Jacques Yonnet était un grand déçu de la politique d’après la Libération. Il n’était pas le seul d’ailleurs. Bien qu’il ne soit pas un anarchiste militant, sa tournure d’esprit le portait plutôt de ce côté, et donc, bien qu’il ait eu des amitiés un peu de partout, il donna aussi cet article au Monde libertaire sur son sujet de prédilection. Une partie des anecdotes qui sont développées ici se retrouve dans des articles de L’Auvergnat de Paris. Cet article annonçait une collaboration de longue durée avec l’organe libertaire.
Au dire des spécialistes, les meilleures volontés se
désespèrent à tenter d’apprivoiser certains animaux : la baleine trop
turbulente, l’escargot têtu et méprisant, le morpion très attaché certes, mais
égoïste et volontiers sournois. Eh, bien, une ville, c’est pire encore. Des
années durant, vous la frôlez, la caressez, la palpez, l’écoutez battre, jurer
ou dormir : si votre frime ne lui revient pas, nib de braise. À tout
jamais vous ignorerez son vrai visage. Les façades de brume et les toits jaloux
se refermeront sur leurs secrets. Mais si par bonheur, vous êtes admis dans la
confidence, miracle ! À vous l’émerveillement en permanence.
Paris ne manque pas d’historiographes ; des milliers de
volumes retracent pour nous, restitués avec amour, les événements dont ses
pavés généreux ont conservé le souvenir. La tradition orale, étonnement vivace
dans certains quartiers populaires, nous a, elle aussi, légué de merveilleuses
légendes polies et repolies comme galets dans la mer. L’intense souffle
poétique dont le peuple était animé, et aussi sa volonté malicieuse de
« tourner » les intolérances ecclésiastiques et policières, nous vaut
le plus émouvant florilège de « contes à clé » que l’on se transmet,
de bouche à oreille, dans le monde très fermé des enfants. Oyez-en
quelques-uns.
L’inscription gravée : « Rüe du Cheval-Vert »
est encore visible à l’angle de la rue des Irlandais, ainsi dénommée à cause du
collège qui s’y installa par la suite. Elle perpétue la mémoire d’un
maitre-teinturier du 15e siècle. Notre homme voulut un jour tirer vengeance
d’un valet de coche, lequel, malhonnêtement habile, trichait aux dés et l’avait
ainsi dépossédé d’une bonne somme d’argent.
Le teinturier s’introduisit nuitamment dans une écurie de la
rue Tournefort et teignit couleur « pomme pas mure » le cheval blanc
du mauvais compère. Celui-ci, à l’aube, voulu détacher l’animal pour l’atteler.
Horreur ! Le canasson était vert ! Sans nul doute il s’agissait d’une
intervention diabolique… La maitre, effrayé s’enfuit.
Le cheval, livré à lui-même, entra dans l’auberge où il
provoqua une débandade éperdue. Il se mit à boire allégrement les copieuses
écuellées de vin chaud sucré réservées à son « patron » et aux
collègues d’icelui. Un peu paf et d’humeur chaloupeuse, il s’en alla
baguenauder par la ville et se livra à des facéties qui terrorisèrent tout un
quartier. De « courageux » moines se saisirent du cheval qu’ils
aspergèrent d’eau bénite et enfermèrent dans le cloitre Saint-Séverin. Mais le
teinturier, prévenu, continua à faire des siennes : le lendemain, le
cheval était « brun rouge parsemé de taches noires ». On lui rendit
un bonne fois la liberté. Et, depuis quatre cent ans, les enfants, les
adorables enfants de la Montagne Sainte-Geneviève croient apercevoir parfois,
entre chien et loup, l’inoffensive silhouette d’un cheval libéré de tous
harnais folâtrant parmi les pierres, qui leur fait de loin de grands gestes
d’amitié et ne se montre qu’à eux.
L’évocation de la Montagne Sainte-Geneviève est pour moi
inséparable de celle du père Rathier. Sa silhouette de patriarche est devenue à
ce point populaire qu’elle participe – déjà – de la légende permanente attachée
à certains coins de la vieille ville.
Qui dira la bonté de cet homme, l’immense rayonnement de tendresse qu’il dissimulait mal dans la violence ombrageuse de ses diatribes ?
Jules Rathier
Le vieux libertaire aux élans généreux, aux souvenirs emplis
de sueur et de soleil, aux indignations de prophète, est présentement de santé
précaire. Hospitalisé à Brévannes, il n’a point perdu tout contact avec ses
amis fidèles. En lui subsiste la tradition sept fois séculaire – elle date de
Philippe-Auguste – selon laquelle le « Vieux de la montagne »,
personnage mi-prince mi-truand, enveloppé de mystère et que l’on voulait
Oriental, règne sur les rêves des hommes et contrôle, de loin, les actes de ses
partisans, les ribauds et les réprouvés. Mais revenons à nos légendes, avant de
parler de choses plus sérieuses.
La rue de la Colombe, dans l’ile de la Cité doit son
appellation à la plus charmante des anecdotes médiévales.
En l’an 1233, une maison de la Cité, proche du fameux
« Val d’Amour », s’écroula. Une colombe qui, avec son compagnon,
nichait dans une encoignure, fut coincée entre les pierres et ne put
s’échapper.
Elle était vivante cependant, mais la délivrer avant d’avoir
longuement déblayé les gravats était impossible. Le mâle parvint à nourrir la
captive et même à la faire boire en se servant d’un brin de paille comme d’un
chalumeau. Les heureuses retrouvailles du couple furent fêtées en grande liesse
par toute l’ile ; on commémora, sous forme d’inscriptions et d’enseignes,
les deux oiseaux, symboles à la fois de l’amour conjugal, de l’assistance dans
la détresse et de l’ingéniosité vigilante qu’inspirent les situations
dramatiques.
À propos d’enseignes, il y a beaucoup à dire sur la
signification profonde – et, bien entendu, secrète – de certains de ces joyaux
sculptés, forgés ou peints qui ornent encore nos impostes. La plupart n’étaient
autre chose que l’indication de lieux de rencontre : ceux des membres du
très ancien Compagnonnage, lequel veillait jalousement à ce que les
« Clefs », les « Arcanes » – procédés professionnels, tours
de main minutieusement mis au point par les « Maitres », ne soient
point dévoilés à qui était étranger au monde des bâtisseurs. Ce qui constituait
l’unique moyen de lutter contre son exploitation, calquée sur le mode féodal.
Nous reviendrons là-dessus. Mais je voudrais ouvrir maintenant le chapitre des
confidences. Voici.
De très nombreux périples accomplis en tous sens, et durant
tant d’années, à travers les « Rues estranges » de cette ville à
miracles, m’ont déterminé à lui consacrer une suite d’ouvrages. Le
premier, Enchantements sur Paris est sorti chez Denoël.
Il y est fait état de faits troublants, réputés
« irrationnels » : coïncidences bizarres, envoutements, guérisons
surprenantes, actes de magie dont je fus le témoin. L’accueil réservé au livre
par le « grand public » m’a confirmé dans l’opinion qu’il existe,
entre la pythonisse d’entresol, la dame-médium quelque peu hystérique sur les
bords, et le « rationaliste » primaire, étroit et buté, une
importante couche de gens à l’esprit ouvert, et qui acceptent, la tête froide
et les pieds sur terre, d’entériner certaines observations, quitte à les
étudier, les contrôler à la lumière de la science pure. C’est à ceux-ci que je
veux m’adresser.
La première de mes conclusions pourrait s’ériger en
système : Lieu-Temps-Événement.
De multiples observations m’obligent à constater que les
mêmes sortes d’événements se répercutent, aux mêmes endroits bien précis, de
façon cyclique et quasi-prévisible. Et la ville n’est, en l’occurrence, qu’un
terrain d’expérience extrêmement commode. Elle a ses lieux-crime, ses
lieux-conspiration, amour, prière…
Est-il impossible que certaines radiations telluriques, dont
nous arriverons bien à déterminer la nature, attirent, « aimantes »
des gens de tempérament semblables et qui, par conséquent, se livreront, selon
leurs aspirations secrètes, à des actes de même nature ? Je ne le pense
pas.
Enfin, je livre ici le résultat de mes investigations les plus
récentes. Depuis des siècles, une tradition, de nos jours encore en vigueur
dans le quartier Mouffetard et celui des Gobelins, veut que l’on guérisse
certaines tumeurs apparentes (on m’a parlé de cancer) par application d’une
substance curieuse, la « nostoc ». Il s’agit d’une sorte d’algue
spontanée qui croit avec une rapidité extraordinaire sur les murs humides, et
que les « initiés » n’ont que le mal de récolter, chaque printemps,
dans les arrière-cours.
Or, je sais des savants, et non des moindres, qui se livrent
actuellement, en Suisse et ailleurs, à des expériences tendant à stopper la
prolifération dite « anarchique » des cellules (une
« anarchie » qui, pour cette fois, n’aura pas nos sympathies) par la
seule proximité, soit d’une grande quantité de mousse vivante, soit d’immenses
bancs d’algues sous-marines.
Je suis bien sûr de ne point me tromper en affirmant qu’il y
a ici, comme on dit, « anguille sous roche ».
Et ce me sera une bien grande joie de confier à ces colonnes
le fruit de mes observations futures, sur ce sujet comme sur bien d’autres.
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