jeudi 7 décembre 2023

Sergueï Essenine (1895-1925)

  

De la même génération que Jean Giono, Vladimir Maïakovski, Albert Cohen, ou encore Louis-Ferdinand Céline, il pense comme eux que l’écriture est un sacerdoce et une mission dans la mise en scène du chaos du monde. Mort à moins de trente ans, suicide ou assassinat, on ne sait pas vraiment, il est une légende aussi bien à cause de ses poèmes lyriques que de sa vie déréglée et extravagante. Sa liaison avec la sulfureuse Isadora Duncan avec qui il se mariera et l’alcoolisme le jetèrent dans des abimes de déconvenues et de déception, et ce d’autant que la Révolution d’Octobre n’avait pas répondu à ses attentes, notamment à cause d’une accélération de l’industrialisation du pays.

Sans être paysan ou fils de paysan, il venait d’un milieu rural, Konstantinovo, près de Riazan, élevé par ses grands-parents, il se destinait à la profession d’instituteur. Il deviendra correcteur d’imprimerie, puis militera pour la révolution, ce qui lui vaudra des ennuis avec la police. Rapidement il fréquente les cercles littéraires de Saint-Pétersbourg, où on croit que la poésie est une arme révolutionnaire !

Poète-paysan, si on veut, il vise à une approche fusionnelle avec les forces telluriques. C’est avant tout un poète lyrique, ses premiers textes datent de ses quatorze, la spontanéité et la jeunesse de ses œuvres l’ont fait qualifier de Rimbaud russe. Mais ce genre de slogan ne veut pas dire grand-chose. Il y a cependant chez Essenine, une sorte de de fureur mariée à une certaine innocence qui le rapproche du poète français. Un vaste choix de ses poèmes a été publié en 2015 par Henry Abril, dans une nouvelle traduction[1]. J’en profite pour saluer ici l’excellent travail d’Abril. 

Au-dessus des berges et du voile de l’eau,

On entend le claquement bleu de ses sabots.

Le vent ermite avance prudemment et froisse

Sur le sentier les feuilles qui dépassent

Et, accourant vers un sorbier sur le talus,

Il baise les plaies rouges d’un invisible Jésus.

1914-1915 (traduction Henri Abril)

 

Ce que racontent ces poèmes, c’est la terre et le ciel, la prolifération de la nature qui apparait comme sacrée dans ce qu’elle distribue comme énergie vitale, et puis bien entendu cette dialectique de la vie et de la mort comme la conclusion de ce qu’est le monde dans sa dimension cosmique. Le vent, les couleurs des saisons, le froid et la neige, forment des cycles dans lequel s’inscrit la beauté du monde. Il y a une sensualité qui se retrouvera dans toute son œuvre. Il parle souvent de la patrie, de sa patrie, c’est très mal compris parce qu’il ne s’agit pas là d’un nationalisme étroit avec une connotation politique, mais plutôt des lieux où on est né, où on a grandi qui sont comme une marque sur la vie des hommes réels.  

Oh toi, ma douce Russie,

Tes icônes fleuries près du feu…

Rien que toi à l’infini,

Tout ce bleu suçant les yeux.

Simple pèlerin qui passe,

Je viens contempler tes champs ;

Auprès de tes haies si basses,

Les peupliers s’étiolent, vibrants.

Il sent le miel et sent bon les pommes,

Ton humble Sauveur dans les églises,

Et de pré en pré résonnent

Les rondes gaies et sans fin reprises.

M’élançant sur le sentier

Qui mène aux clairières libres,

Vers moi j’entendrai tinter,

Boucles d’oreilles, le rire des filles.

Si la troupe des anges me hèle :

« Fuis la Russie, viens au paradis ! »

Je dirai : « Que m’importe le ciel,

Laissez-moi vivre dans ma patrie ! »

1914 (traduction Henri Abril)  

     Le long poème de La Russie des Soviets est la somme de ses déceptions, mais en même temps l’étonnement de l’émergence d’une nouvelle vie pour son pays. On y voit en effet des paysans se réinventer en s’écartant des traditions séculaires. Essenine a voulu comme tant de Russe la Révolution, mais il la voulait comme inscrite dans des formes issues de la paysannerie. Il ne comprend pas cette rupture, bien qu’il se refuse à la condamner, ne serait-ce que parce qu’elle se nourrit de nouvelles formes de solidarité. Même si la révolution de 17 l’a déçu, il ne la présente pourtant pas comme une catastrophe, il avoue son incompréhension. Comme on le voit la plume est lyrique, mélancolique mais aussi suffisamment simple pour être suivie par tous. Et c’est ce qui explique qu’Essenine est encore très lu aujourd’hui en Russie après avoir été le phare de la poésie russe tout au long du XXème siècle. Sa poésie n’est pas confidentielle et réservée à des savants. 

Je vois par exemple

Des villageois qui le dimanche,

Sont allés au conseil du canton, comme à l’église

En paroles crottées, mal dégrossies,

C’est de leur vie neuve qu’ils devisent.

[…]

Un soldat-rouge boiteux, l’air endormi,

Le front ridé par les souvenirs qu’il évoque,

Gonfle sa vitrine en parlant de Boudionny,

De comment les Rouges ont repris Perekop. 

« Ces chiens d’bourgeois… comme ci et comme ça…

En Crimée… croyez-moi… ça été leur fête… »

Et les érables plissent leurs longues oreilles,

Et les femmes s’exclament dans l’ombre muette. 

Des komsomols paysans sont venus des collines

Et aux sons de l’accordéon, avec une ardeur redoublée

Tous entonnent les slogans de Démian Bedny.

Une clameur joyeuse remplit la vallée

1924 (traduction Henri Abril)  

Dans ses ultimes poèmes, il admettra que le prima de la campagne sur la ville doit changer, et que la Russie, même si elle lui reste au cœur comme une nostalgie des labours et des forêts, doit se mettre à l’heure de l’acier et de l’industrie. Autrement dit c’est l’idée de progrès qui tue celle de la tradition. Il parlera d’ailleurs de ces jeunes Russes qui lisent le Capital de Marx, lui qui n’a jamais voulu y mettre le nez dedans. C’est donc bien d’une déchirure dont il s’agit chez Essenine. Cependant si nous regardons ce qui s’est fait au nom du progrès depuis un siècle à peu près, on se demande toujours si le retour vers une forme plus traditionnelle, proche de la nature n’est pas aujourd’hui une nécessité. Contrairement à Rimbaud, il ne pense pas que la main à plume vaut la main à charrue, et donc l’activité productive est une nécessité pour sortir de la misère. Regardons ce poème écrit juste avant la mort d’Essenine d’une manière lyrique, il n’indique pas tout à fait un revirement complet, mais à tout le moins c’est un déchirement forgé dans l’ambiguïté de la situation paradoxale que vit la Russie juste après que les feux de la guerre civile se soient éteint. 

Toute autre chose aujourd’hui m’attire

Au clair de Lune tuberculeux

Je vois la force de mon pays

Dans la pierre et l’acier orgueilleux 

Russie des campagnes ! Assez trainé

Ta charrue à travers champs et plaines !

Ça fait mal aux bouleaux et aux peupliers

De voir ta misère et ta déveine ! 

J’ignore ce qui peut m’arriver

Dans la vie nouvelle qui s’installe,

Mais je voudrais voir toute d’acier

Cette Russie pauvre et misérable. 

Écoutant aboyer les moteurs

Dans une cohorte de tempêtes

Je ne veux plus entendre alentour

Le chant grinçant des roues de charrettes

1925 (traduction Henri Abril)  

Il n’a pas cependant écrit que des poèmes. Très jeune, vers l’âge de 18 ans, il écrivit une sorte de roman très particulier, La Ravine dans lequel il conte la vie d’un village – probablement celui dans lequel il a passé son enfance. C’est sa seule œuvre en prose d’importance. C’est un roman qui pourrait se rapprocher de Giono. On y trouve cette communion difficile mais nécessaire avec la nature où la mort est un événement banal. Anti-moderne forcené, il oppose les paysans, pauvres et frustres qui n’ont pas l’ambition de s’enrichir, aux gens de la ville, les marchands, la justice et l’armée qui étouffent les individus dans leur existence propre et qui les contraignent à la misère. Dans ce roman incroyablement écrit, avec un démembrement de la linéarité du récit et l’éclatement de la communauté paysanne dans diverses figures, la communion avec la nature c’est aussi le rapport qu’on entretient avec les bêtes, domestiques ou sauvages. L’ouvrage débute avec une chasse à l’ours dans la forêt, et on comprend que Jim Harrison, l’auteur de Légendes d’automne ait adoré Essenine[2].

Le pivot de ce récit est Karev, une sorte de légende, chasseur, mais aussi défenseur des paysans contre la rapacité des propriétaires terriens, de ceux qui se sont accaparés les terres communales par des tours de passe-passe juridiques. Karev est d’abord un homme libre et c’est ce goût de la liberté qui lui donne de la force et le hisse un peu au-dessus. Cette liberté appelle à la dérive, à refuser de se fixer en quelque endroit que ce soir, appréhender le monde dans toute son étendue, sa beauté, mais aussi sa cruauté. 

« Mais un beau matin, un paysan grièvement blessé à la tête vint au village et raconta que le propriétaire l’avait frappé.

– J’allais casser une branche de noisetier, disait-il, alors il est arrivé en douce et m’a cogné avec une barre de fer.

Les paysans accoururent et manifestèrent leur émotion.

– L’ordure, il boit notre sang ! criaient-ils en déterrant des pieux.

Grand-père Yen sortit sur la place et appela les paysans à faire justice.

– C’est pas une vie ! criait-il. Il faut tout supporter maintenant !

La troupe entière armée de pieux courut au Passik. Hargne et haine mettaient à mal le recueillement dans lequel était plongé le ravin du Passik.

De colère, le propriétaire saisit un pistolet et courut à la rencontre des paysans.

– C’est ma propriété ! – il menaçait du poing – vous n’avez pas le droit d’y entrer ; le tribunal l’a confirmé, c’est à moi.

– Faut le frapper ! cria grand-père Yen. Vous le voyez le bandit, il s’est gavé de notre sang comme une punaise ! Allez, on le crève, les gars !

Il ramassa un pavé qu’il lui envoya avec force en pleine tempe.

L’homme agita les bras et sombra, comme fauché, dans le ravin.

La Ravine, 1913. 

Sur le plan de l’écriture, et malgré la jeunesse de son auteur, il y a beaucoup d’éléments très singuliers. D’abord la non linéarité du récit produit un éclatement entre des personnages qui prennent leur place dans un ensemble, dans une communauté, comme des pièces d’un puzzle. Il va y a avoir une évolution du particulier au général justement quand les paysans se rassemblent et affrontent le propriétaire qui les volent et la justice qui défend celui-ci.

C’est un poète sensualiste et donc dans La Ravine, le sexe comme le désir féminin tiennent un rôle décisif. On peut être étonné d’ailleurs que les femmes de ces contrées rurales aient autant de personnalité, ou plutôt que les structures sociales ne les contraignent pas plus que ça dans un rôle de soumission à l’homme. Mais c’est souvent un des axes de la littérature prolétarienne que de donner une image positive de l’émancipation féminine.  



[1] Serguei Essenine, L’homme noire, Circé, 2015

[2] Jim Harrison, Lettres à Essenine [1973], Christian Bourgois, 1999.

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