lundi 2 novembre 2020

 

Aurélien Bernier, L’illusion localiste, Utopia, 2020 


Aurélien Bernier avait écrit dans le temps un petit ouvrage un peu compliqué mais très intéressant intitulé Le climat otage de la finance[1]. Il avait aussi affirmé clairement un sentiment anti-européen qui ne pouvait qu’être que satisfaisant, renonçant à tergiverser comme Mélenchon, plan A, plan B comme beaucoup de gens qui à gauche ne savent pas trop que l’internationalisme ne peut pas exister sans les nations et donc que la disparition des nations c’est plutôt la mondialisation. Il se classe à gauche, ce qui ne me viendrait pas à l’idée, comme il ne me viendrait pas à l’idée de me classer à droite. Mais comme il a essayé un peu tous les partis de gauche, il en est revenu plutôt déçu, en tout cas très insatisfait. Nous sommes dans une période de révolutions nombreuses et variées, et personne ne peut dire encore ce qui en sortira. Ceux qui veulent défendre les formes anciennes s’attaquent bêtement au « populisme », tentent de défendre les institutions existantes dont en réalité l’emboîtement est très mauvais et inefficace. Se mettent donc en place des institutions prétentieuses qui visent à s’attribuer une fraction du pouvoir à l’échelle mondiale, par exemple l’OMC dont la bureaucratie ne se justifie que tant qu’il y a des traités de libre-échange à signer et des règles et des sanctions à définir pour l’expansion de la marchandise. Cette OMC est un fiasco total, mais elle a donné des idées à d’autres boutiques comme l’Union européenne qui via la Commission tente désespérément de signer ses propres accords pourris : avec le Mercosur, Ceta, etc. Ces accords sont sensés amener la croissance et l’emploi, mais en réalité ils n’aident que les multinationales à asseoir leur pouvoir et à s’affranchir des lois ordinaires via les tribunaux d’exception qu’on dit être des tribunaux privés ou arbitraux. La France vient de s’opposer à l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur[2]. Je ne vais pas reprendre tout ce qu’on peut reprocher à cet accord, il est destructeur d’un point de vue environnemental, et n’engendre ni croissance, ni emploi[3]. Il y a d’autres boutiques spécialisées qui tentent elles aussi de s’arroger une partie du pouvoir sur le monde : par exemple l’OMS qui normalement s’occupe de la santé dans le monde, mais qui en réalité travaille pour Big Pharma[4]. Encore qu’il ne faut pas être dupe et quand l’inénarrable Trump critique haut et fort l’OMS, il s’empresse de faciliter la vie de ses propres multinationales du médicament. La récente crise sanitaire dite du COVID-19 a démontré clairement que l’OMS ne sert à rien du point de vue de la santé publique. On pourrait dire la même chose de l’ONU, la maison mère, cette ONU était sensée accélérer la mise en place d’un pouvoir supranational sous le prétexte de diminuer les conflits et les guerres. Là encore cette coûteuse bureaucratie n’a pas rempli le rôle qu’elle s’était donné. L’impossibilité de faire par exemple avancer la résolution du conflit arabo-israélien, puis israélo-palestinien, d’un millimètre permet de mesurer toute l’étendue de sa coûteuse insignifiance. 

 

L’OTAN à l’origine était une création américaine, son but était de contenir et de combattre « le communisme » présenté comme le mal absolu face au capitalisme de marché. L’effondrement de l’URSS et des pays communistes à l’Est aurait dû normalement faire en sorte que cette bureaucratie ruineuse se dissolve d’elle-même[5]. Mais les bureaucraties ont une capacité de résilience incroyable, ça résiste à tout, et surtout à la raison. Une bureaucratie contrairement à ce qu’on croit n’est ni au service d’une classe, ni au service d’un Etat ou d’un groupe d’Etats, mais elle est d’abord au service d’elle-même. Marx, dans sa critique de Hegel l’avait montré dans un texte de jeunesse, alors même que le phénomène de la bureaucratie n’était encore qu’à ses débuts[6]. L’OTAN se prétend une entité supranationale et coalise sur son organisation un budget de près de 3 milliards d’euros. Les Etats-Unis dans l’état de délabrement où ils se trouvent depuis qu’ils ont mis à leur tête Trump, se désintéressent de cette boutique. Et là on assiste à un jeu nouveau : l’OTAN tente de démontrer qu’il faut lutter contre les pouvoirs illibéraux qui seraient encore dans l’orbe de la Russie, tout en ne disant rien de ce qui se passe dans le régime à la fois fasciste et islamiste de la Turquie qui est membre de l’OTAN ! Les Allemands qui n’ont pas toujours l’esprit de finesse en matière de politique étrangère ont vu la faille : fort de leur pouvoir économique, ils essaient de se doter d’un pouvoir militaire puissant. Donc ils tentent de mettre la main sur l’OTAN, mais en même temps ils jouent sur une possible mainmise du siège de sécurité que possède la France, et donc sur la puissance nucléaire de notre pays. Récemment. Ils multiplient les actions « diplomatiques » dans ce sens. C’est par exemple le Traité d’Aix-la-Chapelle que ce traitre (je n’ai pas d’autre mot) de Macron a signé au nom de l’émergence des régions, d’un pouvoir local, et de l’entente merveilleuse avec les Allemands. Ou c’est encore ce bourricot de Cohn-Bendit, jamais en retard d’un sale coup, qui tente de nous vendre l’idée d’une fédération franco-allemande, mais comme on sait que les Allemands tiennent déjà tous les leviers en Europe, qu’ils sont les plus riches, et qu’ils sont les seuls à ne pas devoir plier leur droit aux injonctions de la Commission, il y a tout lieu d’être inquiet d’une telle initiative[7] qui, pour ma part, est la conséquence du Traité d’Aix-la-Chapelle et propose de donner une base économique et politique à une résurgence du IVème Reich. Cette ignoble tribune prouve non seulement que certains n’ont pas oublié l’idéal collaborationniste du Maréchal Pétain qui pensait comme Cohn-Bendit que nous étions maintenant les amis des Allemands et donc que nous devions nous rapprocher un peu plus dans un vaste ensemble européen. « Nous devons former une Europe qui ne doit pas se saigner en vain en querelles intestines, mais former un ensemble uni. Elle recouvrira ainsi son rang dans le monde, plus riche, plus forte et plus civilisée. Les tensions nationales et les égoïsmes perdront leur signification dans une Europe librement organisée sur une base fédérale. La globalisation au niveau politique consistera inéluctablement en la constitution d'ensembles économiques et politiques plus vastes ». Ces phrases écrites par Cecil von Renthe-Fink, diplomate nazi en 1943 et qui proposera une confédération européenne, avec Ribbentrop, la même année, auraient pu être écrites par Cohn-Bendit et son acolyte de signature l’obscur Claus Leggewie. 

 

Mais d’autres boutiques supranationales prétendent s’arroger encore plus de pouvoirs. Par exemple l’Union européenne prétend déposséder les 27 nations qui la composent encore de toute dimension politique, en concoctant les lois qui seront appliquées ensuite par les parlements croupions, mais cela se heurte à l’idée de nation qui reste profondément ancrée aussi bien en France qu’en Allemagne d’ailleurs. Cette structure bureaucratique qui semble répondre d’abord et avant tout aux désidératas de Berlin, bat la monnaie, distribue des crédits, ordonne des sanctions, sans rendre de compte à personne ou presque. Mais s’il existe des institutions qui tentent de soumettre à ses intérêts propres ceux des nations la composant, les nations sont elles-mêmes minées par des pouvoirs qui émergent d’en dessous. Il y a donc des régions européennes qui ont des pouvoirs de plus en plus importants, mais depuis le Traité d’Aix-la-Chapelle de nouvelles régions sont encore plus des régions européennes que les autres. Il s’agit d’unifier les régions dites frontalières entre l’Allemagne et la France. Ces régions seront bilingues – officiellement var en réalité si en Alsace on parlera le patois boche, dans les régions d’outre Rhin on évitera de parler le français autant que faire se peut. Ce Traité d’Aix-la-Chapelle qui a donc été signé en Allemagne, fait émerger des régions nouvelles qui seront dégagées très largement de la tutelle de Paris[8]. Officiellement la création de ces régions serait un bienfait pour les transfrontaliers, mais un approfondissement de la coopération franco-allemande. En fait ces régions faciliteraient la vie de ceux qui veulent plus qu’une Europe fédérale, ceux qui veulent une Europe des régions, et donc évidemment une dissolution de l’idée d’Etat national. Ça va très bien de pair avec un monde néolibéral où l’Etat n’est plus qu’un guichet où la finance vient s’abreuver. 

 

Pour compliquer un peu plus les choses et rendre la hiérarchie difficile entre les différentes institutions, on a créé aussi des métropoles qui ne sont en France ni des villes, ni des départements, mais un ensemble hétéroclite de communes qui mettent en commun des moyens pour gérer un certain nombre de services publics en commun. Ces différents niveaux outre qu’ils ne se complètent pas toujours et donnent lieu à des doubles emplois, chacun défendant les intérêts de son fief, rendent compliquée la gestion des services publics et surtout rendent difficile une approche plus politique que gestionnaire de la vie publique. Cette manière de penser l’espace dans une mondialisation galopante a donné des politiques loufoques comme la fameuse réforme pilotée par le malheureux Français Hollande sur les régions en 2015 qui alourdit la note déjà salée des bureaucraties locales et qui permet à quelques barons locaux de se construire des fiefs dans lesquels ils peuvent travailler à la constitution d’un capital monétaire et d’un capital de notoriété. Mais cet émiettement du pouvoir est bien sûr un affaiblissement de celui-ci.  

 

Cette longue introduction montre deux choses tout d’abord que les niveaux d’intervention de la force publique sont mouvants et dépendant de l’évolution globale des technologies et des formes économiques. Aurélien Bernier va du reste parler du train comme à la fois une sorte d’unificateur de la nation et du renforcement de l’autonomie des territoires. Le problème le plus important n’est pourtant pas là : il se trouve dans la difficulté d’articuler les niveaux de spatialisation de la vie sociale. Bien qu’Aurélien Bernier se réfère à l’histoire et qu’il en possède un certain nombre de références, il semble pourtant qu’il décline simplement l’évolution des formes de spatialisation d‘une manière relativement linéaire, comme si cette évolution avait un sens en elle-même : il identifie hâtivement l’idée « localiste » comme une idée de droite, souvent portée par la seconde gauche et la droite européiste bien entendu. Et il souligne bien que la décentralisation n’a pas été une réforme demandée par les Français, ni même par les maires, mais elle a été portée par des technocrates ou des experts autoproclamés. 

 

Mais en vérité c’est un débat très compliqué et contradictoire. Si le niveau politique de l’Etat impose une homogénéisation des territoires, parler la même langue, avoir les mêmes réflexes culturels, etc., cela veut dire qu’il s’applique à gommer les différences, et donc oblige à accélérer la division du travail. Or celle-ci est aussi le vecteur du développement du capitalisme. Dès lors se pose forcément la question du cloisonnement des espaces. L’Union européenne prône un espace ouvert aux quatre vents, capitaux, marchandises, êtres humains tout doit pouvoir circuler et se mesurer sur le « grand marché ». Moins il y a de frontière, plus les espaces sont décloisonnés et plus la compétition des territoires est féroce, el elle aboutit sûrement à une homogénéisation plus ou moins bien vécue. Mais pour des raisons compliquées, les humains se regroupent et en se regroupant, ils recréent des frontières. C’est par exemple la logique des « territoires perdus de la République ». Il y a des zones, des quartiers, peut-être même des départements qui recréent des frontières culturelles et donc qui s’excluent des normes ordinaires de la citoyenneté. Ces possibilités se développent parce qu’évidemment l’Etat national est faible, mais s’il est devenu si faible, c’est essentiellement parce que le libéralisme ou le néolibéralisme l’a combattu avec violence et qu’il suppose que les individus sont des individus détachés de toute logique collective, uniquement menés par le calcul coût-avantage. Pour les économistes l’individu est « une petite usine » selon les mots de Gary S. Becker. Qui passe son temps à combiner ses ressources pour en obtenir le maximum de satisfactions individuelles. 

 

Mais la question régionale est la principale question de cet empilement mal fondé des différents espaces politico-institutionnels, essentiellement parce que c’est le niveau le plus élevé en dehors de la nation, celui qui a le plus de pouvoir. Aurélien Bernier précise que de longue date l’Union européenne a travaillé pour donner toujours plus de puissance à la région comme échelon de la vie public. Mais pour quoi cela ? Essentiellement parce ce que c’est la manière la plus simple de dépouiller les pouvoirs politiques des nations et de diluer celles-ci dans un ensemble « non politique », c’est-à-dire déterminer d’abord par les experts. C’est le jeu de la post-démocratie. Certes il y a des affaires courantes à gérer, mais les politiques d’ensemble ne sont plus discutées, ni même discutables. Par exemple les traités européens sont écrits de telle sorte que même si un ensemble de pays se révélait communiste pour des nationalisations et contre les lois du marché, il serait interdit par ces mêmes traités d’appliquer cette politique, quand bien même le monde serait ruiné dans une énième crise financière. Une fois que la politique – au sens de la discussion des grandes orientations de la nation – est évacuée, on peut consolider cela en donnant plus de pouvoir en apparence aux régions. La carte ci-dessous montre quelles seraient les grandes euro-régions dans ce contexte qui prendrait en compte les anciennes formes linguistiques et ethniques. On voit clairement qu’à l’exception de l’Allemagne, la plupart des nations disparaitraient et donc leur culture avec elles. Ci-dessus nous interrogions le Traité d’Aix-la-Chapelle, les superrégions que ce traité fera émerger pourront tout à fait au bout d’un certain temps abandonner même le français comme langue courante. Si on regarde de près cette carte, nous voyons que la future Europe serait faite d’un pays central, l’Allemagne, et de superrégions qui graviteraient dans son orbe. Dans ces conditions on comprend que pour les Allemands, mettre la main sur le siège français à l’ONU et sur la bombe atomique au nom de la défense de l’Europe contre les envahisseurs hypothétiques venus de l’Est, est un impératif. Ce serait l’affirmation définitive de la puissance allemande sur le continent européen et les autres nations seraient réduites à un statut de secondarité. C’est pour cela que l’Union européenne encourage les mouvements autonomistes par le biais des langues dites régionales. Des Bretons, des Occitans, des Catalans sont souvent le soutien de l’Union européenne, parce qu’ils pensent s’en servir pour faire avancer leurs revendications autonomistes. 

 

Cependant, ce n’est qu’une partie de la vérité. En effet le localisme a de fortes raisons d’exister car il est le constat d’un mauvais découpage de la nation, ou d’une lutte incessante qui a mal tourné pour l’unification de la nation. La Catalogne, c’est une langue et une culture ancestrale, mais ce sont aussi les vaincus de la Guerre d’Espagne. Les revendications régionalistes ont souvent des raisons historiques très profondes, mais elles ont aussi des raisons économiques : éloignement des centres de décision, sous-équipements dans les services publics etc. remarquez que les revendications régionalistes sont souvent le fait de régions périphériques, ou frontalières et qui craignent que leur identité soit détruite par les forces centripètes. Le régionalisme en tant que phénomène politique est très compliqué, il fait ressortir par exemple l’impossible unité du Royaume Uni ! Ou la méfiance entre l’Italie du Nord et le Mezzogiorno, sans même parler de la Sicile ou de la Sardaigne. Cela veut dire que les formes spatiales de la vie publique sont forcément mouvantes et jamais définitivement fixées, même si, on le comprend, il faut bien avoir une certaine stabilité des frontières pour organiser la vie sociale. Vauban soulignait que la France avait des frontières naturelles, autrement dit que la géographie étant le déterminant ultime de la forme spatiale : les Alpes, les Pyrénées, le Rhin et les mers bornaient l’espace à organiser. D’autres ont expliqué que l’hexagone étant la figure géométrique parfaite puisqu’elle s’adapte à tous les autres hexagones mitoyens, le France ne pouvait être que ce qu’elle est dans cette figure. Vauban pensait que la reconnaissance de la réalité géographique, naturelle en somme, de la nation française mettrait fin aux guerres. Il militait d’ailleurs pour que Louis XIV ne se lança plus dans des guerres de conquêtes au-delà des frontières ainsi rationnellement définies. Mais les Allemands, s’ils ont un esprit mercantile chevillé au corps, ne sont pas très rationnels sur le plan politique. 

Neuf-Brisach, la forteresse de Vauban

Si la dimension géographique est importante, Aurélien Bernier soutient que le soubassement technologique est important aussi, et donc que les formes spatiales vont évoluer en fonction du mode de production. Les hausses de productivité du travail, souvent emmenées par des changements dans les modes de franchissement de l’espace, pour les marchandises, les capitaux ou les hommes, modifient justement l’usage des frontières. C’est une question qui est liée au développement de la division du travail. Et donc le repli se fait naturellement dès que le mouvement d’unification des marchés semble se ralentir ou que l’on se rend compte de ce qu’il a fallu payer comme contreparties. Le repli sur le local est donc une forme de contestation qui n’est pas toujours emmené par la seconde gauche ou un gouvernement d’experts, mais par ceux qui veulent rompre avec le cercle infernal de la croissance à tout prix. C’est plus généralement une sorte de fatigue qui prend les sujets d’une nation dans cette façon de rechercher toujours la compétition et la richesse. James Steuart qui fut un des premiers économistes, en 1767, à penser l’articulation des différents niveaux de spatialisation de la vie sociale montrait que ces formes étaient variables dans le temps, à l’ouverture des marchés internationaux succédait inévitablement le repli dans le cadre national, avec l’objectif de concurrence mis entre parenthèses, et un regard tourné vers les loisirs, la baisse des durées travaillées et le bien vivre[9]. Steuart expliquait d’ailleurs que le développement économique s’était d’abord fait sur la base du commerce international et qu’ensuite un progrès avait été fait avec le développement des économies nationales et des marchés intérieurs, allant ainsi vers plus d’égalité entre les classes. Des passages entiers de son ouvrage ont été copiés, quoi que mal compris par Adam Smith. Cette présentation du mouvement spatial par Steuart si elle veut bien admettre une forme de progrès, est compatible avec une conception de l’histoire plus hasardeuse et moins linéaire. 

 

Mais l’objectif de Bernier est double d’abord, il veut montrer que le développement d’une économie de proximité, détachée des objectifs étroits d’accumulation des profits n’est pas possible dans le cadre européen. Il dénonce donc à juste titre selon moi le régionalisme encouragé par l’Union européenne qui vise en priorité, non pas de libérer les territoires d’une économie placée sous la houlette des multinationales, mais à détruire l’Etat national. Il insiste sur le fait que les subventions européennes pour soutenir ce type de régionalisme est conditionné par une acceptation.  de la logique de la concurrence pure et parfaite qui fait des territoires non pas des entités ayant une identité singulière, mais de simples réceptacles pour au contraire le développement de la marchandise. C’est le point fort du livre. La meilleure des preuves est que l’Union européenne ne travaille pas autrement qu’en parlottes à l’émergence d’une agriculture biologique par exemple en favorisant les glyphosates, en abaissant les seuils du bio du point de vue du contenu en pesticides, et surtout en ne s’efforçant pas de raccourcir les circuits. En vérité ce n’est pas une contradiction, l’Union européenne est construit sur le dogme de la concurrence pure et parfaite qui ne peut faciliter que les multinationales et la corruption des élus et des commissaires qui travaillent à la Commission européenne. C’est d’ailleurs cette adhésion sans réserve des EELV à l’Union européenne qui rend tout leur discours sur l’écologie complètement caduque. Pour l’Union européenne la bonne écologie est celle qui se ménage avec la croissance, le profit et la concurrence. Peu importe que ce grand marché accélère la concentration du capital et la division du travail au point de faire que la France jadis la plus puissante nation agricole du continent devienne maintenant dépendante des marchés polonais ou espagnols. Le régionalisme façon européiste ne plaide pas pour l’autonomie des territoires, mais bien au contraire pour sa dépendance au grand marché. 

 

Pour Bernier, le régionalisme n’est pas substituable à la nation. Il va défendre l’Etat national qui a les capacités d’imposer des normes sociales et environnementales à l’ensemble de ses régions, contre l’idée d’une concurrence délétère entre ces mêles régions. Il est donc pour la restauration d’un Etat national protecteur des plus démunis. Il est donc fortement suggéré de quitter l’Union européenne et de retrouver une souveraineté sans laquelle rien ne peut être possible pour diminuer les inégalités et pour retrouver un environnement à peu près vivable. Il suppose que sans un certain degré de coercition, les entreprises capitalistes continueront leur travail néfaste. Mais il ajoute aussi que quel que soit le niveau de décision politique, Etat, Région, Département, Mairie, la question centrale est celle de la démocratie, c’est-à-dire de la participation du peuple à la prise de décision. Ce n’est donc pas du tout un hasard s’il réfère souvent aux Gilets jaunes qui ont fait de la démocratie directe et du RIC la clé de voute d’une nouvelle politique qui tarde, on comprend pourquoi, à émerger. Je divergerais cependant de Bernier sur quelques points qui ne sont pas sans importance. D’abord il se dit « progressiste » et il parle du camp progressiste. Or, non seulement le progressisme ne se développe pas sans progrès technique et croissance des forces productives, mais c’est exactement comme ça que Macron se définit, arguant par exemple que c’est la croissance de l’économie qui financera la « transition écologique » qui est pour l’Union européenne, non pas une nécessité, mais une opportunité d’investissements très rentables. S’il est fort justement critique envers l’Union européenne, Bernier ne considère pas que nous nous sommes trompés de chemin et que nous devons revenir en arrière, il suppose que l’état de décomposition dans lequel nous sommes est juste une étape sur le chemin tortueux de la félicité et du socialisme. Mais l’être humain a du mal à dire nous nous sommes trompés, nous devons revenir en arrière, donc nous nous sommes trompés en faisant l’Union européenne, cette vérolerie a été le Cheval de Troie du néolibéralisme. Marx présentait d’ailleurs souvent le capitalisme comme une étape nécessaire sur la voie de l’émancipation, c’est une lourde erreur de méthode qui ne comprend pas que tout progrès quel qu’il soit se paye d’une perte d’autonomie individuelle. Le progrès technique a produit plus de dégâts que de bénéfices et notre vie aujourd’hui est une prison. Repenser le local et sa relation à l’Etat ne peut se faire sérieusement que dans le réexamen profond de notre mode de production et de consommation. La philosophe hongroise Agnès Heller qui nous a quitté l’an dernier, avait justement resitué Marx et sa pensée en s’intéressant d’abord à la question des besoins[10], et c’est bien de ce côté que doit se repenser la démocratie.

 

L’ouvrage de Bernier est très bien documenté, parfois trop bien car ce petit ouvrage se perd parfois dans des digressions trop nombreuses à vouloir trop prouver. Il aligne les lois et les décrets à n’en plus finir. Le style s’en ressent. L’ouvrage est également assez déséquilibré, il y a une très longue partie sur l’histoire. C’est à la fois trop long et trop court, en ce sens que ce sujet, y compris les formes du socialisme municipal devrait être traité plus précisément. Il y a des lacunes et des erreurs, notamment sur Marx et son revirement sur le pouvoir des communes après 1871. Si bien que le véritable sujet, après une très longue et très justifié de l’Union européenne et de ses mauvaises intentions, ne commence qu’à la page 119, pour un livre qui en compte 180 ! Mais dans l’ensemble c’est un travail original et intéressant qui débouche sur une défense en bonne et due forme de l’Etat national, si on comprend bien que celui-ci est utile pour s’opposer à l’Union européenne, il ne faudrait pas cependant croire que ce soit là une forme incontournable et définitive pour la vie sociale et politique, mais sans doute est-ce que nous avons de mieux pour nous défendre contre le libéralisme prédateur. La grande question qui reste ouverte, si nous adhérons à cette idée, c’est comment on fait pour prendre le pouvoir ? Malgré ses remarques critiques, l’ouvrage d’Aurélien Bernier est très utiles et ouvre un débat décisif sur les formes spatiales dans lesquelles se déploie l’action politique.

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[1] Editions Mille et une nuits, 2008

[2] https://www.la-croix.com/Economie/Monde/France-soppose-traite-libre-echange-entre-lUnion-europeenne-Mercosur-2019-08-23-1201042692

[3] https://reporterre.net/Traites-de-libre-echange

[4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2010/03/26/l-oms-sous-influence-de-l-industrie-pharmaceutique_1324720_3244.html

[5] https://www.touteleurope.eu/actualite/otan-que-paient-les-etats-europeens.html#:~:text=Le%20budget%20commun%20total%20pour,est%20fix%C3%A9e%20pour%20deux%20ans.

[6] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843, éditions Costes, 1935.

[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/15/daniel-cohn-bendit-et-claus-leggewie-en-europe-personne-ne-doit-avoir-peur-de-150-millions-de-franco-allemands-ayant-une-double-nationalite_6052207_3232.html?fbclid=IwAR1f9gSEAQK6TT4Nc4aDPe3Xj8_x-0hKlcvqYvc8LSqSUAK8pUOdCKT6MyM

[8] https://www.les-crises.fr/urgent-texte-integral-et-analyse-du-traite-franco-allemand-daix-la-chapelle-qui-sera-signe-le-22-janvier/

[9] http://in-girum-imus.blogg.org/james-steuart-1712-1780-a117198166

[10] A Theory of Need in Marx, Allison & Busby, 1976

 

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