Des mots et de leur usage : de quoi le mot « nègre » est-il le nom ?
Le mot « nègre »
est maintenant condamné, et celui qui l’emploie est voué aux gémonies, dénoncé
comme raciste, passible éventuellement des tribunaux. Pourtant quand je regarde
les ouvrages qui ont été publiés avec le mot « nègre » dans le titre,
je peux en remplir une bibliothèque. Le mot était dans le langage courant
utilisé pour désigner un homme de race boire, un africain ou un de ses
descendants. Evidemment ceux qui méprisaient les noirs utilisaient ce mot dans
un sens péjoratif. Mais ce n’est pas le mot en lui-même qui était raciste,
c’est éventuellement son usage. Le nazi Céline en faisait un usage
programmatique qui menait à la « lutte des races » avec extermination
de celles qui ne lui plaisait pas : « Moi je
voudrais bien faire une alliance avec Hitler. Pourquoi pas ? Il a rien dit
contre les Bretons, contre les Flamands... Rien du tout... Il a dit seulement
sur les Juifs... il les aime pas les Juifs... Moi non plus... J’aime pas les
nègres hors de chez eux... C’est tout. »[1].
Il
aimait les « nègres » chez eux, et d’ailleurs il avait été en Afrique
pour tenter de les exploiter. Etant fainéant par nature, il n’était même pas
arrivé à faire fortune. Il raconte cela dans Voyage au bout de la nuit. Mais
en vérité tout le monde n’est pas fumier comme Céline. Beaucoup d’écrivains
très connus ont employé ce mot en toute innocence, simplement pour décrire ou
qualifier une personne. L’éradication de ce mot du vocabulaire courant est
venue des Etats-Unis où on a remplacé le mot nigger par black, soi-disant plus neutre.
Mais ce n’est pas facile, même aux Etats-Unis où la police du politiquement
correct fonctionne à fond, en 2015 Obama dont la couleur devrait être une
protection contre l’accusation de racisme s’est fait remonter les bretelles
pour avoir prononcé le mot « nigger ». Le NAACP prétend même que ce
mot doive aussi être éradiqué du dictionnaire[2]. Randall Kennedy, un
professeur noir de Harvard avait également écrit un ouvrage pour dénoncer
l’usage de ce mot, le titre était Nigger : The Strange Career of a Troublesome
Word[3].
Cela lui a été vertement reproché par ses collègues d’avoir mis le mot
nigger dans le titre de son ouvrage. Aux Etats-Unis on considère que ce mot est
en relation avec l’esclavage et donc il doit être banni. Et donc en France
c’est consécutivement à ce mouvement spécifiquement américain qu’on a décidé de
bannir ce mot du vocabulaire courant. Un peu si vous voulez comme quand en
France le comité Adama essaie de singer le mouvement Black Lives Matter. Mais
l’imbécilité de cette lutte contre le vocabulaire ne tient pas compte de deux
choses importantes :
– d’abord que les noirs
entre eux en France s’appellent volontiers « nègres » ou
« négros », aux Etats-Unis, niggers ou negro, d’où le diminutif de
Gro dans le langage des banlieues américaines et françaises où on peut
entendre : « Salut, Gro » en lieu et place de
« bonjour ».
– ensuite que le mot de nègre a été longtemps utilisé dans la langue française, sans intention de désigner ainsi un peuple inférieur du fait de sa race autrement que par l’ignoble Céline qui appelait les personnes d’origine africaine les crépus.
On résume donc l’emploi du mot « nègre » ou « négro » ou encore « nigger », s’est fait dans trois sens différents. Le premier sens désigne une race inférieure, pas assez développée selon les racistes. On rationalise sa détestation en disant qu’elle est trop proche de l’animalité ou trop peu sophistiquée. Le second désigne un homme de race noire, avec une volonté de désigner une personne différente dans sa culture et dans sa civilisation, mais sans la volonté de la classer en la comparant à la race blanche. Enfin, les surréalistes, André Breton en tête, avaient mis en avant l’importance de l’art nègre, et donc ils employaient ce mot non pas pour dévaloriser la race noire, mais bien au contraire pour en montrer la richesse et l’importance pour l’humanité[4], comme une critique des dérives de notre civilisation techniciste et matérialiste. Cet art primitif a été, et est encore très commenté et très apprécié sur le plan esthétique autant que sur le plan humain. Quand donc le mot « nègre » est accolé à « art », il prend tout soudain une valeur très positive, d’abord en Europe, mais ensuite plus tardivement aux Etats-Unis. En France cette reconnaissance donnera naissance au Musée du Quai de Branly, avec l’idée de partager ce lieu avec des autres formes d’art dits primitifs venant d’Océanie, d’Asie ou des Amériques avant que celles-ci soient détruites dans leurs fondements par les immigrés d’Europe.
Les tenants d’un changement de culture justifient celui-ci par la nécessité de se débarrasser du premier sens, mais en emportant finalement le deuxième et le troisième. « Aux Etats-Unis, on purge ainsi les bibliothèques publiques des exemplaires des Aventures de Huckleberry Finn, livre suspect au regard de l’antiracisme puisqu’il s’y trouve un nègre (d’ailleurs un esclave en fuite) qui parle comme un nègre, et non comme un universitaire de couleur militant pour le multiculturalisme », écrivait James Semprun dans L’abîme se repeuple en 1997[5]. L’ouvrage de Mark Twain est pourtant considéré comme un acte fondateur de la littérature américaine, et même comme un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. On remarque que ce sont les Etats-Unis, certainement le pays le plus fondamentalement raciste du monde, fondé sur le génocide des Amérindiens et la mise en esclavage des noirs achetés en Afrique, qui développe avec le plus de zèle coupable cette chasse à l‘utilisation du mot. Seulement on ne peut pas vraiment chasser ce mot du vocabulaire courant, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis parce que « négro », « nègre », « nigger » sont des mots que les écrivains noirs eux-mêmes ont utilisés. Ils l’ont utilisé en deux sens, d’abord d’une manière revendicative pour dénoncer le racisme qu’ils subissaient, comme James Balwin par exemple, mais aussi comme Chester Himes qui bien qu’ayant subi des formes de racisme, présentait souvent des « nègres » mauvais, avec cette idée que si on veut considérer que les noirs et les blancs sont égaux, il faut bien admettre que la proportion de mauvais « nègres » est aussi élevée que celle des mauvais blancs dans la population blanche. Ses héros bien connus, Ed Cercueil et Fossoyeur, en anglais Coffin Ed Jones et Grave Digger Jones, sont noirs et policiers, mais tout à fait pourris, ils sont cupides et ont souvent un comportement criminel sans scrupule. Chester Himes dénoncera avec beaucoup d’humour également les tendances religieuses des noirs américains qui, en se réfugiant dans la religion, se priveront d’aller dans le sens de leur propre émancipation, cultivant une crédulité d’un autre âge.
En France ce sont des auteurs d’origine africaine plus ou moins lointaine, souvent dans le roman de genre, qui ont utilisé le mot de « nègre ». Il sera difficile de leur demander de se corriger sur ce point. Certes très souvent ils ont utilisé ce terme d’une manière ironique, mais ils l’ont utilisé et l’humour est à l’appréciation de chaque lecteur. Ce qui veut dire clairement qu’on ne peut pas traquer Mark Twain parce qu’il utilise le mot « nègre » et féliciter Picouly et Lafferrière d’en faire usage ! A moins de spécifier que les noirs ont le droit de le faire mais pas les blancs. Cependant comme ce ne sont pas les noirs qui ont inventé le mot « nègre », on ne peut pas condamner sont usage chez les blancs – il ne s’agit pas d’appropriation culturelle – et le célébrer chez les noirs au motif qu’ils tourneraient le terme en dérision. Il y a sans doute autre chose, le langage est le ciment plus ou moins fort d’une société. Et donc si on suppose que les différentes races et ethnies doivent cohabiter dans le même espace social – à moins de penser en termes de bantoustans – il faut bien tolérer pour tout le monde l’usage des mêmes mots. Ces dérives prouvent une chose : en traquant la langue comme on le fait aujourd’hui, on confond le mot et la chose, si le mot « nègre » a été utilisé dans un usage raciste, ce n’est pas le mot qui fait le racisme lui-même comme fait de société. Cette traque des mots fait partie du négationnisme culturel ambiant, on déboulonne des statues, on prétend interdire des films, on demande d’épurer les textes, soit en introduisant l’écriture inclusive – cette connerie – soit en effaçant les mots. Si par la force des choses les censeurs tolèrent l’usage des mots « nègre », « négro » ou « nigger », pour les auteurs noirs, ils ne veulent pas en entendre parler pour les auteurs blancs. Le mot nègre est dérivé de l’espagnol negro qui veut dire tout simplement noir et donc il vient que l’usage de nègre ou noir pourrait être équivalent.
C’est bien de cette position imbécile et insupportable qu’est née la polémique sur le fait de renommer Les dix petits nègres d’Agatha Christie – en anglais Ten little niggers – qui a été rebaptisé en français ils étaient dix. La bêtise ayant aussi cours chez les éditeurs, y’a pas de raison, la nouvelle édition de ce très mauvais livre porte comme sous-titre Précédemment publié sous le titre de Dix petits nègres ! Autrement dit on débaptise l’ouvrage sans oser aller jusqu’au bout. En anglais on l’a renommé And then there were none qui signifie qu’il n’y en a plus, mais de quoi ! C’est un des titres les plus célèbres d’Agatha Christie avec Le meurtre de Roger Ackroyd. Personnellement les ouvrages de cet auteur m’ennuient profondément, mais là n’est pas la question, on ne peut pas publier que les livres qui me plaisent sinon les libraires feraient faillite ! Le titre initial fait référence à une comptine dont je reproduis la traduction un peu plus loin dont il serait très difficile de trouver une connotation raciste, sauf à considérer que le mot dès qu’il est employé est d’un usage forcément raciste.
Ce titre a toujours emmerdé les Américains. Le livre a été
adapté cinq fois au cinéma. La première date de 1945 et est le fait du
réalisateur français René Clair, mais comme déjà le politiquement correct était
à l’œuvre et pour ne pas choquer les bien-pensants, on a changé le titre en
reprenant le dernier vers de la comptine, And there were none. Ensuite
George Pollock en a donné une version britannique en 1965. On l’a appelée Ten
little indians, soit Dix petits indiens, supposant que les
Amérindiens étaient moins susceptibles que les Afro-américains et donc qu’ils
ne diraient rien. C’est ce titre que choisit en 1974 Peter Collinson, bien
qu’en français il soit redevenu Dix petits nègres ! Les Français étaient-ils
plus racistes que les Américains au début des années soixante-dix ? On
peut en douter, mais il est vrai qu’à cette époque les manifestations du type Black
Power étaient récurrentes et faisaient peur, comme aujourd’hui les BLM. En
1987 c’est un film soviétique, Desyat
negrityat qui reprend le titre initial, mais en russe, pourtant
la Russie soviétique n’était pas à l’époque réputée pour son racisme militant
envers les noirs ! En 1989, une nouvelle adaptation britannique d’Alan
Birkinshaw sort avec comme titre Ten little indians. Toujours avec cette
supposition qu’en remplaçant le mot « nègre » par le mot « indien »
ça fera moins raciste. Evidemment ces errement langagiers sont la preuve d’une
extrême fébrilité dans l’usage des mots. Cet exemple un peu ridicule montre
combien la pression d’une minorité peut arriver à terroriser des producteurs et
des éditeurs et les mener à faire n’importe quoi dans la trahison de l’œuvre
originale. Certes le choix de changer de titre date du début des années
quarante et procéderait tout de même d’Agatha Christie qui voulait se mettre à
l’abri du politiquement correct dans la conquête du marché américain.
A travers les aventures de ce vocabulaire mal taillé, ce que nous voyons, c’est une tentative de négationnisme à grande échelle sous couvert de lutter contre le racisme. Mais on remarque que de nos jours on lutte plus facilement contre les démons du passé, les fantômes du racisme que contre le racisme réel, ou contre l’esclavage qui existe encore. Tout cet ensemble d’oukases et de directives négationnistes repose principalement sur des mensonges mille fois répétés. Comme le disait Lewis Carroll dans La chasse au Snark, « Ce que je dis trois fois est vrai ». et donc ce qu’on répète cent fois, mille fois devient non seulement vrai, mais une certitude apodictique qu’il n’est absolument pas besoin de démontrer ! Puisqu’on vous dit que les Français sont racistes et qu’il faut les éduquer pour leur faire passer cette fâcheuse manie, pourquoi contester cela au risque de faire de la peine à Assa Traoré ou à la Ligue de Défense Noir Africaine !
Mais trêve de plaisanteries, la bonne question que nous
devons nous poser est pourquoi cette guerre picrocholine dont la mode cessera
sans doute bientôt, a-t-elle été déclenchée maintenant ? Pour moi la
réponse doit être recherchée de deux côtés :
- d’abord du côté de la mondialisation dont elle semble être
un résultat, les énergies qui naguère se perdait dans la quête d’un socialisme
à visage humain se sont recyclés dans la défense des droits. Tout est devenu
prétexte à développer un « droit » singulier, droit d’avorter, droit
de procréer, droit au mariage pour les couples d’un même sexe, droit des migrants,
etc.
- ensuite il y a le fait d’une dictature de la minorité. Cette époque se caractérisant par une impuissance évidente à conduire un quelconque changement, on travaille sur des « produits de niche », pour parler comme les publicitaires, l’écriture inclusive, ou encore la « culture de bannissement ». Cette dérive désolante est très avancée dans la mouvance racialiste qui prétend exclure et s’exclure de la société tout en restant en son centre. Et quand on ne sait plus trop quoi faire on emmerde les filles qui ont une jupe « trop » courte.
Laissons le mot de la fin à Dany Laferrière, l’auteur de Comment
faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, lui-même noir de peau et
membre de l’Académie française : « Il ne faut pas perdre
l’humour quelque part aussi et il ne faut pas perdre le soufre d'un mot dans
les livres. Si on enlève toutes les méchancetés de la bouche d'un méchant, il y
aura perte de drame. En tant que lecteur, j’ai envie que tous les mots du
dictionnaire puissent vivre. Et puis, je jugerai.
Dans la bouche d'un Blanc, n'importe qui peut
l'employer. On sait quand on est insulté, quand quelqu'un utilise un mot pour
vous humilier et pour vous écraser. Et puis, on sait aussi quand c'est un autre
emploi. Vous l’employez, vous en subissez les conséquences. »[6]
[1] Louis-Ferdinand
Céline, Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937, p. 317
[2] https://www.nouvelobs.com/monde/20150623.OBS1337/nigger-pourquoi-le-n-word-rend-fou-aux-etats-unis.html
[3] Vintage,
2003.
[4] Gérard
Toffin, « André Breton, précurseur du musée du quai Branly », Les
Temps Modernes, 2015/5 (n° 686), p. 174-197
[5] Editions
de l’Encyclopédie des Nuisances.
[6] https://www.franceculture.fr/litterature/peut-encore-utiliser-le-mot-negre-en-litterature-avec-dany-laferriere?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&fbclid=IwAR0JHsgEha2kpsxEYFfqoeGq26grZlyrt-oe9AFnxW15EXSaFvf1a4wlxN4#Echobox=1602238828
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