samedi 19 juin 2021

Guy Debord, Marx & Hegel, L’échappée, 2021

C’est le troisième volume de la librairie de Guy Debord. Ce sont des fiches de lectures qui ont été rassemblées par dossier par l’auteur lui-même. Des sortes de brouillons, et a priori cela ne change pas grand-chose à la connaissance de sa pensée. C’est un vrai travail de bénédictin que de les rassembler et de les rendre accessibles. Cette lecture est intéressante en deux sens : d’abord parce qu’elle nous renseigne sur ce que lisait Debord, grand lecteur, et donc sur quoi sa pensée s’est appuyée pour se développer. Bien entendu la lecture de ses écrits le laisse entrevoir. Ici, c’est plus précis. Ensuite il est intéressant de voir comment Debord dialogue avec ces auteurs. C’est évidemment étonnant parce qu’il est sensé être un autodidacte. Mais l’ordre dans lequel il lit, et la fréquence de ses lectures le fait sortir de ce statut. En lisant les fiches de lectures, on retrouve le parfum des temps anciens où on prenait des notes en lisant des livres autant épais que compliqués. On en remplissait des cahiers d’une écriture fine, d’autres recopiaient des passages plus ou moins long sur des fiches bristol. Mais dans tous les cas cette manière de saisir la pensée en la recopiant faisait partie de l’entraînement de celui qui prétend écrire. Aujourd’hui cela ne se fait plus, et c’est à mon avis une perte de sens. A cette époque ceux qui voulaient transformer la société étaient tout de même moins fainéant qu’aujourd’hui où on se laisse envahir par la pose et le slogan. Quoi qu’on en pense, prendre des notes, lire Marx, lire Hegel, c’était très formateur, une manière de ne pas rester un consommateur passif d’idéologie, cette forme moderne de marchandise. 

La lecture de ses fiches n’est pas indispensable pour lire et comprendre Debord, mais plutôt pour comprendre son époque et sa démarche personnelle. Elle permet de mieux situer le projet qui était le sien. La lecture de Marx et d’Hegel est une étape décisive dans la préparation et l’écriture de La société du spectacle qui paraitra en 1967 et qui le fera connaitre au-delà d’un petit cercle d’initiés après Mai 68. Cette période très studieuse correspond à la formation et au développement de l’Internationale situationniste, mais aussi à cette volonté de s’extraire de la sphère artistique d’avant-garde. Ces lectures vont appuyer un engagement politique presqu’au sens traditionnel du terme. Il fréquente un petit moment Socialisme ou Barbarie à la recherche d’une méthode qui lui permettrait de saisir dans un même mouvement l’action révolutionnaire et sa pensée, et, bien qu’il lise aussi Lénine, il se plonge dans la lecture des textes inspirés par l’ultra-gauche et donc par ce qui remet en question une lecture un peu trop « matérialiste » et mécanique de la révolution à venir. Il suit de près les publications d’Arguments – sur lesquelles il crachera volontiers par la suite, bannissant ceux qui oseraient publier un article dans cette revue. Autrement dit il va oublier assez largement l’économie de Marx, lui trouver un intérêt secondaire, et élargir l’idée d’aliénation au-delà de la question de la plus-value. Ce qui l’intéresse c’est la marchandise comme rapport social. Mais enfin tout cela et les références incessantes à Hegel – même si on juge encore le philosophe allemand idéaliste – c’est dans l’air du temps, une manière indirecte et intellectuelle de remettre en cause l’hégémonie du parti communiste sur l’intelligentsia. D’autant que le boom économique de l’après-guerre ne peut plus être identifié à une paupérisation absolue[2].


Notez que si Debord vient à Marx et à Hegel, il inscrit cet intérêt dans le droit fil de la détermination des surréalistes de changer la vie, une façon de se démarquer du militantisme simple. Avec peut-être un peu plus de moyens, les références – sauf la psychanalyse bien entendu – sont à peu près les mêmes. André Breton avait fréquenté le Parti communiste brièvement, il lisait Marx, mais il assistait aussi aux cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. 

 

Ces notes de lecture montrent donc ce qui l’intéresse chez Marx et chez Hegel. Il ne perd pas son temps à disserter sur la crise économique qui pourrait donner des arguments sérieux à l’idée du communisme. Il suppose, comme c’était évident à l’époque, que le keynésianisme avait permis de réguler l’économie et donc de permettre aux travailleurs de sortir de la misère matérielle de façon définitive[3]. Dans la sélection des phrases qu’il recopie du jeune Marx, il tend à montrer que les besoins évoluant avec la société elle-même, il est exclu d’avancer que la misère a diminué – ce qui a l’époque était un argument pour montrer la supériorité du système capitaliste sur le système « socialiste ». Plutôt que de miser sur la misère – la paupérisation absolue que défendait encore les marxistes orthodoxes à cette époque – Debord va suivre le chemin de Georg Lukacs. Histoire et conscience de classe qui va être publié en 1960 aux Editions de minuit, devient à cette époque une référence incontournable. Debord en prend des notes abondantes et d’un certain point de vue La société du spectacle s’inscrit aussi dans cette lignée. A la même époque Agnès Heller développera une analyse des besoins qui ira dans le même sens et développera de fait une critique de la vie quotidienne, ce qui lui vaudra comme à Georg Lukacs d’ailleurs une longue mise à l’écart, la Hongrie étant officiellement un pays communiste[4]. Tout cela permettait de venir à construire un parallèle entre le capitalisme de marché en Occident et le capitalisme d’Etat à l’Est. Ce qui se traduira conceptuellement par Debord dans l’usage des termes, spectaculaire diffus et spectaculaire concentré. Les deux fonctionnant d’ailleurs avec une classe bureaucratique importante. Debord s’intéressera donc à celle-ci aussi bien en s’appuyant sur la lecture des écrits du jeune Marx, Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel que sur celle de Hegel lui-même, notamment Principes de la philosophie du droit. En se rangeant du côté du jeune Marx, Debord va avancer comme lui que le prolétaire doit lutter aussi bien pour l’abolition du capitalisme que pour celle de l’Etat. L’abolition du capitalisme va se trouver dans l’idée d’abolir le travail lui-même, et donc sortir de cette idée selon laquelle le travail est une nécessité naturelle. Quant à l’abolition de l’Etat il en retrouvera des pistes du côté d’Anton Pannekoek et des conseils ouvriers[5].  Cette forme particulière semblait être pour l’ultra-gauche, de Socialisme ou Barbarie à ICO, en passant par Maximilien Rubel, une alternative, un but pour la révolution. Les exemples historiques de conseils ouvriers pouvaient être trouvés dans les premiers soviets – avant qu’ils ne soient bolchevisés – les conseils ouvriers en Hongrie et en Allemagne, voire aussi dans les formes autogestionnaires apparues durant la Guerre d’Espagne. Si dans les années soixante ces idées ne trouveront que peu d’écho, elles vont après Mai 68 réorienter la gauche. Elles seront récupérées d’ailleurs par les tenants de la Seconde gauche qui à l’instar de Pierre Rosanvallon s’en feront les Héraults dans une version édulcorée, compatible finalement avec le capitalisme de marché[6]. 

La révolution de 1848 

Toujours dans ces lectures autour de Marx, on retrouve les œuvres de Karl Korsch, un autre auteur important qui fait en quelque sorte le lien entre Hegel et Marx, bien avant l’Ecole de Francfort et sans doute avec un peu moins de fantaisie[7]. Il était moins connu et reconnu que Georg Lukacs, sans doute parce que les trotskistes admiraient Lukacs, mais se méfiaient de l’esprit libertaire de Korsch. Mais en tous les cas cela va justifier l’anti-léninisme de Debord et de l’Internationale situationniste. Les lectures qui servent à Debord pour se rapprocher de Marx sont très marquées de l’entre-deux guerres, époque où peut-être le monde faillit basculer, mais où le prolétariat fut vaincu, aussi bien à l’Ouest par le capitalisme de marché, qu’à l’Est par le capitalisme d’Etat. Il va les relier d’une part au mouvement révolutionnaire en Allemagne et en Hongrie, et simultanément à une critique du léninisme. Dans une volonté de dépassement de la philosophie, il y a un guide pour l’action, en deux sens, d’abord en se réclamant de formes passées qui bien qu’ayant échouées étaient porteuses de promesses, mais ensuite en avançant que la pensée est aussi un des aspects de l’action. Dans cette vision anthropologique d’une production de l’homme par lui-même, il suggère que nous passions d’un stade où cette transformation de l’homme est décidée par une classe ou un pouvoir, à celui où l’individu à travers la classe prolétaire, prend en charge ses besoins.

Sur le plan de l’analyse politique, Debord intègrera ce qu’on peut appeler les marxistes dissidents, Bruno Rizzi qu’il fera publier chez Champ Libre et pour lequel il rédigera la quatrième de couverture[8]. Mais aussi d’Ante Ciliga[9]. Tous ces auteurs sont restés assez confidentiels, sans doute n’étaient ils pas assez spectaculaires pour attirer la lumière. Ils condamnaient le régime de l’URSS, tout en se disant anti-capitalistes. Cette position était assez difficile, bien plus qu’on ne le pense aujourd’hui, parce que si la droite affairiste tenait le pouvoir, l’opposition était principalement représentée par le Parti communiste et les syndicats affiliés. Ce partage du devant de la scène par des formes de pouvoir qui au fond s’entendaient comme larrons en foire, n’a finalement conduit au dégel qu’en Mai 68 lorsqu’il a fallu passer au-delà des partis et des syndicats pour se faire entendre. La leçon venait des trahisons successives de la social-démocratie, notamment la social-démocratie allemande qui avait massacré dans le sang les Spartakistes. Debord s’intéressait d’ailleurs au parcours de Rosa Luxembourg. Dans la rue ce de l’Internationale situationniste on retrouvera des allusions fréquente aux martyres des combats révolutionnaires de l’entre-deux guerres. A mon sens ces échecs n’ont pas été suffisamment analysés, notamment on n’a pas pris assez en compte ce qu’on peut appeler aujourd’hui le besoin d’ordre, car à chaque fois le même schéma se répète, les amoureux du désordre lance un mouvement populaire auquel les masses adhérent et travaillent, puis ce mouvement s’arrête presque de lui-même[10]. 

 

Les fiches de lectures sur Marx montrent une tentative de synthèse qui s’inspire aussi d’Henri Lefebvre qu’il fréquente, mais qu’il ne se gêne pas pour critiquer des positions un peu trop hésitantes et un peu trop orthodoxes. Les relations entre les deux hommes engendrent des influences réciproques. Il est sans doute vrai que Debord doit beaucoup à Lefebvre pour sa compréhension de la dialectique, et sans doute aussi pour sa vision de l’espace, même si ces questions l’intéressent depuis longtemps. Mais à l’inverse, il est clair que Debord va pousser Lefebvre non seulement à réviser son attitude sur la Commune de Paris[11] – ce qui aboutira à la rupture entre eux[12] – mais surtout à travailler d’une manière plus précise la question de l’Etat[13]. Debord se servira de Marx en deux sens pour critiquer l’Etat bien entendu, mais aussi pour critiquer le travail au-delà de son exploitation par la classe qui possède les moyens de production. C’est à la notion de travail comme essence de l’homme qu’il va s’attaquer. Cette question de la critique de l’Etat, il va tout de même au-delà de l’idée gauchiste selon laquelle l’Etat est au service du capital, et donc qu’il suffirait de renverser ce pouvoir, de prendre les manettes de l’Etat pour que les choses changent. Debord rejoint Marx – le jeune Marx bien sûr[14] – contre Hegel d’ailleurs en désignant la bureaucratie comme une classe nouvelle qui développera ses intérêts aussi bien contre la classe des prolétaires que contre celle des capitalistes. C’est un texte fondamental que les marxologues longtemps obnubilés par la question centrale d’une lutte des classes opposants capitalistes et prolétaires, ont négligés. Debord s’était certainement procuré ce livre à la librairie La vieille taupe qui se trouvait dans le petit local étroit de la rue des Fossés-Saint-Jacques fondée par Pierre Guillaume[15]. Cette librairie était considérée comme celle de l’ultra-gauche. On pouvait à cette époque acheter les invendus des éditions Costes pour presque rien, et donc y trouver des textes du jeune Marx qui pouvait nourrir et renforcer la critique aussi bien du capitalisme que d’un socialisme autoritaire façon PCF. Mais ce qui nous intéresse ici c’est que grâce aux écrits du jeune Marx, il apparaissait que la lutte des classes pouvait se régler par l’émergence d’une nouvelle classe la bureaucratie. Cette idée Debord l’approchera dans La société du spectacle, et la développera ensuite dans plusieurs textes notamment dans Commentaires sur la société du spectacle[16]. Il me semble qu’on n’en a pas encore fait le tour. Mais en tous les cas c’est peut-être la plus sérieuse critique que Marx adresse à Hegel qui laissait entendre dans certains de ses écrits, notamment dans Principes de la philosophie du droit, que l’Etat était une forme d’achèvement de l’Histoire[17]. 

 

La révolution manquée de 1919 en Allemagne, point d’aboutissement des révolutions socialistes en Europe, est centrale, si elle procède de Marx, elle procède aussi tout autant de Hegel et pas seulement parce qu’ils sont allemands, tant il est vrai que la vie des idées participe à l’action proprement dite, ou plutôt en fait partie. Dans sa lecture de Hegel que fait Debord il s’inspire d’Alexandre Kojève et de Jean Hyppolite. Il fait du philosophe de Iéna un philosophe du vivant et non un simple métaphysicien qui ne verrait le réel uniquement que comme le reflet de l’Idée. La liste est longue de l’intérêt de Hegel pour l’évolution de la société à travers ses soubresauts politiques, à commencer par son intérêt pour la Révolution française et pour Napoléon[18]. Si évidemment la dialectique est étudiée du point de vue de la méthode, la philosophie de l’histoire est comprise comme un résultat concret. Autrement dit ce n’est pas Debord qui traiterait Hegel en chien crevé. Il lit bien entendu Hegel pour comprendre Marx, mais ce serait réducteur de croire que c’est là toute sa lecture. Hegel est pour Debord bien plus que le prédécesseur de Marx. Debord ne croit pas vraiment à un progressisme de l’idée. Si d’évidence Marx corrige Hegel, ce dernier corrige Marx sur les questions de représentation et sur au moins une partie de la logique de l’histoire. Sans doute Debord est-il un peu plus du côté de Marx en ce sens qu’il cherche une forme concrète d’action et renonce à la passivité des gens de lettres. Les fiches de lectures sur Hegel doivent beaucoup à Jean Wahl, Jean Hyppolite et surtout Kostas Papaïoanou. C’est de ce dernier que Debord est le plus proche, et c’est sans doute ce dernier qui établit le plus clairement non seulement la filiation de Marx avec Hegel, mais aussi l’importance de Hegel lui-même dans la compréhension du monde moderne. Ce que perçoit Debord dans ses lectures hégéliennes, après Gabel, Lukacs et quelques autres, c’est aussi une analyse de la fausse conscience, et cela le soutiendra dans son écriture de La société du spectacle. On y retrouvera bien évidemment cette dialectique de la totalité et de la séparation, avec comme aboutissement provisoire le spectacle en lieu et place de l’Etat, le spectacle qui vide l’homme de ce qu’il y a de vivant en lui. 

 

On comprend que dans cette perspective d’un non achèvement du mouvement historique, Debord se soit intéressé à August Von Cieskowski qui peut être considéré comme le lien entre Hegel et Marx, une source cachée de l’œuvre de Marx. Non seulement Debord fera republier ce texte essentiel aux éditions Champ Libre sous le titre de Prolégomènes à l’historiosophie en 1973, mais il s’en appropriera au moins deux résultats : la correction de la tripartition du mouvement historique selon Hegel qui s’arrêterait à l’avènement de l’Etat bourgeois soutenu par le code Napoléon, mais aussi l’idée de praxis qui serait au cœur du troisième mouvement inauguré par le développement de l’économie comme idéologie justifiant la transformation matérielle du monde.

Comme c’est plutôt le jeune Marx qui l’intéresse dans l’œuvre de l’auteur du Capital, c’est le jeune Hegel qui a ses faveurs, notamment les Ecrits théologiques de jeunesse qu’il connait à travers la traduction très partielle de Kostas Papaïoanou[19]. Il en retient par exemple ce passage qui indirectement justifie l’entreprise de l’Internationale situationniste.

« Il n’y a de véritable union, d’amour proprement dit qu’entre des vivants de puissance égale, qui sont donc entièrement vivants les uns pour les autres, qui ne présentent aucun aspect mort les uns pour les autres à aucun point de vue. (…) Dans l’amour, cette vie totale n’est pas contenue comme dans une somme de sentiments multiples, particuliers et séparés. Dans l’amour, la vie se retrouve elle-même comme un redoublement d’elle-même et comme l’unité d’avec elle-même »

Peu importe pour Papaïoanou si ce passage se rapporte à la question de la religion, il est transposable à bien d’autres choses, et supporte bien en lui-même cette dialectique du particulier et de la totalité comme critique de la séparation. Il y a donc un intérêt de Debord pour Hegel qui va bien au-delà de l’idée qu’il serait le précurseur de la pensée marxienne. En quelque sorte il va en retenir un peu plus que n’en retient Marx. D’abord dans cette conception de l’Histoire qui n’est pas figée et qui ne peut s’achever uniquement dans l’Etat. L’Histoire est le travail du négatif et l’intégration de celui-ci à un stade plus développé. Le négatif ne disparait pas et reste à son travail. L’autre porte d’entrée de Debord dans la philosophie de Hegel et plus particulièrement La phénoménologie de l’Esprit est le concept de Temps. Cela sera déterminant pour l’écriture des chapitres centraux de La société du spectacle. Le Temps renvoie à la conscience et la conscience elle-même à la transformation du monde.

 

Cet ouvrage s’adresse essentiellement aux lecteurs de Guy Debord et ne présente aucun intérêt pour ceux qui ne l’ont pas lu. Il ne peut pas non plus dispenser de la lecture de Marx ou d’Hegel. Ne lisez pas non plus cet ensemble comme un simple rassemblement de citations possiblement détournables ou comme des aphorismes. En lisant Les principes de la philosophie du droit Debord d’intéresse moins à l’économie qu’à la liberté, ou plutôt, il voit dans l’économie, l’économie de marché une entrave à la liberté. Cela n’est pas étonnant puisque ce sera en quelque sorte le point de départ de Marx dans ses Manuscrits de 1844. Il recopie de nombreux paragraphes, dont le 239.

« Le Bien est l’idée en tant qu’unité du concept de la volonté et de la volonté particulière, – unité en laquelle le droit abstrait, ainsi que le bien-être et la subjectivité du savoir et la contingence de l’être-là extérieur, sont abolis en tant que subsistant par soi pour soi, mais y sont en cela contenus et conservés quant à leur essence, – [il est] la liberté réalisée, la fin ultime absolue du monde. »

Les principes de la philosophie du droit sont une réponse à Adam Smith et à son ouvrage Enquête sur les causes de la richesse des nations. Hegel méprisait cette manière anglaise de dévaloriser la raison en faisant de cette contingence qu’on appelle l’économie une forme de nature seconde. Il y a en effet chez Hegel de nombreux passages sur l’économie qui annonce Les manuscrits de 1844. 

On remarquera pourtant que dans ces abondantes prises de notes, qui concerne les grandes œuvres d’Hegel, il manque des références à l’Esthétique, or ce sont les leçons du philosophe de Iéna[20] annoncent non seulement la fin de l’art, mais expliquent aussi cette mort par la marchandisation et l’enfermement dans les musées. La pensée étant considérée comme une forme supérieure de représentation à l’art. Ce   manque est d’autant plus étonnant que Debord dès les débuts de ses interventions plus ou moins publiques met en scène l’Internationale lettriste comme un point d’achèvement de l’histoire de l’art[21], puis il fera de même lors de la création de l’Internationale situationniste[22]. Dans les deux cas il reprend le concept d’avant-garde pour le faire passer de la représentation artistique vers l’action politique, et comme Hegel il regarde l’art et ses transformations du point de vue historique. Cependant Hegel conserve à l’inverse de Debord l’idée d’une beauté universelle et suppose « une fin non définitive » !! « L’art reste pour nous quant à sa suprême destination une chose du passé. » écrit Hegel, ce qu’on peut traduire comme une incapacité des formes nouvelles de l’art à rassembler le peuple autour de ses représentations. 

Ces notes nous permettent de confronter notre propre lecture de Marx et d’Hegel à celle de Debord, c’est aussi une occasion de revenir aussi un peu à ces textes qui ont beaucoup marqué leur temps.


[1] Le monde, Samedi 22 mai 2021.

[2] Celle-ci reviendra plus tard disons après la crise de 2008 qui correspond à l’achèvement du processus de mondialisation des marchés.

[3] La récurrence des crises économiques depuis la fin du XXème siècle montre qu’il n’en est rien. Voir sur ce thème Ernst Lohoff & Robert Trenkle, La grande dévalorisation, Post éditions, 2014.

[4] La théorie des besoins chez Marx, 10/18, 1978.

[5] Les conseils ouvriers, publié pour la première fois en 1947 sous le nom de P. Aartsz, édité en français en 1974 chez Bélibaste.

[6] Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, Le seuil, 1976.

[7] Kark Korsch, Marxisme et philosophie [1923], Editions de Minuit, 1960 et Karl Korsch, Karl Marx [1938], Champ Libre, 1971.

[8] Bruno Rizzi, L’URSS, le collectivisme bureaucratique, Champ Libre, 1977.

[9] Au pays du mensonge déconcertant, Plon, 1950, réédité sous le titre de Dix ans au pays du mensonge déconcertant par Champ Libre en 1977.

[10] Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure, L’échappée, 2013.

[11] Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune de Paris, Gallimard, 1965.

[12] Guy Debord, Attila Kotanyi & Raoul Vaneigem, Sur la Commune, 18 mars 1962, placard reproduit et commenté dans Internationale situationniste, n° 12, 1969 pour contester l’influence de Lefebvre sur les situationnistes dans un texte virulent, Aux poubelles de l’histoire. Le texte de l’IS sur la Commune de Paris a fait l’objet de nombreuses rééditions, notamment dans Autogestion et socialisme, n° 15, 1971.

[13] Henri Lefebvre, De l’Etat, quatre tomes, UGE-10/18, 1976

[14] Kark Marx, Critique de la philosophie de l’Etat [1843], traduction Jules Molitor, Editions Costes, 1948.

[15] Il deviendra ensuite connu pour propager des thèses négationnistes. Mais dans les années soixante, il défendait pourtant déjà les thèses négationnistes de Paul Rassinier, et il vendait Le mensonge d’Ulysse qui voisinait avec les éditions Costes de Marx et même un moment avec les numéros de l’Internationale situationniste. Cette proximité et d’autres conduira Debord à faire retirer de ses rayons les productions de l’IS.

[16] Editions Gérard Lebovici, 1988.

[17] A la fin des années soixante-dix, cette question devint importante et assura un certain succès au gauchiste Nicos Poulantzas qui y mêlait confusément Lénine et Foucault, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978.

[18] « J’ai vu l’Empereur cette âme du monde sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine… tous ces progrès n’ont été possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu’il est impossible de ne pas admirer. », Lettre de Hegel à Niethammer du 13 octobre 1806. Hegel G.WF. Correspondance, Tome 1, Gallimard, 1967

[19] In Hegel, Seghers, 1962. Une traduction plus complète de ces textes existe maintenant : G. W. F. Hegel, Premiers écrits (Francfort 1797-1800), Jrin, 1977.

[20] G. W. F. Hegel, Esthétique [1818-1829], Le livre de poche, 2 tomes, 1997.

[21] Histoire de l’internationale lettriste [1952], in, Enregistrements magnétiques, Gallimard, 2010.

[22] Rapport sur la construction des situations [1957], in, Guy Debord, Œuvres, Gallimard, 2006.

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