lundi 5 octobre 2020

 

André Bertrand et André Schneider, Le scandale de Strasbourg mis à nu par ses célibataires mêmes, L’insomniaque, 2018 

 

Le scandale de Strasbourg est une sorte de mythe fondateur de la grande révolte de la jeunesse qu’on a connu à la      fin des années soixante. Mais à y regarder de près, il est bien moins important que ça, et surtout il est l’exemple de l’ambiguïté stratégique de Debord et par suite de l’IS. Le récent et excellent ouvrage d’André Bertrand et d’André Schneider visant à rétablir le déroulement des faits montre plusieurs phases dans le développement d’une stratégie qui se cherche. Pour résumer, il faut partir du fait que ce scandale a été la continuation du développement des idées anarchistes et libertaires à l’Université de Strasbourg, idées qui connurent un renouveau inattendu à la fin des années soixante dans une jeunesse un peu lettré tout de même et qui adorait exhumer les textes des grands anciens, histoire de retrouver ses racines. Bien que représentant cette classe moyenne sans trop d’avenir, ces étudiants se présentaient comme les propagandistes d’une révolution prolétarienne à venir, alors qu’eux-mêmes par la force des choses venaient de la petite bourgeoisie, ou encore étaient des déclassés.

Dans cette affaire, le rôle central a été tenu par Daniel Joubert. Celui-ci et ses amis commençaient à prendre connaissance des thèses situationnistes et surtout de l’importance de Guy Debord qu’ils voyaient dans les années 64-65 comme la tête pensante de l’IS. Evidemment par la force des choses, ils connaissaient les situationnistes strasbourgeois, Jean Garnault, Théo et Edith Frey, Herbert Holl et Mustapha Khayati. Mais ils animaient un certain nombre d’actions qui se distinguaient assez des pratiques des situationnistes, comme des concerts de rock par exemple. Ils conservaient aussi leurs propres réseaux dans les milieux anarchistes. Voulant aller un peu plus loin ils prirent langue avec les situationnistes. Debord compris rapidement qu’il pouvait se servir de ce levier pour accroitre la renommée de l’IS. Il fut décidé de rédiger une brochure qui deviendra De la misère en milieu étudiant. Ce premier niveau permit à Debord de prendre le pouvoir sur le petit groupe des étudiants strasbourgeois, et finalement, c’est Mustapha Khayati qui, sur les indications précises de Debord rédigea la célèbre brochure. On pourrait dire qu’il s’agit de la stratégie du coucou ou du Bernard-l’ermite. Curieusement les Garnautins non seulement ne semblaient pas intéressés par ce projet de scandale, mais ils restèrent tout le long à l’écart de son élaboration et de sa diffusion. 

Pourcentage d’étudiants dans la population française 

André Bertrand et André Schneider admettent qu’eux-mêmes et Daniel Joubert s’étaient placé volontiers sous la houlette théorique de Debord qui était plus âgé qu’eux, et qu’ils admiraient pour son talent de la formule et sa radicalité intransigeante. Mais ce qui est plus étrange c’est le contexte de ce scandale qui allait secouer une université très poussiéreuse. En effet on remarque que De la misère en milieu étudiant s’adresse à des étudiants pour leur indiquer qu’ils doivent quitter leur statut déshonorant et rejoindre la grande révolution prolétarienne qui arrive. Cette stratégie est forcément vouée à l’échec si on pense que la lutte des classes prend sa formation dans le statut que les individus occupent dans la société. Or si Debord méprisait les étudiants en bloc, et donc les étudiants strasbourgeois dans la foulée, c’est bien parce qu’ils n’étaient pas des prolétaires, donc pas capables de faire la révolution. Ce paradoxe se renforce du fait que justement le scandale de Strasbourg qui a été détourné par Debord et ses amis au point de faire croire que ce sont eux qui l’ont mené de A à Z, a permis à l’IS et donc à Debord de trouver son premier public, une sorte de reconnaissance parmi les étudiants de leur efficacité pratique. En vérité ce succès préfigurait ce qu’il en sera par la suite, les lecteurs de l’IS et de Debord ont d’abord été des étudiants et des intellectuels instruits – certains d’entre eux deviendront enseignants. Autrement dit l’erreur stratégique est de croire qu’en s’attaquant aux étudiants et aux intellectuels, en les séduisant si on veut, les idées révolutionnaires pénétreront les masses populaires. Que la renommée de Guy Debord soit devenue internationale n’y change rien – surtout qu’avec le temps cette renommée, portée par des gens comme Vincent Kaufmann et quelques autres, repose de plus en plus sur des malentendus. Il vient que dans cette affaire du scandale de Strasbourg, la stratégie n’est pas adaptée à son but. Debord dénoncera à partir du livre signé René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, paru tout de suite après, ceux qui ont voulu voir dans Mai 68 une sorte de révolution culturelle dans les mœurs et dans la musique par exemple, mais c’est pourtant ce qu’il accréditait dans De la misère en milieu étudiant en mettant l’accent sans trop de subtilité sur la nécessité que la révolution soit aussi une fête. C’était pourtant ce qui était le plus contestable dans la détermination contestataire des étudiants strasbourgeois. 

 

Mais dans le scandale de Strasbourg il y a aussi des détails plutôt sordides que révèlent André Bertrand et André Schneider et que nous ne connaissions pas. D’abord les questions d’argent soulevées par Debord qui prétend se servir de son intrusion dans ce petit milieu pour racketter directement l’AFGES en réclamant 500 000 francs – je suppose qu’il parlait en anciens francs – pour les services qu’il rendait avec sa bande en matière de consulting en scandale. L’idée de se servir des étudiants strasbourgeois pour piller l’UNEF pour son profit est un peu choquante tout de même. Mine de rien Debord a toujours été sensibles aux questions d’argent, trouvant toujours de bonnes raisons pour en réclamer. Mais il y a toutes les petites combines d’arrière cuisine qui nous montrent Debord complotant dans le dos des étudiants strasbourgeois eux-mêmes, les flattant d’un côté, alors que de l’autre il en dit le plus grand mal et qu’il se prépare à la rupture avec eux. Ce qui est choquant ce n’est pas tant qu’il s’éloigne de ses partenaires d’un instant, c’est la manière dont il le fait, sans même parler des combinaisons scabreuses de Mustapha Khayati qui joue le rôle de factotum de Debord, son intermédiaire et qui manœuvre pour dans le même temps éliminer les Garnautins[1]. Nous sommes à ce moment-là dans une période de bouillonnement qui annonce Mai 68. Si certainement le scandale de Strasbourg jouera un rôle dans la forme d’intervention de certains petits groupes libertaires, Guy Debord et l’IS ne joueront aucun rôle dans son développement. Personne ne les connaissait et c’est encore plus vrai si on veut croire comme Debord dans Le commencement d’une époque Mai 68 était d’abord une révolution prolétarienne, accompagnée de la plus longue grève générale jamais entreprise en France. C’est seulement après que les analyses de Debord donneront un sens à ce mouvement. Or dans Le scandale de Strasbourg, nous voyons Debord manœuvrer pour désunir et opposer ceux qu’il devrait réunir, pas forcément dans un parti ou une internationale, mais au moins dans une certaine fraternité de combat. Mais la conduite sur ce point est incohérente. Il approche certains peu actifs, comme Tony Verlaan, pour les recruter dans l’IS, et d’autres qui sont plus actifs et qui auront de vrais ennuis avec la vraie justice seront abandonnés à leur sort. 

Cher Mustapha,

Nous sommes bien d'accord, pour le début de la brochure :

il n'y a pas pour nous d'étudiant intéressant, en tant qu'étudiant. Son présent et son avenir planifié sont également méprisables (« encore un effort si vous voulez cesser de l'être »). La « bohème » n'est pas une solution révolutionnaire ; mais elle n'est jamais authentiquement vécue qu'après une rupture complète et sans retour avec le milieu universitaire. Donc, que des étudiants n'essaient pas de se vanter d'une version factice de ce qui est déjà une médiocre solution individuelle dans les meilleurs cas. Fais sentir d'abord à ces rédacteurs notre mépris suspendu sur eux, pour leur ôter tous les doutes sur le mépris universellement mérité par leur milieu.

Il est très important de critiquer violemment et grossièrement la religion. C'est le comble de leur misère générale. Ils se croient tenus d'avoir des idées générales, des conceptions du monde, et là comme ailleurs ils bondissent vers des débris décomposés qu'ils acceptent comme dignes d'eux et de leur temps. On peut avancer que le milieu étudiant est avec celui des vieilles femmes en province, le secteur social où il y a la plus forte dose de religion professée.

Bonne occasion aussi de reprendre le thème du mépris universel : c'est ce que l'on encourt naturellement en admettant Dieu.

Oui, la brochure doit être très sobre de présentation. Sa couverture doit comporter le titre, fort long, et la référence à l'U.N.E.F, c'est bien assez. Les illustrations, comics, etc., à la rigueur, tirés à part comme publicité, collés sur les murs, pour qu'ils s'amusent un peu tout de même, mais sans ridiculiser le travail principal.

Amitiés,

Guy

Lettre de Guy Debord à Mustapha Khayati, 29 septembre 1966

En lisant la correspondance de Debord avec Khayati, il semble qu’il ait trouvé là un public et en même temps une sorte de punching-ball pour tester ses propres idées sur le milieu universitaire qu’au fond il ne connait pas. Evidemment ses interlocuteurs vont être extrêmement tolérants vis-à-vis de ce tombereau d’insultes. Mais il est vrai qu’ils sont très jeunes encore et peu expérimentés face à un manœuvrier comme Debord. Evidemment quand il s’en prend à Joubert et à ses reliquats de religion, il venait des milieux protestants et écrivait dans Le semeur, il a pour lui la logique. Mais est-ce une méthode que d’exiger une abjuration publique ? Un simple éloignement de la religion n’aurait-il pas suffi ? On voit qu’à travers cet épisode, ce n’est pas de religion qu’on discute, mais de rapports de pouvoir ce qui nous parait très contestable. Mais prendre l’ascendant psychologique sur un groupe d’étudiants inexpérimentés, est-ce la preuve d’une supériorité pratique ? En Mai 68, Debord et ses amis du CMDO trouveront rapidement leurs limites face à des trotskistes moins impressionnables et mieux organisés qui l’éjecteront du Comité d’occupation de la Sorbonne, l’obligeant à se replier sur des lieux plus hospitaliers :  l’École nationale supérieure des arts décoratifs à la rue d’Ulm. Mais en 1966, il ne trouve aucune résistance de la part des étudiants strasbourgeois révolutionnaires, trop jeunes et trop naïfs, et qui acceptent curieusement sa tutelle. André Bertrand et André Schneider n’en sont pas encore revenus ! Et moi non plus d’ailleurs ! Accepter de se déresponsabiliser autant est déjà un début de soumission, et la volonté de ne plus penser par soi-même 

« Espérons que les timorés du bureau tiendront bien jusqu'à la fin du coup. Je pense comme toi que, maintenant, la mécanique mise en route leur échappe sauf tout de même sur un point : « nos » 300 000 francs. N'y a-t-il pas un risque de les voir bloquer ce côté des choses convenues ?

Plus généralement, il serait peut-être bon de prévoir un commando (de néo-Strasbourgeois) pour faire sa fête au premier des « hésitants » qui commencerait à manifester maintenant qu'il ne tient plus ses engagements, alors que se déroule un processus où son accord formel vous a engagés ? »

Guy Debord, lettre à Mustapha Khayati, 31 octobre 1966, Correspondance, volume 3, Fayard, 2003

A l’obsession de l’argent peuvent s’ajouter aussi des menaces physiques


Sur la question du scandale de Strasbourg, on possède donc maintenant trois analyses, celle de l’IS, de Khayati et de Debord[2], celle des Garnautins à travers notamment Pour une critique de l’avant-gardisme, L’unique et sa propriété, et enfin le récent ouvrage d’André Bertrand et André Schneider. C’est ce dernier qui nous parait le plus fiable et le plus honnête, et le premier qui l’est le moins. André Bertrand et André Schneider ont eu le bon goût de se tenir à l’écart de la querelle qui a enflammé l’IS à cette époque, ils ont continué leur chemin. Dans leur ouvrage qui s’appuie sur des lettres, des documents d’époque et qui se veut un travail d’historiens, ils essaient de présenter un enchainement de fait, mais malgré le temps qui a passé, ils ont du mal à masquer leurs rancœurs, d’abord parce qu’en 2016, on a fêté d’une manière un peu incongrue tout de même le cinquantième anniversaire du scandale de Strasbourg[3], et qu’à cette occasion on a surtout mis en avant l’Internationale situationniste, Guy Debord et en arrière-plan Mustapha Khayati[4], comme si les situationnistes avaient investis Strasbourg et trouvé quelques anarchistes pour les seconder dans l’entreprise subversive qu’ils avaient murement pensée. Mais il y a autre chose, malgré la retenue dont André Bertrand et André Schneider font preuve, ils ne peuvent s’empêcher de juger. Ils trouvent Khayati arrogant et menteur, Vaneigem très indifférent, et Debord qui refuse d’examiner la réalité au-delà de ce que Khayati lui rapporte pour le prévenir contre les étudiants strasbourgeois qui se retrouvent autour de Joubert. Avec le recul, ils trouvent surtout Debord extrêmement arrogant et méprisant, leur faisant sentir qu’au fond ils ne sont pas du même monde. Cette suffisance c’est aussi peut-être ce qui a tué l’IS plus sûrement que les interminables débats sur l’organisation et la stratégie.  

 Ce qu’on voit à travers l’épisode strasbourgeois, c’est une fois de plus les hésitations de Debord sur le plan stratégique, et ses hésitations le mèneront à des erreurs tactiques dans la complaisance qu’il manifestera à l’endroit de certains qu’il pense contrôler parfaitement, s’éloignant de ceux qui sont déjà dans une problématique d’action autonome par rapport à lui. Une des formes de cette stratégie sera de jouer les uns contre les autres, Khayati contre les Garnautins, les Garnautins contre Daniel Joubert et ses amis. C’est du reste une des tares de cette mouvance libertaire, de l’ultra-gauche et des prositus de perdre un temps fou dans des querelles picrocholines où se mêlent des questions d’égo à des questions de hiérarchie, car si on est pour l’égalité au moins en théorie, certains sont évidemment plus égaux que d’autres et reproduisent les structures bourgeoises de domination, même si cette domination ne passe plus par l’argent. Tout cela bien caché derrière la nécessité de la pureté théorique et de la rigueur dans la vie quotidienne. Cet épisode du scandale de Strasbourg que les situationnistes non seulement ont tenté de s’approprier, mais ont outrageusement monté en épingle, montre que globalement la stratégie de Debord était défaillante. De 1957, date de création de l’IS, à 1961, il s’oriente vers une pénétration des milieux artistiques, après 1961 et l’éviction des « artistes », il penche plutôt pour une intervention directement politique de type groupusculaire et avantgardiste. Dans les deux cas c’est un échec. Certes dans De la misère en milieu étudiant, le ton insolent, l’humour sous-jacent change radicalement des ronronnements politique habituels. Surtout ils surprennent une jeunesse qui est sensible à la nécessité de provoquer de partout des remises en question. C’est cela qu’on a retenu au détriment sans doute d’analyses pourtant sophistiquées. 

André Bertrand et André Schneider présentant leur ouvrage 

Malgré des lourdeurs dues au fait que les souvenirs sont ce qu’ils sont cinquante ans après, l’ouvrage est assez bien écrit. Certes on peut regretter le titre qui fait allusion à Duchamp. Mais oublions cette coquetterie. Non seulement il donne une version inédite du scandale de Strasbourg qu’on ne connaissait que par le biais des querelles situationnistes, mais il apporte une vision très éclairante de ce qu’était le milieu étudiant de cette époque, rien à voir avec ce qu’il peut-être aujourd’hui. Mais en même temps il montre aussi dans la seconde partie des années soixante d’un renouveau des idées libertaires qui vont en effet exploser dans le mouvement de Mai 68. Ce retour des idées libertaires peut s’expliquer à la fois par le trop grand conservatisme du PCF qui pousse les jeunes à chercher autre chose, quitte à l’inventer, mais aussi par la transformation sociale des pays dits développés à cette époque. On commence à voir pointer un rejet de la marchandise qui n’en est pas encore au stade de la critique écologiste, mais ça ne saurait tarder.

L’ouvrage est dense, bourré de documents. La présentation s’inspire un peu de ce que fait maintenant depuis quelques années Gérard Berréby avec Allia pour les ouvrages de témoignages sur les situationnistes. C’est un document indispensable, moins pour comprendre sans doute la genèse de Mai 68 que pour saisir l’épaisseur de la tendance libertaire à la fin des années soixante, et aussi pour mieux comprendre la trajectoire de Debord et son échec tactique.   


[1] Cette haine des Garnautins est avec le recul assez incompréhensible.

[2] « Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg », Internationale situationniste, n° 11, octobre 1967. Le texte n’est pas signé, ce qui veut dire que c’est la position officielle, orthodoxe si on veut.

[3] En 2018, Macron, président-fou et adepte du tout marché, voulait commémorer de la même manière Mai 68. Il a eu le bon goût de ne pas insister.  et qu’à cette occasion, on

[4] Debord officiellement méprisait les étudiants en bloc, mais il avait recruté les Garnautins, sans doute sous l’impulsion de Khayati, et ce dernier était aussi un étudiant qui devenait devenir un universitaire à Sciences Po, Aix-en-Provence après avoir soutenu une thèse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelques raisons de s’abstenir de voter aux élections européennes

  C’est le taux d’abstention annoncé pour les élections par les européistes du Mouvement européen France Les médias se désolent de l’indi...