lundi 10 novembre 2025

Les gauches et la haine des Juifs. Sur les origines révolutionnaires de la judéophobie des Modernes, Pierre-André Taguieff

L'antisionisme est-il « une des formes modernes de l'antisémitisme » ? -  CAREP Paris 

Présentation
Parmi les raisons qui éloignent les électeurs des partis de gauche, il y a un antisémitisme déraisonnable. Autrement dit, si le Front National de Jean-Marie Le Pen était clairement antisémite, fondé par des anciens collaborateurs, l’antisémitisme est maintenant passé de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce qui prouve une fois de plus que le clivage droite-gauche n’a plus grand sens aujourd’hui. Longtemps réservé aux petits groupuscules trotskistes, l’opportunisme mélenchonien, l’a officiellement réintroduit via le palestinisme, dans le débat français. Cette honte si elle a permis à la FI de s’assurer un grand nombre de députés, lui ferme pourtant les portes du pouvoir. Bien entendu l’extrême gauche n’avouera jamais son antisémitisme, elle préfère parler d’antisionisme. Cependant elle milite clairement pour la disparition de l’État d’Israël sous le prétexte que la solution de la question palestinienne sur la base de deux États serait impossible à atteindre.

Bien que les attaques contre des Juifs en France soient bien plus nombreuses que celles contre les musulmans, les militants d’extrême gauche nient l’existence d’une judéophobie issue des communautés récemment implantées en France, ils préfèrent monter en épingle le moindre incident – des têtes de cochons sur le parvis des mosquées, une balle tirée ici ou là sans dommage – ils travestissent consciemment la réalité. Dans leur sillage ils entrainent cependant une grande partie de la classe politique et de la presse pour masquer le fait que les Juifs en France sont maintenant en danger. Le texte de Pierre-André Taguieff – un fin connaisseur de l’histoire de l’antisémitisme – montre quelles sont les origines de cet antisémitisme de gauche : les Juifs seraient représentatifs de la classe capitaliste, et au bout du compte les immigrés, travailleurs ou pas, seraient les damnés de la terre, persécutés indirectement par la juiverie apatride. Dans cette simplification imbécile d’une réalité complexe, la question palestinienne devient un élément central. Les militants de la FI passent d’ailleurs plus de temps à parler de cette question à laquelle ils ne comprennent rien, que des problèmes réels de la société française. La judéophobie de la gauche sur le plan politique, participe du blocage de la situation : alors que le macronisme est en échec, que l’Europe se délite, que la guerre en Ukraine s’éternise, elle reste obnubilée par la question Palestinienne qui n’intéresse que très peu les Français. Ce faisant cette judéophobie va consolider un communautarisme religieux peu propice à une amélioration de la société.

Je n’ai pas demandé l’autorisation à Pierre-André Taguieff de reproduire et de diffuser ce texte, et il y a quelques points sur lesquels je ne suis pas tout à fait d’accord, mais globalement c’est un très bon texte, bien étayé.

 

Partons d’un apparent paradoxe. Depuis le grand massacre de Juifs commis à la frontière israélienne par les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, suivi par la légitime riposte militaire d’Israël à Gaza, on a assisté en France, comme dans d’autres pays, à une forte augmentation du nombre des actes antijuifs (insultes, menaces, agressions).

Ces actes sont passés, en France – où l’on trouve la plus importante communauté juive d’Europe –, de 436 en 2022 à 1676 en 2023. Alors qu’ils tournaient autour d’une quarantaine les mois précédents, ils sont élevés à 563 en octobre, 504 en novembre et 175 en décembre 2023. Au premier trimestre 2024, on en a recensé 366, ce qui indique une hausse de 300% par rapport aux trois premiers mois de 2023. Cette « flambée » ou cette « explosion » du nombre d’actes antijuifs s’est accompagnée d’une intense propagande « antisioniste » et pro-Hamas due principalement aux milieux islamistes et islamo-gauchistes. 

L'antisémitisme, un phénomène dont trois Français sur quatre jugent qu'il  est répandu dans notre pays | Ipsos 

Le phénomène a permis de révéler l’hostilité antijuive, principalement sous couvert d’« antisionisme », présente dans les divers courants de l’extrême gauche, qu’ils prennent la figure d’associations (indigénistes, décoloniales, etc.), de groupuscules (NPA) ou de partis politiques (LFI au premier rang).

La question de l’antisémitisme, et plus particulièrement celle de l’antisémitisme de gauche, en surgissant brutalement dans le champ des débats politiques, est revenue à l’ordre du jour. D’où une double sidération : d’abord, de constater que la haine des Juifs était loin d’être une « chose du passé », ensuite et surtout, que cette haine idéologisée provenait principalement d’individus ou de milieux situés à l’extrême gauche, visant les Juifs-sionistes comme dominateurs et exploiteurs, racistes et colonialistes, voire « génocideurs » ou « massacreurs d’enfants ». La judéophobie de gauche avait été oubliée. Elle s’est rappelée à nous depuis le méga-pogrom jihadiste du 7 octobre 2023. Voilà qui nous oblige à nous réveiller, à nous replonger dans l’histoire de la haine des Juifs du début du XIXe siècle à nos jours, marquée par la formation, le développement et la diffusion d’une idéologie antijuive révolutionnaire et/ou socialiste, et, en conséquence, à rejeter le lieu commun « antiraciste » selon lequel l’antisémitisme serait le propre des droites extrêmes, de « l’extrême droite » ou des milieux « réactionnaires », premier article du catéchisme de la gauche qui se veut et se proclame « antiraciste » et « antifasciste ».

La prise de conscience doit s’accompagner d’une volonté de savoir, c’est-à-dire d’expliquer et de comprendre les événements, autant qu’il est possible. Cet appel au réveil intellectuel et à une relecture critique des enseignements de l’histoire sur la question avait été lancé en 1987 par le psychiatre et sociologue Joseph Gabel, dans un contexte où une partie de la gauche sombrait, une fois de plus, dans la haine des Juifs. Au début de son essai intitulé « Signification historique de l’antisémitisme de gauche », repris dans ses Réflexions sur l’avenir des Juifs, Gabel écrivait : « La persistance et la recrudescence récente d’un antisémitisme de gauche, la forme souvent agressive que revêt l’antisionisme des milieux avancés, appellent un réexamen critique du problème. » Régulièrement, le problème revient à l’ordre du jour et excite brièvement les passions, avant d’être recouvert d’un voile d’oubli. Gabel s’était également montré singulièrement lucide en formulant avec prudence cette quasi-prophétie : « On a déjà vu des actes antisémites caractérisés accompagnés de graffiti se voulant anti-racistes ; nous assisterons peut-être une fois à des pogroms anti-racistes. » Actualisons cette vision d’un sombre avenir en empruntant à la nouvelle langue de bois gauchiste : tuer des Juifs-sionistes est un acte de « résistance » légitime, puisque les « sionistes » sont des « racistes » et des criminels qui « tuent des enfants palestiniens ».

Suffit-il d’ouvrir les yeux pour voir sans œillères ? Oui et non. Car accepter d’être désillusionné par la « simple » reconnaissance des faits n’est pas chose facile. Les humains, ce n’est un secret pour personne, tiennent fermement à leurs croyances, qu’elles soient religieuses ou politiques. Quoi qu’il en soit, un pogrom d’un nouveau type a eu lieu le 7 octobre 2023, esquisse d’un israélicide désiré par les islamistes palestiniens, et ses légitimateurs néo-gauchistes l’ont présenté comme une louable action antiraciste (« contre l’État d’apartheid ») et anticolonialiste (« contre l’occupation »).

Certains d’entre eux, des deux sexes (ou genres), ont été élus députés à l’issue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024. L’extrême gauche antijuive a ainsi réussi à forcer les portes de l’Assemblée nationale. 

7 Octobre 2023 : ce qui s'est passé en Israël | France Culture 

L’extrême-droitisation de la judéophobie par les gauches 

Dans les milieux intellectuels de gauche, le mot d’ordre n’a cessé d’être répété et respecté, au moins depuis 1945 : la gauche, censée être totalement étrangère à l’antisémitisme, doit combattre inconditionnellement cette « peste de l’âme » dont « l’extrême droite » seule serait porteuse. Les intellectuels de gauche, des modérés aux radicaux, quand ils reconnaissent l’existence de formes d’antisémitisme à gauche, refusent de croire qu’il existe un antisémitisme de gauche. Ils soutiennent ce que j’appelle la thèse de la parenthèse, qui implique de réduire à des phénomènes contingents, occasionnels, contextuels et provisoires les manifestations de la haine des Juifs lorsqu’elles sont observables à gauche. On serait alors en présence d’une forme simplement « contextuelle » d’antisémitisme, distincte d’une forme fondatrice et « ontologique » d’antisémitisme, qui, propre à « l’extrême droite », serait seule véritablement inquiétante et condamnable. Cette contextualisation revient à une relativisation. C’est cette vision qui, transformée en évidence idéologique, a permis à la gauche de monopoliser la « lutte contre l’antisémitisme », en l’intégrant à la « lutte contre tous les racismes ».

Quand ils sont attribuables à des individus ou à des groupes perçus comme des extrémistes de droite, les « actes antisémites » (catégorie d’amalgame où se mêlent insultes, menaces et agressions physiques) sont identifiés et dénoncés comme des traits distinctifs fondamentaux de « l’extrême droite » – catégorie d’amalgame comprenant en vrac le traditionalisme contre-révolutionnaire, la « droite révolutionnaire », la « révolution conservatrice », le nationalisme xénophobe et le fascisme (nazisme compris).

C’est là présupposer que l’antisémitisme est par définition ou par nature de droite, et non pas simplement à droite.

« L’extrême droite » (la « droite dure », la « droite extrême » ou « radicale ») serait donc intrinsèquement antisémite, et l’antisémitisme ontologiquement « d’extrême droite » ou « de droite extrême ».

Ceux qui adhèrent à cette conception de la haine des Juifs désignent le plus souvent l’antijudaïsme chrétien comme le berceau de cette haine ciblée, la « haine la plus longue », comme la qualifiait l’historien Robert S. Wistrich. Ils en concluent que cette dernière est un produit exclusif de l’Occident chrétien, tel qu’il serait représenté le plus parfaitement par ses milieux conservateurs ou réactionnaires, auxquels on peut en effet imputer de nombreuses manifestations de la haine des Juifs. La question est de savoir si toutes les formes historiques de la haine des Juifs, depuis la fin du XVIIIe siècle, sont le produit de divers recyclages de l’antijudaïsme chrétien par des forces politiques antimodernes, si cet antijudaïsme matriciel peut être identifié comme le moteur culturel de « l’antisémitisme » des Modernes, qui serait ainsi fixé à droite et à l’extrême droite (réactionnaire, nationaliste, raciste et fasciste). 

Comment l'antisémitisme s'est-il déployé sur des millénaires? - rts.ch - L' antisémitisme 

Les premiers penseurs contre-révolutionnaires, tel Louis de Bonald, craignent que les Juifs émancipés, et donc admis dans la société chrétienne, ne finissent par la corrompre et l’asservir. Il écrit en 1806 : « Et qu’on ne s’y trompe pas, la domination des Juifs serait dure comme celle de tout peuple longtemps asservi, et qui se trouve au milieu de ses anciens maîtres. »  Cette crainte a pu conduire certains auteurs contre-révolutionnaires, dans leur combat contre la philosophie des Lumières et les droits universels de l’homme, à remettre en cause l’émancipation des Juifs ou à imaginer des mesures susceptibles d’en limiter les effets négatifs. D’où la thèse, privilégiée par les auteurs de gauche, selon laquelle l’antisémitisme moderne dériverait de la pensée contre-révolutionnaire tributaire de l’antijudaïsme catholique, de Louis de Bonald (« Sur les Juifs », 1806) et l’abbé Louis A. Chiarini (Théorie du judaïsme, 1830) à Édouard Drumont (La France juive, 1886), Charles Maurras (théoricien de l’« antisémitisme d’État ») et Mgr Ernest Jouin (Le Péril judéo-maçonnique, t. I, 1920, grand diffuseur en France des Protocoles des Sages de Sion), en passant par Roger Gougenot des Mousseaux (Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, 1869) et le chanoine Emmanuel Chabauty (Les Juifs, nos maîtres !, 1882). Mais, comme l’a souligné Paul Bénichou dans son article mémorable publié en 1978 dans le premier numéro de la revue Commentaire (« Sur quelques sources françaises de l’antisémitisme moderne »), l’antisémitisme « ne tient pas une place centrale, à beaucoup près, dans la doctrine des premières générations de la contre-révolution française ». Et le grand historien de la littérature de proposer cette piste : « L’antisémitisme a survécu et s’est régénéré sur un autre mode : en dénonçant l’invasion juive comme déjà accomplie et triomphante, et en faisant de cette dénonciation l’obsession centrale, l’idée maîtresse d’un système de pensée politique nouvelle. »

C’est dans les milieux « progressistes » ou « avancés » que la hantise des effets destructeurs de la haute finance a conduit à une nouvelle construction idéologique dans laquelle « le Juif » est désigné comme la menace principale ou l’ennemi absolu.

Si le mot « antisémitisme » (Antisemitismus) a été introduit, sinon forgé, par le « démocrate de gauche » et libre penseur militant Wilhelm Marr en mars 1879 dans son libelle d’une cinquantaine de pages paru à Berne en allemand, La Victoire du judaïsme sur le germanisme, considérée d’un point de vue non confessionnel, c’est précisément pour désigner positivement l’hostilité « moderne » à l’égard des Juifs comme entité collective (peuple, nation, race, ethnie), en la distinguant de la traditionnelle hostilité chrétienne à l’égard du judaïsme. L’ennemi désigné, « le Juif » ou « le Sémite », était censé être incarné par une nation concurrente (« un État dans l’État »), ethniquement définie, et non plus par une religion rivale. Les « raisons » de haïr et de craindre les Juifs cessaient de relever du religieux pour ressortir à l’économique, au social, au politique, au culturel et au racial ou à l’ethno-racial. 

Affaire Dreyfus : quand le monde écrivait à Zola | CNRS Le journal 

La vision « sinistrocentrique » de la judéophobie, selon laquelle « l’antisémitisme » est ontologiquement « de droite », est le résultat d’une construction polémique de « l’antisémitisme » esquissée au moment de l’affaire Dreyfus, avant de se transformer en évidence idéologique ou en idée reçue après le procès de Nuremberg. Elle est donc une composante des deux principaux « anti-ismes » de gauche qui se sont mis en place au XXe siècle : l’antiracisme et l’antifascisme, impliquant une diabolisation des droites, censées être saisies par un mouvement de « droitisation » sans limites, dont « l’extrême droite » serait l’inévitable résultat. Le raisonnement biaisé est simple : être de droite, c’est la traduction politique de l’ethnocentrisme, disons de la peur et/ou de la haine de l’autre, dont « l’antisémitisme » est un rejeton ; alors qu’être de gauche, c’est opter pour l’universalisme et l’ouverture à l’autre, donc rejeter cette haine particulière de l’autre qu’est la haine des Juifs. La gauche serait donc un bouclier contre « l’antisémitisme ». Or, cette vision « de gauche » de ce qu’on appelle « l’antisémitisme », vision dominante dans le monde occidental, se heurte à la vérité historique, comme je me propose de le montrer dans le bref développement qui suit. 

L’amalgame fondateur : le « judéo-capitaliste » 

L’association du Juif et du capitaliste, constitutive de la figure de l’ennemi principal des révolutionnaires (socialistes, anarchistes, communistes), est au cœur de la première forme historique prise par la judéophobie moderne. Cet amalgame entre les Juifs et les capitalistes, disons les « spéculateurs », les « banquiers internationaux » ou la « finance internationale », est l’acte fondateur de la haine des Juifs telle qu’elle se reconfigure dans le champ politique aux lendemains de la Révolution française, au moment où surgissent les premiers théoriciens du socialisme, oscillant, au cours du XIXe siècle, entre le pôle libertaire (ou anarchiste) et le pôle communiste.  Ce sont eux qui confèrent une touche révolutionnaire aux stéréotypes « Juif = argent » et « Juif = capitalisme financier », qui caractérisent l’ennemi commun de tous ceux qui prétendent vouloir mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme pour réaliser, en principe, l’émancipation du genre humain.

Or, nombre de ces contempteurs du capitalisme dénoncent avec violence l’émancipation des Juifs. L’ennemi déclaré de l’émancipation des Juifs qu’est Charles Fourier, penseur utopiste qui n’a cessé d’inspirer les mouvances socialistes, libertaires et communistes au cours du XIXe siècle, n’hésite pas à affirmer que « l’établissement d’un vagabond ou d’un Juif suffit pour désorganiser en entier le corps de marchands d’une grande ville et entraîner les plus honnêtes gens dans le crime, car toute banqueroute est plus ou moins criminelle ». D’une façon générale, les Juifs sont stigmatisés par l’auteur du Nouveau monde amoureux et le théoricien de « l’attraction passionnée » comme incarnant une puissance de désorganisation du corps social. Fourier adapte le stéréotype médiéval du « Juif usurier » à l’époque du capitalisme triomphant et des « progrès de l’esprit mercantile », qui est en même temps celle de l’émancipation des Juifs. Commis de magasin qui déclarait à trente-cinq ans, sans modestie, venir « dissiper les ténèbres politiques et morales » pour bâtir « la théorie de l’Harmonie universelle », Fourier, le rêveur de « cités radieuses », voit dans l’entrée en citoyenneté des Juifs la pire des calamités de la société industrielle naissante. Le faiseur d’utopies est sur ce point particulièrement virulent :

« À ces vices récents, tous vices de circonstance, ajoutons le plus honteux, l’admission des juifs au droit de cité. Il ne suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie, il faut appeler au secours les nations d’usuriers. […] Notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de juifs, tous parasites, marchands, usuriers. » 

7. L’antisémitisme nazi exterminateur et rédempteur 

Usuriers et marchands sans scrupules, incarnant un principe de désordre, les Juifs sont corrélativement dénoncés comme des « parasites ». Les Juifs constituent pour Fourier une « nation d’usuriers », formée de « patriarcaux improductifs », une nation « croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion ». La « nation juive », « cette nation spécialement adonnée à l’usure », cette « race tout improductive, mercantile et patriarcale », forme donc également une « secte » ou une « ligue secrète ». Bref, les usuriers-nés complotent, conformément à leur nature. C’est pourquoi Fourier note avec inquiétude : « On ne saurait croire quelle quantité d’usuriers contient aujourd’hui la France. On a commencé à s’en apercevoir sur les bords du Rhin, où les Juifs ont envahi par l’usure une grande partie des propriétés. » Et le théoricien socialiste résume ainsi sa pensée :

« Les Grecs […] ont été véritablement le peuple de Dieu tandis que les Juifs, qui s’arrogent le titre de peuple de Dieu, ont été le véritable peuple de l’enfer, […] dont les annales présentent sans cesse le crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de leurs rois ; et sans qu’il soit resté d’eux aucun monument dans les sciences ou les arts, aucun acte qui puisse excuser le tort d’avoir tendu continuellement à la barbarie, quand ils étaient libres, et continuellement au patriarcat quand ils ont été asservis. »

Si l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon se montre souvent virulent dans les diatribes antijuives parsemées dans ses textes publiés de son vivant, il se déchaîne dans ses Carnets, qui font partie de ses œuvres posthumes. On y rencontre par exemple cet écho de l’accusation voltairienne : « Les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette superstition malfaisante, appelée catholicisme, dans laquelle l’élément juif furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins, barbares, etc., et fit longtemps les supplices du genre humain. » Il note le 26 décembre 1847 : « Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. »

On peut donc affirmer, d’une façon générale, que la judéophobie a pris une forme « économique » au cours du XIXe siècle dans les milieux socialistes et anarchistes, formant une synthèse idéologique persistante avec l’anticapitalisme. Le sordide usurier médiéval se transforme alors en banquier juif triomphant, donnant à l’époque qui commence son esprit propre. On assiste au surgissement de l’antiploutocratisme.

C’est dans ce contexte que naît le « mythe Rothschild », mythe de la domination financière absolue par les Juifs malheureusement émancipés.

À bien des égards, l’anticapitalisme antijuif des premiers théoriciens socialistes, anarchisants ou communistes – en France : Fourier, Proudhon ou Alphonse Toussenel ; en Allemagne : Ludwig Feuerbach, Bruno Bauer ou Karl Marx –, va jouer le rôle d’un substitut du vieil antijudaïsme chrétien : le contre-type du « Juif usurier », du « prédateur de la finance » ou de l’« exploiteur » impitoyable va marginaliser progressivement, au cours du XIXe siècle, celui du « Juif déicide ». La « gauchisation » de la haine des Juifs va se traduire par sa déchristianisation progressive. Révolutionnaires, les nouveaux antijuifs se veulent athées et antireligieux, matérialistes et adeptes du progrès sans fin, non sans se laisser tenter par le scientisme, qui consiste à voir dans la science une méthode de salut. Ils se réclament d’une science de l’homme qui, se présentant comme une anthropologie raciale, distingue la « race aryenne » de la « race sémitique », tout en affirmant comme une vérité démontrée la supériorité raciale et civilisationnelle absolue des « Aryens », les « Sémites » se définissant par la somme de leurs insuffisances et de leurs manques, mais aussi par leur nature haineuse et parasitaire. Car la pathologisation du Juif comme « parasite », « bacille » ou « virus » s’ajoute à sa criminalisation (le Juif comme déicide ou meurtrier rituel) et à sa diabolisation (le Juif comme « fils du diable »).

Dans ces trois opérations structurant l’imaginaire antijuif interviennent des combinaisons diverses de peur, de haine et de mépris, ces passions négatives étant plus ou moins prévalentes selon les contextes sociohistoriques.

La dénonciation du « Juif riche », du « prédateur de la finance » ou du « parasite ploutocrate », incarné par « Rothschild » (prenant la relève, au XIXe siècle, de « Shylock »), est un topos qui reste profondément ancré dans le discours antijuif occidental, depuis qu’il s’est mondialement diffusé au cours des XIXe et XXe siècles. En témoignent les diatribes antijuives du socialiste Alphonse Toussenel, disciple de Fourier, dans son livre publié en 1845, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière :

« J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui. Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. […] Le juif règne et gouverne en France. Où trouve-t-on écrites les preuves de cette royauté ? Partout. […] La royauté du juif se reconnaît à ce que le juif est en possession de tous les privilèges qui formaient autrefois l’apanage de la royauté. »

Et Toussenel de lancer cet appel d’inspiration révolutionnaire : « J’appelle la royauté et le peuple à s’unir pour se débarrasser de l’aristocratie d’argent. »  En finir avec le capitalisme ou la « féodalité financière », c’est d’abord « se débarrasser » des « rois de l’époque », les Juifs. Dans une brochure intitulée Travail et Fainéantise (« programme démocratique »), parue en 1849, Toussenel affirme : « Le despotisme qu’il nous faut briser est le despotisme juif. »

En janvier 1846, le saint-simonien dissident et théoricien socialiste Pierre Leroux publie dans la Revue sociale (mensuel qu’il avait créé en octobre 1845) un long article empruntant son titre à celui du livre de Toussenel, « Les Juifs, rois de l’époque ».  Il y attaque violemment Nathan Rothschild, comme membre d’une dynastie fondée sur de douteuses spéculations et qui règne par l’argent sur toute l’Europe. Il prétend cependant, non sans une certaine hypocrisie, n’en vouloir qu’à « l’esprit banquier » et n’employer le mot « Juif » que « par une nécessité de la langue française ».

Dans son best-seller et long-seller qu’est La France juive, en 1886, le nationaliste et traditionaliste catholique Édouard Drumont s’inspire de Toussenel, « le savant-poète », qu’il cite avec déférence à plusieurs reprises, n’hésitant pas à célébrer Les Juifs, rois de l’époque comme « un chef-d’œuvre impérissable ». Tels sont les faits apparemment paradoxaux : le principal idéologue de l’antisémitisme dit « d’extrême droite », Drumont, se présente comme un disciple admiratif d’un théoricien socialiste, Toussenel. 

Antijuifs révolutionnaires en Allemagne 

Exploiteur, despote et parasite :  tel est donc le Juif pour ceux qui le haïssent et s’efforcent de justifier leur haine. L’accusation de parasitisme, c’est-à-dire de stérilité culturelle, est reprise et théorisée par le musicien et poète engagé à l’extrême gauche qu’était alors Richard Wagner à la fin des années 1840, comme en témoigne son fameux essai publié début septembre 1850 : « Das Judenthum in Musik » (« La juiverie [ou la judéité] dans la musique »), réédité en 1869 dans une version revue et augmentée. Il y dénonce avec virulence l’émancipation des Juifs comme instrument de leur domination, reprenant ainsi le thème des Juifs « rois de l’époque », largement diffusé par la littérature antijuive des années 1840. Dans la société moderne dominée par la puissance de l’argent, l’émancipation aurait permis aux Juifs de prendre le pouvoir réel, c’est-à-dire le pouvoir économique et financier.

Telle est l’évidence centrale de la nouvelle vision antijuive « révolutionnaire » dont Wagner se fait à son tour le héraut : la domination mondiale de l’économie à travers le triomphe du capitalisme signifie la domination mondiale des Juifs.

Le thème est promis à une longue et meurtrière postérité.  Wagner y ajoute d’abord une accusation d’inspiration raciste : l’inaptitude du peuple juif à la création artistique, ce qui le voue à l’imitation et au simulacre, donc à la superficialité et à la tromperie, avec pour motivation principale la quête des honneurs et de la richesse. Ce qui le conduit à formuler une deuxième accusation : les Juifs sont responsables d’avoir diffusé ces contre-valeurs dans les sociétés modernes, d’avoir notamment soumis la création artistique à la recherche du profit. Le résultat en est un phénomène d’imprégnation « juive » de la culture allemande, jugé foncièrement négatif par Wagner, dénonçant avec véhémence la corruption du goût et la dénaturation de l’identité nationale : c’est ce qu’il baptise « Verjüdung », « enjuivement » (terme parfois aussi traduit par « judaïsation »). Or, pour Wagner, « déjudaïsation » (Entjudung) signifie « régénération ».

Dans Sur la question juive, rédigé à l’automne 1843, le jeune révolutionnaire Karl Marx esquisse une théorie de la « judaïsation » du monde moderne en tant que capitaliste, comme si « le dieu jaloux d’Israël », l’argent, s’était historiquement réalisé dans la « société bourgeoise » :

« Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. […] Une organisation de la société qui supprimerait les conditions préalables du trafic, et donc la possibilité du trafic, aurait rendu le Juif impossible. […] L’argent est le dieu jaloux d’Israël, devant lequel aucun autre dieu n’a le droit de subsister. »

À ce court manifeste indissociablement anticapitaliste et antijuif, il faut ajouter les textes polémiques où, notamment à propos de ses compagnons d’armes d’origine juive, Marx dévoile ses préjugés raciaux, et sollicite avec virulence un certain nombre de stéréotypes antijuifs et négrophobes. Le traitement qu’il réserve à Ferdinand Lassalle, grand leader du socialisme allemand qui était son « ami » et compagnon de luttes, atteste que Marx, loin de s’en tenir à une judéophobie politico-économique, pensait selon des catégories racialistes. En témoigne ce passage concernant l’apparence physique de Lassalle dans une lettre à Engels datée du 30 juillet 1862 : « Il est maintenant parfaitement évident à mes yeux que la forme de sa tête et [la texture de] ses cheveux montrent qu’il descend des Nègres qui se sont joints à la troupe de Moïse, lors de l’exode d’Égypte – à moins que sa mère ou sa grand-mère du côté paternel n’aient eu des relations avec un Nègre. »

Ailleurs, Marx dit du « petit Juif » Lassalle, de « ce négro-juif de Lassalle », qu’il surnomme parfois « le Youpin Braun » ou « notre Youpin Braun » (lettre à Engels du 25 février 1859), qu’il est « le plus barbare de tous les Youpins de Pologne ». On rencontre jusque dans Le Capital des pointes antijuives, comme dans ce passage du célèbre chapitre IV (« La formule générale du capital ») du livre premier : « Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, sont “dans la foi et dans la vérité” de l’argent, des Juifs intérieurement circoncis [innerlich beschnittene Juden], et de plus des instruments merveilleux pour faire de l’argent. »

Le syntagme « des Juifs intérieurement circoncis » (ou « à l’âme circoncise ») est ordinairement censuré dans les traductions françaises du passage.

Chez les idéologues antisémites allemands de la fin du XIXe siècle, le programme de déjudaïsation comporte un volet politique minimal : priver les Juifs de leurs droits civiques. Le politicien social-démocrate autrichien a exprimé par une boutade le sentiment que partageaient de nombreux représentants de la gauche des pays de langue allemande : « Si tous les Juifs quittaient Vienne, ce ne serait pas une grande perte. » Dans son pamphlet antisémite paru en 1880, Die Judenfrage als Racen-, Sitten-, und Culturfrage (« La Question juive en tant que question de race, de mœurs et de culture »), le socialiste et antisémite anti-chrétien Karl Eugen Dühring résumait ainsi sa vision des Juifs, agents d’un « enjuivement » ou d’une « judaïsation » des sociétés non juives :

« Même un mouvement spirituel plus fort que celui des religions existantes n’améliorerait pas les Juifs. Par contre, l’assimilation des Juifs ne peut que nuire à la communauté spirituelle la meilleure. (…) En ce qui concerne les Juifs, il faut donc compter avec quelque chose d’inchangeable de par sa nature même. (…) Grâce à leur argent et à leur sournoiserie, les Juifs ont réussi à s’infiltrer dans toutes les voies d’accès de la société et déjà bien avant la prétendue émancipation, ils tenaient en main une bonne partie des fils qui permettent de diriger la vie de la nation. Puis, ils ont submergé toutes les positions dans l’État et la société et se sont partout fermement installés. »

Les plus radicaux d’entre les théoriciens antijuifs et révolutionnaires proposent l’expulsion de tous les Juifs, non sans laisser entendre, comme Dühring, qu’ils pourraient être éliminés physiquement. Dühring affirmait en effet que « le massacre et l’extermination » (Ertötung und Ausrottung) étaient le seul moyen de détruire le judaïsme (Judentum). En 1901, dans la cinquième édition de son livre sur la « question juive » (première édition en 1880), ce socialiste anti-marxiste exige « l’anéantissement [Vernichtung] de la nation juive ». Il suppose que seules « la terreur et la force brute » peuvent venir à bout des Juifs, ces « étrangers parasites ». Dans l’édition posthume du même ouvrage (corrigé en 1920), Dühring affirme qu’il « n’y a pas de place sur la Terre pour les Juifs ».

Quant à l’anarcho-communiste russe Mikhaïl Bakounine, rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Première Internationale, il réunissait en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de la « secte exploitante » : « Les Juifs ont un pied dans la banque et l’autre dans le mouvement socialiste. » Et de dénoncer « ce monde juif, formant une secte exploitante, un peuple sangsue, un unique parasite ». 

La judéophobie de gauche à la française : son essor et sa fin fantasmée 

En France, l’extrême gauche révolutionnaire a explicitement été antijuive tout au long du XIXe siècle – de Fourier et Toussenel à Auguste Blanqui, au blanquiste et communard Gustave Tridon (auteur de Du molochisme juif, écrit en 1867 et publié en 1884), à Auguste Chirac (auteur de Les Rois de la République. Histoire des juiveries, 1883-1885), à Albert Regnard (également blanquiste et communard, auteur d’Aryens et Sémites, 1890), Benoît Malon (communard, socialiste révolutionnaire et directeur de La Revue socialiste de 1880 à sa mort en 1893)  et Augustin Hamon (ennemi déclaré de la « race sémite hébraïque » ou de la « juiverie » incarnée par Rothschild et les « financiers cosmopolites »), en passant par Proudhon –, sauf durant les quelques années où, sous la houlette de Jean Jaurès, Lucien Herr, Bernard Lazare, Émile Zola et Charles Péguy, elle a choisi le camp dreyfusard.

Encore faut-il ne pas oublier la Belgique, qui a ses propres socialistes antijuifs. Membre du Parti ouvrier belge et sénateur socialiste, adepte des théories raciales de son temps et auteur d’une Synthèse de l’antisémitisme en 1892, Edmond Picard se déchaîne contre les Sémites, ces « races parasitaires ». Il assimile les Juifs à une « peste » ou à une « vermine » qui « pullule ». Son objectif est de parvenir à « la suppression de l’influence juive » par « la destruction des fortunes juives », grâce à une législation adéquate, ainsi que par « l’exclusion du Juif des fonctions gouvernementales, le parti-pris raisonné de ne lui laisser aucune part dans la direction de notre civilisation, de donner en toute chose la préférence à l’Aryen ».

Dans sa remarquable étude synthétique intitulée « La gauche et les Juifs » (1981), Michel Winock rappelle que Jaurès lui-même, dans deux articles publiés les 1er et 8 mai 1895 par La Dépêche de Toulouse, expliquait que « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire », et que le grand leader socialiste n’hésitait pas, à la veille de l’affaire Dreyfus, à « reprendre à son compte les arguments du lobby antisémite contre “la puissance juive” ».

Pour les socialistes, le Juif, c’est toujours alors « l’usurier », métamorphosé en banquier ou en capitaliste.

C’est seulement avec l’article publié par Émile Zola le 16 mai 1896 dans Le Figaro, « Pour les Juifs », que commencent à se dénouer les liens de connivence, voire de complicité, entre les milieux socialistes et les antisémites. Mais il faut attendre la publication du « J’accuse » de Zola dans L’Aurore, le 13 janvier 1898, pour que la plupart des socialistes (Jaurès compris) en finissent, ou plus exactement commencent à en finir avec leurs hésitations. Car, quelques jours plus tard, le 20 janvier 1898, était rendu public un manifeste signé par 32 députés socialistes, dont l’argumentation exprimait clairement l’antisémitisme « social » diffus de l’époque : 

 

« Les capitalistes juifs, après tous les scandales qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se réhabiliter un peu. S’ils pouvaient démontrer, à propos d’un des leurs, qu’il y a eu erreur judiciaire, ils chercheraient (…), d’accord avec leurs alliés opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamiste [c’est-à-dire compromis dans le scandale financier du canal de Panama]. Ils voudraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël. »

Plus significativement encore, Jaurès n’hésite pas à publier dans La Petite République, le 13 décembre 1898, un article intitulé « L’embarras de Drumont », où, sur le mode d’une critique compréhensive de Drumont se voulant habile, il reprend à son compte certains des thèmes de l’antisémitisme socialiste et varie pesamment sur les méfaits de la finance juive :

« Si M. Drumont avait eu la clairvoyance qu’il s’attribue tous les matins, il se serait borné à dénoncer dans l’action juive un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste. Comme Marx, qu’il citait l’autre jour à contresens, il aurait montré que la conception sociale des Juifs, fondée sur l’idée du trafic, était en parfaite harmonie avec les mécanismes du capital. Et il aurait pu ajouter sans excès, que les Juifs, habitués par des spéculations séculaires à la pratique de la solidarité et façonnés dès longtemps au maniement de la richesse mobilière, exerçaient dans notre société une action démesurée et redoutable. Ce socialisme nuancé d’antisémitisme n’aurait guère soulevé d’objections chez les esprits libres. »

Alors même que les socialistes étaient censés avoir totalement désavoué l’antisémitisme des milieux antidreyfusards, le socialiste emblématique qu’est Jaurès fait des concessions telles à l’adversaire présumé (Édouard Drumont) qu’il paraît s’aligner sur les positions antijuives. Cet article ne pouvait en effet que légitimer l’association du Juif et du « trafic », et renforcer le stéréotype du Juif financier malfaisant. Bref, on peut considérer avec Winock comme établi que, « jusqu’en 1898, l’antisémitisme n’est perçu par l’ensemble de la gauche – et particulièrement par les socialistes – ni comme un opprobre ni comme une menace sérieuse ».

C’est seulement après le ralliement des milieux socialistes à la cause dreyfusarde que les passions judéophobes paraîtront se fixer exclusivement à droite, du côté des vaincus de « l’Affaire ».

L’affaire Dreyfus a paru donc avoir mis fin à la judéophobie des milieux socialistes, et l’antisémitisme génocidaire des nazis, consensuellement condamné à partir de 1945, a donné l’illusion que la haine des Juifs était fixée à l’extrême droite et le resterait. D’où la croyance bien partagée, après la chute du Troisième Reich, que la gauche était devenue judéophile, voire qu’elle l’avait toujours été, car antiraciste, et que la judéophobie était l’apanage de l’extrême droite. Illusion rétrospective s’il en est. La haine des Juifs ne pouvait être qu’un phénomène de résurgence de l’antisémitisme nazi.

Nul ne faisait l’hypothèse que la haine des Juifs pouvait trouver dans l’antiracisme un nouveau mode de légitimation et un puissant vecteur. C’est pourtant cette hypothèse qui s’est vérifiée des années 1970 à nos jours. 

Réinvention de la judéophobie à gauche : antisioniste radical et islamisation du discours antijuif  

Interdire l'antisionisme n'arrêtera pas les antisémites » 

Depuis les années 1950, on a assisté à la lente réinvention, longtemps inaperçue, d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’« antiracisme », à travers la diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël, et le soupçon que tout Juif était un « sioniste » déclaré ou masqué. La création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une « catastrophe » ou un crime inexpiable par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de gauche. Mais, dès les années 1950, l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’éradication de l’État d’Israël, est devenu l’une des composantes fondamentales de la vision révolutionnaire du monde, commune à toutes les extrêmes gauches, des staliniens aux trotskistes et aux anarchistes, puis aux maoïstes. Le processus s’est accéléré après la guerre des Six Jours (5-10 juin 1967). La rediabolisation des Juifs s’est opérée sur la base de la criminalisation et de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », dénoncé comme « une forme de racisme » et fantasmé d’une façon complotiste comme « sionisme mondial ».

Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple-martyr, victime du colonialisme et du racisme censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes. Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du Musulman-victime, l’islam étant défini comme « la religion des pauvres » ou des « opprimés ». La « cause palestinienne », érigée en « cause universelle », a été islamisée. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et « lutte contre l’islamophobie », au nom de la lutte contre « le racisme » et « le colonialisme », thèmes mythologisés qui mobilisent les gauches et les extrêmes gauches.

Ces dernières ont en effet remplacé la classe ouvrière ou le prolétariat par les « minorités » supposées opprimées et discriminées, et donc « racisées ».

Le schéma manichéen opposant les Palestiniens-victimes aux sionistes-bourreaux s’est inscrit dans le discours dit antisioniste, qui, remplaçant la critique de la politique israélienne par la dénonciation d’un prétendu « apartheid » ou d’un imaginaire « génocide » des Palestiniens, a dérivé vers la mise en question de l’existence même de l’État d’Israël. Le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme gnostique globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité –, est au cœur de la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en grande partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néo-nazis. 

RIMA HASSAN : "ISRAËL A UNE LOGIQUE D'APARTHEID À L'ÉGARD DES PALESTINIENS" 

C’est dans les opinions de gauche qu’aujourd’hui l’héritage de nombreux préjugés antijuifs plus ou moins recyclés est le plus visible : le Juif exploiteur, dominateur, raciste, manipulateur et parasite social. Considérés comme des bourreaux polymorphes, les Juifs peuvent être ainsi accusés de faire des victimes de diverses catégories : des exploités, des dominés, des « racisés », des manipulés et des parasités. S’y ajoute la figure du Juif meurtrier rituel, censée renaître dans celle du soldat israélien qui bombarde la bande de Gaza après le méga-pogrom du 7 octobre 2023.

Et les victimes sont ici des Palestiniens perçus avant tout comme des musulmans censés faire acte de « résistance ». D’où l’accusation d’« islamophobie » et de « génocide ».

Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se disant « progressistes », s’est convertie à la religion politique fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du Juif-dominateur et génocidaire. Leurs réflexes idéologiques leur dictent de défendre les supposés « dominés » contre les supposés « dominants ». Les élites « progressistes » ont intériorisé en effet depuis longtemps les évidences tournant autour de l’opposition « dominants/dominés ». L’inversion victimaire que cette conversion implique se traduit par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs. Le message diffusé est le suivant : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs. La conclusion de cette grande inversion idéologique consiste à accuser les « sionistes » nazifiés de perpétrer un « génocide des Palestiniens ».

L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistent ainsi à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé comme raciste et génocidaire.

C’est de cette mythologie politique qu’ont hérité les partis et les mouvements néo-gauchistes contemporains, dont le discours de propagande trouve une illustration frappante dans les interventions publiques du démagogue islamo-gauchiste caricatural Jean-Luc Mélenchon et de ses affidés, issus pour la plupart du trotskisme ou du décolonialisme. L’offensive décoloniale, marquée en janvier 2005 par la création du mouvement des Indigènes de la République à l’initiative de « militants issus de l’immigration post-coloniale », a fortement contribué à banaliser à l’extrême gauche les thèmes de l’antisionisme radical et à conférer aux Juifs, perçus comme « sionistes » ou « crypto-sionistes », les statuts répulsifs croisés de « dominants » et d’« oppresseurs », d’« islamophobes » et donc de « racistes ». Le 31 mars 2012, après la mort du jihadiste Mohamed Merah, Houria Bouteldja, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), rédigeait cet éloge funèbre du tueur de Juifs, diffusé quelques jours plus tard :

« Mohamed Merah c’est moi. Le pire c’est que c’est vrai. Comme moi, il est d’origine algérienne, comme moi il a grandi dans un quartier, comme moi il est musulman. (…) Comme moi, il sait qu’il sera traité d’antisémite s’il soutient les Palestiniens colonisés, d’intégriste s’il soutient le droit de porter le foulard. Mohamed Merah c’est moi et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république. (…) Je dis ce soir, je suis une musulmane fondamentale. » 

Simone Rodan-Benzaquen on X 

Dans un discours prononcé à Oslo le 3 mars 2015, intitulé « Racisme(s) et philosémitisme d’État ou comment politiser l’antiracisme en France ? », la même militante « antiraciste » déclarait que « les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe », tout en appelant à « s’attaquer au philosémitisme d’État ». Il est difficile de ne pas interpréter cet ensemble d’énoncés comme les composantes d’une nouvelle version de la vision d’une  « France juive » ou « enjuivée », d’une France dominée par les Juifs. Le 5 novembre 2017, Danièle Obono, ancienne militante du NPA et députée La France insoumise (LFI) de Paris, n’a pas hésité à déclarer, s’exprimant sur la porte-parole du PIR et la présentant comme une « camarade » de combat : « Je respecte la militante antiraciste. C’est dans le mouvement antiraciste que je l’ai connue, c’est dans ces luttes-là que l’on s’est battues. (…) Et dans ce mouvement-là, on se bat sur la question de l’égalité ». 

Une gauche toujours divine 

L'antisémitisme en France XIXe - XXIe siècle | Musée d'art et d'histoire du  Judaïsme 

Le 30 novembre 2017, au cours de « L’Émission politique » sur France 2, Jean-Luc Mélenchon, voulant prendre la défense de son emblématique députée Obono, a déclaré malencontreusement : « Danièle Obono est une militante antiraciste et antisémite. » Le chef de La France insoumise a bien sûr aussitôt corrigé le tir. Mais, pour un décrypteur d’indices frotté de psychanalyse, le fougueux tribun du peuple aurait pu ainsi exprimer malgré lui une vérité cachée, soigneusement refoulée. C’est bien en effet au nom de l’antiracisme, donc de la lutte contre les discriminations et pour l’égalité, disons plus précisément au nom d’un antiracisme perverti qui vient masquer l’absence d’une vision de l’avenir caractérisant une gauche intellectuellement stérile, que la haine des Juifs redevient aujourd’hui une passion politique ordinaire. S’il est vrai, selon la formule attribuée (à tort) à August Bebel, l’un des principaux dirigeants de la social-démocratie allemande, que l’antisémitisme est « le socialisme des imbéciles », alors il faut en conclure qu’il y a beaucoup d’imbéciles parmi les socialistes de toutes obédiences. Aujourd’hui, il faudrait actualiser la formule comme suit : « L’antisionisme est l’antiracisme des imbéciles » ou « L’antisionisme est l’anti-impérialisme des imbéciles ».

 L’antisémitisme de gauche ne se réduit pas à quelques « dérapages » supposés trahir l’inspiration universaliste fondatrice de la gauche, qui préserverait ses adeptes de l’adhésion à une vision antijuive du monde.

Car c’est précisément au nom d’un universalisme abstrait dévoyé qu’est reproché aux Juifs d’avoir conservé leurs particularités ou leur identité, bref d’être restés juifs, au point d’avoir fondé un État juif, preuve supposée de leur inexpiable nationalisme impérialiste et colonialiste.

Installées confortablement dans les territoires du Bien, les gauches, perchées sur leur ignorance volontaire de la face sombre de leur préhistoire et de leur histoire, peuvent cultiver sans mauvaise conscience leur haine des Juifs tout en dénonçant rituellement « l’antisémitisme », attribué exclusivement au parti du Mal, « l’extrême droite » (ou la « droite extrême », étant entendu que toute droite tend à s’extrémiser), dont les malheureux représentants doivent en permanence arborer des signes de leur repentir et fournir des preuves de leur repentance, sans jamais cesser d’être soupçonnés de dissimuler leurs véritables convictions et leurs passions inavouables. Alors que, bercées par leur innocence native, les gauches amnésiques peuvent dormir tranquille, les droites sont condamnées à une douloureuse hypermnésie qui les voue à se sentir d’éternelles coupables.

mardi 4 novembre 2025

Éric Zemmour, La messe n’est pas dite, Fayard, 2025

Un collectif chrétien se mobilise contre le livre d'Éric Zemmour : « Nous  refusons l'instrumentalisation du christianisme »

 

Voilà donc le nouveau livre d’Éric Zemmour. Pourquoi donc est-ce que je lis Zemmour de temps en temps ? Un personnage que je méprise. La première raison est qu’il faut connaitre ses ennemis. La seconde est d’essayer de comprendre pourquoi il a obtenu un succès très relatif d’ailleurs. Après ses échecs cinglants aux dernières élections, il est la recherche de nouveaux appuis pour essayer de donner du corps à son entreprise politique dont les objectifs à court comme à moyen terme ne sont ni clairs, ni cohérents. En effet sur tous les sujets sauf sur celui de l’immigration, il s’est renié que ce soit sur l’Europe, l’euro, la Russie et j’en passe. Mauvais stratège, il a cru qu’il arriverait à attirer à lui une partie de l’électorat de Marine Le Pen. Conduisant contre ce parti une tactique agressive, il a été rejeté, alors qu’il aurait aimé être le leader d’une alliance des droites. Je rappelle tout cela pour appuyer sur le fait qu’avant toute chose, Zemmour n’est qu’un journaliste, et rien d’autre. Ses livres font souvent appel à des citations d’hommes illustres. Ce sera encore le cas ici. Il dit donc souvent des banalités avec des citations parfois approximatives pour les appuyer. Cette manière de faire n’impressionnera que les lecteurs assez peu cultivés. Ce qui est un peu le but, mais ces citations lui servent aussi à se hausser du col afin de se mettre au même niveau que les grands hommes qu’il cite. C’est assez risible. On ne devient pas Taine ou Chateaubriand à quoi de citations et Zemmour est loin d’être un styliste ! Je n’insisterai pas sur ses nombreuses erreurs d’interprétation qui émaillent l’opuscule, par exemple en ramenant Marx seulement au slogan la religion est l’opium du peuple, il en oublie que Marx fut aussi le critique de d’Islam, le désignant comme la pire des religions qui soit. Il cite aussi Barrès, pourtant un antisémite virulent. 

Qu'est-ce que l'Église catholique : l'institution ou l'ensemble des  baptisés ? | RCF

Quel est le but de ce petit ouvrage militant ? Si on le suit bien, il propose de sauver l’Occident tout entier dans une alliance entre le judaïsme et le christianisme – faisant une petite place tout de même à Athènes. Et donc pour faire pièce à l’islamisation croissante de l’Europe et de la France, il faudrait à nouveau remplir les Églises, les Juifs vivant dans leur ombre. Cette volonté à bien des défauts, elle ravira certainement des catholiques intégristes qui se sentent en voie de disparition, mais ça n’ira pas au-delà. Rechristianiser l’Occident, c’est la proposition du chapitre 7, est-ce possible ? Est-ce souhaitable ? Zemmour qui est assez peu instruit ne comprend pas deux choses 1. Que la France est le pays le plus athée du monde 2. Qu’il y a des raisons justement à un élargissement des Français et même des Européens de la tutelle d’une religion. Je ne veux pas dire que les Français resteront pour toujours loin des religions, mais en tous les cas à court et moyen terme, ce n’est même pas pensable. 

L 'Eglise catholique face à la conversion des musulmans - Association  Clarifier

Nous avons un problème avec l’Islam, c’est un fait majeur. Mais Zemmour se met dans la position de regarder cette question du point de vue de la concurrence. Il suppose qu’on pourrait concurrencer l’Islam sur le plan « spirituel ». Or ce n’est pas du tout là que se trouve la question. Se mettre en concurrence avec l’Islam c’est se situer sur le même plan que cette religion qui a toujours été agressive, mais qui a de plus en plus dérivé vers un radicalisme inquiétant, proche de la guerre civile. Les attentats, les provocations sont incessantes et calculées. L’Islam prospère en Europe et en France sur une masse d’individus transplantés, pauvres et quasiment analphabètes, même si une frange de cette population a réussi à gravir quelques échelons dans des professions à statut, avocat, chef d’entreprise, médecin, voire homme politique. Et le fait qu’une large partie de la classe politique collabore à cette entreprise, souvent pour des raisons d’opportunisme, est une évidence. Cela ne rend pas les choses faciles. La FI, héritière de l’idéologie trotskiste, voulait cliver l’électorat dit de gauche sur la question de l’islamophobie. Mais Zemmour d’une manière symétrique voudrait la cliver sur la question de la chrétienté. Il pense sans doute que nous pouvons basculer comme les Etats-Unis vers un conservatisme de droite qui mettrait en scène la religion comme drapeau par-delà les classes sociales. On comprend bien que son message est de se glisser dans la peau de Trump, un Trump à la française si on veut. C’est une erreur de perspective historique. Déjà on peut assurer que la France aussi dégénérée soit elle, n’est pas dans un état de délabrement intellectuel aussi avancé que les Etats-Unis pour faire retour à la religion. Il y a bien un noyau assez fort de catholiques en déshérence qui est prompt à se mobiliser pour des manifestions contre l’avortement, pour l’école « libre », ou pour voir des films, avec quelques petits groupes qui pourraient à l’occasion devenir violents. Mais les Etats-Unis vivent cette sorte de mobilisation sans que le peuple s’unisse derrière cette bannière. 

Présidentielle américaine : Donald Trump appelle les chrétiens évangéliques  à plus le soutenir

Une des « erreurs » de Zemmour est de penser que la religion, son développement, ou son effacement est quelque chose d’autonome. Donc il ne comprend guère pourquoi le catholicisme recule et l’Islam se renforce chez nous. Il vient que pour lui la laïcité n’est pas une solution. Il pense qu’il est plus utile de réévangéliser les populations françaises ! Il est erroné de considérer la religion, dans sa croissance, comme dans son effacement comme une réalité autonome de toute l’évolution historique. Si la France a été le premier pays laïque du monde, c’est sans doute parce qu’elle avait fait une révolution et que cette révolution qui combattait les inégalités sociales visait aussi les structures qui soutenaient ces inégalités, avec en tête évidemment l’Église. 

On croit trop souvent en France que la défense de la laïcité est l’alpha et l’oméga de cette politique d’« intégration ». C’est pourtant insuffisant. La laïcité fut le moyen utilisé par la République pour lutter contre l’influence de l’Église au sein de la société française, dans un pays que l’Église avait façonné pendant mille ans. Or, il n’y a pas d’Église en islam, et la religion de Mahomet fut étrangère, voire adversaire de la France pendant l’essentiel de son histoire.

 Législatives : tiraillés, les catholiques pratiquants ne font plus barrage  à l'extrême droite - Le Parisien 

Dans sa démarche même Zemmour va hérisser les catholiques, qu’un juif revendiqué comme tel prétende leur faire la leçon pour sauver leur religion, cela risque d’être pris pour de l’arrogance, voire pour une provocation. Il a déjà sur son dos les catholiques de gauche, ceux qui lisent La Croix par exemple, ou simplement ceux qui ont suivi les réorientations papales en matière d’accueil des immigrants. Vont s’y ajouter les catholiques de droite qui ne supporterons pas son pédantisme. Pour les autres il apparaitra comme un vieux con opportuniste qui se cherche un petit marché de niche pour exister. 

Les Juifs doivent poursuivre la leur, c’est-à-dire renoncer à leurs réflexes séculaires de minorités assiégées qui ne jurent que par la défense de la liberté individuelle, afin de se protéger des éventuelles tentations tyranniques de la majorité. Hannah Arendt expliquait que les Juifs, chassés par les Romains de leur terre d’origine, en 70 après J.-C., n’avaient jamais subi depuis lors les disciplines de l’État-nation et de la raison d’État. Il faut reconnaître que l’existence d’Israël depuis 1948 – et l’exemple qu’il donne à toutes les communautés juives de diaspora – corrige à une vitesse folle cette inexpérience historique. C’est notamment ce qui explique, selon moi, le « virage à droite » de toutes les diasporas juives, en particulier celles de France et des États-Unis, dans le prolongement de la « droitisation » de la société israélienne, sous l’influence démographique des Séfarades, qui ont marginalisé la gauche

Parmi les nombreuses erreurs de perspectives que Zemmour étale devant nous, il y en a une majeure, il croit que c’est l’existence d’Israël qui a permis aux Juifs du monde entier de virer à droite. C’est une analyse paresseuse qui vise uniquement à justifier le fait qu’il pense que l’évolution vers le conservatisme et la religion est quelque chose de normal et de naturel. Cependant il oublie beaucoup de choses les Juifs qui ont fondé Israël n’étaient pas de religieux, bien au contraire les Juifs ultra s’opposaient à la création de cet État. Jusque dans les années soixante, les Juifs athées étaient même majoritaires en Israël. Ce qui a ramené les Juifs du monde entier dans les synagogues c’est la Guerre des Six jours et ce moment particulier où les Juifs ont commencé à comprendre, notamment en France avec les diatribes du général de Gaulle, qu’ils étaient passés du statut de victimes – suite à la Shoah – à celui de bourreau. Et le mouvement de droitisation de la société israélienne s’est développé suite aux échecs répétés des négociations avec la partie palestinienne, avec la kyrielle d’attentats terroristes qu’Israël a connu sans discontinuer jusqu’au 7 octobre 2023. De manière symétrique, les Palestiniens se sont eux aussi enfermés dans cette logique mortifère d’un affrontement sans fin et d’un Islam radical. 

Paradoxalement, le monde sans Dieu légué par leurs parents a forgé un monde où la religion n’a jamais été aussi présente. Marcel Gauchet est finalement démenti : « la religion de la sortie de la religion » (le catholicisme) est ramenée à la religion par l’islam.

Le développement en France et en Europe de l’Islam accompagne l’immigration massive, avec toutes les séquelles négatives qu’on imagine, mais elle ne signifie pas la nécessité pour les Français de souche et les Européens de revenir au religieux. On peut noter le renouveau d’un certain catholicisme plus offensif, mais cela n’est pas massif et surtout ne semble pas être visible : d’ailleurs il écrit « Les baptêmes de jeunes gens pour Pâques ne compensent que partiellement l’effondrement du nombre de baptêmes à la naissance : un jeune Français sur deux était baptisé à sa naissance en 2000 ; un sur trois seulement l’était en 2024 ». Il ne suffit pas d’écrire un livre pour réévangéliser les populations en déshérence spirituelle, ni même d’aller taper à leur porte, sinon les Témoins de Jehova auraient déjà conquis le monde entier. La démarche de Zemmour ressemble à celles des trotskistes qui ont passé des années à peaufiner la théorie révolutionnaire, pour reconstruire le parti de la révolution, sans que cette démarche ne pénètre les masses laborieuses. Même si le livre de Zemmour se vend bien – ce dont je doute un peu – cela ne suffira pas à engendrer un mouvement de mobilisation massif pour la réaction vers un catholicisme rénové. 

Et puis, à fréquenter cette jeunesse catholique qui me fait l’honneur de m’accompagner depuis ma campagne présidentielle, j’y vois beaucoup de jeunes couples se former, se marier et procréer de nombreux bambins. Je m’en réjouis. La guerre de civilisations est aussi – et d’abord – une guerre des berceaux. Une civilisation qui ne fait pas d’enfants meurt d’elle-même sans que ses ennemis aient besoin de lui mettre l’épée dans les reins.

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Comme beaucoup à droite, Zemmour pense que la solution devrait venir d’une augmentation du nombre d’enfants que feraient les Français dits de souche pour faire pièce à la démographie galopante des musulmans. C’est une idée qui n’a guère de sens, le symétrique de la logique islamiste : faire la guerre avec les ventres. Il est facile d’en deviner les raisons. La première est qu’un taux de fécondité élevé entrave le développement du progrès économique. On peut renvoyer Zemmour aux travaux de Gary S. Becker, prix Nobel d’économie, et surtout grand défenseur de l’économie de marché, sur le plan théorique[1], ou simplement aux réalités statistiques sur le long terme : il y a une corrélation très nette entre baisse du taux de fécondité et hausse du niveau de vie. Les taux de fécondité extrêmement élevés dans les pays musulmans expliquent que ces pays n’arrivent pas à sortir de la pauvreté, et cela d’ailleurs consolide les inégalités de revenus entre les classes sociales. Très souvent on entend des gens de gauche ou de droite d’ailleurs qui nous disent que l’immigration est une nécessité pour compenser le vieillissement de la population, payer nos retraites et notre domesticité. Je rappelle que les Japonais ont réglé autrement le problème, en faisant le choix du progrès technologique, c’est-à-dire en robotisant de larges pans de la production et des services. 

Les anti-avortement annoncent une manifestation lundi à Versailles devant  le Congrès

Zemmour c’est la pensée réactionnaire satisfaite d’elle-même parce qu’en effet le « progressisme » porté par la classe politique occidentale en général est en échec un peu de partout. On peut évidemment être réactionnaire, pour refuser l’évolution actuelle de la société et la modernité. Cela se comprend, mais on ne peut pas en même temps se réclamer du progrès civilisationnel ! Zemmour croit d’ailleurs que l’élection de Trump en 2024 est le signe avant-coureur d’une révolution mondiale qui va balayer la planète. Il ne voit pas comme souvent les admirateurs de Trump du monde entier que justement les Etats-Unis sont dans une impasse, la société est très divisée, et les résultats ne sont pas à la hauteur dans tous les domaines. Autrement dit, on peut acter l’échec du progressisme sans pour autant croire que la solution serait un retour à l’Ancien Régime, un Ancien régime mâtiné de High Tech !



[1] Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, NBER, 1964

samedi 25 octobre 2025

Proudhon précurseur de la gauche antisémite

Pierre Joseph Proudhon (1809 - 1865) - Le prophète de l'anarchisme -  Herodote.net

Je me suis toujours méfié de Proudhon, partageant avec Marx l’idée qu’il était par nature intellectuellement limité. Il a eu une grande influence sur les socialistes de son temps, bien plus que Marx d’ailleurs. Je n’ai jamais compris pourquoi les anarchistes en faisaient une sorte de totem. Certes il avait écrit Qu’est-ce que la propriété ? un pamphlet qui avait le mérite de remettre en question les ressorts de celle-ci[1]. Et Marx l’avait salué en son temps, mais c’est bien insuffisant pour en faire un penseur de première force. À côté quel fatras !  « Les Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette superstition malfaisante, appelée catholicisme, dans laquelle l’élément juif furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins, barbares, etc., et fit longtemps les supplices du genre humain. » Il note dans son journal le 26 décembre 1847 : « Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. » Pierre-Joseph Proudhon était bel et bien raciste. Il ne s’en prenait pas seulement à une religion, mais il s’en prenait à une race qui serait irrémédiablement mauvaise. Ce n’est pas sans raison qu’il inspira l’extrême droite d’Edouard Drumont, Charles Maurras ou encore des suppôts de la collaboration du Cercle Proudhon. Certains ont voulu minimiser ce racisme antisémite en disant que c’était un peu la faute de Marx qui l’avait vexé en critiquant vertement son ouvrage Philosophie de la misère[2]. Pour moi cet argument est stupide qui ne peut pas justifier quoi que ce soit. 

Proudhon n’était pas à une stupidité près. Marx disait qu’il n’avait rien compris à Hegel. C’est vrai, mais sur le plan de la pratique de la vie quotidienne il était également limité. Dans La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, Pierre-Joseph Proudhon écrit : « Je regarde comme funestes et stupides toutes nos rêveries d’émancipation de la femme. Je lui refuse toute espèce de droit et d’initiative politique. Je crois que, pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestiques, la fidélité de l’époux, la chasteté et la retraite. » (…) « L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques, est un de ces sophismes que repoussent non pas seulement la logique, mais encore la conscience humaine et la nature des choses. » Il conseille aux femmes : « Soyez donc ce qu’on demande de vous : douce, réservée, renfermée, dévouée, laborieuse, chaste, tempérante, vigilante, docile, modeste, et nous ne discuterons pas vos mérites. Et que l’énumération de tant de vertus ne vous effraie pas : c’est toujours la même au fond qui vous revient : soyez ménagères, le mot dit tout. »[3] Ce type de stupidité classe Proudhon du côté de « la science islamiste ». À son époque dans les milieux prolétariens et révolutionnaires, il y avait fort heureusement des hommes et des femmes bien plus avancés que lui. Là non plus on ne cherchera pas une excuse dans l’époque ou le milieu dont il était issu. Proudhon en son temps était déjà dépassé. Il s’était marié avec Euphrasie Piégard qu’il appréciait aussi parce qu’elle ne savait ni lire ni écrire, ce qui la rendait dépendante de son mari. De ce point de vue la femme de Marx, Jenny von Westphalen était bien plus émancipée que la femme de Proudhon !



[1] Publié en 1841à la librairie de Prévot et constamment réédité jusqu’à nos jours.

[2] Marx avait rédigé directement en français Misère de la philosophie, publié en 1847 chez Frank et Vogler, un ouvrage polémique avec beaucoup de mauvaise foi !

[3] Pierre-Joseph Proudhon, La Pornocratie ou les femmes dans les temps modernes, A. Lacroix et Cie., 1875.

Les gauches et la haine des Juifs. Sur les origines révolutionnaires de la judéophobie des Modernes, Pierre-André Taguieff

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