mercredi 27 janvier 2021

Anselm Jappe, Béton, L’échappée, 2021

 

Je me suis souvent demandé pourquoi la modernité était finalement si laide et si inhumaine au point de transformer les villes en des cloaques inhabitables. Anselm Jappe a la réponse : c’est le béton et le béton armé plus précisément. Cette matière a pour particularité de permettre le développement de n’importe quelle forme architecturale, et est portée presque naturellement vers la laideur. Jappe remarque après bien d’autres bien sûr que c’est seulement dans les cités modernes réservées aux pauvres que ceux-ci développent un goût certain pour la destruction de leur habitat. Ces cités au fond sont des boîtes où on range le soir venu avec plus ou moins de bonheur ceux qui ne sont rien et qui sont à l’écart de tout. Quand l’hurluberlu Macron parle de ceux qui ne sont rien, il dit exactement « Une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien »[1]. Ce n’est pas un hasard s’il parle d’une gare, car la gare c’est bien le lieu de triage par essence, là où on va disperser les populations notamment pour les déporter ? Dans sa naïveté imbécile il dévoile le projet architectural capitaliste : accélérer la circulation et orienter les populations vers leurs lieux de résidence. Evidemment Jappe s’en prend ouvertement à Le Corbusier comme penseur et tête de file du courant fonctionnaliste qui abolit les différences et aplanit la nature pour le bonheur capitaliste et le règne d’un ordre aseptisé où la nature et ses soubresauts n’ont pas leur place. Il insiste d’ailleurs sur le fait que Le Corbusier, contempteur de la ligne courbe, amoureux de la ligne droite, était aussi un pétainiste et porté vers une forme totalitaire de la vie sociale qui se révèle dans l’architecture. La Cité Radieuse de Marseille fut nommée par les Marseillais eux-mêmes La maison du fada. Ce qui voulait dire à tout le moins que pour beaucoup cet immeuble ne correspondait pas à un mode de vie souhaitable. Cependant pour être juste, les « progressistes » adoraient vivre dans ce genre d’immeuble. Jusque dans les années 1980 c’était tout de même assez chic que d’y habiter. J’avais un copain de lycée au début des années soixante qui habitait là avec ses parents, et il était très fier de me présenter ces structures en étage qui superposaient les chambres aux pièces à vivre. L’étroitesse des lieux était compensée il faut bien dire par un bon ensoleillement. Dans les années soixante-dix, j’avais un copain, chercheur au CNRS, très radical, tendance situ, qui trouvait ça très class que de logeait dans cet endroit cafardeux. Il y a ainsi une question d’époque : lorsque la société, l’économie, sont dynamique, il est de bon d’accompagner la transformation spatiale. Les situationnistes – un peu moins Debord évidemment – ont marché là-dedans, avec le projet de New Babylon, projet qui plait encore beaucoup aux architectes avant-gardistes. Jappe souligne d’ailleurs que les propositions de Constant finalement rejoignent la logique de Le Corbusier, en l’inversant, et toujours avec cette étrange idée de soumettre la nature et de faire table rase du passé. C’est très important de le souligner, Jappe ne le fait pas assez à mon sens, parce que cela veut dire qu’une certaine classe moyenne, éduquée, était tout à fait gagnée aux idées « progressistes » de Le Corbusier. Aujourd’hui ce soutien s’est bien amenuisé, et les bétonneurs n’ont pas le vent en poupe. C’est une vraie interrogation que l’adhésion d’une partie du public à ses idées biscornues parce qu’en même temps Jappe nous dit que cette maladie de construire des choses laides et de nous annoncer que c’est là la nouvelle beauté de l’époque, était regardée avec une grande méfiance par les plus pauvres. Il faudrait cependant introduire une nuance importante. Quand à Marseille on a détruit des tours pour cause d’obsolescence programmée, ceux qui y avaient vécu avaient la larme à l’œil car on leur arrachait aussi un partie de leur passé. Ce qui est tout de même frappant, c’est que justement ces constructions comme l’a montré l’effondrement du pont de Gênes sont peut-être moderne, mais cette modernité s’use très vite non seulement parce que l’esthétique qu’elle supporte vieillit très mal, mais aussi parce que les matériaux qui sont utilisés sont bien plus soumis à l’obsolescence que les techniques traditionnelles : le béton armé rouille ! 

La Cité Radieuse, Marseille 

On a vu assez souvent ces dernières décennies des cités entières soumises à la destruction volontaire, non pas de la part de ses propres habitants, mais de la part des autorités. Pourquoi ? Essentiellement parce que le coût de rénovation de ces grands ensembles est très élevé, trop élevé. C’est assez terrible parce qu’on a développé ces types de construction – que Jappe qualifie de totalitaires, voire de fascistes – pour faire des économies dans les coûts de production des logements. Mais finalement il a fallu les détruire, et il a fallu dépenser à nouveau pour reconstruire, toujours avec les mêmes normes de production. Et donc au bout du compte l’utilisation des techniques soi-disant très économes se révèle finalement très onéreuses. Le paradoxe n’est qu’apparent car tout le capitalisme fonctionne comme ça. C’est au nom de la volonté de nourrir tout le monde qu’on empoisonne ce même monde. Ou encore on pourrait dire que l’automobile est sensée rendre les gens plus mobiles, mais leur nombre trop important les rend encore moins mobiles, coincés qu’ils sont dans leur véhicule. Les formes modernes de l’habitat qui se disent fonctionnelles sont d’ailleurs pensées en fonction du zonage et de la circulation. Anselm Jappe rappelle fort à propos que Le Corbusier qui n’avait presque que des idées lugubres, voulaient espacer les carrefours afin que les véhicules n’aient pas à ralentir, car cela les userait. 

Une tour détruite à Marseille à cause de son obsolescence, il s’agit de l’immeuble B dans la résidence des Cyprès, le quartier où j’allais au collège

Donc on a pris l’habitude depuis la seconde moitié du XXème siècle de détruire les habitations qu’on avait produites. Mais n’est-ce pas l’essence de la pensée de le Corbusier à qui on prêtait l’idée de raser Paris pour la reconstruire à l’américaine, c’est-à-dire sans rues tordues qui ne vont nulle part, avec des avenues rectilignes – toujours cette maniaquerie de la ligne droite – et qui se coupent à angle droit pour distribuer l’espace dans un zonage productiviste. Ça intéresse les bétonneurs de faire du passé une table rase, dans la lignée du baron Haussmann. C’est une manière non seulement de négationnisme, mais aussi une façon de contrôler et de nier l’existence des individus en dehors de leur fonction.  Ces fonctions sont déclinées en trois composantes principales, le travail, la consommation et le repos. 

Le pont de Gênes qui s’effondra le 14 août 2018 

Jappe s’oriente vers trois conclusions « théoriques ». La première et la plus visible est que le béton permet d’uniformiser le monde, de le repeindre en gris, et donc d’une certaine manière d’unifier le marché à l’échelle de la planète. C’est d’autant plus vrai que le béton sert aussi à construire des routes, des ports et des aéroports. C’est une rupture d’avec l’histoire puisqu’avant le capitalisme de type industriel on utilisait des matériaux naturels qui exprimaient l’identité d’une région, d’un pays, on utilisait le matériel local. Le second point est qu’au prétexte de produire beaucoup et pour pas cher pous satisfaire une demande toujours plus importante, on construit des logements et des bâtiments qui ne sont pas durables, des logeemnts qu’il faut périodiquement raser et ensuite reconstruire. C’est nouveau cette idée de faire entrer le logement dans les produits à obsolescence programmée. Ceci est non seulement ruineux pour l’environnement et pour l’économie, mais justifie une activité laborieuse dont on pourrait très bien se passer ou qu’on pourrait à tout le moins réduire. La troisième conclusion est que le béton justifie les architectes et le triomphe des experts en logement. Jappe fera une longue digression sur le fait que non seulement l’artisanat disparait, mais la profession d’architecte sert évidemment à accroitre la distance entre le travail manuel et le travail intellectuel qui est le fondement même du capitalisme comme l’avait démontré Adam Smith, sauf que lui c’était pour s’en féliciter[2]. 

Un immeuble s'est renversé à Shanghai, façade contre terre le 27 Juin 2009

Si le pont de Gênes et son effondrement ont marqués les esprits, apparaissant comme quelque chose d’incongru, en vérité la liste est très longue des catastrophes du béton. C’est presqu’avec régularité que ce type d’ « accident » arrive en Chine, car non seulement le pays construit frénétiquement pour accueillir les nouveaux arrivants depuis les campagnes dans les villes et leurs industries, mais le bâtiment est comme le rappelle Jappe un des éléments moteur de l’économie chinoise, avec évidemment toutes les magouilles habituelles des constructions immobilières. Cette situation a amené d’ailleurs l’économie chinoise dans une crise de crédit assez incontrôlée qui est masquée par le fait que les exportations chinoises restent très dynamiques, notamment aux Etats-Unis où les rodomontades de Trump n’ont pas changé grand-chose à la situation déficitaire des Etats-Unis. Ce point n’est pas très étudié, mais la déconfiture du secteur immobilier chinois[3] pourrait annoncer une crise économique très grave dans ce pays et accélérer l’effondrement du capitalisme mondial déjà fortement touché par les crises financières et sanitaires récurrentes. 

Chine. Quatre immeubles s'effondrent, faisant 22 morts, octobre 2016

Si on adhère facilement à la thèse développée par Jappe, selon laquelle le béton est la technique adéquate au développement capitaliste, il faut tout de même souligner un certain nombre d’interrogations. La première est la question démographique. L’usage du maléfique béton a été justifié par la nécessité de loger pour pas cher des masses d’individus et donc de les sortir des taudis. Que cette logique soit un prétexte ou non, cela ne change pas grand-chose. Cette nécessité a été alimentée par deux éléments le premier est la poussée démographique résultant de l’amélioration relative des conditions de vie à la surface de la planète, et le second est la concentration urbaine. Bien entendu les excès de la concentration urbaine sont aussi le résultat du développement du capitalisme industriel. Et ces excès exigent la verticalité, puisque l’espace occupé au sol devient relativement plus faible par rapport aux habitants. On remarque évidemment que la mondialisation dans la recherche du moindre coût et de l’accélération de la division du travail détruit les espaces ruraux et facilite la concentration des populations, avec les problèmes que les migrations internationales peuvent engendrer, mais aussi les problèmes que la raréfaction du travail crée du fait par exemple de la robotisation ou des délocalisations. Jappe défend l’idée selon laquelle on pourrait trouver des alternatives au béton en revenant vers des formes plus artisanales, ce qu’on ne peut qu’approuver. Cependant seraient-elles suffisantes pour satisfaire les besoins de logement, même dans le cas d’une sortie du capitalisme ? Certes on peut comprendre également que la poussée capitaliste et l’urbanisation croissante du monde sont le résultat d’un mode de production particulier, mais rien ne dit que cela serait suffisant. Le discours de Jappe aboutit, ce n’est pas une découverte, à une critique de la technique, critique qu’on trouve maintenant dans la mouvance post-situationniste et qui prolonge les dernières réflexions sur le sujet de Guy Debord qui, après la dissolution de l’IS, s’est séparé du discours techniciste qui animait les premières années de l’IS et qui justifiait les formes architecturales développées par Constant comme l’idée de ne travailler jamais. Autrement dit le développement et le renouvellement des technologies utilisées ont été enfantées par un processus de dépossession du travail humain par le capitalisme industriel. La technique n’est jamais neutre elle répond dans sa mise en œuvre aux exigences de ses bailleurs de fonds[4]. 

 

Parmi les remarques fort justes que Jappe développe, il y a de nombreux passages sur la laideur de l’immobilier moderne. Cette laideur est voulue et pensée – voir le brutalisme – elle résulte d’une négation de la nature comme du négation du décorum. Mais en même temps elle contribue à l’abaissement des sens et de la sensibilité. C’est la contrepartie du contrôle social que permettent les nouvelles formes d’architecture. Le petit chapitre sur Faut-il pendre les architectes est tout à fait significatif. On peut aller plus loin en développant l’idée que la production de logements, le tracé des voies de communication, est aussi une manière insidieuse d’éducation du peuple, on lui apprend aussi bien à aimer le gris qu’à aimer la ligne droite ! Dans l’urbanisation moderne, on propose de replacer la nature au-dessus du bâti. C’était aussi ce que proposait Constant. Mais cette inversion est significative d’une volonté de renversement qui saisit l’homme aux écus. C’est en quelque sorte un négationnisme qui accompagne l’enfermement des être humains dans des cages de béton. Cette image a très souvent été évoquée à propos des bâtiments honteusement modernes, on parlait de cages à poules par exemple. Mais cet enfermement est aussi bien le résultat d’un contrôle social que d’une dépossession de soi. 

Avoir pour objectif la laideur pratique 

L’ouvrage est donc très intéressant, et je dirais indispensable à une critique raisonnée de la modernité. On peut cependant regretter une écriture très relâchée, notamment dans les derniers chapitres qui paraissent avoir été ajoutés à la hâte. Jappe évoque William Morris, utopiste très mineur, à grands coups de citations, mais ne dit rien de Charles Fourier dont pourtant le phalanstère se voulait une alternative à la concentration urbaine capitaliste. De même il ne cite pas Patrick Geddes dont les principes architecturaux visaient à faire participer le peuple à la production de la ville, mais également à l’inscrire dans un cadre naturel[5]. C’est un auteur d’autant plus intéressant qu’il tentait de se tenir à l’écart du capitalisme industriel et du planisme de type soviétique. Jappe est également trop souvent, dans son écriture, encombré de ses citations et de sa bibliographie qui est en effet très riche. A la raideur un peu germanique du style, s’ajoute un effet de catalogue : vous saurez tout sur les techniques du béton ! Plus fondamentalement il ne dit rien de cette nouvelle profession qui s’est emparée de notre quotidien depuis quelques décennies et qu’on appelle les aménageurs urbains. S’ils sont le complément des architectes dans leur désir de mal faire, ils s’appliquent tout autant qu’eux à utiliser le béton pour empêcher la vie sociale de s’écouler. Ils dressent des obstacles incessants, contredisant le soi-disant idéal de fluidité porté par le développement maintenant ancien de l’automobile. Ils introduisent une contradiction intéressante tout autant qu’explosive à terme. Car les aménageurs urbains non seulement reproduisent à l’identique les mêmes centres-villes dans le monde entier en les coupant de leurs centres historiques, mais ils détruisent une forme ancestrale de commerces de proximité. On voit de plus en plus de très « beaux » centres-villes, piétonniers, qui aboutissent à un vide immense. Ce mouvement qui s’est déployé d’abord dans les villes moyennes engluées dans une crise économique sans fin, gagne maintenant des villes comme Paris. La crise sanitaire accélérant encore un peu plus cette destruction. Notez que l’ouvrage porte pour sous-titre arme de construction massive du capitalisme, mais il aurait pu tout autant utiliser celui-ci arme de destruction massive du capitalisme, tant ces formes urbaines nous paraissent aller à l’encontre de la vie. 

Phalanstère dessiné par Henry Fugère



[1] https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2017/07/02/25001-20170702ARTFIG00098-emmanuel-macron-evoque-les-gens-qui-ne-sont-rien-et-suscite-les-critiques.php

[2] An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, Book 1, first chapter. 

[3] https://www.capital.fr/immobilier/les-mesures-de-la-chine-face-a-la-crise-dopent-limmobilier-1382766

[4] Jurgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie » [1968], Gallimard, 1978.

[5] Patrick Geddes, Cities in Evolution; An Introduction to the Town Planning Movement and to the Study of Civics [1915], General Books, 2010.

 

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