En voilà un qu’on peut saluer parce que malgré toutes les
réserves qu’il est capable de formuler sur les partis de gauche et sur les
syndicats, il n’a pas renié ses origines de classe. Astolfi est l’exemple même de
la vitalité de la littérature prolétarienne d’aujourd’hui. Certes elle est
moins offensive qu’elle pouvait l’être dans les années de l’entre-deux-guerres,
moins combattive, mais elle n’en existe pas moins. Astolfi est lui-même
d’origine prolétaire et a connu le travail de l’ouvrier à l’Arsenal maritime.
Après avoir quitté ce travail, il s’est orienté vers l’éducation nationale où
il a fait une carrière comme on dit. Néanmoins son ouvrage n’est pas un
témoignage, mais une œuvre de fiction. C’est ici qu’on voit l’importance de la
littérature, en ce sens qu’en se départissant d’une neutralité documentaire,
elle arrive à toucher sans doute encore plus juste. Ce roman est celui de la
trajectoire d’un ouvrier des Chantiers de la Ciotat surnommé Narval. Ouvrier
qualifié de père en fils, il est de tous les combats, pensant qu’on peut
changer le monde. Il fera donc Mai 68 avec enthousiasme, puis se réjouira de
l’élection de François Mitterrand, suivront les déceptions du tournant de la
rigueur de 1983 qui sera aussi pour la France le début de sa
désindustrialisation accélérée et donc de la disparition des Chantiers navals.
Cet effondrement est décidé contre les ouvriers, depuis Bruxelles, et le
gouvernement dit « de gauche » va se plier à ses injonctions. La fin
de cette activité a d’abord une incidence sur la vie intime du héros : sa
femme le quitte, il tente de se recaser comme les autres ouvriers de cette
activité, puis viendra le temps où on s’apercevra que tous ceux qui ont travaillé
dans ce secteur sont infectés par l’amiante. Des camarades s’en vont les uns
après les autres, il faut se battre pour que la justice reconnaisse la
culpabilité des donneurs d’ordre dans cette mort programmée au nom du profit et
de la rentabilité.
La trajectoire de l’effondrement de l’industrie lourde française est la même que celle du héros dans sa vie intime. C’est la fin d’un monde. Le premier niveau de lecture de ce roman est bien entendu que le changement social et économique est imposé sans concertation à des ouvriers qui n’y sont pas préparés. On leur donne une prime pour s’en débarrasser et qu’ils fassent le moins de vagues possibles. Entre 1975 et 2009, c’est plus de 2,5 millions d’emplois industriels qui ont disparu, et principalement dans l’industrie lourde. Ce qui change radicalement la physionomie d’un pays. Les responsables de ce désastre se trouvent directement à Bruxelles où on a décidé un jour que l’industrie lourde française devait disparaitre – avec Macron et la vente d’Alstom c’est enfin terminé – et que la France devait vivre de la domesticité en se livrant aux joies de la fréquentation des touristes. Le nom de Davignon, l’artisan de ce désastre est clairement cité par Astolfi[1]. C’est réussi, la côte qui allait de la Ciotat à Toulon était une zone rouge, très ouvrière, les maires étaient communistes. Aujourd’hui les maires sont souvent d’extrême droite, les prix des loyers ont explosé et l’activité principale c’est bien le tourisme. Mais avant que les Chantiers navals de la Ciotat ne soient coulés par une volonté politique étroite et bornée – gauche comme droite d’ailleurs – c’était la fierté des ouvriers que de bosser dans cette entreprise où le travail collectif comptait sans doute plus que le travail individuel. Évidemment c’était des histoires de camaraderie et de solidarité où les syndicats – plutôt la CGT – étaient puissants. En même temps que les Chantiers navals disparaissent, c’est tout un monde qui s’effondre, sur le plan social, politique voire culturel. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le parallèle qui est fait entre la crise des Chantiers et la dissolution du couple du narrateur. La fermeture des Chantiers navals fut une erreur stratégique, essentiellement pour deux raisons, la première était que les Chantiers navals avaient un multiplicateur d’emplois très élevé, un emploi créé ou maintenu aux Chantiers, c’était 7, 8 ou peut-être 9 emplois en amont et en aval de la filière, globalement les subventions étaient rentables en termes d’emplois et d’activité industrielle. Ensuite ce fut une erreur stratégique, les Coréens récupérèrent les chantiers en engrangèrent beaucoup d’argent, mais en outre c’était une activité qui assurait l’indépendance de la France vis-à-vis des autres pays industriels.
Les dégâts causés par l’amiante, reconnu maintenant,
dévoilent beaucoup. D’abord sur le plan intime ce sont des camarades qui s’en
vont. Mais ensuite en ce qui concerne le travail en lui-même. Ce travail dont
les ouvriers étaient si fiers, au fond ils ne comprenaient pas ce qu’il était.
C’est encore vrai aujourd’hui. Beaucoup de gens voient la nécessité de
réindustrialiser le pays, la raison principale et que notre désindustrialisation
nous a rendu dépendant des autres pays industriels. Mais en vérité ce travail
est le plus souvent mauvais : il pollue, il dégrade la santé et produit très
souvent les objets inutiles au nom du progrès. Astolfi ne s’attarde pas sur les
luttes perdues, dans la seconde partie de son ouvrage il met l’accent sur les
conséquences du travail. C’est une interrogation bienvenue justement au moment
où on se demande qu’est-ce que devrait être un travail normal dans un monde
harmonieux. Venant d’une famille communiste, Astolfi s’est orienté vers le
courant libertaire, à la fois critique du travail, mais aussi du vote et des
syndicats comme des sortes d’écran qui nous empêchent de voir qu’il est
possible de se réapproprier la maitrise de nos vies. Astolfi citera volontiers Le
droit à la paresse, cet ouvrage écrit par le gendre de Marx, Paul Lafargue
en 1880. Filoche dira que finalement en 2002 il a voté pour Jean-Marie
Le Pen, il y a donc une relation très forte entre désindustrialisation et
effondrement de la gauche qui, pour s’en remettre s’est tourné bêtement vers
les problèmes de droits de ceci et de droit de cela, ce juridisme était
oubliant au passage la mission de lutter contre le capitalisme. C’est dans cet
espace abandonné par la gauche institutionnelle, la gauche des partis, que
s’engouffre finalement le Front national qui deviendra le Rassemblement
national. À côté de la justice, des politiciens de tout bord et de la canaille
de Bruxelles, bien entendu il y avait comme aujourd’hui la police – ici les CRS
– qui donnaient de la matraque pour soutenir le bloc bourgeois.
Astolfi – ou son double le héros de son livre – s’est éloigné du parti communiste aussi bien pour des raisons tactiques, la participation au gouvernement de Pierre Mauroy, puis ensuite son soutien critique, que pour des raisons plus philosophiques, ce renoncement à mettre le travail au centre d’un projet politique qui ne change rien dans le fond. La reconversion de François Lorenzi dans l’ouvrage est une esquisse d’une nouvelle approche du travail, comme un retour vers l’artisanat après qu’il ait travaillé de longues années dans cette lourde machine à fabriquer les bateaux et qui repose sur la division du travail, avec en haut évidemment le travail dit intellectuel.
Ce roman a été un succès public justifié, preuve que non seulement le sujet intéresse, mais aussi que l’écriture simple et directe touche le lecteur. Astolfi décrit très bien le travail de l’ouvrier, ses outils, ses difficultés, les rythmes qu’ils donnent à sa vie.
Chaque matin à la prise du travail, je le regarde arriver, poussant sur le quai son chariot à bras. Deux immenses bouteilles de gaz armées de détendeurs dressées au-dessus de sa tête comme des tours, et lovés autour de son torse, deux tuyaux flexibles, le rouge pour l’acétylène, le bleu pour l’oxygène, tels les boyaux d’un coureur de la grande boucle des années cinquante. Il gare son matériel devant l’atelier. Il me fait signe. On entre prendre un jus tenu au chaud dans une Thermos et griller une cigarette, avant de franchir la coupée.
Rapidement la mobilisation s’effiloche et la lutte tourne en rond, comme sans but et sans perspective autre que de protester d’une manière impuissante, face à ce monde qui s’effondre et qui emporte leurs vies. À l’évidence les syndicats ont été incapables de tracer des perspectives innovantes comme par exemple avaient pu le faire les ouvriers de Lip pendant un petit moment.
Cela faisait deux mois que nous occupions le site, cette zone à défendre dont tout le monde se fichait. Chaque matin nous passions la porte des Chantiers pour tenir les murs. Les quais étaient notre chemin de ronde, la grande forme notre bout du monde où pleurer notre paradis perdu. Nos seuls compagnons étaient le soleil et le vent. La direction, elle, avait décampé depuis un bout de temps. Elle nous avait laissé notre dernier ennemi : nous-mêmes.
Astolfi insistera sur le fait que le bloc bourgeois
représenté par les politiciens, les juges et les médecins du travail feront
front pour minimiser les problèmes des prolos exposés à l’amiante pendant de
longues années. Ce sera une nouvelle humiliation, même si au bout du compte la
justice finira par reconnaitre les préjudices subis.
Les Chantiers naval de la
Ciotat aujourd’hui
Les Chantiers navals de la Ciotat occupaient des milliers d’ouvriers, et de nombreuses entreprises travaillaient en sous-traitance pour eux on y fabriquait des pétroliers, des méthaniers. Aujourd’hui il ne reste plus qu’une activité d’entretien de yachts de luxe, le site tourne au profit des riches, et la ville elle-même est devenu un repère de bobos friqués. Ce n’est même pas la fabrication des yachts qui les concerne, mais la simple maintenance.
[1] Etienne
Davignon de nationalité belge agissait contre l’industrie française en tant que
vice-président de la Commission européenne, mais il était par ailleurs un homme
d’affaires impliqué dans de nombreuses combines louches. Président du comité de
direction du groupe Bildelberg et aussi membre de la Trilatérale, il avait ses
entrées surtout au niveau du capitalisme financier.
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