mercredi 4 août 2021

Rémy Ricordeau, Arthur Cravan, la terreur des fauves, L’échappée, 2021

  

Ces derniers temps Arthur Cravan est redevenu à la mode. Personnage curieux, aussi faux poète que faux boxeur, ou faux amoureux, il doit sa célébrité à André Breton qui, bien que très pantouflard et frileux, aimait célébrés les gens « en dehors ». C’est lui qui a créé la légende, exploitant cette idée selon laquelle il se serait suicidé. Blaise Cendras affirmait même qu’il avait été assassiné, mais Blaise Cendras aimait bien racontait et quand il ne savait pas, il inventait. Il a en réalité disparu en 1918 après avoir affrété un petit bateau pour tenter de regagner le Chili. On l’a présenté comme un grand suicidé, à la manière de Jacques Rigaud ou de Jacques Vaché. Il est vrai que dans ses lettres il parlait souvent du suicide. Mais tout cela ne prouve rien, lors de sa disparition il allait avoir un enfant avec Mina Loy qu’il venait d’épouser et surtout la guerre qu’il fuyait était en train de s’achever. Guy Debord répercuta cette légende de grand suicidé, légende qui plaisait tant à Breton. Il devint ainsi une figure emblématique du refus de vivre dans un monde aussi imparfait. Et comme par ailleurs il avait un comportement un peu scandaleux dans le petit milieu des artistes de Montparnasse, il devint un symbole de la provocation littéraire. Il a laissé quelques petits textes et quelques poèmes où on note certaines fulgurances, mais on a surtout voulu voir dans son personnage la mise en œuvre de l’idée selon laquelle la poésie c’était la vie même. 

Le matériel à disposition pour ce qui concerne Arthur Cravan, c’était essentiellement le recueil parut en 1987 aux éditions Gérard Lebovici. C’était la revue Maintenant et quelques textes égarés ici et là. L’ensemble avait été mis en œuvre par Jean-Pierre Begot. Arthur Cravan ne s’appelait pas Arthur Cravan, mais tout bêtement Fabian Avenarius Lloyd, sujet britannique, né en Suisse et exilé d’abord en France. Dès lors qu’il a commencé à écrire, il a jeté le trouble sur ses identités et a entretenu sur celles-ci un faux mystère. Il devint rapidement un personnage public dans un cercle très restreint, à Montparnasse plus précisément. C’était un homme de faible détermination qui passait son temps à expliquer combien sa volonté était ferme. Pour des raisons assez obscures il était pauvre, et tentait de monnayer la gloire d’Oscar Wilde en racontant de partout qu’il était son neveu. Pour croire que cela lui assurerait une petite rente de situation, il fallait que finalement il soit bien naïf. Il était très grand, frôlant les deux mètres de haut, d’une carrure athlétique, et cela lui permit de faire croire qu’il était aussi boxeur. En vérité de la boxe il n’était qu’un médiocre amateur, il devint champion de France par défaut, son adversaire ne s’étant pas présenté, le combat contre Jack Johnson révéla la supercherie. Il avait aussi un goût pour l’errance et son voyage avec le peintre Frost ressemble un peu à du Jack Kerouac.  

L’ouvrage de Ricordeau présente un double intérêt, d’abord il y a une longue introduction où il fait le point sur ce qu’on sait et sur ce qu’on ne sait pas. C’est excellent, bien que bref. Au passage il redresse cette idée trop répandue selon laquelle il aurait disparue dans le Golfe du Mexique alors qu’il semble plutôt s’être perdu dans le Pacifique si on en croit les confidences de Mina Loy ! D’une manière indirecte on auarait pu dire que Cravan était une victime de la Première Guerre mondiale, car ce serait en fuyant la conscription qu’il se serait embarqué pour le Chili et qu’il aurait disparu. Peu à peu on a avancé sur cette légende, et sa disparition ne semble finalement ni volontaire, ni le résultat d’une fuite de la conscription comme Debord le sous-entendait, le conflit étant en train de s’achever. Notez que comme Apollinaire avec qui il avait eu de sombres embrouilles, Apollinaire l’ayant provoqué en duel parce qu’il l’avait traité de juif, ob suppose qu’il mourut tout à la fin de la guerre.

 Ensuite il y a la correspondance incertaine que Cravan entretenait avec trois femmes, plus ou moins simultanément[1]. Et à chacune il parlait d’amour avec passion. Ce trouble comportemental Cravan l’appelait le pluralisme ! Ces femmes ont pourtant toutes les trois quelque chose en commun, ce ne sont pas des faibles femmes qui cherche la protection d’un mâle solide. Malgré sa haute taille Arthur Cravan était un homme faible. Il se revendiquait comme tel. S’il fuyait la guerre, c’est parce qu’il avait peur, tout simplement, et non par idéologie. Certes il contestait l’idée de nation, lui-même s’instituant vagabond sans attache, fuyant tout ce qui pouvait être fui, mais pourtant réclamant à chacune de ses femmes qu’elle soit une sorte de racine, de boussole. Il avait tout à fait conscience d’ailleurs de ce révéler faible et conformiste dans ses lettres où il appelait son amoureuse du jour Ma grande adorée, où il envoyait des milliers de baisers et réclamait qu’on l’aime.

 Renée Bouchet 

La question de l’argent le taraudait. Il n’est pas le seul évidemment. Il trouvait qu’un homme beau comme lui c’était immoral qu’on lui réclame de travailler en plus ! cette attitude est assez drôle, mais elle ne débouche sur rien. Alors que d’un autre côté il manifestait de se fixer auprès une de ses femmes. Il réussira presque à le faire avec Mina Loy qu’il épousa au Mexique. Mais c’était trop tard, il devait décéder rapidement après. Il assurait également ses passions de sa farouche volonté de s’enrichir ! Mais à vrai dire cette volonté était des plus chancelante et relevait d’un caractère plutôt velléitaire. Plus il affirme par écrit sa volonté de fer, et moins on y croit, c’est aussi ce que devaient se dire ses correspondantes. Ces trois femmes qui sont toutes plus âgées qu’Arthur Cravan, sont trois caractères différents. La première semble plus en retrait, la seconde qui est reporter dans un grand journal de San Francisco devient rapidement la plus indifférente, elle semble faire tourner en bourrique le malheureux. De temps en temps elle l’oublie, puis semble venir tester son attachement pour elle. La troisième est celle qu’il épousera, c’était une poétesse d’un certain renom, elle rédigera une ébauche de récit de sa vie avec son mari dans un texte intitulé Colossus. Voilà ce qu’elle écrivait dans ce texte :

« Il ne voulait même pas entendre parler de civilisation. Le mot « progrès » le faisait s’étouffer de rire. Le seul héroïsme qu’il reconnaissait était l’héroïsme moral qui, pour lui, était celui de quelqu’un qui n’a pas peur d’être considéré comme un lâche.

Insaisissable, inviolable devant la dérive de la guerre, cette libellule à carapace de tortue devait apparaître en divers points du globe, déjouant, intacte, les pièges du carnage qui s’amplifiait. »

Elle le décrit par ailleurs comme quelqu’un de particulièrement instable et d’hyper-sensible. On pourrait dire qu’elle porte sur lui un regard maternel, c’était une tendresse qu’il recherchait ouvertement. De son côté, on surprend Cravan à raconter n’importe quoi. Par exemple il écreit à Mina Loy que sa famille, dont sa mère, est à Mexico, alors que par ailleurs sa propre famille restée en Suisse s’inquiète de savoir ce qu’il est devenu. Perd-il la tête ? A travers ses supplications pour que Mina l’aime, il en appelle à Dieu et à son âme de chrétienne, elle qui avait des origines juives ! Également le voilà qu’il fait mine de ne pas savoir très bien écrire en anglais alors que c’est sa langue maternelle, car même s’il est né à Lausanne, il a reçu dès le départ une éducation en anglais. 

Sophie Treadwell avec Pancho Villa 

C’est Renée Bouchet qui apparemment donna le nom de Cravan au tumultueux poète, elle était originaire du village de Cravans en Charente Maritime et Arthur son faux prénom venait sans aucun doute de Rimbaud. C’est d’elle qu’on sait le moins de choses. Ces femmes étaient militantes féministes, émancipées sur le plan sexuel aussi, si on peut dire, au début du XXème siècle. Mina Loy deviendra après son retour en Europe la compagne de Djuna Barnes, Et Arthur Cravan s’en accommodait parfaitement. Le ton de ses lettres montre clairement qu’il n’a aucune volonté machiste à affirmer. Dans Colossus Mina Loy rappelait qu’en le découvrant, malgré sa masse de muscles, elle a pensé tout de suite à un homosexuel. Son avis changera par la suite. C’est elle qui a affirmé que Cravan avait du génie, rien de tel chez ses autres conquêtes. Il est vrai que Mina Loy était une poétesse reconnue. Mais tout le monde n’appréciait pas forcément l’extravagant Cravan. Marcel Duchamp ne l’aimait pas, certains avançant que cette détestation provenait d’histoires de maitresses que Cravan lui aurait subtilisées. Vers la fin de sa vie, Cravan ne sachant pas trop ce qu’il voulait semblait avoir abandonné toute idée de bricolage plus ou moins critique dans le monde de la culture.

Mina Loy et Djuna Barnes 

Que reste-t-il de Cravan ? Des extravagances, des délires, quelques fulgurances poétiques, et des vers de mirliton aussi. Et puis une position férocement anti-culturelle. « Il faut absolument vous fourrez dans la tête que l'art est aux bourgeois et j'entends par bourgeois : un monsieur sans imagination » écrit-il dans le numéro 4 de Maintenant. Il moque le Salon des indépendants, et les artistes du Salon d’automne. Tout y passe, les Delaunay, et même son ami Frost avec qui il parcourra l’Amérique. Les poètes aussi en prennent pour leur compte.

« …mais il y a des artistes nom de Dieu ! Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme ». Cette position pré-dadaïste liée à l’émergence d’une modernité qui commence à tout dégrader, montre qu’on n’a pas attendu le désespoir de la Première Guerre mondiale pour développer cette critique en acte de la culture. Sa détestation de la guerre qu’on pourrait opposer à la position poétique d’Apollinaire, n’était pas très originale, il y a avait un courant pacifiste assez fort, surtout à gauche, avec l’idée que cette guerre était une guerre entre des intérêts capitalistes de type impérialiste. 

On dit qu’une grande partie de son œuvre, des poèmes, des lettres à Renée Bouchet, a disparu. Sophie Treadwell n’a rien dit de sa relation avec Cravan, relation qui semble avoir été plus platonique qu’autre chose, certainement fantasmée par le poète boxeur. Il semble que dans les derniers mois de sa vie il ne s’est plus guère intéressé à sa vie d’homme de lettres scandaleux. En tous les cas il restera au moins l’amour que Mina Loy lui a témoigné même après sa disparition, alors que tout en lui jurant un grand amour, il continuait à essayer de renouer avec Sophie Treadwell. 

Mina Loy

 

C’est assez étonnant, le personnage d’Arthur Cravan, qu’on avait mis en valeur après Mai 68, a donné lieu récemment à tout un tas de publications devenant même un personnage de fiction ! Avec du bon et du moins bon.

José Pierre, Arthur Cravan le prophète, Actual/Le temps qu’il fait, 1992.

Maria Lluïsa Borras, Cravan, une stratégie du scandale, biographie illustrée, Jean-Michel Place, 1996.

Philippe Squarzoni, Portrait inédit d’Arthur Cravan, 9ème Monde, 2002 (bande dessinée)

Philippe Dagen, Arthur Cravan, n’est pas mort noyé, Grasset, 2006.

Bertrand Lacarelle Arthur Cravan, précipité, Grasset, 2010.

Mathieu Terence, Mina Loy, éperdument, Grasset, 2017

Jack Manini, Arthur Cravan, Grand Angle, 2018 (bande dessinée)

Carlé/Antico, Il était 2 fois Arthur, Dupuis, 2018 (bande dessinée)

 



[1] Ces lettres avaient déjà été publiées d’une manière dispersée, en les remettant en ordre dans leur continuité, Ricordeau leur donne un caractère singulier.

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