Depuis quelques années et pour des raisons très différentes, on revalorise la période de jeunesse de Guy Debord et de ceux qui ont gravité dans son sillage. C’est assez curieux parce que dans un premier temps, c’est la seconde période de Guy Debord, celle de l’Internationale situationniste qui le fit connaitre et qui le désigna tout juste après Mai 68 comme un penseur révolutionnaire majeur. Ce coup de projecteur sur une période obscure de Saint-Germain-des-Prés a commencé pour le grand public avec l’ouvrage de Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue[1], et on la retrouve encore aujourd’hui dans l’ouvrage de Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose[2], consacré à Jacqueline Harispe dite Kaki, mais qui tourne beaucoup autour de la bande de Chez Moineau. Le roman de Modiano est une fiction qui met en avant une « ambiance », le parfum d’une époque, décalé d’une dizaine d’années. Celui de Jaenada est le résultat d’une enquête serrée qui malgré l’antipathie que l’auteur manifeste pour la personne de Guy Debord, amène des éléments factuels assez précis. Ce n’est pas le cas de l’ouvrage de Frank Perrin qui est une construction sur des à-peu-près assez dommageables. Le but de l’auteur est double, d’une part démontrer que Guy Debord et ses amis étaient bien plus drôles à l’époque lettriste que les situationnistes qui se seraient perdus en cherchant à faire la révolution – soit en se rapprochant un peu trop du marxisme. Et son second but, assez dissimulé, est que Debord n’aurait été original dans sa pensée et dans ses écrits qu’en pillant autour de lui et en les recyclant les idées des autres, notamment celles d’Ivan Chtcheglov. C’est une légende, même si Debord a célébré l’originalité de Chtcheglov, il n’a pas retenu grand-chose de ses idées sur les villes nouvelles, ce sont d’ailleurs plutôt les situationnistes Constant et Vaneigem qui se sont occupé d’urbanisme unitaire. Il a passé plus de temps à célébrer le vieux Paris en voie de disparition plutôt qu’à s’intéresser à ce que serait la cité du futur, il se méfiait bien trop de la technique et du moderne pour cela. Dans le même genre d’idée Perrin survalorise la pratique de la dérive qui est en réalité surtout restée à l’idée de projet.
Michèle Bernstein chez
Moineau
L’aigre Perrin écrit : « Aussi les rivaux il les efface méthodiquement, avec l’intelligence de les déposséder avant de les faire disparaitre, tout en laissant toujours très peu de traces, ce qui a une importance cruciale dans l’accomplissement de son parcours ». Si on lit correctement, cela voudrait dire que le moteur de Guy Debord serait prioritairement une jalousie native. C’est ce qu’avait cherché à démontrer en son temps Jean-Marie Apostolidès dans Debord le naufrageur[3], et c’est ce qui lui avait valu une volée de bois vert de la part de Gianfranco Sanguinetti[4]. Certes Debord était un être humain, et à ce titre il avait bien des défauts et sûrement des comportements de jalousie, mais cette tendance ne peut pas résumer l’ensemble de son parcours, cette jalousie ne suffirait pas à expliquer ce qu’il a pu faire, d’autant que ses jalousies auraient porté sur des personnes moins solides que lui sur le plan intellectuel. Il est assez comique de comparer Debord sur le plan intellectuel à des gens comme Ralph Rumney ou Jean-Claude Guilbert qui n’ont pas fait grand-chose de leur vie et qui n’ont guère laisser de traces, on se souvient d’eux essentiellement parce qu’ils ont croisé la route de Guy Debord. Frank Perrin tente également de nous faire avaler que les lettristes étaient quasiment prochinois ! Certes les internationaux lettristes n’étaient pas toujours des aigles en matière d’analyse politique, mais on serait bien en peine de trouver dans leurs écrits quelque éloge de la révolution maoïste. Si Debord a été attiré par la Chine, c’est plutôt la Chine taoïste, celle de Lao Tseu. Dans la dernière page de son livre, il nous dit que c’est un peu grâce à Michèle Bernstein qu’il a produit son ouvrage. Cette caution nous semble plutôt usurpée, et Perrin répète encore la fable selon laquelle les deux romans de Michèle Bernstein ne seraient que des pastiches. Plus personne ne croit à cela aujourd’hui. Je passe sur le fait que Perrin reprend l’idée saugrenue de Greil Marcus qui, dans Lipstick Traces[5], tente de trouver une continuité entre Dada, les Situationnistes et le mouvement Punk ! Il est vrai que par ailleurs Frank Perrin fait le commerce d’œuvres d’art plus ou moins conceptuel qui s’expose dans les galeries germanopratines ou à Bruxelles, avec des photos tirées en négatif et pleines de trous.
Pierre Feuillette, Paulette Vielhomme et Ed Van Der Elsken
Ce qui intéresse Perrin qui se dit artiste, pourquoi pas c’est à la portée aujourd’hui de toutes les bourses, c’est que Debord et sa petite bande auraient vécu dans une sorte de phalanstère où se réinventait la vie. Cette surévaluation de la bohème ordinaire apparait avec le recul du temps complètement infondée, même si on veut bien reconnaitre que de ce bouillonnement entre révolte, ivrognerie et sexualité débridée quelques moments magiques aient pu apparaitre. L’écriture de cet ouvrage se présente dans une sorte de galerie de portraits, plus ou moins bien arrangés en fonction de la chronologie et des rencontres. Perrin tente d’imaginer, ça donne des phrases assez creuses comme celle-ci par exemple : « Dans ces estaminets peuplés d’insurgés espagnols, planent les fantômes d’Arthur Rimbaud, de Lautréamont et de Charles Fourier ». Tout cela dans un désordre chronologique affligeant. Perrin se trompe très souvent sur les dates et suppose que quand Debord monte à Paris il a dix-huit ans, or il n’a passé le bac qu’avec près de deux ans de retard, et en 1951 quand il arrive à Paris, il en a presque vingt. Je ne sais pas comment a travaillé Perrin, mais il avance bien imprudemment, sans preuve évidemment, que le père de Kaki – Jacqueline Harispe – était nazi et qu’il a été fusillé. Si le père de Jacqueline Harispe était un vrai Cagoulard qui complotait contre la République, il n’était pas pour autant nazi, il fit même de la Résistance à l’Allemand, et il mourut en réalité en prison. Ces approximations successives montrent que Perrin n’a guère approfondi la question et s’est laissé aller par l’idée rêveuse qu’il s’était forgée de loin sur cette époque. La métagraphie Fragiles tissus – dont le titre semble une allusion au fait que Jacqueline Harispe en tombant par la fenêtre aurait été retenue par Boris qui l’aurait saisie par son slip – est aussi une réflexion sur les suicides de jeunes gens dans le début des années cinquante.
Jean-Claude Guilbert faisait l’acteur chez Bresson
Perrin n’aborde pas une question importante, c’est à peine s’il suggère que Guy Debord dont l’œuvre ne semble guère l’intéresser, a produit des métagraphies. C’est pourtant quelque chose à laquelle il aurait fallu s’intéresser parce que tout de même Debord a participé à au moins deux expositions et produit une bonne douzaine ou une vingtaine de métagraphies – certaines auraient été perdues ou détruites dans un incendie – dont justement celle en hommage à Jacqueline Harispe, et ces métagraphies sont les compléments des deux ouvrages qu’il a produits avec Asger Jorn, Fin de Copenhague et Mémoires. Or cette approche des arts plastiques par Debord est concomitante de ces années cinquante qui le virent fréquenter aussi bien chez Moineau que la rue de la Montagne Sainte-Geneviève. Cette quête dans les arts plastique est concomitante et semblable à ce que Debord donnera en s’attaquant au cinéma où au bout du compte il aura une meilleure reconnaissance.
Mémoires de Guy Debord sur des structures portantes d’Asger Jorn
On comprend bien que ce que cherchait à démontrer Frank Perrin c’est que cette petite bande tentait de réinventer la vie en marge des pratiques culturelles traditionnelles et donc de chercher une nouvelle forme de poésie qui se trouverait dans la vie quotidienne, il insistera d’ailleurs sur l’idée de « moment », mais tout ça reste assez peu convaincant. Dans cette succession de portraits, c’est celui de Debord qui est le plus évanescent. C’est comme si pour Perrin, celui-ci était resté à la marge d’un mouvement plus intéressant dont il s’était exclu de lui-même. Décrit comme un homme sectaire qui finira par rester seul membre de l’organisation qu’il a créée, ce qui est tout de même assez paradoxal, Guy Debord apparait sous la plume aigre de Perrin comme un individu aux contours flous et intégré nulle part.
Guy Debord, Portrait de Gil J Wolman. Métagraphie, 1954
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