mercredi 30 août 2023

Claire Fourier, RC4, route de sang, Éditions du Canoë, 2023.

  

La Guerre d’Indochine est un sujet oublié de la mémoire collective française. Une sorte d’impensé. On la connaît au moins par le très beau film La 317ème section de Pierre Schoendoeffer, et bien sûr par sa suite qu’on appela la Guerre du Vietnam. Le livre de Claire Fourier en est à sa troisième ou quatrième édition. En outre il est plutôt assez rare qu’une femme s’y intéresse. Le plus souvent cette guerre qui marque le début du délitement de l’Empire français, est regardé à travers un prisme politique, pour la gauche c’est juste une guerre impérialiste face à la volonté d’indépendance du peuple vietnamien. C’est cette vision qui est aujourd’hui dominante, sans que l’on sache vraiment ce qui s’y est passé entre 1947 et 1954 quand Pierre Mendes-France décida de mettre un terme à cette aventure. Pour la droite nationaliste, ce sont les politiciens qui ont bradé l’Empire et donc rabaissé la France dans sa grandeur. On a déjà écrit sur la Route coloniale 4, mais même si certains ouvrages ont été des succès de librairie[1], cela n'a pas réussi à ébranler les narratifs liés à cette question. Il y a plusieurs manières de parler d’une guerre, celle qui manie les plans, les avancées, les pertes, les reculs et qui dessine des stratégies plus ou moins adroites. On se pose alors la question de savoir si cette guerre était juste ou non. C’est une approche documentaire débouchant nécessairement sur des considérations géopolitiques. Et puis il y a la manière de Claire Fourier qui est celle d’une romancière – même si son ouvrage est solidement documenté. La littérature c’est ce qui permet de regarder la réalité des choses au-delà de leur simple matérialité, au-delà des faits. 

 

Le roman de Claire Fourier s’intéresse au-delà de la brutalité de la guerre et de ses raisons, à ce que sont et ce que pensent ceux qui la font ou qui y sont mêlés. L’histoire se déroule dans le Tonkin, les militaires français, sous-équipés, pas assez nombreux, se retrouvent piégés sur la RC4, quasiment abandonnés par les politiciens de Paris. L’ambiance moite est celle qu’on peut voir dans Apocalypse Now, le film de Coppola qui pourtant fait allusion à une période ultérieure de cette guerre de l’Occident contre un supposé communisme. Les Français seront défaits lamentablement en Indochine, d’abord sur la RC4, puis à Diên Biên Phu. Puis les Américains, après près de vingt ans d’intervention militaire pour soi-disant soutenir la lutte contre le communisme, devront partir la queue entre les jambes, abandonnant comme à chaque fois, des quantités énormes de matériel, et bien sûr leurs soi-disant alliés. C’est le début d’une longue série de défaites de l’Occident global. Il y en aura d’autres, en Afghanistan, en Syrie, en Afrique et très prochainement sans doute en Ukraine. Ces guerres suivent toutes le même scénario, on désigne un ennemi, le communisme, l’islamisme ou le poutinisme, puis on envoie un corps expéditionnaire plus ou moins bien dimensionné, et puis on laisse pourrir la situation. En Afghanistan, cela a pris vingt ans. En Indochine, cela prendra trente longues années, en Algérie ce sera plus rapide, seulement huit ans. Je me demande d’ailleurs si ces guerres dites de libération ne sont pas dès la fin de la Seconde Guerre mondiale la marque de la fin de la domination militaire et économique de l’Occident, et donc le début de son déclin.

 

Mais, ce n’est pas vraiment l’analyse politique de la guerre d’Indochine qui intéresse Claire Fourier, même si elle en donne une analyse en creux. Son sujet ce sont les hommes et les femmes qui se retrouvent dans ce piège sans trop savoir pourquoi. La conséquence de cela est double, d’abord il y a cette idée du sacrifice qui plane par-dessus la souffrance, ensuite, il y a une histoire d’amour, entre Lily et Francis, une histoire de tendresse, qui n’existerait pas sans la guerre et qui n’existe plus dès lors que les deux protagonistes sont sortis du conflit. C’est une histoire physique, ou la sensualité des corps se révèlent dans l’épreuve de la guerre aussi bien que dans celle de la passion sexuelle. 

 

Le « roman » est assez bref, mais très dense. Si on l’adaptait au cinéma, ce serait un film à grand spectacle où la nature tonkinoise jouerait un rôle déterminant, avec beaucoup de couleurs, du vert profond, des terres argileuses. Formellement le récit se divise en trois parties qui descendent peu à peu du plus général au plus intime d’un couple blessé moralement et physiquement par son engagement. Le premier tiers est en quelque sorte une leçon d’histoire dans laquelle les jeunes générations pourront apprendre beaucoup et découvriront toutes les ambiguïtés du conflit indochinois, y compris sur la position du général De Gaulle qui souhaitait la défaite afin que la France paie le prix du sang, puisque pour lui c’est la seule façon pour une nation d’exister. C’est un rappel salutaire de ce que fut la décomposition de l’Empire français. 

 

Mais rapidement on dépasse ce stade. Le second tiers est centré sur Francis Dubreuil, son engagement, de la Résistance à la Guerre d’Indochine, un vrai guerrier, prêt à tout risquer, et sur sa rencontre avec Lily, une infirmière, qui est venue là parce qu’elle suivait son mari qui sera tué dans les embuscades. La troisième partie est la rencontre physique entre Lily et Francis. Celle-ci a été blessée à la tête et Francis va lui prendre la main pour lui montrer qu’elle existe encore et qu’elle est vivante. Comme on dirait aujourd’hui chez les wokes, c’est très genré ! Francis c’est un guerrier que rien n’épuise, ni les femmes, ni les blessures, Lily console le guerrier ! C’est l’ordre, disons celui de la guerre. Il vient cette idée que la vie ne vaut le coup que dans les instants de haute intensité. Ce qui me rappelle la fable que Arkadin raconte dans le film d’Orson Welles, Mr. Arkadin, qui porte un toast à l’histoire suivante : En traversant un cimetière, Arkadin passe à travers les tombes et se rend compte que les dates sont extrêmement rapprochées, comme si les habitants de ce village vivaient très peu d’années. Mais quand il arrive au village, il va à la taverne boire un coup, il y a, comme partout ailleurs, des jeunes et des vieux. Il interroge alors ses compagnons de boisson qui lui dise que dans leur patelin, on ne compte que les années durant lesquelles on a aimé. Or comme l’amour, la guerre est ce moment où l’on vit plus que d’ordinaire. Et c’est aussi cela que cherche, au-delà de la cause qu’ils défendent, les guerriers qui s’engagent à l’aventure. 

Le style de Claire Fourier est particulier, très sobre, direct, à la manière des reporters de guerre. La précision ne se noie pas dans les détails.  C’est assez singulier chez une femme et donc ça mérite d’être souligné. Elle citera abondamment Sun Tzu, L’art de la guerre, histoire de rappeler la cécité occidentale face aux nouvelles manières de mener une guerre d’indépendance de la part du Vietminh. Mais tout ça n’empêche pas l’émotion, notamment vers la fin du récit. Cette matérialité dans laquelle s’inscrit l’histoire, entraîne assez curieusement des réflexions métaphysiques chez le lecteur, aussi bien sur les pulsions de mort engendrées par l’engagement guerrier, que celles de la vie, éros et thanatos font un bon ménage ici !


[1] Marc Dem, Mourir pour Cao Bang : le drame de la route coloniale n° 4, Albin Michel, 1977 et Erwan Bergot, La bataille de Dong Khê : Indochine 1950, Presses de la Cité, 1987, sont les ouvrages les plus connus sur cette question. 

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