaient d’une génération qui se devait faire le constat d’une évolution historique au minimum non-linéaire. C’était aussi le constat de l’échec des mouvements révolutionnaires de la fin des années soixante et de la fragilité du modèle capitaliste face par exemple à la crise pétrolière. De Marx ces historiens n’en retiendront pas du tout l’idée d’une évolution linéaire et orientée de l’histoire, mais plutôt de l’importance du soubassement matériel, aussi bien la question de la production et de la consommation, que celle de l’importance du petit peuple et de ses mouvements insurrectionnels quasi-périodiques. Du reste si ces mouvements révolutionnaires sont périodiques, non seulement on ne peut pas parler de fin de l’histoire, mais on doit se méfier de toute tentative de linéariser l’évolution des sociétés. Cette interrogation reste d’actualité d’ailleurs et si on comprend bien qu’il y a une évolution, celle-ci se révèle chaotique et hasardeuse. Ce qui rejoint les idées de Debord sur les guerres dont le résultat est souvent dû à une part importante de hasard[4]. 

 

Beaucoup de lectures de Debord s’orientent vers les mécanismes des révolutions. Pour partie c’est la tradition marxiste qui s’intéresse à la lutte des classes. Mais cela n’est pas suffisant. On sait qu’il s’est beaucoup documenté sur la période de la Fronde, notamment à travers les lectures du Cardinal de Retz dont il admire non seulement les analyses, mais aussi la posture aussi bien que l’homme qui veut produire le chaos. A travers l’étude de cette période, il découvre, non seulement la haine de l’Etat naissant, et déjà envahissant, mais aussi la complexité des mouvements révolutionnaires. Par exemple cette étrange alliance entre les classes populaires et l’aristocratie opposée à la Monarchie Absolue. L’ouvrage de Porchnev sur lequel il prend des notes abondantes lui permet de reconstruire cette mécanique, mêlant lutte de classe et détermination personnel des acteurs connus de cet épisode[5]. Dès lors si la révolution a des raisons matérielles bien réelle, elle est aussi une entreprise hasardeuse. Cependant quand la révolution dure suffisamment, elle inaugure un changement radical plus ou moins souhaité. Deux paramètres vont nourrir cette réflexion, d’abord cette idée selon laquelle le mouvement collectif n’est pas égal à la simple somme des actions individuelles. Il recopie d’Anacharsis Cloots la citation suivante : « Ma profession de foi est aussi rassurante pour les patriotes que terrible pour les scélérats. Je crois à l’infaillibilité du peuple ».  C’est probablement cela qui le mènera au fil du temps à abandonner l’idée d’avant-garde qu’il manifestait dans sa jeunesse vis-à-vis de l’esthétique, et jusqu’au tout début de l’Internationale situationniste. On voit ainsi à travers ces lectures comment l’adhésion de Guy Debord à l’importance du peuple et à sa détermination spontanée, va devenir certitude au moment de Mai 68. L’avant-garde autoproclamée ne peut au mieux que se dissoudre dans le mouvement, au pire suivre bêtement en croyant qu’elle pour s’approprier le mouvement pour sa propre gloire. On ne peut pas en effet prétendre guider le peuple et en même temps supposer qu’il a raison en tant que lui-même.

 

Cette position se renforce dans la critique du bolchévisme. Il y a assez peu de références à la révolution russe, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’un révolutionnaire qui promeut les conseils ouvriers. Se méfiait-il de ce qui s’écrivait dessus ? Il cite cependant abondamment le livre de Bruno Rizzi dont il fera publier la première partie chez Champ Libre. Je me suis demandé pourquoi il s’était restreint à la seule première partie[6]. Il semble qu’il n’adhérait pas à certains délires de Rizzi, par exemple une forme d’antisémitisme primaire qui finit par identifier les Juifs au capitalisme. Mais Rizzi dont on dit qu’il a influencé George Orwell pour l’écriture de 1984, est un des premiers à avoir rompu avec l’idée selon laquelle la Russie de Lénine et de Staline était une forme communiste dégénérée, ce qui sera au début des années soixante, la ligne de conduite de Socialisme ou barbarie. Il n’est donc pas trotskiste, car parler de dégénérescence signifierait un retour en arrière. Il parle de l’URSS comme d’un capitalisme d’Etat évolué, comme un symétrique du capitalisme de marché, dénonçant la bureaucratie bolchevique comme une classe particulière, nécessaire à la poursuite du mouvement. Cette idée qu’on peut penser courante aujourd’hui, sera reprise et développée dans La société du spectacle quand Debord parlera de spectaculaire diffus et de spectaculaire concentré dans les thèses 64 et 65. « Le spectaculaire concentré appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique, encore qu'il puisse être importé comme technique du pouvoir étatique sur des économies mixtes plus arriérées, ou dans certains moments de crise de capitalisme avancé. […] Le spectaculaire diffus accompagne l'abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne. Ici chaque marchandise prise à part est justifiée au nom de la grandeur de la production de la totalité des objets, dont le spectacle est un catalogue apologétique ». C’était un débat important dans les années soixante, notamment autour de Socialisme ou barbarie, c’est sans doute par ce biais que Debord a découvert Rizzi. Chez Rizzi il y a cette idée aussi cependant que l’avènement de cette nouvelle classe sociale est nécessaire, conséquence de l’évolution de l’économie, cette classe de bureaucrates bolchéviques devenant le pendant de la classe des managers à l’américaine, classe que Joseph Schumpeter avait commencé à analyser lui aussi, identifiant l’émergence de cette classe singulière comme une nécessité d’aller vers le socialisme[7]. Plus tard ça donnera l’idée de à l’Ouest d’une nouvelle classe, celle des experts qui dirigeraient le monde devenant de plus en plus compliqué. Détachés de la propriété des moyens de production, ils gèrent au mieux ! On sait ce que cela a donné, entraînant toute la classe politique occidentale dans un abrutissement dont elle n’est pas encore sortie. 

  

L’ensemble de ces notes donne une image du chaos comme une habitude de l’évolution historique. Celle-ci est en effet construite à partir d’un choc initial qu’on appelle le plus souvent révolution – terme qu’on rencontre d’ailleurs bien avant la grande Révolution française de 1789. Ce choc indique que rien ne sera plus comme avant. Est-ce mieux ? Est-ce pire ? En tous les cas c’est autre chose. Mais cet autre chose est poussé par les masses qui s’impliquent d’une manière ou d’une autre dans un projet de souveraineté plus ou moins partagé : à l’idée de souveraineté des nations s’ajoute celle de souveraineté de l’individu : faire sa propre histoire, créer son propre temps est une constante de l’histoire humaine. Pour cette raison Debord s’intéresse aux écrits que ceux qui ont fait plus ou moins bien leur temps. Ils peuvent avoir réussi provisoirement ou échoué définitivement, mais ils ont fait leur temps. Pour autant Debord ne s’intéresse pas vraiment aux rois ou aux dictateurs, ils s’intéressent plutôt aux personnages de l’ombre comme le « complotiste » Bakounine ou le Cardinal de Retz par exemple. Celui-ci, considéré le plus souvent comme une sorte de complotiste ayant échoué dans toutes ses entreprises, lui plait non seulement par le dédain qu’il montre vis-à-vis d’une victoire possible, mais aussi par ces réflexions sur les mécanismes complexes des révolutions. A vrai dire, j’étais passé un peu à côté de cet aspect avant de lire les notes de Debord sur ses Mémoires.  

 

Bien sûr, il y a des notes sur les « grands auteurs » qui ont fixé un peu l’histoire, Tacite, Thucydide, etc… Mais il ne s’y attarde pas vraiment. Il est plutôt intéressé par le Grand Siècle que quelque part il réhabilite, sans doute à cause de ses convulsions. A travers la lecture de Mongrédien Debord tente de retrouver un lien plus ou moins ténu entre le mouvement des Précieux[8] et la réalité socio-politique, notamment la Fronde. Il s’intéresse au fait que ce mouvement ait été sous-estimé dans ses intentions et son importance puisqu’il revitalisera aussi bien les mœurs – émancipation de la femme – que les lettres, insistant sur l’aspect langage codé qui tendait à unifier cette petite société. Comme sur l’ouvrage de Porchnev, ou sur les Mémoires du Cardinal de Retz, il prend beaucoup de notes. C’est une manière de traquer dans les redents de l’histoire ce qu’il y a de vivant et qui contrarie l’histoire plus ou moins officielle. 

 

Evidemment lire un tel ouvrage, comme les trois précédents d’ailleurs est plutôt fastidieux, même s’il éclaire d’un jour nouveau la méthode de Debord. C’est un ensemble de notes n’est-ce pas. On peut reprocher cependant à cette édition un classement des fiches de lectures par ordre alphabétique des auteurs. Ça n’a pas de sens. Deux autres possibilités existaient, d’abord en privilégiant le point de vue chronologique, ce qui nous aurait permis de mieux comprendre l’évolution des réflexions de Debord sur la question. Mais on aurait pu regrouper cela d’un point de vue thématique. La Fronde, la révolution russe, la révolution française l’Espagne, etc. Ensuite les abondantes notes qui sont renvoyées en fin de volume et qui obligent le lecteur à des aller-retours ennuyeux, ralentissent le rythme de lecture.


[1] Jacques Legoff, Pour un autre Moyen Âge : temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Gallimard, 1977.

[2] Pour en finir avec le Moyen-Âge, Le seuil, 1977.

[3] https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/la-baisse-tragique-de-lesperance-de-vie-americaine-ne-tient-pas-qua-la-pandemie-20220907_JQBSRGLQ6RFWNI7IIPVXYIGSFI/

[4] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2019/12/voici-un-ouvrage-quivient-point-nomme.html

[5] Boris Porchnev, Les Soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, S.E.V.P.E.N., 1963

[6] Bruno Rizzi, L'URSS : collectivisme bureaucratique. La Bureaucratisation du monde [1939], Champ Libre, 1976.

[7] Capitalism, Socialism and Democraty, Haper and bros, 1942

[8] Georges Mongrédien, Les Précieux et Les Précieuses, Mercure de France, 1939.

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