dimanche 27 septembre 2020

Jacques Yonnet, Troquets de Paris, L’échappée, 2016

 

Edouard Philippe, le lobbyiste qui de temps à autre occupe la place de premier ministre a dit qu’il voulait développer les bistrots et que pour ce faire il allait créer 10 000 licences IV qu’il distribuerait[1]. Agnès Buzyn, parachutée comme tête de liste LREM à Paris pour les municipales a, elle, avancé : « On ne va pas interdire toutes les terrasses chauffées parce que c’est l’âme de Paris d’être à une terrasse de café »[2]. A croire que les macroniens sont les grands défenseurs des professions de taverniers et qu’ils veulent encourager l’alcoolisme après des années de lutte contre. C’est un débat très ancien que de savoir si on doit boire ou non. Céline, nazi patenté, pensait qu’on avait perdu la guerre parce qu’on buvait un peu trop en France. Lui-même, constipé chronique, aigre et méchant ne buvait pas. D’autres considéraient comme Guy Debord que picoler c’est une manière d’être, de tuer le temps, avant qu’il ne nous tue[3]. Si cette opinion est ancienne dans la littérature, elle n’était pas partagée par tous les révolutionnaires. Il y avait au début du XXème siècle, des anarchistes buveurs d’eau et végétariens qui refusaient cette pratique parce que ça amollissait le caractère, diminuant les forces de ceux qui voulaient faire la guerre au capital, et qu’en outre cela renforçait l’Etat à cause des taxes qu’il prélevait sur la bibine. Et ils pensaient que l’Etat avait faciliter l’alcool pour que les soldats aillent plus facilement se faire trouer la paillasse au moment de la Première Guerre mondiale dans les tranchées. Evidemment, on sait aussi que le bistrot est un lieu de convivialité où on parle de tout et de rien, où on peut se disputer, jouer aux cartes, aux dés, écouter les conneries de nos semblables. Edouard Philippe veut recréer les bistrots principalement dans les villages et les zones désertées. On voit facilement les louches intentions : le bistrot sera le service public multifonctions : il tiendra lieu de bureau de poste, de perception pour l’impôt[4], de marchand de pain, et autres fantaisies, comme l’achat de billets de train. Vous me direz que j’ai mauvais esprit, c’est vrai, dès que les clowns du gouvernement proposent quelque chose, je flaire l’entourloupe. Il y aurait eu 500 000 bistrots en 1900, 200 000 en 1960 et seulement 34 000 aujourd’hui. Autrement dit au fur et à mesure que la marchandise progresse, que le confort des logements augmente et que la télévision colonise les âmes, on va de moins en moins au bistrot. Ajouté à cela que les campagnes virulentes contre l’alcool, l’hygiénisme à la Céline si vous voulez, ont relégué au rang de pratiques honteuses ou ringardes la fréquentation des bistrots. Cette tendance inexorable à la disparition de cette activité est le résultat d’une transformation en profondeur de la société. On ne peut pas picoler et avoir un ventre plat, une silhouette d’athlète !  

Photo Robert Doisneau 

Les poètes – je ne trouve pas d’autre mot pour eux – qui ont célébrés le bistrot sont assez nombreux, mais le dessus du panier, c’est Robert Giraud et Jacques Yonnet. Troquets de Paris est un recueil de chroniques que ce dernier faisait paraître dans L’Auvergnat de Paris, un journal hebdomadaire qui existe encore d’ailleurs, et en même temps qu’il donnait des nouvelles du pays auvergnat, racontait la vie des bistroquets et des bougnats. C’est une profession qui avait tellement été envahie par les Auvergnats, que ceux qui ne l’étaient pas, le devenaient ! Chanson pour l’Auvergnat de Brassens est forcément un hommage à cette profession ! Bistrot viendrait du russe, et aurait été importé à Paris par les soldats de Napoléon revenus entiers de la retraite de Russie. Et puis il y a mastroquet qui viendrait du flamant et ce mot aurait donné troquet, on trouve aussi le mot bistroquet qui est une association des deux. Mais ce qui différencie le bistrot ou le troquet du café, c’est une différence de classe. Le premier est populaire, le second est plus pincé. Ce qui plait à Jacques Yonnet ce sont donc les derniers. De son temps d’ailleurs il y avait de nombreux bistrots de la Maube où le choix était binaire : un verre de rouge ou un verre de blanc. Yonnet joignait l’utile à l’agréable, avec un penchant pour le Beaujolais, puisqu’il était payé pour rédiger sa chronique, et qu’en plus on lui offrait le coup à boire. Il se rendait dans les bistrots à commenter avec son épouse ! Mais ne confondons pas un canon avec un pot de vin. Yonnet n’était pas un homme politique. 

 

Ces chroniques ont deux dimensions : d’une part rendre hommage à la profession de bistrotier qu’il affectionne, et d’autre part raconter des histoires. De la première tâche il s’en tire sans flagornerie et avec chaleur. De la seconde, il va raconter le vieux Paris, mais à travers ses légendes. Celles-ci tiennent de l’histoire aussi bien que de la fable, et le plus souvent tirent vers le fantastique et l’insolite. C’est cette veine qu’il mettra en forme dans son indispensable Enchantements sur Paris, cet ouvrage publié en 1954 chez Denoël a fait l’objet de très nombreuses éditions, dont certaines illustrées de photos de Robert Doisneau. On le trouve parfois sous le titre de Rue des maléfices, mais sans les illustrations. Evidemment les éditeurs ont fait un tri et ne présentent ici qu’une sélection des chroniques de Jacques Yonnet. Ces chroniques sont toujours drôles et semblent sortir d’une tradition orale, d’une conversation de bistrot. Curieusement Yonnet ne semble pas se rendre compte du désastre que va entraîner la fin des Halles et leur transfert vers Rungis. Ou plutôt, il est confiant, il pense que les bistrots sont tellement indispensables à la vie sociale que d’une manière ou d’une autre ils renaitront encore. Malheureusement pour nous, il s’est lourdement trompé. La destruction des Halles n’a pas été une simple modernisation d’un lieu, cela a été un arrachement du cœur même de Paris. 

 

« Tous les moyens, tous, sont à employer pour persuader le législateur de l’importance primordiale du rôle pacificateur, de la « mission d’équilibre », dévolus au café familier. Auprès de chez soi, là où on est en confiance. On s’y est lié d’amitié avec des gens que l’on n’aurait jamais, jamais connus ailleurs. On y « prend le vent », on y commente les nouvelles, on y hasarde des opinions différentes de celles de votre interlocuteur. En prenant bien garde de ne pas le froisser » […] « Ce qui nous menace à plus ou moins brève échéance n’est pas la disparition totale (parfaitement inconcevable) de nos bistrots. Mais la « reconversion » systématique de ces établissements (à commencer par les plus modestes, à mon sens les plus précieux) vers une sorte de formule hybride, d’importation anglosaxonne, qui tendrait à proposer aux gens de passage : d’une part des liquides « neutres » (pouah !) des heures « décentes » (pouah ! pouah !), et une atmosphère, mettons de … « paternalisme » …

Le bistrot, le troquet, ce n’est pas un lieu de consommation d’une boisson, fusse-t-elle fermentée, mais un mode de vie, une raison d’être et d’espérer, une philosophie. Yonnet nous explique d’ailleurs comment on peut se faire des relations de bistrot, en y allant doucement dans un premier temps, payant le coup s’il le faut, serrer les mains autour de soi.  

Photo Robert Doisneau 

Mais les chroniques de Yonnet ne sentent pas le renfermé, il nous parle aussi de ce qui se passe dehors. Le marché de la Mouffe c’était quelque chose, jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Avec transcription fidèle à l’esprit et à langue :

« … matez moi ces tomates, ces fayots presque bleus, hein, croyez-vous que ça chante, biglez cet artichaud perdu dans les morilles ‘ voici des « en-bourgeois » : gare, gare au gorille – ici voilà du cèpe et la du cornichon (c’est la petite vendeuse qui vous intéresse, ou vous cherchez l’assonance ?), combien votre oignon madame ? il est bien sympathique. Te fatigue pas mon p’tit père, ici c’est ma pomme que j’propose la botte, et c es navets, c’est-y du frais ?, du haut de ces pyramides mes choux-fleurs te contemplent, et mes poireaux, presque pas d’ perte, la barbe blanche et la queue verte, on t’en souhaite autant, oui, c’est bien c’que tu penses, va te fâche pas y’a pas d’offense, des crosnes du Japon, provenance directe, non mais keski, qu’est-ce que tu crois ? Nagasaki, ça gaze à quoi ? Na tagange à rien. Comment ça s’épluche ? Passez-le à l’émeri, ça te débouchera le caberlot… »

Rien qu’un passage comme ça fait comprendre que Paris n’existe plus, ou alors avec quelques enclavés – les derniers des Mohicans – qui n’ont pas trouvé la porte de sortie et qui se sont retrouvés coincés dans leurs souvenirs. Mais ça rallume la nostalgie et fait comprendre que le progrès se paye très cher. Louis Chevalier appellera ça L’assassinat de Paris[5]. D’autres disent le Pompidolisme, ou encore la colonisation des consciences par la marchandise. 

Dans la manière de Yonnet de déambuler de bistrot en troquet, il y a une quête singulière du passé, une façon de faire corps avec l’histoire. On y croisera quelques personnages célèbres, et Villon bien entendu, mais aussi des figures de l’ancien temps qui sont réhabiliter comme faisant corps avec la ville. Yonnet y cherche en collectionneur des histoires fantastiques, merveilleuses et étonnantes qu’il teste dans les bistrots sur un public qui lui est acquis, puis qu’il couche sur le papier pour L’Auvergnat de Paris. Il semble qu’il avait le projet d’un grand livre sur le fantastique dans la vieille cité, mais il n’a pas eu, hélas, le temps de le mener à terme. Quand on flâne du côté du Châtelet ou de la rue Saint-Jacques, on marche dans les pas de toutes ces générations qui ont fait la ville. On ressentait cela jusque dans le milieu des années soixante-dix. Mais en transformant la ville pour qu’elle soit acceptable pour les touristes, c’est bien terminé. Il y a d’ailleurs un long passage où Yonnet nous dit tout le mal qu’on doit penser de cette engeance. Et encore, de son temps, cet envahissement était léger, que dirait-il aujourd’hui ? 

 

Jacques Yonnet avait fait les beaux-arts, et donc il avait un goût très marqué pour le dessin. L’édition des chroniques pour L’Auvergnat de Paris a judicieusement récupéré quelques dessins de Yonnet pour illustrer son ouvrage. L’idée de publier ce recueil avec une encre lie de vin est intéressant, quoiqu’elle nuise un peu à la lecture de ceux qui ont une mauvaise vue ! Mais ne chipotons pas, c’est un bien bel hommage rendu à Yonnet.il le mérite, et ceux qui le lisent aussi ! 

Vrai résistant, il jouait à saute-frontière entre la France et l’Angleterre, il faisait aussi des faux papiers pour ceux qui luttaient contre les nazis, il était de ces anarchistes qui n’appréciaient pas beaucoup Céline. Il est vrai qu’il risqua plusieurs fois sa peau, et que d’une certaine manière, il se voulait très français, cultivant ce qu’il pensait être une spécificité historique et culturelle. Marqué comme beaucoup par cette période, cela se traduisit dans certain de ses écrits. Il était très copain avec Marcel E. Grancher, vrai résistant, mais antigaulliste, et mentor de Frédéric Dard. Il avait aussi écrit un article Petiot soldat du Reich en 1944 dans le journal Résistance, ce qui amena une enquête sur le tueur en série et donc son arrestation. 

 

 

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