jeudi 22 octobre 2020

 

Gunther Anders, De l’obsolescence de l’homme [1956], Encyclopédie des nuisances et Ivrea, 2002 

 

Gunther Anders est devenu en quelques décennies un des philosophes préférés de la mouvance radicale, enfin de celle qui sait lire. Cet ouvrage a été écrit en 1956, après le séjour d’Anders aux Etats-Unis, et plus précisément en Californie, auquel il fait référence en permanence et qu’on pouvait à cette époque considérer comme la pointe avancée de la modernité. C’est une critique très nette et très directe de la domination de la technique et de ses produits sur l’homme. Ce qui n’est pas nouveau, on peut faire remonter cette critique au moins à Charles Fourier. Mais ce qui l’est plus c’est qu’Anders part en guerre contre le « progressisme » et cette idée saugrenue selon laquelle la science répond à un besoin et à un questionnement. Elle résoudrait donc des problèmes, mais elle sert surtout à mettre en place un pouvoir politique d’une forme très particulière dont Macron est chez nous l’ultime dégénérescence. En vérité, Anders montre que la science crée bien plus de problèmes qu’elle n’en résout. Ce fut toujours le mensonge du capitalisme, présenter la science comme neutre et capable de résoudre des problèmes matériels dans l’intérêt général, alors que la plupart du temps elle crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Ce mensonge s’appuie sur des réussites éparses en médecine par exemple, ou encore en arguant que grâce aux progrès de la science la pauvreté recule de partout dans le monde. Ce débat est aujourd’hui d’importance puisque les progressistes pensent que la science qui a contribué à détruire l’environnement est l’aide nécessaire à sa restauration !

Comme le livre d’Anders a été publié en 1956, en allemand toutefois, d’aucuns en ont déduit que Debord avait masqué les sources de son livre majeur La société du spectacle. Jean-Pierre Voyer ou Yves le Manach ont tenté de faire la démonstration d’une grande proximité dans les deux textes. Ils supposent que ce serait les membres allemands de l’IS qui auraient parlé de ce texte à Debord avant leur exclusion, mais ils n’ont rien de sérieux pour étayer cette hypothèse aussi saugrenue que malveillante. Ils supposent que c’est pour cette raison que Debord aurait refusé que la traduction de l’ouvrage d’Anders soit publiée chez Champ Libre. Bien qu’il y ait effectivement de nombreuses proximités entre les deux textes, il y aussi tellement de différences de fond comme de forme qu’il est difficile d’accuser Debord de plagiat. On peut penser que ces idées qu’on retrouve dans les deux ouvrages étaient dans l’air du temps, et qu’elles existaient aussi bien chez les épigones de l’Ecole de Francfort, que chez certains « argumentistes » comme Kostas Axelos. Mais pire encore à l’époque où Debord rédige La société du spectacle, il ne suit pas cette ligne antiprogressiste qui sera la sienne après Mai 68 et la fin de l’idée de révolution sociale. L’IS s’était tenue sur cette ligne de crête d’un détournement de la technique et de la science pour s’assurer d’une vie agréable et sans travail.

Le principal apport d’Anders est d’insister sur une forme particulière d’aliénation qui va au-delà de la réification, et qu’il appelle « la honte prométhéenne ». Si on sait depuis longtemps que la technique s’externalise au point de devenir autonome et de dicter sa loi, il est moins évident de comprendre comment la conscience s’en arrange. Pour Anders l’homme moderne n’y arrive pas parce qu’il est toujours en retard sur les possibilités concrètes de la technique. Anders prend l’exemple des « calculateurs » qu’aucun cerveau humain ne peut suivre en termes de capacité. Et de cette impossibilité résulte une honte dont il ne se remet pas et qui le rapetisse à ses propres yeux. Ce qui était déjà visible en 1956 est encore plus vrai forcément en 2020. Lorsque Garry Kasparov, sans doute le plus grand joueur de tous les temps, perdit son deuxième match contre la machine Deep blue en 1997, cela apparut comme un traumatisme pour le genre humain, une humiliation[1]. 

 

L’homme-marchandise contrairement à ce qu’on pense cette idée n’est pas propre à Anders, en vérité on la trouve à la même époque chez l’économiste ultra-libéral Gary S. Becker dans son ouvrage Human capital[2]. Ce dernier prix Nobel d’économie en 1992 avance que l’homme est une « petite usine » – a small factory – qui se fixe comme objectif de produire pour lui-même et individuellement des « marchandises » ou des utilités en combinant dans une fonction de production des biens et services de marché et du temps. Il est en quelque sorte auto-entrepreneur de lui-même et doit se soumettre à la logique coût-avantage pour maximiser sont utilité. Pour Becker qui décrit le rapport économique comme au-delà de la logique monétaire, c’est un universel indépassable qui prouverait que la forme économique du marché est un invariant une sorte d’état de nature qu’il est illusoire de vouloir contourner : le progrès étant une adaptation constante et sans fin à cette logique. La différence avec Gunther Anders est que ce dernier conteste cette idée de nature et affirme que si l’homme a intégré pour sa vie individuelle une logique capitaliste de maximisation du profit – même si ce profit n’est pas monétaire, c’est seulement le résultat de l’évolution technologique. C’est la preuve que la machine dicte sa loi. Mais la machine ce sont aussi des objets que l’on achète sur le marché, des biens de consommation durable comme la télévision, la radio ou le réfrigérateur. Toutes ces innovations qui semblent avoir une utilité majeure se payent par une dépossession de soi-même, dépossession qui va bien plus loin que cette idée d’aliénation. Quand Becker parle de « little factory », il parle d’un individu qui serait autosuffisant et donc qui pourrait se passer de relation avec ses semblables. Pierre Bourdieu reprendra cette idée dans ses cours au Collège de France en tentant d’y intégrer un point de vue critique[3]. Mais l’être humain n’est pourtant pas indépendant des machines qui l’entourent et qui l’infantilisent en le privant de penser et de faire. Il y a un passage remarquable d’Anders sur la télévision où il montre comment celle-ci non seulement empêche les humains de communiquer entre eux, mais les prive aussi de la parole. Et évidemment la parole c’est la pensée. Les images projetées par la télévision par exemple vont déterminer des normes de comportement social qu’on n’ose pas forcément transgresser. Ici on touche à une idée très contestable d’Anders, il suppose une adhésion, mais cette adhésion est loin d’être acquise, même quand on n’ose pas se révolter. On l’intègre comme quelque chose d’extérieur, une sorte de calamité naturelle. 

 

Quoi qu’il en soit, l’idée d’Anders selon laquelle les objets ne peuvent pas être neutres, ni même détournés de leur destination finale est totalement juste. A mon avis elle est d’autant plus vraie que nous avons pris conscience de l’effondrement de notre environnement, et donc plus encore de notre obsolescence. Ces idées sont à l’inverse de celles de Bernard Stiegler qui vient de disparaitre et qui croyait dans une optique d’adaptation que les produits de la science et de la technique pouvaient être dans une perspective qu’on pourra qualifier de réformiste, voire de progressiste[4]. Anders développe cette idée selon laquelle l’envahissement des objets qui remplacent l’expérience du monde nous prive par là de notre humanité. Il insiste d’ailleurs pour nous dire que quelle que soit la qualité des programmes distribués à la radio ou à la télévision, le résultat est exactement le même, on consomme de la radio ou de la télévision. Souvenons nous qu’à ses débuts l’ORTF promettait la culture et la qualité, on sait ce qu’il est advenu d’un tel programme, par des glissement successifs autant que prévisibles, on en est arrivé à la télé-réalité et bien sûr aux fausses nouvelles déversées à longueur de journée. Là où on peut être en désaccord avec Anders, c’est que les populations conservant leurs identités même partiellement, elles sont à même de se détourner de ces formes d’endoctrinement. Qui regarde encore la télévision de nos jours ? les grandes chaînes d’information se plaignent en permanence de leur perte de parts de marché. 

 

Anders va considérer, comme avant lui Veblen[5], que les loisirs qu’ils soient culturels ou non ont une autre fonction éducative, celle d’apprendre aux consommateurs la compétition et donc la performance dans le secteur de la vie sociale, en dehors de ce que ce secteur véhicule précisément comme message. Plus la diffusion des nouvelles est massive et continue et moins les individus ont les capacités de les évaluer. Le destin que ne pouvait pas voir Anders en 1956, c’est la tentation transhumaniste. En effet la technologie est toujours sensée ajouter plus de performance pour le consommateur, elle lui est nécessaire, mais elle a toujours en réalité un temps de retard sur l’adaptation. Notez qu’Anders écrit son ouvrage au moment où aux Etats-Unis on commence à constater une « inversion de la filière » : ce ne sont plus les besoins qui dictent les devoirs du capital, c’est le capital qui maintenant crée de nouveau besoins, bien sûr pour accroitre mécaniquement ses profits et recycler la plus-value, mais aussi pour développer son pouvoir politique via les marchés, c’est du moins ce qu’Adam Smith constatait dans La théorie des sentiments moraux[6]. 

 

L’ouvrage est atypique car il oscille entre une analyse philosophique pointue, et une subjectivité mal assurée lorsqu’il part de son ressenti personnel pour décrire et tenter de comprendre. C’est ainsi qu’il va développer une longue analyse sur le jazz. Un peu à la manière de ce qu’avait produit malheureusement Adorno sur cette musique. Ce dernier qui se prétendait aussi musicien que musicologue analyser le jazz comme une musique commerciale, creuse, vide de contenu[7]. Bref une musique de « nègres » sans déterminations philosophiques. Anders lui tente d’aller plus loin, en rapprochant le rythme du jazz du rythme des machines pour montrer que le jazz ne progresse en rien et donc ne va nulle part. Au lieu d’y voir comme beaucoup un désir d’émancipation, et une volonté de créer une autre culture alternative à la culture bourgeoise qui resasse en le détournant le glorieux passé de la musique occidentale, il réduit le jazz à cette musique qui va se diffuser un peu partout sous des formes abâtardies dans le commerce et dans la cité. C’est selon lui la preuve de la dégénérescence de la musique. Elle est contingente au développement de la vie moderne urbaine saturée par le rythme des machines. L’idée sous-jacente que reprend Anders via Adorno et Benjamin, est que cette musique étant véhiculée par la technique n’a pas de caractère universel ou transcendantal et donc ne peut prétendre à être partie prenante d’une refondation de l’esthétique moderne. Discuter de ces hypothèses nous amènerait trop loin. Disons seulement que cette lignée de philosophes est de démontrer que le jazz n’est pas vraiment progressiste. Et là évidemment que Anders se trouve en contradiction avec lui-même parce que par ailleurs il se veut le critique du progressisme dans lequel baigne la société marchande moderne[8]. Adorno lui prétendait s’attaquer à la musique sur la base d’une lecture des partitions, mais évidemment le jazz ne reposait pas sur les partitions, ni même sur les transcriptions plus ou moins fidèles des improvisations. Anders lui parle de son ressenti individuel. Et donc comme tous les deux ont été avant tout élevé dans un monde culturel très bourgeois, leur propos n’a guère de valeur. Voici ce qu’écrit Anders dans L’obsolescence de l’homme : 

« La musique de jazz, qu’aujourd’hui encore on se borne souvent à qualifier de « musique de nègres », ne doit pas seulement son existence (si tant est qu’on lui reconnaisse le droit d’exister) « au sou venir ancestral du désert et des tambours de la forêt vierge ». Elle est plutôt (en tous les cas elle l’est aussi) une « musique de machines », c’est-à-dire la musique sur laquelle dansent les hommes de la révolution industrielle. Ce qui résonne dans le jazz, ce n’est pas seulement le « son mat de la vie primitive » ou le « hurlement du désir sexuel », mais aussi l’obstination précise d’une presse qui découpe, impassible et méticuleuse, le glissando de l’animalité en morceaux toujours identiques »

Arrivé à ce morceau de cuistrerie et d’imbécilité, je me suis demandé si je n’allais pas refermer le livre d’Anders et l’oublier sur une étagère. Je comprends qu’on ne connaisse rien au jazz, et qu’on ne s’y intéresse pas, mais est-ce une raison pour en parler avec autant d’aplomb germanique ? Il y aurait beaucoup de choses à dire ligne par ligne sur ce pensum. D’abord, la révolution industrielle date de la fin du XVIIIème siècle, et le jazz en tant que musique de référence à la modernité n’apparait vraiment que dans l’entre-deux-guerres aux Etats-Unis. En outre faire du jazz une « musique de nègres » qui travaillaient dans les champs de coton, ça suppose que la cueillette du coton était une activité industrielle et non pas agricole, mais le rythme des machines n’était pas présent dans la cueillette du coton !! La cécité d’Anders est d’autant plus évidente qu’il écrit en 1956. Or non seulement en 1956 le jazz est une musique qu’on écoute – et non pas qu’on danse – car elle a commencé à atteindre une reconnaissance certaines, mais c’est une musique qui est faite aussi bien par les noirs que par des blancs, surtout en Californie où se trouvait Anders. Le jazz n’a jamais été une musique qui rapportait de l’argent. Beaucoup de musiciens vivaient de rien, souvent à la limitée de la misère, et parfois travaillaient : Mingus avait un emploi à la poste, J.J. Johnson était chauffeur de taxi, Bud Powell à qui sa femme confisquait les cachets, avait été recueilli par Francis Paudras, etc. Bien au-delà de la musique proprement dire, le jazz était une expérience de la marginalité, de l’en dehors. Je me suis dit que si Anders parle du reste comme il parle du jazz, alors son discours est assez peu fondé en pratique. 

Malgré ces à-peu-près mal définis, il y a un apport fondamental sur la société de consommation. Ce qui n’est pas vraiment nouveau, surtout aujourd’hui, mais c’est intéressant parce qu’Anders se place du côté du consommateur. Il part de ce qui était déjà perçu aux Etats-Unis de l’inversion de la filière et donc de comment et pourquoi l’offre est créée extérieurement au consommateur, elle ne procède pas de lui, ni même de ses besoins. Ceux-ci sont bien trop étroits pour travailler à la reproduction effective du capital. Ils procèdent en vérité de la capacité des machines à créer des objets plus ou moins nécessaires. Mais comment arriver à ce que les consommateurs intègrent cette nécessité d’acheter le dernier modèle de voiture, de télé, ou d’Iphone ? La trivialité consisterait à croire que seule la publicité travaille à cela. Mais c’est faux. Le comportement du consommateur n’a pas de sens individuellement, même si la publicité tend à lui donner un rôle décisif. Ce qui est important, c’est le groupe des consommateurs, cette volonté finalement de ne pas se distinguer de la masse. Autrement dit, si on vit selon ses propres déterminations – ce qui me parait impossible – on n’appartient plus à la collectivité. On est isolé et malheureux, rejeté. Et donc la publicité n’est là que pour nous conforter dans un conformisme qui chante la gloire de la marchandise et son absolu. Le fait justement que la marchandise existe par le groupe et dans le groupe, lui donne une légitimité, et donc l’adhésion individuelle n’est plus nécessaire. Je note au passage qu’Anders souligne que les voleurs sont aussi des consommateurs comme les autres. Ce qui veut dire qu’il aurait eu probablement moins de tendresse vis-à-vis des pillards au moment des émeutes de Watts en 1965 que Guy Debord par exemple qui lui voyait dans ces pillages justement une dégradation de l’existence même de la marchandise, donc une critique en actes de celle-ci. Bien que sur ce point très particulier je me sente plus proche d’Anders que de Debord, je me garderais de trancher trop vite de cette question ambiguë. 

L’intérêt des essais qu’Anders a réunis dans ce volume est assez variable. Ça va de petites notules très plates sur le théâtre de Beckett ou sur Kafka, à des analyses plus consistantes de la marchandise et de la bombe atomique. L’ouvrage a été écrit après l’apocalypse d’Hiroshima qui a traumatisé l’Occident et Anders bien entendu. Evidemment à cette époque tout le monde s’inquiétait de la prolifération de l’arme nucléaire. Anders rappelait d’ailleurs que si la bombe avait été inventée, c’était bien dans le but de l’anéantissement du genre humain. A ces critiques on opposait souvent l’idée d’un nucléaire civil et propre. Mais aujourd’hui on ne peut plus penser de cette façon. Tout ce que nous dit Anders à propos d’Hiroshima peut s’appliquer à la catastrophe de Tchernobyl ou à celle de Fukushima qui concerne le nucléaire civil. Si je compte en milliers de morts, la catastrophe de Tchernobyl – vu le nuage radioactif qui s’est répandu dans le monde – s’élèverait à près d’un million de personnes sans compter les centaines de milliers déformés. Le bilan serait moins lourd pour Fukushima, mais c e sont encore des dizaines de milliers de morts. Ces chiffres sont des chiffres de guerre. Par comparaison, la bombe sur Hiroshima a tué « seulement » 250 000 personnes d’après un décompte forcément très approximatif. Remarquez que le nucléaire civil est aussi mortel que le nucléaire militaire, et que le nucléaire « capitaliste » et tout aussi mortel que le nucléaire « soviétique ». On reprendra cette idée d’Anders selon laquelle les usages d’une technologie sont imposés par l’existence même de cette technologie. Aujourd’hui on s’inquiète des pandémies comme le COVID-19 et des ravages qu’elles sont susceptibles d’engendrer. Il est très probable que le COVID-19 soit le résultat d’une manipulation humaine erronée, c’est-à-dire le résultat d’une recherche d’un nouveau progrès technique qui entrainera forcément un « progrès » avec la création d’un vaccin[9]. On dira que les pandémies n’ont pas été inventées par le capitalisme, et que la peste a ravagé Marseille en 1720. Mais ce n’est pas certain, cette peste a été amenée par un bateau qu’on aurait dû empêcher de débarquer, mais que les propriétaires de marchandises ont exiger ce débarquement parce qu’il y avait à la clé de gros profits monétaires[10]. C’était là le résultat d’une des premières formes de mondialisation et de décloisonnement des espaces sociaux.

En haut l’explosion de la bombe à Hiroshima le 6 juin 1945, en bas Tchernobyl le 25 avril 1986 

Mais dans la description du désastre d’Hiroshima Anders pointe quelque chose d’autre : c’est la peur qui s’est instillée de partout. C’est une caractéristique de l’homme post-moderne de vivre dans la peur permanente. Dans un premier temps, et disons jusqu’à la crise des missiles en 1962, la peur se bornait à être une peur de la guerre nucléaite. Cette débauche de propagande était destinée à faire tenir les peuples tranquilles. Aux Etats-Unis cette propagande avait atteint des sommets extravagants avec la chasse aux sorcières. Le fait de voir des rouges de partout permettait d’obtenir une adhésion et une justification à la bombe. Aujourd’hui nous avons un peu la même configuration. Nous vivons dans un environnement ravagé qui fait paraître l’homme comme vraiment très superflu. Tous les jours nous contemplons les ravages de l’industrie, fonte des glaciers, disparition de la faune et de la flore, artificialisation des sols et j’en passe. Avec la transformation du travail, la robotisation, l’homme est de plus en plus superflu. Il ne sert qu’à consommer pour faire tourner la machine à détruire. Mais s’il ne sert plus à travailler a-t-il encore le droit de consommer ? 

Paysages après la bataille, en haut Hiroshima, en bas Tchernobyl 

Paradoxalement cette politique de la peur de l’atome meurtrier est remplacée aujourd’hui par la peur de la mort de l’environnement. Mais en réalité ce n’est pas mieux, et on a vu à quelles dérives autoritaires les écologistes de profession tentent de nous amener au nom de la peur qu’eux-mêmes ont de disparaitre. Entendons-nous bien, le réchauffement climatique est un fait, mais ce n’est pas en jouant sur la peur en culpabilisant les populations qu’on avancera. Je pense que c’est l’inverse. Les écologistes de profession – en France je pense aux guignols d’EELV – réclament des investissements dans la science, de la technologie pour contourner l’obstacle. C’est une erreur terrible. En effet si c’est la science et la technique qui ont créé le problème, que ce soit celui de la bombe atomique, ou le réchauffement climatique, on ne peut pas demander à celle-ci de résoudre la question. A la racine du mal il y a l’idée de progrès. C’est celle-ci qui est à la racine de tout et est la seule compatible vraiment avec l’idée de profit : il faut croitre, toujours s’améliorer pour la promesse d’un bonheur qui viendra tôt ou tard. Mais comme dans le cas de la bombe atomique cette dérive permet de ne pas poser la question fondamentale, à savoir quel est ce système social qui permet de telles aberrations ? Et là inévitablement on retombe sur la question économique et donc le réinvestissement des profits et l’élargissement du capital. Autrement dit l’économie a détourné à son profit l’idée d’une forme d’éternité promise pour les nouveaux croyants qui pensent que la marchandise réglera tout. Les délires transhumanistes qui fleurissent ici et là en sont la preuve. La réfutation de ces idées se fait à l’œil nu, il suffit de regarder des images ou des films qui montrent les dégâts des progrès techniques, ici ce sera des décharges toxiques qui ressemblent à un continent ou à une ville, là ce sont des incendies dont les résultats ressemblent à ce qu’aurait été l’explosion d’une bombe atomique. 

La catastrophe de Fukushima le 11 mars 2011 et ses conséquences 

L’ensemble est écrit dans un langage mitigé, souvent jargonnant, parfois au ras de la vie même. Anders ne comprend pas qu’une partie de l’ésotérisme du langage philosophique sert de barrière. Il faut être instruitt pour le suivre ! On comprend que la vie des mots n’est pas celle des gens ordinaires. Et on perd plus temps à décrypter ce qu’il écrit plutôt que d’en juger le bien fondé. On a connu ça avec Hegel et pire encore avec Heidegger. Il n’est pas prouvé, loin de là que la complexité de la pensée nécessité l’hermétisme du langage. Les notes de bas de page sont assommantes de lourdeur. Anders ne s’adresse pas à la plèbe. Du reste il suppose que celle-ci ne comprend rien et qu’il faut l’éduquer, afin qu’elle voit ! Lui, il voit mieux qu’elle et que les autres philosophes, et donc il se met dans la position de former des formateurs qui à leur tour éduqueront peut-être le peuple. C’est le discours des « sachants ». Parfois il s’en rend compte et souhaiterait avoir une approche plus simple. Mais lui aussi est la victime de son suréquipement universitaire ! Et puis il sous-estime complètement le rejet de ce système par les populations : d’abord parce qu’il ne semble pas comprendre que le système peut fonctionner sans adhésion, ensuite que les révoltes sporadiques et qui surviennent régulièrement peuvent tout aussi bien tout emporter. On pourrait ajouter aussi qu’un système engendre nécessairement sa contradiction.

 

Lectures complémentaires

Kostas Axelos, Marx, penseur de la technique, Editions de Minuit, 1961.

Guy Debord, La planète malade, Gallimard, 2004

Jürgen Habermas, La science et la technique comme idéologie, [1968], Gallimard, 1973

Tanguy Wuillème, « Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome 2. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle », Questions de communication, 20 | 2011, 417-420.



[1] Garry Kasparov, Deep Thinking : Where Machine Intelligence Ends and Human Creativity Begins, John Murray, 2018.

[2] Chicago University Press, 1964.

[3] Pierre Bourdieu, Anthropologie économique. Cours au Collège de France 1992-1993, Raisons d'agir, Seuil, 2017

[4] La Société automatique : 1. L'avenir du travail, Fayard, 2015. Bernard Stiegler développait l’idée selon laquelle l’homme existe en tant qu’homme parce qu’il est producteur de technique.

[5] Thorstein Veblen, Théorie de la classe des loisirs [1899], Gallimard, 1970.

[6] La première édition de ce livre en anglais date de 1756 !

[7] Christian Béthune, Adorno et le jazz, Klinsieck, 2003. Theodor Adorno, « On Jazz » traduit par J.O.Daniel, Discourse, XII, n°1, 1989-90. Essayez d’écouter une pièce pianistique d’Adorno vous fera comprendre mieux que les mots l’inanité de ses élucubrations.

[8] Emmanuel Parent, « Walter Benjamin et le jazz : une introduction », Volume !, 2003/1.

[9] Je ne crois pas que cela ait été produit délibérément pour éradiquer une humanité trop nombreuse parce que les chiffres nous montrent que cela sera bien trop insuffisant pour changer quoi que ce soit aux tendances démographiques observées.

[10] Charles Carrière, Marcel Courdurié et Ferréol Rebuffat, Marseille, ville morte : La peste de 1720, Jeanne Laffitte, 2016.

 

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