mercredi 18 novembre 2020

Howard Zinn, Le XXème siècle américain, Agone, 2003

  

Au moment où Trump a mis la panique dans le processus électoral traditionnel, il est bon de revenir sur l’histoire récente de ce pays par la relecture de ce livre célèbre. L’ouvrage d’Howard Zinn est un peu la bible des militants de gauche qui pensent qu’il faut en finir avec le capitalisme. L’auteur est plus ou moins historien, et prend le parti de réécrire l’histoire du point de vue du peuple et des travailleurs. Ce qui est évidemment tout à fait louable. Il va tenter de rendre en quelque sorte la parole à ceux d’en bas. C’est le même principe qu’il avait adopté dans A people’s history of the United States, son ouvrage le plus populaire. Mais ici il choisit comme fil rouge en quelque sorte l’idée d’impérialisme, tentant de démontrer que ce fut la seule politique cohérente de ce pays, et cet impérialisme qui se traduit par des coups d’Etat, des guerres, mondiales ou non, est confronté à ce que le peuple d’en bas en pense. Or évidemment ce peuple là souffre de plusieurs mots, la misère, le racisme, la répression policière et politique, et donc il n’est pas concerné par l’expansion étatsunienne. Cette approche n’est pas fausse, et il utilise un matériel assez convaincant, des articles de journaux, des publications partisanes et syndicales. Mais cette ligne aboutit à des simplifications gênantes. Pour lui, le système bipartisan n’offre aucune alternance possible, et si on lit l’histoire américaine du point de vue de l’impérialisme, il se révèle en effet une étonnante continuité entre les Démocrates et les Républicains. Mais cette approche militante l’amène cependant à des simplifications abusives. 

Soldats noirs américains durant la 1ère guerre mondiale 

Prenons le cas des soldats noirs américains durant la Première Guerre mondiale. A l’évidence ceux-ci ne se sentent pas vraiment concerné par le conflit mondial, on les enrôle contre leur propre gré dans l’armée, ce qui me parait peu discutable. Passons sur le fait que Howard Zinn ramène ce conflit mondial qu’à la seule volonté des Etats-Unis de mettre la main sur les réserves pétrolières. Mais il ne veut pas comprendre que d’une manière ou d’une autre, la participation des noirs américains à cette guerre, et sans doute encore plus à la Seconde Guerre mondiale, est aussi un facteur d’émancipation pour eux ! Puisqu’en effet, s’étant battus pour une cause nationale, ils sont d’autant plus fondés à revendiquer une égalité de droits. En ce sens-là, les deux conflits mondiaux ont bien joué un rôle émancipateur pour les noirs américains. Bien évidemment, cela ne s’est pas fait sans mal. Mais cela s’est fait tout de même. Zinn accorde une grande importance au racisme fondateur des Etats-Unis. C’est tout à fait juste, bien qu’il s’insurge plus facilement contre le racisme anti-noir que contre le génocide des Amérindiens. Mais même si ce fut très lent, et souvent dramatique, les noirs ont progressé dans la société américaine, jusqu’à ce qu’un des leurs devienne président – bien qu’il ait été un mauvais président. Donc, ne regarder la mobilisation des noirs dans une armée américaine raciste, utilisant ces hommes comme de la chair à canon est insuffisant. Parce que cette mobilisation pour la guerre a fini par produire tout autre chose, une sorte de révolution, un changement de système politique et social. 

Roosevelt vendant son programme 

Zinn détestait Roosevelt comme il détestait tous les démocrates qui pour lui détournaient les forces de gauche de leur mission historique. Mais Zinn oublie beaucoup de chose dans le procès qu’il dresse au président étatsunien qui a été élu pour quatre mandats ! D’abord Roosevelt bénéficiait d’un soutien constant et solide dans la classe ouvrière. Et donc il est difficile de croire que le Parti communiste américain qui ne comptait pratiquement pas, aurait eu plus de lucidité que le peuple qu’il voulait représenter. Rétrospectivement Zinn fait la leçon à la classe laborieuse, ce qui est une constante de l’extrême-gauche. Mais dans sa diatribe il trie les faits pour ne faire ressortir que ce qu’il veut bien voir. D’abord il nous dit que Roosevelt n’est entré que très tardivement en guerre, en fait après Pearl Harbor. C’est vrai, mais Zinn oublie que l’opposition à la guerre était très forte aux Etats-Unis. Roosevelt était prêt depuis plusieurs longs mois à entrer en guerre, mais il n’arrivait pas à avoir une majorité pour l’y aider. Il y avait à cette époque un lobby pro-allemand qui était très puissant. Mais évidemment après Pearl Harbor plus personne ne pouvait s’opposer à la volonté rooseveltienne d’en découdre avec les forces de l’Axe. Zinn présente Roosevelt comme le sauveur du capitalisme, mais il ne voit que ça. Certes Roosevelt n’est pas un révolutionnaire, mais les Etats-Unis des années trente l’étaient-ils ? Cependant le but premier de Roosevelt n’était peut-être pas de sauver le capitalisme, ou de passer au socialisme, deux choses très abstraites, mais plus simplement de trouver des solutions pour donner du travail et des revenus décents à des millions de chômeurs. Zinn oublie que si Roosevelt avait un appui large auprès des masses populaires, il était conspué et harcelé par l’establishment d’où il venait pourtant. Les milieux d’affaires ne le soutenaient pas et les économistes dans leur grande majorité étaient hostiles à son plan social. Mais au final Roosevelt a imposé des réformes sociales  qui ont été comme une révolution, que ce soit sur les salaires, ou sur les droits des syndicalistes, et bien sûr je passe sur le plan de réembauche de tous les chômeurs, non pas en fonction des besoins du marché, mais en fonction de leurs qualifications. Mais Zinn ne regarde que du côté de ceux qui ont recommencé à faire des affaires et à réinstaller un capitalisme décomplexé. L’approche de Zinn est tellement fausse, qu’il oublie que ce capitalisme pur et dur n’a pu se réinstaller que cinquante ans plus tard, avec Reagan, et après un très long travail de sape idéologique pour y arriver. Cette approche hémiplégique ressort du fait que pour Zinn, rien ne change s’il n’y a pas de révolution socialiste. On peut souhaiter une révolution socialiste, mais on ne peut pas dire que le capitalisme américain des années soixante est le même que celui des années vingt. Très souvent Zinn semble dire que la conscience de classe des travailleurs n’est jamais assez avancée. C’est bien possible, mais comme cette réflexion est récurrente depuis au moins le milieu du XIXème siècle, il faut réfléchir aux causes. Des décennies d’endoctrinement de la classe ouvrière par des gens instruits qui veulent son bien, n’ont mené à rien. C’est donc que la méthode d’approche est mauvaise. 

Minneapolis, 1934, les travailleurs affrontent la police 

Par contre l’ouvrage de Zinn est beaucoup plus convaincant et intéressant quand il montre la sauvagerie de la répression contre la classe ouvrière. Cette description explique pourquoi finalement la conscience de classe progresse si lentement. On peut également reprocher à Zinn de regarder le capitalisme comme un système très organisé qui poursuit un but très bien pensé. Donc par exemple, il suppose que si Roosevelt a aidé à une redistribution des richesses en faveur des classes les plus pauvres, c’est par duplicité. C’est aussi bien pour relancer une économie moribonde que pour faire en sorte que la consommation freine les luttes sociales. Mais cette approche ne tient pas compte de la situation initiale : 40% des Américains sont au chômage. Alors évidemment, il y a des émeutes, des mouvements de chômeurs qui tentent de s’organiser, car quelles que soient les intentions du gouvernement, il faut tout de même un peu de temps pour remettre en route une économie anéantie par la crise financière. Dans ce contexte les actions de l’Etat sont ambiguës, obligatoirement. Et bien sûr auprès de celui-ci certains capitalistes vont tenter de profiter de l’opportunité, qui pour baisser les salaires, qui pour capter des commandes de l’Etat. Ce qui veut dire que la méthode de Zinn qui consiste à capter telle ou telle séquence qui montre des capitalistes en train de magouiller, dans le pétrole ou ailleurs, est mauvaise. Ce ne sont pas les intentions qui permettent de juger, mais les résultats, en termes d’emplois, de resserrement des inégalités, de droits syndicaux ou de hausse des salaires. Il utilise souvent des journaux d’époque représentatif d’une mouvance révolutionnaire assez marginale, et il fait comme si ces textes étaient représentatifs d’une large partie de la classe ouvrière. Je ne dis pas que ces témoignages ne valent rien, bien entendu, mais il faut les resituer en permanence dans ce qu’on perçoit comme une masse compliquée et divisée. Mais très souvent, bien que très peu lus et diffusés, ces textes donnent aussi une bonne image de la misère dans laquelle le peuple se trouve. 

 

L’ouvrage est écrit dans un ordre chronologique, d’un point de vue chaque fois singulier, d’une dominante.  On avance ainsi au rythme du développement de la Guerre du Vietnam qui fit beaucoup pour le discrédit des Etats-Unis dans le monde entier. Zinn décrit parfaitement comment la conscience contre la guerre s’est développée : manifestations monstres, refus de la conscription, refus d’aller au front. Si dans le début des années soixante l’approbation de l’entrée en guerre était largement approuvée, on était encore dans l’hystérie anti-communiste, dix ans plus tard, c’était exactement l’inverse. L’opinion publique s’était retournée et pesait pour stopper la présence américaine au Vietnam. C’est à mon sens un des rares conflits qui fut stoppé par la mobilisation du peuple. Zinn avance que cette mobilisation contre la guerre venait d’abord des classes pauvres qui étaient les plus mobilisées. Il donne des chiffres très intéressants d’ailleurs où il montre que la consicence d’une guerre ruineuse et injuste venait d’abord des couches inférieures de la société. Lui-même venait d’un milieu pauvre, il avait été aussi ouvrier un temps. Les plus pauvres ne se sentaient pas concernés par la guerre, sans doute se sentaient ils mal intégrés comme on dit aujourd’hui. C’est au fur et à mesure que les Etats-Unis durent élargir la conscription à la classe moyenne que celle-ci rejoint le mouvement. En vérité dans ce refus de la guerre il y avait plusieurs dimensions, d’abord la peur de se faire trouer la peau pour rien – par opposition sans doute à la nécessité de défendre son pays contre un envahisseur – ensuite les horreurs réelles de la guerre qu’on commençait à voir à la télévision et à lire dans les journaux. Il est assez clair que cette longue mobilisation contre la guerre non seulement a obligé le gouvernement à capituler, mais elle a préparé aussi à la mobilisation anticapitaliste en 1968 aux Etats-Unis. Ce que Zinn n’analyse pas vraiment. Il met très bien par contre en relation la lutte contre la guerre avec la montée en puissance de la mobilisation pour les droits civiques. En matière de diffusion des idées, on a assisté à cette époque aux Etats-Unis à de nouvelles formes de production et de diffusion des idées. Les grands médias étant largement peu enclins à aller contre la guerre, les contestataires durent faire preuve d’imagination pour créer des journaux clandestins et les diffuser. Les grands médias interviendront ensuite sur ce terrain que quand le mouvement contre la guerre était très massif, avait gagné les couches bourgeoises de la société, et que les crimes de guerre étaient évidents. Selon moi c’est la partie la plus intéressante du livre de Zinn, montrer comment le peuple engendre une révolution par le bas. Car il s’agissait bien d’une révolution qui non seulement contestait l’implication du pouvoir dans la guerre, Johnson puis Nixon, mais qui faisait évoluer la loi dans un sens plus favorable au peuple. Il ne faut pas oublier que Johnson était tellement contesté sur le plan de son investissement guerrier au Vietnam qu’il fit voter des lois sociales très importantes qui firent de lui le président le plus à gauche depuis Roosevelt[1]. Nixon n’osa pas remettre en question ces lois. C’est seulement en 1980 avec l’élection de Reagan qu’elles furent attaquées frontalement. Reagan se fit élire non seulement en attaquant les lois sociales mais en se présentant comme un raciste convaincu, arguant que les noirs fainéants de nature touchaient un peu trop d’allocations sociales, et en voulant réhabiliter l’action des Américains au Vietnam. Trump sous la forme d’une caricature ridicule reprendra l’idée  de MAGA – Make America Great Again – sans beaucoup de succès une fois la sidération passée. 

Howard Zinn a commencé l’activisme anticapitaliste contre la Guerre du Vietnam 

C’est donc bien dans les années soixante, au milieu de la décennie que s’enracine la contestation tout azimut du capitalisme américain, y compris dans ce qui deviendra ensuite le mouvement féministe. C’est vrai aux Etats-Unis, mais ça l’est tout autant en France et en Europe. Malgré les différents rafistolages du système, les formes hiérarchiques qui fondent l’ordre capitaliste, sont mises à mal. Un des points qui a focalisé les luttes féminines c’est bien sûr la question de l’avortement sur lequel la canaille trumpiste a tenté de revenir et qu’on voit ici et là remis en question que ce soit dans l’Islam ou sous la pression des extrémistes chrétiens. On sait que ce sont les femmes qui ont contribué plus fortement que les hommes à la défaite de Trump pour sa réélection[2]. Cette lutte pour le droit à l’avortement prend ses racines dans les années soixante, mais aujourd’hui c’est encore un combat actuel face à la montée des fondamentalismes. Zinn décrit l’enracinement de ce combat dans deux réalités factuelles : d’abord la montée en puissance de l’éducation des femmes et de leur insertion consécutive sur le marché du travail, mais aussi, ce qui est plus important peut-être c’est la critique de la consommation et de la marchandise ; autrement dit la conscience que la libération de la femme passe obligatoirement par une critique claire de la marchandise. C’est un combat difficile parce que le système médiatique et publicitaire travaille sur le corps des femmes, et tente de les apprivoiser avec des images de stars, des cosmétiques ou les magazines de mode. Ce qui veut dire que le combat féministe, s’il revendique l’égalité ne saurait se borner à l’égalité de salaire entre les hommes et les femmes, ou encore ne peut pas être perçu dans sa forme incohérente des néo-féministes qui défendent le voile islamiste en France et qui oublient ce qui se passe en Iran. L’émancipation des femmes ne peut pas se passer d’une condamnation des religions, ni de la marchandise. Il est risible de voir à ce propos des journaux comme Le monde pleurnicher sur le fait qu’on ne trouve pas assez de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Tout mouvement social même lorsqu’il est des plus justes est souvent caricaturé non par ceux qui l’ont initié, mais par ceux qui tentent de le récupérer pour se placer à sa tête. 

 

Il y a plusieurs manières d’analyser les batailles pour les droits. Pour Habermas c’est une nouvelle époque politique, la lutte des classes n’existe plus. Mais Zinn pense qu’au contraire cet émiettement des luttes pour les droits qu’on constate vers le milieu des années soixante-dix, avec comme toile de fonds la crise pétrolière, se ramène toujours d’une manière ou d’une autre à la lutte des classes. Donc s’il analyse le mouvement féministe, il le verra avec les lunettes de l’exploitation du travail de la femme par l’homme. La lutte contre la discrimination raciale est également pour lui le résultat de l’exploitation du travail des noirs. Je ne le suivrais pas tout à fait sur ce terrain glissant. A mon sens cet émiettement des luttes est le résultat à la fois de l’échec de la lutte contre le capitalisme à la fin des années soixante, et le développement de l’individualisme qui fait que le mouvement des droits reconstruit des séparations bien étanches entre les genres, les races – voir ce que sont devenues les luttes des racialisés – ou les préférences sexuelles et religieuses. C’est en quelque sorte l’extension de la logique du marché qui fait qu’on préfère exercer un monopole sur un segment étroit de la communication, plutôt que de nier l’existence d’un pouvoir économique fondamental. Zinn relie l’histoire de son malheureux pays du point de vue du seul impérialisme américain. Certes il y a des continuités évidentes depuis au moins Wilson, mais les choses changent. Zinn remarque que depuis la Guerre du Vietnam et la défaite, l’Etat américain a perdu de son autorité. Et donc dans cette brèche se sont engouffrés tous les mouvements de contestation. Pour lui l’impérialisme américain est d’abord et seulement une réalité économique. Mais ce raisonnement est insuffisant, d’abord parce que l’impérialisme est bien plus qu’une réalité économique. Mais ensuite tous les pays développés ont connu un effondrement de la crédibilité des politiques, même quand ils n’avaient pas perdu de guerre ou quand manifestement ils n’avaient pas eu vraiment de pratiques impérialistes. Et cette défiance arrive dans la seconde moitié des années soixante, de partout. Puis évidemment, la crise pétrolière va aggraver les choses et dévoiler que les petits arrangements entre fausses alternances n’améliorent pas le système global. En relisant le livre de Zinn, on se rend compte que le système capitaliste, dominé par les Etats-Unis vit un état de crise permanent, mais qu’il n’y a pas de solutions qui arrivent à changer quelque chose. Ce n’est pas tant que les gens ne sont pas capables de formuler une critique suffisante, cette critique est d’ailleurs souvent dispersée comme on l’a dit plus haut, mais c’est qu’ils n’arrivent pas à proposer quelque chose d’enthousiasmant, qui entraîne l’adhésion. C’est pour l’instant encore ça l’assurance survie du système : cette incapacité à agir en dehors des partis complètement dépassés. Mais en même temps, les problèmes demeurent, s’aggravent et s’accumulent. Les solutions avancées n’en sont pas, à peine peut on les comprendre comme des palliatifs de court terme. Prenons un exemple : Zinn donne des chiffres pour nous expliquer que le capitalisme étatsunien dans sa volonté de dominer le monde et de conquérir des marchés, investit à l’étranger des sommes fabuleuses et en retire des profits colossaux. Mais en même temps nous nous rendons compte que les Etats-Unis eux-mêmes voient leur puissance s’effriter sous la poussée de capitalismes concurrents, européens ou chinois. Les restauration que Reagan, Thatcher, et plus tardivement Trump ont tenté se sont soldées par échecs, échecs seulement masqués par l’effondrement de ce qu’on appelait le bloc de l’Est en 1989. 

 

Prenons le cas de l’industrie de l’armement américaine. C’est une puissance incroyable et source de corruption. Certes elle sert à faire des guerres et éventuellement mettre la main sur des ressources pétrolières comme en Irak par exemple. Mais en même temps cette industrie tourne pour elle-même, sans but autre que celui de faire des profits. En ce moment, avec le changement de président attendu aux Etats-Unis, on parle de ce que fera Biden pour moderniser l’armement nucléaire américain qui pourtant ne sert à rien : on sait que Trump proposait un plan de 1200 milliards $ étalé sur trente ans[3]. Mais à l’heure actuelle il est difficile de justifier ces dépenses parce qu’on ne connaît pas vraiment d’ennemi. L’OTAN peine à mettre en scène un danger qui viendrait de la Russie, et Trump joue les gros bras face à une menace peu crédible de la Chine. Zinn ne prend pas assez en compte cette dimension de lobbies et de sous-lobbies qui vivent pour eux-mêmes et leurs profits de court terme plus que pour asservir la planète à leurs désirs. 

 

Il y a une contradiction importante dans l’ouvrage de Zinn. Pour lui les démocrates et les républicains, c’est la même chose, une fausse alternance. C’est un lieu commun qu’on entend très souvent, et aujourd’hui encore avec l’opposition des deux septuagénaires Trump et Biden. Mais la continuité entre les deux partis ne peut se démontrer vraiment que sur le plan de la politique étrangère. Si les deux partis étaient tout à fait de même nature, Ronald Reagan n’aurait pas pris la peine de propulser une contre-révolution destinée à restaurer un hypothétique capitalisme flamboyant comme il pouvait en exister avant le début du XXème siècle. Ce que Zinn n’analyse pas, et ce qui est selon moi fondamental, c’est pourquoi les caciques du Parti Démocrate ont abandonné Roosevelt et ont adopté les standards de la réflexion économique qui fait du marché une loi naturelle incontournable. Là il faut peut-être en revenir à Naomi Klein qui explique comment les milliardaires américains ont financé très richement des universités des journaux, des hommes politiques pour porter leur doctrine et combattre violemment les thèses rooseveltiennes d’un interventionnisme étatique sur le plan social[4]. Zinn montre d’ailleurs que c’est avec Reagan qu’on a basculé des milliards de dollars du secteur de l’aide sociale vers le soutien aux dépenses militaires. Reagan a fait ce que les démocrates n’osaient pas faire, et ensuite ceux-ci – au moins jusqu’à Obama, puisqu’on ne sait pas encore ce que fera Biden[5] – se sont alignés sur la doxa néo-libérale. 

 

La difficulté qu’on a avec le livre de Zinn c’est qu’il s’appuie sur l’idée d’un sens de l’histoire, mais que ce sens est contrarié par une classe qui ne veut pas s’y résoudre. En vérité les éléments qu’il nous livre sont très intéressants, passionants, mais on peut les lire aussi simplement comme les convulsions d’un système à l’agonie au moins à partir du milieu des années soixante. Je retiens trois périodes, la mise en place d’un capitalisme flamboyant, prédateur mais offensif, jusqu’à la sortie de la Première Guerre mondiale, puis un capitalisme régulé, à la fois sur le plan économique et sur le plan des mœurs, qui va de 1932 – élection de Roosevelt – à 1965 quand il est apparu que les Etats-Unis n’arrivaient plus à se dépêtrer du bourbier vietnamien. Enfin un capitalisme dégénéré et prédateur à partir de la contre-révolution reaganienne qui a abouti en 2016 à l’élection d’un clown atrabilaire et hystérique. L’élection de 2020 a confirmé que les Etats-Unis étaient un pays qui avait vieilli très vite, encore plus vite que l’Europe : deux vieillards se sont affrontés, l’un à demi-fou, 74 ans au compteur, promis à la camisole de force dans son refus de regarder la réalité en face, et l’autre un vieux cheval de retour de 78 ans. Ce dernier l’a emporté non pas parce qu’il était plaisant et avait un progrès très attractif, mais surtout parce que son prédécesseur était trop anxiogène, la société ne pouvant plus supporter cette épreuve de le voir à cette place. Le livre de Zinn a été écrit au tout début des années 2000, c’est un livre très pessimiste. Mais depuis lors les choses n’ont fait qu’empirer sur à peu près tous les plans, économique, social, inégalités, environnement, et j’en passe. Cet ouvrage a cependant le grand mérite de mettre en lumière les ressorts de la rébellion sous-jacente qui ne demande qu’à s’exprimer et qui explose de temps en temps. Il y a donc un grand intérêt à lire Zinn, même si ici et là nous ne sommes pas d’accord tout à fait avec sa méthode, au moins révèle-t-il une lutte des classes sous-jacente qui s’inscrit dans un temps long.

[1] Joseph A. Califano jr, The Triumph and Tragedy of Lyndon Johnson: The White House Years, Simon & Schuster, 1991.

 

[2] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2020/11/elections-aux-etats-unis-resultats-et.html

[3] https://www.latribune.fr/opinions/armes-nucleaires-ce-qui-attend-joe-biden-et-ce-qu-on-peut-attendre-de-lui-862223.html

[4] The shock doctrine: the rise of disaster capitalism, Random House, 2007.

[5] Bien que beaucoup soient très sceptique sur ses capacités à vraiment changer quelque chose en profondeur dans ce malheureux pays. https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/avec-lelection-de-biden-la-classe-dirigeante-americaine-retrouve-sa-possession

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