mercredi 7 avril 2021

Le plan de relance américain, l’inflation et les nouvelles approches de la question monétaire (MMT)

 

Joe Biden présentant son plan de relance de 2000 milliards de dollars 

Quand Joe Biden a été élu, beaucoup à gauche le voyait comme plus conservateur que Trump, entre autres parce qu’il apparaissait comme plus belliqueux vis-à-vis des Russes et des Chinois qui avaient fait clairement de Trump leur candidat. En vérité, il est bien plus audacieux, sans doute parce qu’il a beaucoup plus conscience que le pays est en très mauvais état et ne se redressera pas sans enclencher une autre dynamique. Sur le plan économique il est en train de produire avec son équipe une rupture décisive dans la gestion des dettes et donc dans l’approche de la monnaie. Cette rupture est semblable à celle que l’administration Roosevelt avait produite en 1932. Elle était en fait programmée depuis une bonne dizaine d’années parce que des économistes de plus en plus nombreux s’interrogeaient sur la pertinence de l’approche orthodoxe de la monnaie face au chaos dans lequel les Etats-Unis mais aussi le monde entier sont plongés depuis les crises à répétition de la fin du XXème siècle. Obama qui a été un très mauvais président n’avait osé aucune rupture, et le brouillon Trump n’avait qu’à peine esquissé le changement. Également on se rend compte que plus on fait des efforts pour rembourser la dette publique – sans même parler de la dette des ménages et de la dette des entreprises – plus celle-ci augmente, jusqu’à atteindre des sommets dangereux, des sommes qu’on ne pourra jamais rembourser. Si je regarde le graphique ci-dessous, je me rends compte que depuis la rupture inaugurée par Reagan dans la libération des marchés financiers, et donc l’accélération de la mondialisation, seuls les mandats de Bill Clinton sont arrivés à faire reculer la dette publique en même temps que le chômage. C’est une exception, la tendance longue étant plutôt au gonflement de la dette. C’est relativement peu, d’autant que depuis la présidence de Clinton l’environnement économique, dans tous les sens du terme, c’est dégradé et demande de nouvelles actions bien plus ingénieuses que par le passé. Rompre avec le néolibéralisme qui suppose que l’Etat est au service des marchés et que ceux-ci s’ajustent de manière automatique à l’équilibre, devient un impératif catégorique, une question de survie. D’une certaine manière le velléitaire Trump annonçait ce virage lorsqu’il faisait l’apologie du protectionnisme – qu’il n’a pas mis en pratique de manière sérieuse pour relocaliser des entreprises, ni pour redresser la balance commerciale, sans même parler de la question du réchauffement climatique. Ce qui se passe aux Etats-Unis est décisif pour nous dans la mesure où il semble bien que l’Union européenne devra obligatoirement s’aligner sur les nouvelles normes monétaires en vigueur pour ne pas être lâchée. Au passage cela montre l’importance de la politique monétaire dans le développement des réformes : les formes de la politique monétaire de la BCE ne sont là que pour aller dans le sens des réformes toujours les mêmes : abaissement de la protection sociale, baisse des impôts pour les riches, et destruction des services publics. La BCE ne peut pas faire autre chose, elle en est toujours à la recherche maniaque de gains de productivité pour envahir les marchés étrangers. Une logique sans espoir et dépassée, elle n’est pas seulement dépassé sur le plan théorique, mais elle s’est révélée intenable en pratique, sinon on ne voit pas pourquoi depuis 2015 la BCE aurait balancé des milliards de liquidités sur le marché, sans contrepartie. 

 

Peut-être le point le plus important est que comme le montre le graphique suivant, et contrairement à ce qu’avançait Jacques Delors et Pierre Bérégovoy, ministres de l’économie de François Mitterrand, la lutte contre l’inflation n’est pas favorable aux salariés et se présente comme un transfert de valeur vers le capital. Sur le long terme, on voit que l’inflation entraîne non seulement une relance de la demande – c’est la fameuse histoire de l’illusion monétaire de Keynes qui considérait le rôle actif de la monnaie dans l’économie, et qui contestait les idées de neutralité d’Irving Fischer sur cette question[1] – mais aussi une meilleure rémunération du facteur travail. C’est donc un élément décisif pour lutter contre les inégalités sociales tout en relançant la demande. La relative stagnation que l’Union européenne connait depuis une vingtaine d’années est le résultat de cette politique monétaire restrictive. Les Etats-Unis qui ont toujours eu une politique monétaire bien plus souple, s’en sont mieux tirés en termes d’emplois et de croissance. Les facilités monétaires engendrées par les excès de liquidités ne sont pas là seulement pour soutenir la demande de biens de consommation courante, mais aussi pour donner les moyens à l’économie de se réorienter vers un système un peu différent dans ses buts. 

Joe Biden et ses équipes font face à une tâche très difficile : d’abord reconstruire une économie délabrée dans ses infrastructures, que ce soit la santé, l’éducation ou encore les routes et les autoroutes[2], ensuite investir de manière colossale pour préserver ou pour enrayer la dégradation continue de l’environnement. Enfin l’idée est d’employer une partie de l’argent de ce plan de relance, appuyé par une réforme de la fiscalité des revenus et des entreprises, pour réduire les inégalités sociales qui n’ont cessé de croître depuis une bonne vingtaine d’années. Dans ce pays en crise, la popularité de Biden est plutôt élevée, elle atteint des niveaux assez stables depuis quatre mois – autour de 54%, contre 39% qui se disent hostiles à sa politique – niveaux que Trump n’a jamais atteints durant tout son misérable mandat où il n’a jamais dépassé 45% d’approbation[3]. Cette question de popularité est très importante pour la poursuite des réformes envisagées qui, selon moi, préfigurent une véritable révolution politique, elle prouve que globalement les Américains approuve le nouveau chemin tracé, ou que du moins il faut se rendre à l’évidence que fondamentalement il faut changer d’objectifs et de méthode. Sur ce plan il semble que les Américains soient en avance sur les Européens où les politiciens ne rêvent que de restaurer l’ordre branlant d’avant la pandémie. Les Américains représentant tout de même une nation, contrairement à l’Union européenne, ont plus de facilités pour remettre en question leur politiquez économique passée. 

 

Depuis au moins 2008 l’économie mondiale a dû affronter deux difficultés majeures : d’abord la crise dite des subprimes qui a poussé les Etats à intervenir massivement et à s’endetter pour soutenir l’activité et éviter une faillite bancaire généralisée, et ensuite la crise sanitaire liée à l’épidémie du COVID-19 qui a mis l’économie à l’arrêt. Les Banques centrales ont financé l’endettement croissant des Etats de façon à conserver une demande suffisante. Il y a donc eu un excès de monnaie en circulation. Cet excès de monnaie était censé se retrouver dans la consommation et pousser l’économie. Mais ce ne fut pas le cas, la croissance est restée faible, et le chômage encore à un niveau élevé. En Europe et en France particulièrement, plus l’intégration européenne s’est effectuée à marche forcée, et plus les conditions de la croissance se sont dégradées. Les bons résultats de l’Allemagne provenant d’abord et principalement de la mise en place de l’euro –  un système de changes fixes mis en place en même temps qu’une dévaluation du mark et une réévaluation du franc[4]. Je ne vais pas revenir sur les conditions désastreuses des négociations de l’entrée de la France dans l’euro. Celles-ci menées par le très médiocre Strauss-Kahn nous ont coûté très cher en termes d’emploi, de recul industriel, de croissance et de déficit commercial. 

 

En Europe la Banque centrale européenne, prisonnière de traités favorables à l’Allemagne et aux dogmes de l’orthodoxie monétaire, s’est trouvée contrainte à partir de 2015 de distribuer de la monnaie en grande quantité avec comme contrepartie un rachat de dettes publiques, est monté jusqu’à 80 milliards d’euros par mois et cela a duré jusqu’en 2018. C’est ce qu’on a appelé le Quantitative easing. Encore que cette politique non seulement était contestée par l’Allemagne, et qu’elle intervenait avec beaucoup de retard pour répondre à ce que faisaient déjà les autres nations. Le but de cette démarche initiée par Mario Draghi était triple :

– empêcher que l’euro ne s’envole trop sur les marchés et plombe ainsi les exportations européennes, alors que des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon pratiquaient cette expansion monétaire depuis déjà plusieurs années pour faire chuter le cours de leur monnaie et protéger leur balance commerciale. Sans cette action énergique, le résultat aurait pu être d’ailleurs que la zone euro éclate avec une sortie des pays du Sud ;

– ensuite renflouer indirectement les banques de second rang qui se trouvaient au bord de la faillite et qui ne pouvaient plus assurer leur rôle de financement de l’économie. Les banques espagnoles et italiennes étaient dans ce cas, mais d’autres aussi comme la fameuse Deutsch bank, un pilier de l’économie allemande pourtant ;

– enfin, on pensait que cette politique permettrait de relancer l’économie par le biais de larges facilités de crédit, puisque cet excédent de monnaie faisait logiquement baisser les taux d’intérêt. 

 

Un autre but plus ou moins avoué était de relancer l’inflation, dans la mesure où on commençait à penser que la déflation finirait tôt ou tard par avoir des résultats catastrophiques sur l’activité. Le résultat a été mitigé, la Banque centrale européenne visait un peu moins de 2% d’inflation par an, mais elle n’est arrivée que péniblement à 1,4%, avant que ce chiffre ne revienne ensuite vers des valeurs négatives à la suite de la crise sanitaire pour remonter un petit peu au début de l’année 2021 vers 0,9%. Certes les taux ont bien baissé et cela a permis aux Etats d’emprunter à des taux négatifs, donc d’alléger finalement la dette publique comme celle des grandes entreprises – ce qui n’est pas vraiment bon sur le long terme pour le rendement des banques[5]. Mais l’inflation n’est pas repartie, et l’investissement n’a pas profité des facilités bancaires. L’excédent énorme de monnaie en circulation a surtout servi à recapitaliser les banques et à soutenir les cours boursiers qui, malgré la crise sont restés très élevés.

La crise sanitaire a obligé tous les Etats des pays développés à créer de la monnaie en quantité illimitée pour soutenir la demande, mais aussi de financer les dépenses de santé, notamment celles liées à la vaccination. Cela n’a pu se faire que par un endettement croissant. Aujourd’hui, la dette mondiale est estimée à environ 280 000 milliards de dollars[6], pour un PIB Mondial d’environ 85 000 milliards de dollars, soit un ratio de 3,4 – il faudrait 3,4 années de PIB mondial pour apurer la dette, à condition de ne pas consommer[7] ! On comprend que ces sommes énormes ne peuvent être apurées par des politiques traditionnelles d’autérité. Les Etats-Unis ont fait un autre choix, sous l’impulsion du nouveau président Joe Biden ont mis en place un plan de relance de 1900 milliards de dollars, auquel devrait s’ajouter bientôt un autre plan évalué entre 3000 et 4000 milliards de dollars ! Avec comme objectif d’investir massivement dans la transition énergétique et les infrastructures, mais aussi de distribuer directement de l’argent à tous les ménages américains pour les inciter à consommer. Dans l’Union européenne, le plan envisagé, aux contours encore flous, est de seulement 750 milliards d’euros. Mais sa réalisation se heurte à la complexité des mécanismes européens qui supposent l’unanimité de décision, à l’Allemagne[8] et au fait que la Commission européenne propose cet argent en contrepartie de réformes libérales destinées à abaisser les dépenses étatiques et la protection sociale. Les deux régions, les Etats-Unis et l’Europe, marchent en sens contraire. Ce n’est pas nouveau, mais cette fois cette divergence risque d’emporter l’Union européenne. 

 

Dans ce contexte, avec une croissance forcément faible, on peut se demander si l’inflation n’est pas une nécessité, les crises économiques s’étant le plus souvent résolues avec une inflation soutenue. En effet la dette engendrée par le COVID est maintenant énorme, et si on cherche à la rembourser par une austérité aggravée, cela va se révéler catastrophique. Deux autres moyens peuvent contribuer à ce remboursement, l’inflation et la croissance. La Théorie Monétaire Moderne – MMT pour Modern Monetary Theory – suppose que la dette publique n’est pas un problème, sauf si on cherche à la rembourser. Pour financer ses investissements – en matière de santé ou d’environnement – l’Etat doit utiliser sa possibilité souveraine d’émettre de la monnaie, sans intention de remboursement. Pour cela il faut évidemment que la souveraineté nationale s’applique à la Banque centrale, et donc qu’on revienne sur le dogme de son indépendance. Cette idée serait la seule susceptible de relancer l’inflation et par suite la demande. Elle est compatible avec le programme de Joe Biden et s’apparente de fait à ce que Roosevelt avait mis en place en 1932 pour sortir de l’ornière de la dépression et de la déflation, exigeant que la Banque centrale dirigée alors par Mariner Eccles accompagne ce programme sans discussion. Tant que l’Etat conserve la maîtrise de l’usage de ses dépenses et s’il les finance lui-même du fait de son monopole d’émission de la monnaie, il peut en effet engendrer de l’inflation. On peut dire que cela prolonge les réflexions de Keynes[9]. La question de l’inflation n’est pas celle de la quantité de monnaie, mais le circuit par lequel s’écoulent les excès de liquidités.

  

Inflation, croissance et chômage 

Tout le monde s’accorde à dire que l’hyperinflation est destructrice pour l’économie. Mais pour ce qui est d’une inflation inférieure à 15% par an, les avis sont très partagés. Joseph Schumpeter considérait que l’inflation était au fond la monnaie supplémentaire qui permettait l’innovation, donc le financement d’un changement de cap dans l’économie[10]. Beaucoup pensent que de passer d’un mode de production et de consommation très énergivore à un modèle plus sobre demandera des capitaux importants[11]. Après la crise de 1929 et le succès des mesures de relance prises par Roosevelt, la forme de pensée sur l’inflation était plutôt keynésienne, supposant que l’inflation est nécessaire pour soutenir la demande, épuiser l’épargne et relancer l’économie. Puis par la suite, avec Friedman notamment, on est revenu à une vision orthodoxe de neutralité de la monnaie. Une inflation nulle ou quasi nulle permettrait de conserver la croissance sur un sentier d’équilibre parce qu’elle co serve la vérité des prix. Cette vision d’une monnaie neutre, directement reliée à la pensée classique, a engendré les politiques d’austérité et de déflation, un chômage élevé et une croissance faible, surtout en Europe, et encore plus dans la zone euro. Ces politiques ont créé un défaut de demande qui s’est traduit par des excédents financiers – hausse des profits – qui n’ont plus trouvé à s’employer ailleurs que dans les investissements spéculatifs. Ces excédents financiers ont à leur tour créé une bulle dans la finance ou dans l’immobilier. Et de fait les crises financières n’ont plus arrêté depuis la fin du XXème siècle. En vérité les nouveaux moyens de la finance permettaient de créer de la monnaie en quantité illimitée, certes cela a permis de développer de nombreux projets dans des pays peu développés – cet argent a alimenté les investissements étrangers en Chine, mais cela n’a pas été suffisant, et cela a même été une source d’instabilité financière comme l’a montré la crise asiatique partie d’abord du secteur immobilier des pays comme la Corée, Taïwan, Hong Kong[12]. 

Le cadre de réflexion de cette politique déflationniste est resté la courbe de Phillips[13], c’est-à-dire l’idée d’un troc entre inflation et chômage : pour combattre le chômage on aurait laissé filer l’inflation ce qui aurait engendré des déséquilibres fâcheux à long terme selon Friedman[14]. Et de fait les pays développés ont subi depuis le début des années quatre-vingts la montée d’un chômage structurel en même temps que l’inflation disparaissait. Le problème a été d’autant plus fort en Europe que les politiques d’austérité y ont été violentes. Le résultat a été sans surprise que la lutte contre l’inflation, via la déflation salariale, se payait d’un chômage de plus en plus élevé, sans compensation d’une croissance meilleure, bien au contraire. On a remarqué également que le partage de la valeur ajoutée depuis le début des années quatre-vingts, date de la révolution néolibérale avec l’arrivée au pouvoir presque simultanément de Thatcher et Reagan, se faisait de plus en plus en faveur du capital et de moins en moins en faveur du travail. Ce qui ne pouvait que tarir la demande interne et engendrer une hausse inédite des inégalités. Certains économistes ont pensé que cette baisse de la demande interne, dans le cadre d’une économie mondialisée, serait compensée par une hausse de la demande externe, mais cela n’a pas été le cas parce que les pays émergents ont assuré une montée en gamme continue puisqu’en effet la Division Internationale du Travail ne peut pas être quelque chose de figé pour toujours. C’est le cas de la Chine qui est devenue une puissance redoutable, ou encore de l’Inde et quelques autres pays asiatiques qui ont réalisé des montées en gamme dans leurs chaînes de production, sans se préoccuper de rééquilibrer leurs balances commerciales avec les pays plus développés, ce qui est d’ailleurs une source de tension en ce qui concerne les échanges commerciaux comme on l’a vu ces derniers temps dans les conflits entre les Etats-Unis et la Chine.

Mais les politiques déflationnistes n’ont pas fait que déprimer la demande interne, elles ont, au nom du remboursement de la dette publique, tari aussi la demande publique. Or cette demande publique ce sont d’abord des investissements d’infrastructures, transport, éducation, santé. Ce capital public est nécessaire à la bonne marche de l’économie, l’économie privée évolue dans un écosystème dont elle est tributaire. C’est un constat qu’on fait généralement dans les pays les plus les plus développés, l’environnement économique est de plus en plus dégradé par manque d’investissements dans le secteur public[15]. C’est pour partie une des raisons de l’énorme plan de relance du nouveau président des Etats-Unis, sans équivalent en Europe. Les autres plans de relance qui passent par le rachat de titres obligataires par la banque centrale européenne n’ont pas eu d’effet, notamment parce que l’argent ainsi débloqué n’a pas été réinjecté dans le circuit monétaire, et ce gel a empêché le retour de l’inflation.

Si l’inflation est toujours un excès de monnaie dans le circuit économique par rapport à l’offre, encore faut-il que cette monnaie ne soit pas gelée, mais qu’elle revienne dans le circuit de l’économie réelle. Pour l’instant les sommes folles qui ont été engagées sont revenues dans la sphère financière, et ses excès de monnaie se sont traduits non pas par un retour de l’inflation, mais uniquement par une baisse des taux d’intérêt réels qui bien entendu ont soulagé les dettes des Etats comme des grandes entreprises. 

Retour possible de l’inflation dans les pays développés 

 

Beaucoup ont donc souhaité le retour de l’inflation à la fois pour soulager la dette publique, pour redonner du pouvoir d’achat aux salariés et pour réduire si possible les inégalités de revenu. Si nous prenons le cas français, l’inflation a été soutenue entre 1945 et 1983. Elle se manifestait de plusieurs manières, principalement par une hausse continue des salaires, avec cette fameuse échelle mobile des salaires qui indexait les salaires sur la hausse des prix. Elle s’auto-alimentait en quelque sorte. C’est Jacques Delors le ministre de l’économie de François Mitterrand qui, après le tournant européen du président, énonça que désormais il n’y aurait plus d’automaticité des hausses de salaire en fonction de l’inflation. Les syndicats ne s’y opposèrent pas vraiment. L’idée était de briser les anticipations de hausse des prix, avançant que cela permettrait de mieux lutter contre le chômage et contre la stagnation de l’économie. Cette hausse continue des prix, plus ou moins forte selon les années, était possible dans le cadre d’une politique budgétaire en phase avec la politique de la Banque centrale, et donc d’une politique monétaire expansionniste. Deux moyens décisifs ont permis de tuer l’inflation : d’abord l’indépendance des Banques centrales qui de partout dans le monde, sauf aux Etats-Unis, au Japon, et dans quelques autres pays, et qui signifiait que celles-ci n’avaient plus comme programme unique que de limiter la hausse des prix, la laissant autour de zéro, supposant que cela assurerait sur le long terme une croissance équilibrée. Ensuite, le développement de la mondialisation et la nouvelle Division Internationale du travail qui a mis en concurrence les travailleurs du monde entier, et qui a orienté les salaires à la baisse en délocalisant.

Arrivé à ce stade du raisonnement, on se demande comment l’inflation pourrait bien repartir. Les tenants de la MMT dans le sillage de Warren Mosler suggèrent que cela pourrait venir d’abord d’un retour vers une forme de protectionnisme qui en s’appuyant sur le financement des dépenses étatiques par l’émission de monnaie par l’Etat, permettrait d’ajuster le cours de la monnaie aux besoins de l’économie. A condition évidemment que la politique monétaire marche de pair avec la politique budgétaire et que le pays retrouve sa souveraineté monétaire[16]. Walter Mosler critique du reste l’idée très populaire à gauche d’une abolition des dettes publiques par la Banque centrale européenne que certains économistes comme Thomas Piketty proposent[17], c’est une fausse solution, à peine un palliatif, car cette abolition ne suffirait pas à réinjecter massivement des liquidités en dehors de la sphère financière. Ces dépenses étatiques devraient être continuées jusqu’à ce qu’on obtienne le plein emploi. Ce qui veut dire que le plein emploi doit être l’objectif principal en lieu et place d’un taux d’inflation faible. Plutôt que de viser une croissance forte, on peut viser ainsi des activités gérées sous la houlette de l’Etat mais qui seraient utiles à l’ensemble de la population. Dans le principe c’est déjà un peu le cas du reste aux Etats-Unis depuis de longues années et c’est ce qui explique que ce pays a depuis au moins le premier mandat de Bill Clinton en 1994 un taux de croissance supérieur à celui de l’Union européenne dans son ensemble, les excès de liquidités ayant pu être investit dans la recherche-développement[18].

La MMT est évidemment particulièrement décriée par les conservateurs, au premier rang desquels on peut compter les économistes de la BCE comme le réactionnaire Benoît Cœuré, dont l’apport à la théorie économique tient sur le dos du timbre-poste d’une lettre verte[19]. Mais il faut se souvenir qu’en 1932, l’ensemble de la profession des économistes américains étaient hostiles au plan de l’administration rooseveltienne et ils lui ont fait une guerre sans merci, avant que de se rendre. De quelque côté qu’on se tourne, il apparait que l’Union européenne est très conservatrice et réduite par sa logique à ne pas prendre en compte des approches innovantes de la monnaie, sauf si elle est y est contrainte et forcée. Dans cette nouvelle approche de l’usage de la monnaie, c’est comme si nous avions en réalité deux monnaies juxtaposées, l’une qui alimente le circuit de l’économie privée et qui serait gérée par la Banque centrale, et l’autre qui financerait les investissements publics uniquement avec des liquidités nouvelles. Mosler avance qu’il ne faut pas émettre des obligations pour ne pas drainer l’épargne destinée à financer le secteur privé en émettant des obligations. Evidemment dans ces conditions, si le plein emploi est atteint, l’inflation peut repartir, mais outre que ce n’est pas important, jusqu’à un certain point, on peut la freiner en augmentant les impôts sur les classes les plus aisées ou sur les entreprises, ce que se propose de faire Biden d’ailleurs.   

 

Il y a du reste une autre méthode pour relancer l’inflation, c’est celle curieusement avancée par Milton Friedman, pourtant le Pape de l’orthodoxie monétaire, c’est la monnaie hélicoptère – Helicopter money – qui signifie que l’Etat crée de la monnaie ex-nihilo et la distribue sans contrepartie à tout le monde, supposant que ceux qui la ramassent l’utiliseront pour leurs dépenses de consommation, la mise en place d’un Revenu Universel produirait les mêmes effets, même si cela est beaucoup plus complexe à mettre en place[20]. Cette solution dont ne veulent pas entendre parler la BCE et la Commission européenne, en vérité a commencé à être mise en œuvre par Trump pour faire face à l’effondrement de l’économie, suite à la crise sanitaire, en donnant à tout le monde un chèque de 1000 €. Cette politique sera poursuivie par Joe Biden, mais accompagnée d’un vaste plan d’investissement de l’Etat fédéral. On peut parler d’une certaine convergence entre les tenants de la MMT et ceux de la monnaie hélicoptère. Mais cette monnaie hélicoptère n’est-elle pas l’équivalent du chômage partiel qui a été financé par l’Etat pour faire face au confinement en France ? En vérité la différence entre le plan de relance de Joe Biden et la monnaie hélicoptère à la Friedman tient au fait que dans le premier cas l’Etat se définit comme un acteur économique, orientant les investissements prioritairement vers les services publics, tandis que dans le second, on s’en remet encore une fois aux saintes lois de l’ajustement par le marché, avec le peu de succès qu’on sait. 

 

Conclusion 

On voit que les circonstances de la succession des crises financières et sanitaire obligent finalement les économistes à remettre en question, tout en tâtonnant tout de même, l’orthodoxie monétaire qui a prévalu entre 1980 et 2008. Également, ce retournement vers la recherche de l’inflation s’accompagne d’une réflexion sur le protectionnisme et la souveraineté monétaire des Etats. Si la BCE ne s’y est pas encore convertie, elle a cependant déjà remis en question les traités européens qui la fondent sous la gouvernance de Mario Draghi puisqu’elle a racheté des milliards de dettes publiques, les stockant dans son bilan, sans trop savoir ce qu’elle en fera, mais en distribuant comme contrepartie des liquidités qui ont permis à la fois de sauver des banques promises à la faillite et du même coup la monnaie unique. Il est très probable que de gré ou de force les Européens s’alignent sur les nouvelles formes de penser l’inflation, je crois qu’ils n’auront pas le choix. Notez que les Britanniques qui ont réussi bien mieux que les membres de l’Union européenne la campagne de vaccination ont eux aussi, tout conservateurs qu’ils soient, mis en place une politique budgétaire et monétaire qui se rapproche un peu de celle de Biden. Pour peu que le Royaume Uni ait de bons résultats économiques, l’idée de souveraineté monétaire a un grand avenir devant elle.



[1] E. Shafir, P. Diamond et A. Tversky, « Money illusion », The Quarterly Journal of Economics, n°2, vol. CXII, 2, 1997

[2] Si la responsabilité de Trump est lourde en la matière, celle d’Obama l’est tout autant. Ce qui semble vouloir dire que le mandat de Biden n’est pas qu’une rupture avec Trump, mais aussi avec l’approche de l’économie du parti démocrate.

[3] https://projects.fivethirtyeight.com/biden-approval-rating/

[4] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/01/leurope-et-leuro-dans-les.html

[5] Les banques ne peuvent s’en sortir que si année après année les taux baissent encore ! Ce qui ne peut pas durer bien longtemps. Mais le fait que les taux d’intérêt soient devenus négatifs signifie clairement qu’il y a bien trop de liquidités sur les marchés.

[6] https://www.latribune.fr/economie/international/277-000-milliards-de-dollars-nouveau-pic-mondial-de-la-montagne-de-dettes-prevu-en-2020-862998.html

[7] Le taux d’endettement de l’économie mondiale est donc de 340%. Songez qu’en 1930, il était inférieur à 300% pour les Etats-Unis.

[8] https://www.capital.fr/economie-politique/lallemagne-retarde-la-relance-de-leconomie-en-europe-denonce-le-maire-1399037

[9] Patrick Castex , « Introduction à une théorie générale de la monnaie et du capital », Innovations, 2003/1 (no 17), p. 29-50.

[10] Odile Lakomski-Laguerre, « Le crédit et le capitalisme : la contribution de J. A. Schumpeter à la théorie monétaire », Cahiers d'économie Politique, vol. 51, no. 2, 2006, pp. 241-264.

[11] Gaël Giraud, « Reconstruction », in, Face aux chocs écologiques, sous la direction de Philippe Vion-Dury et Rémy Noyon, Marabout, 2020.

[12] Marion Navarro , « Retour sur la crise asiatique », Regards croisés sur l'économie, 2008/1 (n° 3), p. 273-275.

[13] Elle date de 1958 et résulte des travaux d’Andrew Phillips sur le cas britannique. A. W. Phillips, “The relation between unemployment and the rate of change of money wage rates in the United Kingdom, 1861-1957”. Economica 25, 1958.

[14] https://www.aeaweb.org/research/inflation-unemployment-retrospectives-milton-friedman-cruel-dilemma#:~:text=Proponents%20of%20the%20Phillips%20Curve,its%20natural%20rate%20of%20unemployment.&text=These%20arguments%20have%20implications%20for%20monetary%20policy.

[15] OFCE, Investissement public, capital public et croissance, 2016.

[16] Warren Mosler, Soft Currency Economics II (MMT - Modern Monetary Theory Book 1), Valance Company, Inc, 2012. Voir aussi du même auteur The Seven Deadly Innocent Frauds, Valance Company, Inc, 2010.

[17] https://www.latribune.fr/economie/france/annuler-les-dettes-des-etats-detenues-par-la-bce-l-appel-d-une-centaine-d-economistes-876985.html

[18] Stephanie Kelton, The Deficit Myth: Modern Monetary Theory and the Birth of the People's Economy, Public affairs, 2020.

[19] Ce qui ne l’empêchait pas de viser le poste, richement doté, de Gouverneur de la Banque de France !

[20] https://www.bruegel.org/2016/03/helicopter-drops-reloaded/ et aussi Willem H. Buiter (2014). « The Simple Analytics of Helicopter Money: Why It Works – Always. Economics”: The Open-Access, Open-Assessment E-Journal, Vol. 8, 2014-28

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La liberté d’expression ne se marchande pas

  Rima Hassan en meeting à Montpellier   La Macronie aime user de la répression, on le sait depuis au moins les Gilets jaunes qui lui a do...