mercredi 23 septembre 2020

Jacques Yonnet, Enchantements sur Paris, Denoël, 1954

  

On pourrait dire que cet ouvrage fait partie d’une trilogie parue chez Denoël, avec Le vin des rues de Robert Giraud (1955) et Paris insolite de Jean-Paul Clébert (1952). Ces trois auteurs ont beaucoup en commun, d’abord l’amour des bistrots et du petit peuple de Paris qu’ils préfèrent fréquenter aux écrivains plus bourgeois. Ensuite ils ont tous les trois fait la Résistance, risquant leur peau. Et puis ils sont à la recherche d’un vieux Paris encore branché sur ses racines moyenâgeuses. Ces trois livres se sont très bien vendus, et ils ont connu de nombreuses éditions, souvent illustrés par des photos de Doisneau par exemple. Ils sont traduits dans le monde entier et toujours disponibles avec régularité. En vérité ces auteurs sont des déçus de la Libération, déçus, déçus parce qu’ils étaient plutôt engagés du côté de la révolution, et aussi parce qu’ils constatent que le Paris qu’ils aiment et dont les racines plongent dans le lointain, est en train d’être assassiné – c’est le mot d’assassinat qu’emploiera Louis Chevalier à propos de l’achèvement de cette tendance avec la destruction des Halles[1]. Au début des années cinquante, Guy Debord signera un petit article dans Potlatch, le bulletin de l’Internationale lettriste, « On détruit la rue Sauvage ». Déjà détruire une rue qui s’appelle la rue Sauvage est une insulte en soi, même et peut-être surtout si le prétexte est que cette rue est faite d’immeubles insalubres[2]. Nos trois auteurs n’aiment pas le béton, les alignements et y préfèrent les rues tordues qui forcément ouvre la porte des mystères. Mais si leurs livres ont eu autant de succès, ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient bien écrits, c’est aussi parce qu’ils parlent de ce qui n’est plus, mais dont on a pu voir encore quelques vestiges jusque vers la fin des années soixante. Le Paris d’aujourd’hui est en rupture d’avec le Paris de Villon qui est la référence de Yonnet, d’autant plus qu’il est un citoyen de la Contrescarpe, de la Mouffe et de la Maube ! C’est donc de mélancolie dont il s’agira encore une fois. La façon dont Yonnet et Giraud ont présenté ce quartier explique aussi pourquoi Debord déménagera avec ses amis de Saint-Germain des Prés vers la Montagne Sainte-Geneviève, de chez Moineau rue du Four au Tonneau d’or.

De ces trois auteurs, seul Yonnet est un authentique parisien, les deux autres sont venus à Paris et l’ont explorée d’une manière fascinée. Yonnet va donc se présenter comme un parisien, un vrai de vrai. Il est né à Paris, son père aussi, il y a fait ses études de droit, et il a contribué grâce à la connaissance profonde de sa ville à foutre les Allemands à la porte de la ville et du pays. Le simple fait qu’il soit né à Paris le distingue dans ce qu’il fait de la ville qu’il explore dans tous les sens. Il va développer une connaissance archéologique, remontant très loin dans le passé, se l’appropriant, le portant avec lui comme un trophée. Il est la mémoire de la ville et quand il critique la modernisation de celle-ci, c’est parce qu’il y voit un arrachement, mais aussi une augmentation de la police sur la vie sociale. Yonnet, sans trop insister, marquera une distance constante d’avec la police. Et c’est bien à une ode à la liberté qu’il se livre en parlant de son Paris de légendes. 

Rue Mouffetard dans les années cinquante, sur cette photo on peut apercevoir Robert Giraud, le pote de Yonnet, encravaté, et au premier plan Léon la Lune 

L’ouvrage est construit sur une période de temps qui relate indirectement la vie de Yonnet des années trente aux débuts des années cinquante, avec une centralité des années noires de l’Occupation, comme si celles-ci lui avaient révélé le caractère vivant de la ville. A la différence de Giraud et de Clébert, s’il parle des habitants de la ville, il présente cette-ci comme les fabriquant. La ville est un personnage qui existe au-delà de la succession des générations. C’est ça que recherche Yonnet, montrer à travers les différentes couches du passé, qu’elle persiste dans son projet. C’est ainsi que les actes d’aujourd’hui sont expliqués non seulement par le passé, mais par les lieux eux-mêmes qui ont sédimenté ce passé. Au-delà des rencontres avec des individus, ce sont des rencontres avec l’esprit des lieux dont il s’agit, et parfois ça va chercher très loin. Il y a des courants souterrains dans la ville, par exemple la Bièvre, rivière mythique qui se jette dans la Seine, mais qui a été recouverte au fil du temps, avec bien entendu un souci d’hygiène. Curieusement aujourd’hui on parle de plus en plus souvent de la déterrer ! ce qui donnerait à certains quartiers de la ville des airs de petite Venise. Mais ce qui intéressait Yonnet dans ce quartier, c’était les maisons, les masures, les ruines dans lesquelles on pouvait retrouver des objets particulièrement « chargés ». On n’est pas très loin de la sorcellerie. Ça donne évidemment à la prose de Yonnet une forme brumeuse et poétique. Notez que Yonnet, contrairement à Giraud n’utilise que très peu de vocabulaire argotique, bien qu’il montre ici et là qu’il le maitrise parfaitement. Mais il sait déjà que dans les années cinquante on l’a récupéré pour en faire une pièce de musée. 

La Bièvre rue des Gobelins vers 1900 

Ce livre est d’abord une dérive dans un périmètre singulier, celui qu’on a dit plus haut, mais avec des incursions vers les Halles et le Marais. Ce quartier est en effet chargé de mystère et d’un passé décomposé. Un des plus vieux quartiers de Paris qui fut dans un temps lointain le refuge des plus riches qui y faisaient construire des hôtels particuliers d’envergure, mais où les maisons de pauvres et les chaumières délabrées étaient légion. Ce mélange étonnant a produit une sorte de labyrinthe rêveur et dangereux. En passant de la Montagne Sainte-Geneviève au Marais, Yonnet traverse une faible distance en kilomètres, mais une énorme distance en ambiance névrotique. Rappelons que c’est André Malraux qui lança la malheureuse réhabilitation du Marais au début des années soixante, réhabilitation qui devait en faire un quartier de bobos friqués et vide d’intérêt comme de détermination. Les bistrots qui apparaissent souvent comme hostiles aux passants égarés sont autant d’étapes de cette dérive. Quand Yonnet passe de la Maube au Marais, c’est comme s’il traversait une frontière invisible. 

La rue de Moussy dans les années 40 

Cet ouvrage est unique en son genre en ce sens qu’il mêle la réalité documentaire de cette dérive, à une rêverie mélancolique qui le porte à inviter le rêve et une réalité aléatoire dans un récit structuré autour d’une chronologie relâchée. Mais il y a un fil conducteur décisif, c’est l’histoire du truand Danse-Toujours qui sera guillotiné pour avoir assassiner un Corse encombrant. Ce truand qui se prit d’amitié pour Yonnet, était aussi capable de réciter Villon dans le texte. En découpant des arrondissements de Paris dans un plan de la ville, et en les reliant entre eux avec des morceaux de ficelle, il traçait un circuit singulier fait des légendes qui ont fait Paris. C’est l’origine de la métagraphie de Guy Debord, The naked city. Danse-Toujours truand à moitié analphabète, mais lecteur enthousiaste de Villon, fait découvrir à Yonnet la ville avec un nouveau regard. Yonnet se met dans la situation d’apprendre de ceux qui n’ont pas d’instruction et de culture, mais qui vivent la ville pleinement : ils vont être peu à peu expulsés. 

Métagraphie de Guy Debord 

Il existe de nombreuses éditions d’Enchantements sur Paris. En 1957 parait une édition augmentée avec des dessins de Yonnet et des photos de Doisneau. Mais Yonnet n’aimait pas le titre, quoique moi je le trouve tout à fait valable, il lui préférait Rue des maléfices. C’est sous ce titre qu’il sera republié chez Payot, puis ensuite chez Phébus en 1987 avec ce sous-titre, chronique secrète d’une ville.  C’est cette édition qui nous semble la plus intéressante, tant du point de vue des illustrations que parce qu’elle contient des additifs, notamment un 17ème chapitre qui n’existait pas dans les éditions des années cinquante. Notez qu’un certain nombre des histoires que Yonnet développe ici seront reprises dans ses chroniques de L’Auvergnat de Paris. 

Robert Giraud et Léon la Lune au Vieux Chêne, un des plus vieux bistrots de Paris, et point d’ancrage de Yonnet

La tonalité générale de l’ouvrage est nuiteuse, c’est la tonalité de l’Occupation, avec les bruits de bottes. C’est comme si cette épreuve douloureuse avait permis la révélation des « pierres qui parlent ». Au cœur de la nuit surgit la lumière, mais cette lumière est noire et maléfique. La ville protège ceux qui l’aiment vraiment. Yonnet la regarde comme en épluchant délicatement un oignon, défaisant les couches successives pour atteindre son cœur, et bien sûr on fait cela la larme à l’œil. Il y a des morceaux mal ajustés, comme cette rue de Bièvre, des immeubles qui tombent en ruine et que rien ne peut sauver, mais au milieu de ces ruines, il y a des trésors de souvenirs. Le présent colle au passé et ne peut se comprendre sans lui. 

La Contrescarpe 

Extraits : 

« Ce n'est pas pour rien qu'il existe tant de bistrots dans Paris, affirmait Danse-Toujours. Ce n'est pas tellement pour boire que tant de gens y sont tout le temps fourrés. C'est pour se rencontrer, se réunir, se rassembler – se rassurer. Oui, se rassurer : les gens s'emmerdent tout le temps, et ils ont la trouille, la trouille de la solitude et de l'ennui. Et puis ils portent tous dans leur au-dedans leur bonne petite trouille-maison : la peur de la mort, tous aussi jem'enfoutistes qu'ils aient l'air. Pour ne pas y penser ils feraient n'importe quoi. N'oublie pas que c'est avec cette trouille-là qu'on a bâti tous les temples et toutes les églises. Alors, dans des villes comme celle-ci où quarante races se mélangent, tout le monde découvre toujours quelque chose à se dire. Mais voilà ce qu'il faut que tu saches : quand tu te trouves bien dans un troquet, que tu as décidé d'y revenir souvent, d'y rencontrer tes potes, si tu veux t'y tenir à l'aise et ne pas trouver au mauvais moment des cailloux dans l'engrenage, colle-toi dans un coinsteau, fais ta correspondance, lis, tâche de casser la croûte sur place et observe ce qui se passe pendant une grande journaille. Au moins deux fois dans le jour, et trois fois si ton bouchon est ouvert la nuit, il y a le moment du "temps pour rien". C'est tous les jours à la même heure et à la même minute ; mais ça change suivant les endroits. Les gens parlent, ils se racontent leurs trucs, ils trinquent et, paf ! la seconde de silence, où tout le monde reste immobile, le verre en l'air et les yeux arrêtés. Tout de suite après le boucan remet ça ; mais ta seconde où rien n'arrive, elle peut durer des cinq, des dix minutes. Et pendant ce temps-là, dehors et partout ailleurs, la vie, la vie des autres continue plus vite, beaucoup plus vite, comme une avalanche. Si tu es prévenu et que tu profites de ce moment-là pour ne pas lâcher les pédales et dire ton mot, tu es sûr d'être écouté, et même obéi si c'est nécessaire. »

 



[1] L’assassinat de Paris, Calmann-Lévy, 1977

[2] Potlatch n° 7, 3 août 1954

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