Ces derniers temps on entend beaucoup parler de
dédollarisation du monde, c’est-à-dire que le dollar serait de moins en moins
utilisé pour les échanges commerciaux et pour les investissements à l’étranger.
Et on présente souvent cela comme une des conséquences de la guerre en Ukraine.
Certains ont avancé que la guerre en Ukraine était une manière pour les
Etats-Unis de répondre à l’érosion du dollar comme monnaie internationale, afin
de reprendre la main en matière de mondialisation.
Mais on sait aussi que depuis la fin du vingtième siècle,
les crises monétaires se sont répétés et amplifiées, crise immobilière en
Asie-du-Sud-Est en 1998, crise des subprimes en 2008 aux Etats-Unis et dans le
reste du monde, crise de l’euro en 2011, puis crise du COVID en 2020, et enfin
la Guerre en Ukraine que l’Occident global a décidé de financer contre la
Russie – pour l’instant on ne parlera pas de la guerre qui se déroule sur le
champ de bataille, mais simplement des questions financières qui y sont liées.
À chaque fois les États ont été appelés pour sauver le secteur bancaire en
faillite. Au lieu de mettre ce secteur devant le fait accompli, par exemple en
nationalisant les banques faillies pour un dollar ou un euro symbolique, les
banques ont produit des liquidités en masse pour leur permettre de continuer
sur la même voie. Ces excédents de liquidités alimentent un endettement qu’on
évalue globalement à 300 000 milliards de dollars en 2023, soit plus de
trois fois une année de PIB mondial évalué à 96 000 milliards de dollars.
Ces excédents de liquidités ont produit deux résultats :
– d’une part une inflation qui tend à s’accélérer ;
– et d’autre par une baisse radicale des taux d’intérêt qui
sont devenus négatifs pendant plusieurs années jusqu’au début de 2022.
Mais cela va avoir des répercussions par exemple, l’inflation va être ressentie comme une baisse du pouvoir d’achat quand le consommateur va faire ses courses
Monnaie
et inflation
La monnaie est la chose la plus compliquée qui soit, les économistes ne sont pas d’accord sur le rôle qu’elle peut jouer, et partant ils ne sont pas d’accord sur son essence depuis que la monnaie existe. Pour se débarrasser de cette question les « classiques » voulaient pour cela une monnaie « neutre » c’est-à-dire qui ne déforme pas la structure réelle des prix. Cette illusion qui mènera à faire de la lutte contre l’inflation la seule politique monétaire possible, ne tient pas du tout face à la réalité. Il suffit pour le comprendre de voir les dernières crises, les déséquilibres des subprimes, le COVID ou encore la guerre en Ukraine, toutes ont réclamé une création monétaire inflationniste – c’est-à-dire une création monétaire au-delà des capacités de production – pour éviter que le modèle économique ne s’effondre. En 2008 on a dû sauver les banques, en 2020 financer les vaccins, et en 2022 financer la guerre en Ukraine en créant de la monnaie en grande quantité.
La monnaie a
plusieurs fonctions qui vont bien au-delà d’un simple intermédiaire des
échanges :
– c’est une réserve de valeurs, donc la
possibilité de stocker de la richesse sous une forme non périssable, et ce
simple fait a des incidences fortes sur l’économie. Bien sûr cela permet
l’épargne et l’investissement, mais si la monnaie circule trop vite, elle perd
de sa valeur – c’est l’inflation – si elle circule trop lentement elle voit sa
valeur gonfler indûment et dévalorise les produits du travail ;
– mais surtout, avant d’être de la richesse c’est une dette. Dès lors que la monnaie est produite, elle est une créance sur le futur en ce sens qu’elle devra être convertie en richesse pour être remboursée.
La monnaie n’est donc pas un simple moyen d’échange, c’était vrai déjà sous l’Antiquité, ça l’est encore plus aujourd’hui que les échanges économiques se sont complexifiés, c’est d’abord un pouvoir, le pouvoir de donner des ordres sur le marché. Elle commande le travail sur le marché. Elle est l’essence même du marché puisqu’elle précède la formation des prix. Si elle est trop abondante, elle fait exploser les prix puisqu’elle existe en surnombre par rapport aux marchandises produites, si elle est restreinte, elle fait baisser les prix, notamment ceux du travail. Le premier cas s’appelle l’inflation et ruine l’épargne, le second cas c’est la déflation et ruine le travail au profit des épargnants. Comme on le comprend il est difficile de réguler la production de la monnaie d’une manière équilibrée puisqu’elle est le reflet d’une lutte permanente entre le travail et le capital. C’est ce que disait déjà Ricardo dans son ouvrage de 1817, Des principes d’économie politique et de l’impôt en ayant en tête que sur le long terme les travailleurs seraient toujours réduits au minimum vital.
Quand l’inflation
est trop forte, la monnaie se dévalorise rapidement et on cherche à s’en débarrasser
en l’échangeant contre des biens de marché, puisque demain elle vaudra moins
cher, la demande s’accélère. A l’inverse, si la déflation est forte, on préfère
la conserver, ne pas l’utiliser car demain elle vaudra encore plus, mais la
conséquence est que la demande ralentit et que la croissance s’abaisse.
Il faut avoir en tête ces généralités pour commencer à aller plus loin. Le premier point est que la monnaie n’existe que si elle a conservé la confiance que lui ont accordée les usagers. Cela est vrai même si la monnaie reconnue est l’or par exemple. Certes on a plus confiance dans de l’or que dans des billets de banque, mais l’or pas plus que les billets ne se mange. La monnaie existe d’abord à l’état virtuel, c’est ce que nous prouve les tendances à sa dématérialisation.
Une monnaie voit sa valeur déterminée par plusieurs paramètres :
– d’abord évidemment
la puissance de son économie si l’économie est forte et en croissance soutenue,
alors la monnaie sera recherchée parce qu’on parie sur son avenir. La puissance
d’une économie se mesure par son PIB, mais aussi par son dynamisme futur. Dans
la période récente, disons jusqu’en 2022, l’euro voyait sa valeur rester
soutenue face au dollar, notamment à cause des bonnes performances de
l’Allemagne, de l’Autriche et des Pays -Bas en matière d’exportations. Puis
comme on le sait la guerre en Ukraine a accéléré l’effondrement de la monnaie
européenne, tandis que le dollar et le rouble s’envolaient ! La guerre a
en effet eu deux effets négatifs sur l’économie, le premier d’alourdir les
coûts de production en Europe, à cause du renchérissement du prix du gaz, du
pétrole et des matières premières, le second d’effrayer les investisseurs qui
pensent qu’il y a un risque que la guerre déborde des frontières de l’Ukraine.
Une monnaie est donc en référence avec un espace économique déterminé sur
lequel elle exerce son pouvoir. L’euro est la monnaie de référence pour
l’espace européen et pour tous ceux qui commercent avec lui.
– mais la monnaie
reflète aussi la puissance militaire d’un pays ou d’une région. Le dollar,
malgré une économie américaine de plus en plus délabrée[1],
apparait encore comme un placement sûr, à l’abri des secousses planétaires.
C’est l’héritage lointain de la puissance américaine d’après la Seconde Guerre
mondiale, puissance qui s’est effritée en 1971 quand les Etats-Unis ont décidé
de rompre avec une conversion du dollar en or. À cette date, le
secrétaire au Trésor de Richard Nixon, John Connally, leur avait rétorqué à
ceux qui évoquaient les problèmes posés par la politique monétaire
américaine : « le dollar est notre monnaie, mais c'est votre
problème ».
– si on considère que la valeur de la monnaie est déterminée par la confiance qu’on a dans l’avenir de l’économie qui la supporte, alors on pourrait considérer que les marchés financiers ont, aujourd’hui, plus confiance dans l’avenir de la Russie et de la Chine que dans celle des Etats-Unis, puisque le rouble, après une forte chute au mois de mars 2022, a regagné de la valeur par rapport au dollar.
Valeur du rouble contre le dollar
Comme on le comprend, la monnaie est la représentation de la
puissance d’une nation et de son unité, elle est le lien entre les citoyens de
tout le pays. Pour cette raison, il vient qu’elle représente la souveraineté.
Cette souveraineté ne peut pas s’exercer ailleurs que sur l’espace que cette
monnaie contrôle. La monnaie de l’Union européenne, l’euro, est cependant une
monnaie sans souveraineté. C’est là que nous touchons du doigt le rôle
politique de la monnaie. Elle est censée unifier un territoire sur lequel les
populations partagent quelques valeurs en commun. Mais un des problèmes de
l’euro est justement que ces valeurs ne sont pas partagées, ne peuvent pas être
partagées. C’est pour cela que l’euro connait des crises récurrentes depuis sa
création. La Grèce, l’Italie, voire même la France, malgré Macron, ne partagent
pas les mêmes valeurs que l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche. Et donc
cette monnaie va s’imposer sur un espace économique qui n’est pas fait pour
elle. Cette divergence a pu être masquée un temps en rachetant les dettes
publiques, soit en émettant de la monnaie pour éviter les faillites. Cela s’est
fait contre les propres traités définissant le rôle de la Banque centrale
européenne. Pourquoi cela ? Parce que la BCE n’avait pas le choix, soit la
zone euro explosait, les pays sortant les uns après les autres, ce qui aurait
abouti à une mise à mort de la monnaie unique, soit on s’asseyait sur le dogme
de la neutralité de la monnaie et on créait des liquides en grande quantité pour
inonder le marché et sauver en priorité ce qui pouvait l’être, c’est-à-dire,
d’abord les banques. Mais c’est seulement une manière de gagner du temps.
Création
monétaire, inflation et endettement
Si nous regardons le graphique ci-dessous, nous voyons qu’à
chaque crise importante, le bilan de la BCE gonfle. On voit donc que le
problème ne date pas de la guerre en Ukraine, même si cela l’a aggravé, mais
qu’il date plutôt de la crise de 2008 qui n’a jamais été absorbée. Le bilan de
la BCE est fait des titres qu’elle possède. Ce sont des titres qu’elle achète
et en contrepartie de quoi elle émet de la monnaie. Cette monnaie va circuler
et se retrouver dans l’économie, principalement dans le capital des banques qui
en feront un plus ou moins bon usage. Si elles ne font que consolider leurs
bilans, alors cette émission de monnaie équivaut à un transfert de fonds de la
BCE vers les banques de second rang. Si elles investissent, par exemple en
distribuant des crédits aux entreprises, alors cela donnera une impulsion à
l’économie. Ce fut le travail de Mario Draghi, ancien banquier de Goldmann
& Sachs, que de faire cette opération de bonneteau, tout en violant les
traités européens qui « normalement » l’interdisait. Autrement dit la
BCE achète des créances qu’on pourrait dire douteuses et en échange crée de la
monnaie. C’est cet excédent de liquidités qui ressort aujourd’hui comme
inflation, on y reviendra un peu plus loin. C’est pour cette raison qu’un gouverneur
allemand de la BCE, Jens Weidmann, avait démissionné pour refuser de soutenir
le plan de Draghi[2].
Cet excédent de monnaie s’il ouvrait la voie à des poussées inflationnistes n’avait pas que des mauvais côtés puisque, conformément à la loi de l’offre et de la demande, les liquidités étant abondantes, leur prix – c’est-à-dire le taux d’intérêt – devenait négatif et facilitait le financement des États ! L’inflation, bonne ou mauvaise, cependant est toujours un déséquilibre entre les quantités de monnaie créées et les quantités de marchandises produites. Avant d’aller plus loin, il faut distinguer une inflation qui est par exemple tirée par des hausses de salaires, donc qui stimulent la demande interne, et celle qui vient de l’extérieur sous forme par exemple d’une hausse du prix de l’énergie ou des matières premières. Celle-ci, les salariés la subissent comme une taxe supplémentaire sur leur pouvoir d’achat. Durant les Trente glorieuses, nous étions dans une économie relativement fermée, et donc la bataille des salariés pour des hausses de salaires si elle entraîne de l’inflation, elle modifie aussi le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, c’est ce que nous voyons dans le graphique ci-après. En France jusqu’au début des années quatre-vingts, l’inflation n’est pas préjudiciable au pouvoir d’achat, bien au contraire. Par contre l’inflation était néfaste aux revenus de la rente et du capital. Elle ne facilitait pas l’épargne, l’inflation est une dévalorisation de la valeur future de la monnaie et elle accélère forcément la demande de biens et de services. Pour ne pas perdre trop de pouvoir d’achat, il faut dépenser car demain la monnaie vaudra encore moins.
À partir du début des années quatre-vingt, la politique monétaire va changer. On s’oriente vers des banques centrales dites indépendantes dont le seul et unique but est de combattre l’inflation, ce qui veut dire qu’on privilégie la théorie de l’offre, en supposant qu’il faut reconstituer les marges de profit pour pouvoir investir, et donc qu’il faut instaurer une déflation salariale. Celle-ci passe par deux canaux : la désindexation des salaires sur les hausses de prix – fin de l’échelle mobile – et la baisse des « charges » sociales qui sont un salaire différé ou socialisé. Ça marche, les profits vont exploser et les salaires stagner, seulement la demande et la croissance économique vont ralentir. Le deuxième angle d’attaque est la fin du contrôle des capitaux instaurée par les Etats-Unis. Cela permet une unification du marché au niveau mondial, et c’est d’autant plus vrai que le pouvoir de créer de la monnaie n’est plus sous le contrôle des États – c’est le fameux big bang financier tant vanté par Margaret Thatcher et Ronald Reagan – mais il devient quasiment illimité dans les mains des banques de second rang, par le biais de ce qu’on appelle le multiplicateur de crédit. Cette production de monnaie sans frein va avoir deux résultats : d’abord elle va alimenter les bulles financières et donc les crises à répétition au niveau mondial. De la crise des marchés obligataires en 1994, jusqu’à la crise du COVID, en passant par la crise asiatique de 1997-1998 et bien sûr les crises des subprimes en 2008 et de l’euro en 2011. Les crises monétaires n’ont jamais cessé, alimentées par la création irréfléchie de la monnaie, elles ont trouvé leur solution dans la création toujours plus importante de liquidités. Ce qui ne pouvait se régler que de deux manières, soit par une croissance accélérée, soit par une inflation soutenue.
Dans le cas d’une inflation forte et importée, ce sont bien évidemment les plus pauvres qui sont le plus touchés. Même les hausses du SMIC automatiques prennent du retard par rapport à la hausse des prix. Et bien sûr si les hausses de prix sont plus rapides que les hausses des salaires le pouvoir d’achat est entamé. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui les salariés – mais aussi les retraités – voient dans l’inflation leur principale préoccupation, alors que dans les années soixante-dix, l’inflation était forte, mais n’entamait pas une baisse du pouvoir d’achat parce que les salaires et les pensions étaient indexés sur la hausse des prix[3], aujourd’hui, seul le SMIC est indexé sur l’inflation, mais les économistes macroniens ont pour projet de le désindexer et de le fractionner, par exemple en instituant un SMIC-jeune à la manière de ce que voulait faire Balladur[4]. Aux Etats-Unis l’inflation est devenue le premier sujet de préoccupation. Si dans les années quatre-vingts on avançait faussement que l’inflation nuisait au pouvoir d’achat, et donc aux plus pauvres, c’est aujourd’hui une vérité.
Il faut évidemment distinguer l’inflation et
l’hyperinflation. Si celle-ci a tendance à s’accélérer et donc à détruire la
valeur de la monnaie, celle-ci ne peut plus être une réserve de valeur. Car
parmi les rôles que doit jouer la monnaie il y a celui d’une forme de
stabilité, demain la monnaie vaudra plus ou moins la même chose et donc on peut
planifier ses activités économiques en fonction de la valeur présente de
celle-ci. A l’inverse, si la monnaie se valorise beaucoup trop, par exemple si
les prix baisse, alors cela tuera la demande puisqu’on préférera garder la
monnaie qui vaudra plus demain. Comme nous le voyons le sentier d’équilibre
entre inflation et déflation est difficile. Les monétaristes visaient un taux
d’inflation zéro. Mais même Milton Friedman a avancé que c’était finalement une
mauvaise idée car l’inflation indique aussi les pénuries sur le marché, et donc
elle est un guide pour la réallocation des ressources productives.
De
la Guerre en Ukraine et de ses conséquences sur l’économie
Les Occidentaux sont partis pied au plancher pour imposer des sanctions à l’économie russe, supposant que cela l’affaiblirait dans la guerre qu’elle menait à travers l’opération spéciale. Plus d’un an après, et onze trains de sanctions, qui sont venues s’ajouter à celles déjà en place depuis le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie en 2014, force est de constater que c’est encore l’économie européenne qui souffre le plus des sanctions qu’elle a mises en place sous la houlette malveillante des Etats-Unis, tandis que l’économie russe n’a guère subi de conséquences néfastes, compensant la perte des marchés européens par des ouvertures sur la Chine et l’Inde. En outre les pays occidentaux ont financé une aide civile et militaire à l’Ukraine qui a alourdi leur endettement endémique. On évalue à environ 200 milliards de dollars l’aide que les Occidentaux ont versée à l’Ukraine[5], soit à peu près la valeur du PIB de ce pays en 2020, soit deux fois et demi le budget militaire annuel de la Russie. Cet endettement qui pèse sur l’inflation et sur les finances publiques – dans tous les pays occidentaux on annonce des plans d’austérité à venir – se double aujourd’hui d’une dégradation rapide de leur commerce extérieur. Ne parlons pas de la France et des Etats-Unis qui ont battu en 2022 leurs records de déficits commerciaux. Dans ce contexte de déficits jumeaux, déficit commercial + déficit public – se pose un problème de financement. Il faut augmenter l’émission de monnaie pour éviter le risque d’effondrement de toute l’économie – on ne peut pas laisser les lois du marché jouer sous peine d’une guerre civile. On espère ainsi qu’avec le temps la croissance sera de retour et permettra d’éponger les dettes.
Il est d’ailleurs étrange que les économistes qui prônent l’équilibre des finances publiques ne s’intéressent guère aux déficits commerciaux. Or à l’évidence au moins une partie de l’endettement public provient du déficit du commerce extérieur. À long terme, un déficit commercial finit toujours par peser sur la valeur de la monnaie, y compris sur le dollar. C’est une règle qu’on connait depuis au moins William Petty, donc depuis le XVIIème siècle, selon la sacro-sainte règle de la loi du marché, un déficit commercial finit toujours par se traduire par une dévaluation de la monnaie. Cela ne s’est pas passé comme ça ces dernières années, parce que le dollar est aussi une valeur refuge. Mais cette dernière fonction s’est effritée et s’effritera encore un peu plus avec le temps.
La balance commerciale allemande elle-même est maintenant
dans le rouge. Le journal néolibéral Le monde ne regardant que ce qui
l’arrange avançait que l’économie allemande finalement se portait très bien, et
qu’elle renouait avec la croissance[6].
Mais c’est un trompe-l’œil. En effet, si en 2022 et jusqu’à aujourd’hui la
croissance économique en Europe a bien résisté à la récession, malgré une
hausse des prix de l’énergie et des matières premières, c’est parce qu’au mois
de juin et de juillet derniers les pays européens avaient stocké du gaz russe
en grande quantité. Il n’en sera pas de même dans les mois qui viennent, et
surtout l’hiver 2023-2024. Les conséquences de cette pénurie d’énergie
programmée sont d’abord qu’elle va faire grimper les prix de l’énergie, ce qui
se répercutera sur la consommation, des ménages, ensuite cela se répercutera
sur les coûts de production : tandis que les pays asiatiques, Japon
compris, vont bénéficier d’un gaz russe pas très cher, les Européens et les
Allemands en particulier vont voir leurs coûts de production exploser. Bien
entendu, l’Allemagne peut se passer totalement du gaz russe. Mais à quel
prix ? Cela prendra des années, construire des méthaniers, penser de
nouveaux circuits. Ce qui veut dire que l’économie européenne déjà très
endettée va être encore moins compétitive par rapport à la Chine, l’Inde ou
l’Indonésie. Pour cette raison Jacques Sapir pense que les pays européens vont
se détacher rapidement des sanctions économiques et reprendre les négociations
avec la Russie au printemps 2023[7].
Bien entendu il peut se tromper, mais son raisonnement est logique, et bien sûr
l’Oncle Sam veille à ce que l’Europe reste embourbée dans cette situation de
pénurie énergétique, ce qui la rend encore plus dépendante des Etats-Unis et
plus docile pour soutenir son entreprise guerrière. Mais pour combien de
temps ? Et avec quel coût social aussi, lorsque les populations
consommeront leur appauvrissement ? Le Japon a déjà décidé qu’il passerait
outre les sanctions occidentales et s’alimenterait en gaz russe via le gazoduc
qui aboutira en Chine. Ce pays déjà plombé par son endettement, ne veut pas en
rajouter en se coupant des marchés asiatiques et en alourdissant les coûts de
l’énergie. Et son aide à l’Ukraine, comme celle d’Israël d’ailleurs est
extrêmement discrète. Notez que le Japon qui jadis possédait un excédent
commercial colossal flirte maintenant avec des déficits extérieurs
Si nous regardons la carte ci-dessus, on se rend compte que c’est essentiellement le camp du bien qui est très endetté. D’autant plus si on ajoute le déficit commercial. L’Occident global est une économie qui donne l’illusion de la richesse parce qu’elle vit à crédit, en s’endettant, mais son déficit commercial dans les secteurs clés est colossal, ce que Jacques Sapir appelle le bloc productif, industrie, construction, agriculture. De là à penser que les Etats-Unis ont déclenché cette guerre uniquement pour se reconstruire, il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas. Depuis au moins 2008, les économies occidentales s’endettent et n’arrivent pas à faire diminuer leurs emprunts, au contraire de crise en crise cette dette énorme, autour de 300 000 milliards de dollars – somme tellement énorme qu’elle ne signifie plus rien. Cette situation est le contrecoup de la mondialisation et donc du développement des pays émergents qui sont passés du stade manufacturier et fournisseurs de matières premières à celui d’une montée en gamme dans la diversification de leurs productions, y compris les services notamment la banque et les services financiers. Un phénomène assez peu souligné, mais qui a son importance en période de guerre, c’est que le niveau éducatif des populations de l’Occident global s’est effondré, tandis que celui des pays émergents s’est largement amélioré. Quels sont les pays qui produisent des ingénieurs ? La Chine, l’Inde, la Corée du Sud, des pays émergents. Et sans ingénieurs on ne voit pas comment une industrie de guerre peut se maintenir. La guerre en Ukraine a fait la preuve que la Russie avait un temps d’avance conséquent sur les Etats-Unis par exemple en matière de missiles hypersoniques, des lance-missiles et même en matière de chars d’assaut « et de munitions[8].
Vote aux Nations Unis du 23 février 2023
La presse occidentale a fanfaronné – c’est la seule chose
qu’elle sait faire – en mettant en avant la résolution de l’ONU du 23 février
2023 condamnant l’agression russe. Mais à y regarder près, cette résolution
occidentale a été un échec relatif. Ainsi, se sont opposés à cette
résolution : Russie, Bélarus, Syrie, Corée du Nord, Mali, Nicaragua,
Érythrée. Se sont abstenus : Algérie, Angola, Arménie, Bangladesh, Bolivie,
Burundi, Centre Afrique, Chine, Congo, Cuba, Salvador, Éthiopie, Gabon, Guinée,
Inde, Iran, Kazakhstan, Kirghizstan, Laos, Mongolie, Mozambique, Namibie,
Pakistan, Afrique du Sud, Sri Lanka, Soudan, Tadjikistan, Togo, Ouganda,
Ouzbékistan, Vietnam, Zimbabwe. Dans une interview récente, Dominique de
Villepin racontait comment les Etats-Unis avaient fait pression sur lui pour
que la France vote la résolution de l’ONU pour faire la guerre en Irak. Ces
méthodes de voyou, dignes d’un État-voyou, sont couramment utilisées pour faire
voter les petits pays « comme il faut », c’est-à-dire suivant les
intérêts de l’Empire[9].
Malgré les pressions qu’on imagine, en
fait de majorité écrasante, ce sont les représentants de plus de la moitié de
la population mondiale (environ 4,112 milliards d’individus) qui se sont
opposés ou ont refusé de prendre une position hostile à la Russie ! Mais
surtout, parmi les pays qui ont refusé de jouer la carte étatsunienne, il y a les
nouveaux poids lourds de l’économie mondiale, la Chine et l’Inde.
Ce sont des pays qui croissent très vite. Le cœur de la croissance mondiale se trouve aujourd’hui en Asie. Quand on regarde la liste des pays qui n’ont pas voté contre la Russie, on voit que beaucoup aspirent à rejoindre la SCO – Shangaï Cooperation Organisation – ou s’y trouvent déjà. Le noyau dur de la SCO ce sont les BRICS. Ces pays ont déjà mis en place des formes sophistiquées de coopération financière et une banque de règlement. Parmi les pays qui veulent entrer dans la SCO, il y a la Turquie, l’Indonésie – futur poids lourd de l’économie mondiale, l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Algérie et des pays d’Amérique latine comme l’Argentine qui ont beaucoup soufferts de la dollarisation de leurs économies, via les fonds vautours[10]. Ça commence à faire du monde. Et ces pays prennent maintenant conscience de leur puissance, du fait que globalement ils montent en puissance, et donc de leur possible indépendance face aux exigences de l’Empire. L’Arabie saoudite, un des alliés traditionnels de l’Empire au Moyen-Orient, vient de s’émanciper d’une manière spectaculaire. Le voyage de Joe Biden n’y a rien changé. C’est un changement d’époque et concrètement – quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, les Etats-Unis et leurs laquais voient leur influence reculer de partout dans le monde. Quand les Etats-Unis avancent la prétention de gagner la guerre en Ukraine, mais en plus de la gagner aussi une autre guerre contre la Chine, il faut bien comprendre que concrètement ils n’en ont pas les moyens. Ils n’ont pas une base arrière industrielle suffisante pour cela. La puissance militaire dépend moins de la monnaie que de l’industrie. À force de se désindustrialiser, et en remplaçant la puissance industrielle par la puissance financière, l’Occident global s’est mis lui-même en difficulté : la finance est une puissance fragile qui n’existe que tant qu’on y croit ! La richesse monétaire est fictive, c’était ce que nous disait déjà Antoyne de Montchrestien, poète, mais aussi le premier économiste, qui écrivait en 1615 dans son Traicté de l’oeconomie politique : « la richesse ne réside pas dans l'abondance de l'or ou de l'argent, mais dans l'accommodement des choses nécessaires à la vie et propres au vêtement ». La monnaie est une réalité instable. Jacques Sapir remarquait que les pays occidentaux en général ont un bloc productif – il le définit comme la somme des secteurs agricole, industriel et de la construction – qui s’étiole lentement, mais sûrement, à l’inverse de la Chine, de l’Inde et de la Russie. Sans parler des ressources en matières premières. Et c’est bien de cette puissance que ces pays hostiles à l’Occident global pour des raisons historiques anciennes et très diverses, pour une volonté d’émancipation, commencent à prendre conscience.
Mais le pire est à venir. Jusqu’ici l’effondrement économique était masqué par l’inventivité des autorités monétaires pour créer des liquidités. Qu’est-ce que la monnaie ? Ce n’est pas de la richesse, c’est une créance que le détenteur prétend avoir sur le reste du monde. Elle n’est pas la contrepartie d’une richesse créée, mais un droit de tirage sur l’avenir, la promesse d’une richesse. Adam Smith parlait d’un pouvoir dans La richesse des nations en 1776. L’idée est que celui qui détient cette monnaie à du pouvoir sur le travail d’autrui ! Cela fonctionne tant que celui qui travaille ne conteste pas ce droit. Pourquoi donc les pays émergents contesteraient-ils ce droit ? C’est là la question essentielle. Ils contestent ce droit parce que l’Occident global est déficitaire – sur le plan commercial, des finances publiques et de l’endettement des entreprises et des ménages. Autrement dit, l’Occident global a compensé ses déficits en émettant de la monnaie. Ça fonctionne un moment. C’est du crédit. Mais quand cet endettement atteint des sommes aussi extravagantes, la crédibilité de la monnaie est atteinte. Et donc il devient de moins en moins intéressant d’en conserver parce qu’elle se dévalorisera forcément avec le temps. Elle se dévalorisera jusqu’à ce que les États endettés règlent leurs dettes ou développent une industrie qui leur permettra de compenser leur déficit commercial. Mais entre-temps ces États sont voués à l’appauvrissement. Malgré la débauche de liquidités étatsunienne, la pauvreté avoisine aujourd’hui les 50 millions de personnes. Et ce sera sans doute pire, si la FED continue à resserrer les boulons sur les taux pour lutter contre l’inflation[11]. Comme le risque social est élevé d’une politique austéritaire, la FED et la BCE tentent de s’avancer sur cette voie périlleuse en espérant que les comportements anticipateurs des ménages et des entreprises suffira pour remettre de l’ordre.
Cinquante millions de pauvres aux Etats-Unis en 2023
On note que les pays qui coopèrent au sein de la SCO,
commencent maintenant à se passer du dollar pour régler leurs échanges bilatéraux.
Cela fait maintenant quelques années que le dollar régresse dans les échanges
internationaux, remplacé progressivement par le yuan et même le rouble !
On a vu récemment l’Arabie saoudite qui échange des produits pétroliers, avec
la Russie payer en rouble, malgré les menaces des Etats-Unis ! Ce pays
influent au Moyen-Orient vient d’ailleurs d’adhérer à la SCO le 29 mars 2023[12].
Parmi les raisons qui font que ces pays ont de moins en moins confiance dans le
dollar, il y a aussi le fait que les Etats-Unis ont mis en place une loi dite
d’extraterritorialité. Autrement dit, les Etats-Unis peuvent vous tomber sur le
dos pour telle ou telle raison politique si vous utilisez le dollar.
L’Argentine en a fait les frais et a été ruinée à cause de cet acte de
piratage. Le déclin du dollar était déjà régulier bien avant la crise
ukrainienne. Il suit une pente lente, mais sûre comme nous le voyons dans le
graphique ci-dessus[13].
Il y a des fondamentaux qui l’expliquent comme on l’a dit un peu plus haut. La
guerre n’est qu’un accélérateur[14].
Si le déclin de l’Occident est clairement politique, son soubassement est
économique. L’idée de Sapir est la suivante : pendant plusieurs années le
dollar va chuter lentement, puis quand les grands fonds d’investissement
trouveront qu’il est plus sûr d’investir dans le yuan ou le rouble, alors la
chute du dollar sera spectaculaire. Cette hypothèse pourra être consolidée si
les pays de la SCO se décident à créer une monnaie commune. Il semble que ce
soit déjà dans les tuyaux. La monnaie est une fiction, elle n’existe que
tant qu’on y croie. La loi de Gresham nous dit que « la mauvaise
monnaie chasse la bonne ». Ce qui veut dire que la mauvaise monnaie n’est
pas conservée, qu’on s’en débarrasse et qu’elle n’est pas une valeur qu’on
épargne. Les monnaie occidentales – dollar et euro – sont justement des
monnaies surabondantes dont la valeur se déprécie avec l’inflation qui semble
s’accélérer. Un basculement de quelques gros fonds de pension – par exemple des
fonds asiatiques ou moyen-orientaux – vers la nouvelle monnaie de la SCO au
détriment du dollar renforcera la défiance des investisseurs face à la monnaie
étatsunienne. Autrement dit, parallèlement à une mondialisation sous l’égide du
dollar, se met en place une autre forme de coopération qui va exclure
progressivement l’Occident global. Parmi les signes qui tendent à montrer que
la SCO va créer une monnaie commune – et non unique – il y a le fait que les
Russes et les Chinois ont acheté ces dernières années des tonnes d’or, les
chiffres réels ne sont pas connus, mais cela tendrait à signifier que la future
monnaie sera basée sur l’or, contrairement au dollar et à l’euro.
Mais les membres de la SCO ne font pas que de l’économie, ou
plutôt les relations économiques se tissent sur des relations diplomatiques.
Alors que les Occidentaux ne font plus de diplomatie, les Chinois, les Russes
et les Indiens, s’y appliquent. Parmi les succès de la diplomatie chinoise, il
y a par exemple la réconciliation spectaculaire entre l’Arabie Saoudite
représentant le camp sunnite et l’Iran, le camp chiite, qui s’opposaient au
Yémen. Les Russes ont évincé les Français du Mali, du Burkina Faso et ont passé
un accord sur le nucléaire civil avec le Maroc. L’Algérie est également candidate
à la SCO, comme la plupart des pays pétroliers. Depuis une trentaine d’années,
on assiste à ce qu’on a appelé le recentrage asiatique. Terminologie qui
signifie que la dynamique économique se trouve du côté de l’Asie. Beaucoup
attribuent cet éloignement du dollar vers des monnaies alternatives – le yuan
et le rouble – aux contraintes liées au fait que dès que vous utilisez le
dollar vous tombez sous le coup de la loi américaine. Ce privilège exorbitant
qui a permis aux Etats-Unis de racketter les firmes européennes pour des
milliards d’euros, touche maintenant à sa fin, il n’y a plus que les
masochistes européens pour s’y plier. En 2017, le pactole ainsi racketté était
évalué à 40 milliards de dollars[15].
Il faut vraiment aimer la soumission ou être un vendu pour se plier à ce genre
de fantaisie. Les fonds d’investissements musulmans trouveront là certainement
une autre raison de ne pas utiliser le dollar pour leurs transactions comme
pour leurs investissements. Que ce soit sur le plan monétaire, politique et
économique les Etats-Unis ne sont pas un partenaire fiable. Et comme nous
l’avons dit plus haut, la valeur de la monnaie repose sur la confiance qu’on
lui accorde, et c’est probablement là que les Etats-Unis auront dans les années
à venir de grosses difficultés.
[1] Elle est
délabrée parce qu’au déficit colossal de ses finances publiques, il faut
ajouter le déficit abyssal de son commerce extérieur. Ce déficit se creuse
d’année en année depuis le milieu des années soixante. Moins le dollar sera
important dans les échanges internationaux, et plus il sera difficile pour les
Etats-Unis de financer leurs dettes.
[2]
Officiellement il a démissionné en 2021, mais depuis 2012 il était dans
l’opposition à Mario Draghi. https://www.pourleco.com/monde/demission-du-ndeg1-de-la-bundesbank-la-politique-monetaire-europeenne-et-linflation-en-roue
[3] C’est le
libéral européiste Jacques Delors qui en tant que ministre de l’économie de
François Mitterrand mettra fin à cette spirale.
[4] https://www.marianne.net/agora/les-signatures-de-marianne/les-experts-de-lexpertise-declarent-la-guerre-au-smic
[5] https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/
[6] https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/02/26/meme-sans-gaz-russe-l-allemagne-poursuit-sa-croissance-et-sa-transition-energetique_6163392_3234.html
[7] https://www.youtube.com/watch?v=einPJg28S6U
[8] https://www.youtube.com/watch?v=Nr4MQ-mif-Y&t=5s
[9] https://www.tiktok.com/@lcp_an/video/7203405120514706694
[10] https://www.cadtm.org/L-Argentine-Le-gros-lot-pour-les
[11] https://investir.lesechos.fr/marches-indices/devises-taux/les-minutes-de-la-fed-montrent-que-ses-membres-restent-determines-a-lutter-contre-linflation-1909165
[12] https://www.reuters.com/world/riyadh-joins-shanghai-cooperation-organization-ties-with-beijing-grow-2023-03-29/
[13] https://www.imf.org/fr/Blogs/Articles/2021/05/05/blog-us-dollar-share-of-global-foreign-exchange-reserves-drops-to-25-year-low
[14] https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/04/19/la-guerre-en-ukraine-va-accelerer-l-ascension-du-yuan-a-l-international-et-le-declin-du-dollar-roi_6122690_3234.html
[15] https://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/QUATREPOINT/56965
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