Cet ouvrage, extrait d’une thèse de doctorat, traite d’un sujet très fort. Dans les années cinquante et disons dans première moitié des années soixante, il analyse l’action des institutions contre les jeunes filles qui se sont rebellées contre un sort qui ne leur convenait pas. Blanchard parle d’ailleurs d’Albertine Sarazin qui fut exactement dans cette situation mais qui sut en tirer une très belle œuvre littéraire. Mais ce sujet me touche personnellement parce que ma sœur aînée et deux de mes cousines se sont trouvées enfermées au Bon pasteur de Marseille. Véronique Blanchard n’est pas la première à s’intéresser à ce sujet. D’autres ont essayé de lui donner un sens plus large, désignant ses filles délinquantes comme une sorte de fer de lance de la bataille de la jeunesse pour son émancipation. Les lettristes internationaux s’étaient passionnés pour cette bataille, se promettant même d’attaquer le centre de rétention de Chevilly-Larue. Ils avaient d’ailleurs accueilli Eliane Papaï. Celle-ci, une rebelle dans l’âme s’était enfuie de Chevilly-Larue, puis elle avait eu une relation amoureuse passionnée avec Guy Debord, avant d’aller faire sa vie avec Jean-Michel Mension qui l’épousera[1]. Si Jean-Michel Mension la mariera, c’est moins par respect des convenances que pour protéger Eliane des poursuites de la justice et des possibilités d’enfermement. On verra que cette question de mariage avait une grande importance à cette époque.
C’est contrairement aux apparences un sujet très compliqué. D’abord il y la volonté des filles d’échapper à la tutelle des institutions, aussi bien à une famille qui peut-être souvent oppressante, qu’aux centres de rétention souvent gérés par des bonnes sœurs. Parmi les établissements qui accueillaient ces jeunes filles, il y avait ceux qui sévissaient sous le label du Bon Pasteur. Il y en avait dans toute la France. C’était clairement des maisons de correction pour filles, donc qui étaient destinés à les dresser, à en faire des filles acceptables pour la société. Même si ce n’était pas des prisons – d’ailleurs on arrivait pas trop difficilement à s’en échapper – ça y ressemblait tout de même beaucoup. Le terme du Bon pasteur, renvoyait à l’idée que le berger devait guider son troupeau sans trop lui demander son avis, y compris en le menant à l’abattoir. Récemment des témoignages importants ont fait part des mauvais traitements que ces jeunes filles pouvaient subir des bonnes sœurs qui n’étaient pas si bonnes que ça[2]. Sous la plume de Véronique Blanchard les Bon Pasteur reviennent avec une grande régularité.
La question qui se pose alors est d’essayer de comprendre pourquoi ces jeunes filles devaient subir un sort peu enviable. C’est ce qu’essaye de montrer Véronique Blanchard en dépouillant des dossiers qui détaillent plus ou moins brièvement le parcours de ces jeunes filles qui passent devant des juges pour enfants. Contrairement à ce qu’on pourrait penser la gestion de ces jeunes filles est très bien équipée. Il y a les juges devant qui elles sont présentées, parfois par leurs parents, parfois par la police, puis les psychiatres qui dressent leur bilan, et évidemment les bonnes sœurs qui mettent leur grain de sel pour avancer des éléments de « jugement » sur elles. Ce que nous montre l’ouvrage de Véronique Blanchard, c’est en vérité un dialogue de sourds entre les institutions qui les jugent comme des délinquantes ou des criminelles en devenir et qu’il faut protéger, et les jeunes filles qui cherchent un peu de liberté. Mais contre quoi protéger ces filles ? Il est vrai que lorsque ces filles fuguent, elles peuvent se retrouver en danger, viols ou prostitution peuvent être bien réels. Mais c’est en réalité plutôt contre elles-mêmes que ces institutions prétendent assurer leur protection. Le chapitre sur la prostitution le prouve. Quelques filles peuvent tomber sur des macs violents, mais la réaction des institutions est moins de les poursuivre que d’enfermer les filles, comme si elles étaient responsables des prédateurs de tout genre. Il y en a au sein de la famille, le père alcoolique, ou le beau-père. Mais on prétend défendre les filles en les enfermant et en demandant leur soumission.
Les institutions sont particulièrement préoccupées par la sexualité de ces jeunes filles. Obsédées serait plus juste. En vérité cela renvoie non seulement à une incompréhension de ce que ces mineures ressentent, mais aussi à la déficience de la sexualité de ceux qui les jugent ! Comment voulez-vous que des bonnes sœurs qui ont réprimé plus ou moins volontairement leur propre sexualité comprennent celle des autres. Le but de toute cette coercition est en réalité de recadrer les jeunes filles pour en faire de bonnes ménagères qui saurant élever leurs enfants et satisfaire leurs maris. Évidemment la jeunesse a du mal à se contenter d’une telle perspective qui fait de la femme une sorte d’être inférieur dans ses droits et ses aspirations. Véronique Blanchard avance que les fugues et la délinquance des garçons du même âge sont mieux tolérées. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a une différence d’approche, c’est certain, mais les maisons de correction pour garçons sont tout aussi pleines et leurs pensionnaires sont tout autant maltraités. Mais il est vrai que les pulsions sexuelles des garçons sont plus facilement excusées, probablement parce qu’un garçon ne peut pas tomber enceint ! Et il est vrai aussi qu’il y a une obsession pour la virginité des filles probablement pour la même raison.
Véronique Blanchard se trompe parfois, par exemple elle décrit un couple de deux jeunes gens, la fille se prostitue et le garçon surveille et protège. Elle décrit cela comme une relation amoureuse atypique. C’est faux, des couples comme celui qu’elle décrit, c’est bien plus fréquent que ce qu’elle dit, même si par la suite ils évoluent vers une forme plus standardisée qui place la fille sous la domination du mâle. Je parle en connaissance de cause bien entendu. Mais il y avait aussi des vieux couples qui vivaient maritalement, qui avaient même des enfants, madame faisait le trottoir et monsieur surveillait, plus ou moins. C’était un putanat de quartier, familial si on veut, et pas du tout d’abattage, une manière de se débrouiller pour ne pas travailler. D’ailleurs dans l’ouvrage de Véronique Blanchard on retrouve chez les filles – comme chez les garçons – une volonté d’échapper au travail qui, à l’époque implique des longs horaires, une usure évidente, surtout pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’instruction. Un autre point qu’elle néglige c’est l’attrait du vide, de l‘inconnu, car quand on fugue sans préparation, sans argent, sans savoir où on va, il va de soi qu’il faut avoir de sérieuses raisons pour le faire, mais aussi un certain goût pour l’aventure. Le livre est centré principalement sur Paris et sa région immédiate. Et là bien sûr on comprend que la grande ville offre des possibilités plus nombreuses aux filles pour s’échapper et se cacher lorsqu’on les recherche. A l’époque, il faut le rappeler, la majorité est fixée à 21 ans, même pour les filles qui travaillent depuis l’âge de 14 ans, or il est bien évident que certaines « adolescentes » de moins de 21 ans sont manifestement des femmes. Ce qui fait que parfois les juges et les psychiatres ne savent pas très bien qu’en faire à part de tenter de les marier ! Ces filles-là, n’ont pourtant pas des ambitions extravagantes, elles veulent sortir, aller au cinéma, au bal, avoir un peu de liberté sur le plan sexuel. La pauvreté est d’ailleurs une des raisons qui les poussent à la délinquance, l’autre raison étant la fugue : pour survivre quand on est à la rue il faut évidemment se procurer de l’argent. En vérité il y a eu d’autres périodes où les liens familiaux se défaisaient, par exemple à la sortie de la guerre de 14-18, des tas de jeunes, filles et garçons, se trouvaient à errer un peu partout. Mais à cette époque-là, la France ne pensait pas à s’équiper de travailleurs sociaux, ou de juges spécialisés pour gérer le problème. Les délinquants se retrouvaient facilement en prison ou dans des orphelinats qui ressemblaient à s’y méprendre à des prisons.
L’ouvrage est passionnant parce qu’il rend la parole aux filles. On les voit passer de la tutelle du père, à celle du juge, des bonnes sœurs et ensuite du mari ! J’aime bien aussi cette remise en question des « travailleurs sociaux » qui croient mieux comprendre ce qui est bon pour les filles et ce qui est mauvais pour elles. Il est probable que beaucoup d’entre eux cherchaient à bien faire, se donnant le beau rôle de protecteur à travers le filtre d’une idéologie fluctuante et mortifère. On voit d’ailleurs souvent des hésitations chez eux. C’est assez drôle en un sens. Je passe sur le fait que ces intervenants sont essentiellement des hommes, parce que le discours que véhiculent les bonnes sœurs est un peu du même tonneau que celui des juges et des psychiatres. Bien qu’elle en parle, je trouve qu’elle ne met pas assez l’accent sur la misère de toutes ces filles, misère matérielle et affective. En effet il faut voir avec quelle facilité les familles se débarrassent de leur encombrante fille. Cependant l’écriture c’est tout de même moins bien. C’est assez décousu et déséquilibré. On se perd parfois dans les avis des psychiatres ou des juges, sans que cela fasse avancer le récit. Et puis il y a tout de même un jargon universitaire qui ne passe pas très bien avec le vocabulaire des études de genre. Mais l’ouvrage vaut le détour, parce qu’au fond cette répression de la vie des jeunes filles inédite en France, portée par l’idéologie de la Libération, remettre le pays au travail, faire des enfants, combattre la décadence de la parenthèse pétainiste. Ça ne pouvait pas durer, et avec un pays qui sortait de la misère, l’émancipation des filles devenait même un atout pour le développement du pays. Dès le milieu des années soixante, ce système était frappé d’obsolescence, la sortie de la guerre d’Algérie, puis Mai 68 ont achevé ce modèle. Cette question de la fin de cette époque détestable n’est pas abordée par Véronique Blanchard, elle est pourtant décisive. Pourquoi ce modèle a-t-il été progressivement abandonné ? Mais aussi pourquoi un tel modèle coercitif est-il apparu à cette époque ?
[1] Suit à cette déconvenue amoureuse, Guy Debord fit une tentative de suicide. Jean-Michel Mension, Le temps gage, Aventures politiques et artistiques d’un irrégulier à Paris, Éditions Noesis, 2000.
[2] https://www.laprovence.com/article/societe/42845012203068/le-bon-pasteur-a-ete-notre-betharram-a-nous-de-marseille-a-orleans-des-anciennes-pensionnaires-temoignent
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