De la même génération que Jean Giono,
Vladimir Maïakovski, Albert Cohen, ou encore Louis-Ferdinand Céline, il pense
comme eux que l’écriture est un sacerdoce et une mission dans la mise en scène
du chaos du monde. Mort à moins de trente ans, suicide ou assassinat, on ne
sait pas vraiment, il est une légende aussi bien à cause de ses poèmes lyriques
que de sa vie déréglée et extravagante. Sa liaison avec la sulfureuse Isadora
Duncan avec qui il se mariera et l’alcoolisme le jetèrent dans des abimes de
déconvenues et de déception, et ce d’autant que la Révolution d’Octobre n’avait
pas répondu à ses attentes, notamment à cause d’une accélération de
l’industrialisation du pays.
Sans être paysan ou fils de paysan, il
venait d’un milieu rural, Konstantinovo, près de Riazan, élevé par ses
grands-parents, il se destinait à la profession d’instituteur. Il deviendra
correcteur d’imprimerie, puis militera pour la révolution, ce qui lui vaudra
des ennuis avec la police. Rapidement il fréquente les cercles littéraires de
Saint-Pétersbourg, où on croit que la poésie est une arme
révolutionnaire !
Poète-paysan, si on veut, il vise à une approche fusionnelle avec les forces telluriques. C’est avant tout un poète lyrique, ses premiers textes datent de ses quatorze, la spontanéité et la jeunesse de ses œuvres l’ont fait qualifier de Rimbaud russe. Mais ce genre de slogan ne veut pas dire grand-chose. Il y a cependant chez Essenine, une sorte de de fureur mariée à une certaine innocence qui le rapproche du poète français. Un vaste choix de ses poèmes a été publié en 2015 par Henry Abril, dans une nouvelle traduction[1]. J’en profite pour saluer ici l’excellent travail d’Abril.
Au-dessus des berges et du voile de l’eau,
On entend le claquement bleu de ses sabots.
Le vent ermite avance prudemment et froisse
Sur le sentier les feuilles qui dépassent
Et, accourant vers un sorbier sur le talus,
Il baise les plaies rouges d’un invisible Jésus.
1914-1915 (traduction Henri Abril)
Ce que racontent ces poèmes, c’est la terre et le ciel, la prolifération de la nature qui apparait comme sacrée dans ce qu’elle distribue comme énergie vitale, et puis bien entendu cette dialectique de la vie et de la mort comme la conclusion de ce qu’est le monde dans sa dimension cosmique. Le vent, les couleurs des saisons, le froid et la neige, forment des cycles dans lequel s’inscrit la beauté du monde. Il y a une sensualité qui se retrouvera dans toute son œuvre. Il parle souvent de la patrie, de sa patrie, c’est très mal compris parce qu’il ne s’agit pas là d’un nationalisme étroit avec une connotation politique, mais plutôt des lieux où on est né, où on a grandi qui sont comme une marque sur la vie des hommes réels.
Oh toi, ma douce Russie,
Tes icônes fleuries près du feu…
Rien que toi à l’infini,
Tout ce bleu suçant les yeux.
Simple pèlerin qui passe,
Je viens contempler tes champs ;
Auprès de tes haies si basses,
Les peupliers s’étiolent, vibrants.
Il sent le miel et sent bon les pommes,
Ton humble Sauveur dans les églises,
Et de pré en pré résonnent
Les rondes gaies et sans fin reprises.
M’élançant sur le sentier
Qui mène aux clairières libres,
Vers moi j’entendrai tinter,
Boucles d’oreilles, le rire des filles.
Si la troupe des anges me hèle :
« Fuis la Russie, viens au paradis ! »
Je dirai : « Que m’importe le ciel,
Laissez-moi vivre dans ma patrie ! »
1914 (traduction Henri Abril)
Le long poème de La Russie des Soviets est la somme de ses déceptions, mais en même temps l’étonnement de l’émergence d’une nouvelle vie pour son pays. On y voit en effet des paysans se réinventer en s’écartant des traditions séculaires. Essenine a voulu comme tant de Russe la Révolution, mais il la voulait comme inscrite dans des formes issues de la paysannerie. Il ne comprend pas cette rupture, bien qu’il se refuse à la condamner, ne serait-ce que parce qu’elle se nourrit de nouvelles formes de solidarité. Même si la révolution de 17 l’a déçu, il ne la présente pourtant pas comme une catastrophe, il avoue son incompréhension. Comme on le voit la plume est lyrique, mélancolique mais aussi suffisamment simple pour être suivie par tous. Et c’est ce qui explique qu’Essenine est encore très lu aujourd’hui en Russie après avoir été le phare de la poésie russe tout au long du XXème siècle. Sa poésie n’est pas confidentielle et réservée à des savants.
Je vois par exemple
Des villageois qui le dimanche,
Sont allés au conseil du canton, comme à l’église
En paroles crottées, mal dégrossies,
C’est de leur vie neuve qu’ils devisent.
[…]
Un soldat-rouge boiteux, l’air endormi,
Le front ridé par les souvenirs qu’il évoque,
Gonfle sa vitrine en parlant de Boudionny,
De comment les Rouges ont repris Perekop.
« Ces chiens d’bourgeois… comme ci et comme ça…
En Crimée… croyez-moi… ça été leur fête… »
Et les érables plissent leurs longues oreilles,
Et les femmes s’exclament dans l’ombre muette.
Des komsomols paysans sont venus des collines
Et aux sons de l’accordéon, avec une ardeur redoublée
Tous entonnent les slogans de Démian Bedny.
Une clameur joyeuse remplit la vallée
1924 (traduction Henri Abril)
Dans ses ultimes poèmes, il admettra que le prima de la campagne sur la ville doit changer, et que la Russie, même si elle lui reste au cœur comme une nostalgie des labours et des forêts, doit se mettre à l’heure de l’acier et de l’industrie. Autrement dit c’est l’idée de progrès qui tue celle de la tradition. Il parlera d’ailleurs de ces jeunes Russes qui lisent le Capital de Marx, lui qui n’a jamais voulu y mettre le nez dedans. C’est donc bien d’une déchirure dont il s’agit chez Essenine. Cependant si nous regardons ce qui s’est fait au nom du progrès depuis un siècle à peu près, on se demande toujours si le retour vers une forme plus traditionnelle, proche de la nature n’est pas aujourd’hui une nécessité. Contrairement à Rimbaud, il ne pense pas que la main à plume vaut la main à charrue, et donc l’activité productive est une nécessité pour sortir de la misère. Regardons ce poème écrit juste avant la mort d’Essenine d’une manière lyrique, il n’indique pas tout à fait un revirement complet, mais à tout le moins c’est un déchirement forgé dans l’ambiguïté de la situation paradoxale que vit la Russie juste après que les feux de la guerre civile se soient éteint.
Toute autre chose aujourd’hui m’attire
Au clair de Lune tuberculeux
Je vois la force de mon pays
Dans la pierre et l’acier orgueilleux
Russie des campagnes ! Assez trainé
Ta charrue à travers champs et plaines !
Ça fait mal aux bouleaux et aux peupliers
De voir ta misère et ta déveine !
J’ignore ce qui peut m’arriver
Dans la vie nouvelle qui s’installe,
Mais je voudrais voir toute d’acier
Cette Russie pauvre et misérable.
Écoutant aboyer les moteurs
Dans une cohorte de tempêtes
Je ne veux plus entendre alentour
Le chant grinçant des roues de charrettes
1925 (traduction Henri Abril)
Il n’a pas cependant écrit que des
poèmes. Très jeune, vers l’âge de 18 ans, il écrivit une sorte de roman très
particulier, La Ravine dans lequel il conte la vie d’un village –
probablement celui dans lequel il a passé son enfance. C’est sa seule œuvre en
prose d’importance. C’est un roman qui pourrait se rapprocher de Giono. On y
trouve cette communion difficile mais nécessaire avec la nature où la mort est
un événement banal. Anti-moderne forcené, il oppose les paysans, pauvres
et frustres qui n’ont pas l’ambition de s’enrichir, aux gens de la ville, les
marchands, la justice et l’armée qui étouffent les individus dans leur
existence propre et qui les contraignent à la misère. Dans ce roman
incroyablement écrit, avec un démembrement de la linéarité du récit et
l’éclatement de la communauté paysanne dans diverses figures, la communion avec
la nature c’est aussi le rapport qu’on entretient avec les bêtes, domestiques
ou sauvages. L’ouvrage débute avec une chasse à l’ours dans la forêt, et on
comprend que Jim Harrison, l’auteur de Légendes d’automne ait adoré
Essenine[2].
Le pivot de ce récit est Karev, une sorte de légende, chasseur, mais aussi défenseur des paysans contre la rapacité des propriétaires terriens, de ceux qui se sont accaparés les terres communales par des tours de passe-passe juridiques. Karev est d’abord un homme libre et c’est ce goût de la liberté qui lui donne de la force et le hisse un peu au-dessus. Cette liberté appelle à la dérive, à refuser de se fixer en quelque endroit que ce soir, appréhender le monde dans toute son étendue, sa beauté, mais aussi sa cruauté.
« Mais
un beau matin, un paysan grièvement blessé à la tête vint au village et raconta
que le propriétaire l’avait frappé.
– J’allais casser une branche de noisetier,
disait-il, alors il est arrivé en douce et m’a cogné avec une barre de fer.
Les paysans accoururent et manifestèrent leur
émotion.
– L’ordure, il boit notre sang ! criaient-ils en
déterrant des pieux.
Grand-père Yen sortit sur la place et appela les
paysans à faire justice.
– C’est pas une vie ! criait-il. Il faut tout
supporter maintenant !
La troupe entière armée de pieux courut au Passik.
Hargne et haine mettaient à mal le recueillement dans lequel était plongé le
ravin du Passik.
De colère, le propriétaire saisit un pistolet et
courut à la rencontre des paysans.
– C’est ma propriété ! – il menaçait du poing –
vous n’avez pas le droit d’y entrer ; le tribunal l’a confirmé, c’est à
moi.
– Faut le frapper ! cria grand-père Yen. Vous le
voyez le bandit, il s’est gavé de notre sang comme une punaise ! Allez, on
le crève, les gars !
Il ramassa un pavé qu’il lui envoya avec force en
pleine tempe.
L’homme agita les bras et sombra, comme fauché, dans
le ravin.
La Ravine, 1913.
Sur le plan de l’écriture, et malgré
la jeunesse de son auteur, il y a beaucoup d’éléments très singuliers. D’abord
la non linéarité du récit produit un éclatement entre des personnages qui
prennent leur place dans un ensemble, dans une communauté, comme des pièces
d’un puzzle. Il va y a avoir une évolution du particulier au général justement
quand les paysans se rassemblent et affrontent le propriétaire qui les volent
et la justice qui défend celui-ci.
C’est un poète sensualiste et donc
dans La Ravine, le sexe comme le désir féminin tiennent un rôle décisif.
On peut être étonné d’ailleurs que les femmes de ces contrées rurales aient
autant de personnalité, ou plutôt que les structures sociales ne les
contraignent pas plus que ça dans un rôle de soumission à l’homme. Mais c’est
souvent un des axes de la littérature prolétarienne que de donner une image
positive de l’émancipation féminine.
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