Georges Hyvernaud est le troisième en partant de la droite
Georges Hivernaud fait partie de cette race d’écrivains de l’entre-deux. À l’écart de la vie littéraire bourgeoise et encadrée par un système plus ou moins élastique, il s’est penché sur les petites choses de la vie, en commençant par les siennes. Extrêmement marqué par la Seconde Guerre mondiale, il a été prisonnier pendant de longs mois, et même par la Première qu’il a connu adolescent, avec une partie de sa famille victime de cette boucherie. Il venait d’un milieu pauvre, paysan et ouvrier, de la Charente, et je dirais que ça se voit dans la manière non académique d’écrire. Il avait fait pourtant des bonnes études et pour gagner sa vie il exercera comme instituteur puis comme formateur de ces mêmes instituteurs. Il exerçait un des rares métiers intellectuels admirés par Jean Giono parce qu’il ouvrait les esprits en apprenant à lire sans pour autant les endoctriner comme peut le faire l’enseignement secondaire ou même supérieur. De son vivant il a eu peu de succès, mais ceux qui le lisaient ne l’ont pas oublié. Il est de ces écrivains qui sont réédités constamment, même si c’est à travers de petits tirages chaque fois. Cela permet qu’on le redécouvre à chaque saison, comme beaucoup d’écrivains qui sont restés en marge du cirque médiatique. Il a assez peu publié. Il y a cependant deux romans qui forment comme une suite. C’est Raymond Guérin qui, ayant lu un extrait de La peau et les os dans Les temps modernes, le fit publier.
La peau sur les os fut publié en 1949 aux Éditions du
Scorpion, maison qui fut coulée justement par la censure pour avoir publié
entre autres Boris Vian sous le nom de Vernon Sullivan. C’est le livre de
l’humiliation, une humiliation sans fin qui colle à la peau comme la merde des
chiottes de fortunes dans l’oflag où se trouvait prisonnier Georges Hyvernaud.
C’est le fin fonds de la misère humaine, ce n’est pas seulement celle que
fabrique les geôliers et les bourreaux, mais aussi celle que fabrique l’amalgame
des prisonniers qui se laissent aller à la bassesse. Un tel vole un morceau de
pain, un autre ne se lave plus et croupit dans sa crasse. Mais pourtant ces
mêmes crasseux et voleurs joueront plus tard de leur dignité retrouvée pour
faire de grands discours sur le fait que dans leur situation de prisonniers,
ils ont su garder leur dignité. Mais les vaincus n’ont pas seulement perdu la
bataille, ils ont été déshabillés au sens propre et au figuré pour les ramener
au niveau de la bête. Le statut de prisonnier en Allemagne est un enfermement
au-delà du simple fait de se retrouver prisonnier. C’est cela qui poursuit le narrateur de La
peau et les os. C’est une transformation radicale au physique – Hyvernaud
nous dit qu’il a perdu quinze kilos – comme au moral, il restera pour toujours
étranger à lui-même, portant un regard désabusé sur les êtres qui l’entourent. La
littérature est pour lui un exercice de vérité, et donc il ne sert à rien de
mettre en scène des personnages qui sentent bons, qui ont de belles et nobles
idées, au contraire, c’est de mauvaises odeurs et de merde dont il doit être
question. Évidemment de tels principes se heurtent à celui d’espérance et
traficote du côté du désespoir.
« Quand
même, les cabinets, cela résume mieux notre condition. Mieux que les punaises.
C’est plus complet, plus significatif. Avec même un air loufoque, une qualité
d’humour sordide. Pour prendre pleinement conscience de ce qui nous est arrivé,
rien de tel que de s’accroupir fesse à fesse dans les latrines. Voilà ce qu’ils
ont fait de nous. Et on s’imagine qu’on avait une âme, ou quelque chose
d’approchant. On était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes
et les laitues. On n’a pas d’âme, on n’a que des tripes »… « Quand
les écrivains feront des livres sur la captivité, c’est les cabinets qu’ils
devront décrire et méditer »
Dans cette situation tous les prisonniers sont rabaissés et
perdent leur statut antérieur chèrement gagné dans le combat pour les places
dans la société. Tout le monde est ravalé à la pauvreté. C’est aussi bien
physique que moral. Le narrateur qui vient de la classe moyenne qui ne se
plaignait pas de son salaire est déclasse, comme celui-ci qui était juge, ou
celui-là qui était professeur à la faculté. Et cela va entraîner d’ailleurs un
effondrement du langage.
« Mais
à présent, ça y est, je suis dedans. Je suis un pauvre. Tout ce que je possède,
c’est un peu de linge déchiré, une cuiller, un couteau. Et ce quart en
aluminium sur lequel un premier possesseur a gravé deux fleurs et le prénom
d’une femme. Ça tient dans une musette de soldat. Je porte des défroques des
pauvres. Je fais des gestes de pauvres. Je ramasse des bouts de ficelle et les
vieilles boîtes, parce que ça peut toujours servir. »
Comme on me comprend, c’est une vision pleinement
matérialiste qui domine et l’impossibilité de la conscience de reprendre le
dessus. Et donc au-delà de la question du statut de prisonnier de guerre, c’est
de l’impuissance à se redresser dont il est question. Cet enfermement physique
et mental isole les individus les uns des autres et en fait une foule
moutonnière et hargneuse, incapable de se ressaisir pour retrouver un peu de
dignité. Cette dignité est un costume, une attitude, qui se déchire et dévoile
la vérité de l’être dès lors que les cadres de la servitude ont changé de
forme.
Il existe beaucoup d’images de captivité. Mais le plus
souvent elles sont mensongères, c’est-à-dire qu’elles masquent la misère
derrière des sourires, des soldats et officiers bien peignés comme s’ils
avaient gagné la guerre. Ça ressemblerait presque à des camps de vacances. Même
les films comme La grande évasion de John Sturges ou Stalag 17 de
Billy Wilder, ne disent rien de la vraie misère de la situation de prisonnier.
Le premier montre des hommes toujours tentés de s’évader et de reprendre le
combat contre les nazis, ils sont plein de vie et d’enthousiasme ne se laissant
pas abattre par la bêtise de leurs gardiens, mais en vérité, la plupart des
prisonniers n’ont même plus la force et l’envie de s’évader. La captivité les a
transformés, vidés. Le second film est plus cynique mais présente des
prisonniers bien trop propres pour être crédibles. Ici se pose la question de
la vérité. La plupart de ceux qui ont écrit sur la captivité en Allemagne ont
tendance à gommer cette forme d’abattement moral qui explique pourquoi si peu
ont tenté l’évasion et du même coup pourquoi ceux qui ont tenté la belle
l’ont fait assez facilement. C’est qu’au fond ces camps étaient assez mal
gardés, les Allemands comptant sur la passivité des vaincus pour économiser les
frais de garde et donc les quantités de soldats affectés à cette sinistre
besogne. Néanmoins, il est évident que tous les prisonniers n’ont pas réagi de
la même manière. Certains se sont bien comportés, fraternellement je veux dire,
d’autres ont organisé des évasions, une manière de reprendre le contrôle sur sa
vie présente et future. Mais la plupart ont été vidés de toute détermination
particulière
Le second ouvrage c’est Le wagon à vaches, publié en
1953 chez Denoël qui vers cette époque publiait beaucoup d’écrivains marginaux.
C’est l’après-Libération, avec le retour des prisonniers, la commémoration des
morts pour la France, et ceux qui sont des résistants de la vingt-cinquième
heure. Le « roman » se passe dans une petite ville de province, avec
ses notables en carton-pâte, ses ivrognes, ses pauvres et ses déclassés. Si le
narrateur qui revient des camps de prisonniers, dépeint ses amertumes post-libération,
il dresse aussi des portraits des gens qui l’entourent, notamment le
va-de-la-gueule Bourladou qui se donne de l’importance et qui manifeste des
ambitions politiques. C’est un bourgeois, un installé qui fait étalage de ses
biens, de sa femme, de son fils et de son entregent. Le narrateur est
ouvertement sans ambition, il ne cherche pas à progresser à se faire une
situation. Il étale donc son refus d’ambition, mais on pourrait dire que ceux
qui affichent n’avoir pas d’ambition, sont au fond ceux qui en ont le plus parce
qu’ils sont capables de juger de la médiocrité des ambitions des autres. Il
fait donc croire à Bourladou qu’il écrit un
livre et son expérience de prisonnier qui a voyagé vers son oflag en
Poméranie dans un wagon à bestiaux, lui donne le titre. Si le roman est la
description du statut d’un ancien prisonnier de guerre, il est aussi l’histoire
d’un roman en train de se faire ! C‘est donc en même temps une réflexion
sur la littérature et le style. Proust n’est pas sa tasse de thé et encore
moins sa madeleine. Il écrit :
« La marquise demanda sa voiture et sorti à cinq heures…». Il ne s’y
est pas trompé le vieux. Il n’a pas dit la femme de ménage ou la vendeuse de
Monoprix. Quand la marquise sort, nous sommes assurés que les virtualités les
plus exquises fremissent dans son cœur et dans sa chair. Mais la femme de
ménage ne va que vers les wassingues et les seaux d’eau sale. Ou bien elle fait
des courses dans le quartier. Elle se hâte parce que la crémerie va fermer.
Elle réfléchit au prix des carottes et des sardines. Ça ne peut même pas
s’appeler sortir. Elle est comme cousue dans sa condition de femme de
ménage ».
Il a donc pris le parti de s’intéresser aux petites choses
peu héroïques de la vie et aux petites gens. Ce qui explique qu’il n’ait pas eu
beaucoup de succès ! À cette époque la France se réarmait idéologiquement
et des centaines de livres et de romans célébraient la Résistance et la lutte
contre les nazis. C’est bien plus tard quand les pétainistes se mirent à
critiquer le résistancialisme qu’on renverra le pendule dans l’autre sens, avec
des intentions malveillantes, histoire de montrer que la masse informe était du
vent qui tourne, ce qui n’est pas tout à fait le message de Georges Hyvernaud,
même s’il n’est pas cocardier et qu’il sait ce que sont les dégâts de la guerre
même pour ceux qui en réchappent.
Le « héros » reste un peu à l’écart de la vie
collective. Il est comme étranger à lui-même et s’en tire par une ironie féroce
envers lui-même comme envers ses congénères. En permanence il est ailleurs, on
lui cause, il n’entend pas ou comprend de travers. Il est habité par des
souvenirs sordides de captivité qu’il n’a pas encore pu évacuer. Mais la dureté
de la vie, surtout dans la guerre, résiste à la phrase.
« On se demandait : où est-ce qu’ils nous emmènent ?
Mais le bruit des roues écrase vite les curiosités. On ne va peut-être nulle
part. on est là. C’est comme ça. Il y a un train de marchandises qui se traine
à travers un énorme désastre silencieux. On y a entassé des hommes au lieu des
marchandises. Les wagons sont bouclés, verrouillés, cadenassés. Rien de tel
pour vous donner le sentiment de la fatalité. La fatalité sans majuscule. Pas le
Destin des vieilles tragédies, avec son visage de pierre. Nous autres on n’a
droit qu’à une fatalité miteuse et déglinguée. Au wagon à vaches ».
Si le livre est drôle, c’est qu’il insiste sur le fait que les gens jouent des rôles circonstanciés, rôles auxquels ils font semblant de croire pour obtenir tel ou tel avantage. Dans La peau et les os, Hyvernaud nous livre des pages sur Péguy qui valent le coup de cidre. Péguy est pour lui un poseur, et son socialisme est de pacotille, la guerre n’a rien d’héroïque, c’est des cadavres dans la neige, des prisonniers, des éclopés. Le socialisme de Péguy qui recherche sa raison d’être à la fois dans le bénitier et dans un passé idéalisé, ne convient pas à Hyvernaud. En vérité sous des dehors je-m’en-foutiste, il cache une immense ambition qui ne veut pas se contenter du paraître, de la défroque de l’écrivain ou du professeur.
Si on devait résumer les positions littéraires d’Hyvernaud,
je dirais que sa lucidité première est de condamner les postures, toutes
évidemment fondées sur des mensonges. C’est indirectement une condamnation de
la modernité. Par exemple dans Feuilles volantes, oublié de façon
posthume par Le dilettante, on trouvera des pages sur le militantisme
politique, comme sur le militantisme littéraire. Il y a par exemple quelques
pages sur Tristan Tzara qui faisait des conférences pour gratter quelques
picaillons, qui sont à la fois drôles et percutantes, illustrant ce que disait
déjà en 1950 Julien Gracq de l’écrivain de profession qui passe son temps, au
lieu d’écrire quelque chose d’intéressant, à se mettre en scène dès lors qu’il
possède une petite notoriété[1].
Hyvernaud fut aussi lui-même un militant
politique, il s’y connaissait. Voici ce qu’il écrit :
« Il y eut une époque où je me cherchais mon Église, moi aussi. J’ai
même figuré dans les cortèges, avec des drapeaux et des pancartes. Histoire de
me faire un peu d’âme collective. Un bon coup de vie unanime. C’est fatigant,
les cortèges, à cause de la poussière et des odeurs. Et puis on avance par
à-coups, avec des arrêts incompréhensibles et des pauses éprouvantes. Les
familles nous regardent aux fenêtres. Je me suis senti ridicule. Et puis quand
c’est fini, qu’on s’en va par groupes de cinq-six ou seul, drapeaux roulas,
pancartes pendantes, banderoles fripées, et qu’on ne sent plus que la brûlure
de ses pieds, la sécheresse du gosier et ce grand vide tout à coup. C’est d’une
tristesse insurmontable. »
Le pire ce sont les semi-intellectuels qui tentent d’éduquer
le peuple, il s’y connait lui qui avait fait un grand nombre de conférences.
« L’intellectuel qui va au peuple ne rencontre pas le peuple :
il rencontre seulement d’autres intellectuels. Des intellectuels inachevés et
malchanceux. Le bénéfice n’est pas grand de ces confrontations. On s’y prend à
douter d’une culture dont on reçoit l’image ébauchée, grimaçante et d’une
pauvreté pathétique. Ce n’est peut-être pas si important qu’ils le croient,
cette culture dont on fait tant d’embarras. Ça ne mérite peut-être pas tant
d’ardeur. »
Preuve que ceux qui aiment Georges Hyvernaud ne l’ont pas oublié, Céline Pouillon et Christian Argentino lui ont consacré un DVD édité chez Novanima en 2018.
[1] « La
littérature à l’estomac », in, Empédocle, n° 7, Janvier
1950.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire