Bien que les attaques contre des Juifs en France
soient bien plus nombreuses que celles contre les musulmans, les militants
d’extrême gauche nient l’existence d’une judéophobie issue des communautés
récemment implantées en France, ils préfèrent monter en épingle le moindre
incident – des têtes de cochons sur le parvis des mosquées, une balle tirée ici
ou là sans dommage – ils travestissent consciemment la réalité. Dans leur
sillage ils entrainent cependant une grande partie de la classe politique et de
la presse pour masquer le fait que les Juifs en France sont maintenant en
danger. Le texte de Pierre-André Taguieff – un fin connaisseur de l’histoire de
l’antisémitisme – montre quelles sont les origines de cet antisémitisme de
gauche : les Juifs seraient représentatifs de la classe capitaliste, et au
bout du compte les immigrés, travailleurs ou pas, seraient les damnés de la
terre, persécutés indirectement par la juiverie apatride. Dans cette
simplification imbécile d’une réalité complexe, la question palestinienne
devient un élément central. Les militants de la FI passent d’ailleurs plus de
temps à parler de cette question à laquelle ils ne comprennent rien, que des
problèmes réels de la société française. La judéophobie de la gauche sur le
plan politique, participe du blocage de la situation : alors que le
macronisme est en échec, que l’Europe se délite, que la guerre en Ukraine
s’éternise, elle reste obnubilée par la question Palestinienne qui n’intéresse
que très peu les Français. Ce faisant cette judéophobie va consolider un
communautarisme religieux peu propice à une amélioration de la société.
Je n’ai pas demandé l’autorisation à Pierre-André
Taguieff de reproduire et de diffuser ce texte, et il y a quelques points sur
lesquels je ne suis pas tout à fait d’accord, mais globalement c’est un très
bon texte, bien étayé.
Partons d’un apparent paradoxe. Depuis le grand massacre
de Juifs commis à la frontière israélienne par les terroristes du Hamas le 7
octobre 2023, suivi par la légitime riposte militaire d’Israël à Gaza, on a
assisté en France, comme dans d’autres pays, à une forte augmentation du nombre
des actes antijuifs (insultes, menaces, agressions).
Ces actes sont passés, en France – où l’on trouve la plus importante communauté juive d’Europe –, de 436 en 2022 à 1676 en 2023. Alors qu’ils tournaient autour d’une quarantaine les mois précédents, ils sont élevés à 563 en octobre, 504 en novembre et 175 en décembre 2023. Au premier trimestre 2024, on en a recensé 366, ce qui indique une hausse de 300% par rapport aux trois premiers mois de 2023. Cette « flambée » ou cette « explosion » du nombre d’actes antijuifs s’est accompagnée d’une intense propagande « antisioniste » et pro-Hamas due principalement aux milieux islamistes et islamo-gauchistes.
Le phénomène a permis de révéler l’hostilité antijuive,
principalement sous couvert d’« antisionisme », présente dans les
divers courants de l’extrême gauche, qu’ils prennent la figure d’associations
(indigénistes, décoloniales, etc.), de groupuscules (NPA) ou de partis
politiques (LFI au premier rang).
La question de l’antisémitisme, et plus particulièrement
celle de l’antisémitisme de gauche, en surgissant brutalement dans le champ des
débats politiques, est revenue à l’ordre du jour. D’où une double
sidération : d’abord, de constater que la haine des Juifs était loin
d’être une « chose du passé », ensuite et surtout, que cette haine
idéologisée provenait principalement d’individus ou de milieux situés à
l’extrême gauche, visant les Juifs-sionistes comme dominateurs et exploiteurs,
racistes et colonialistes, voire « génocideurs » ou
« massacreurs d’enfants ». La judéophobie de gauche avait été
oubliée. Elle s’est rappelée à nous depuis le méga-pogrom jihadiste du 7
octobre 2023. Voilà qui nous oblige à nous réveiller, à nous replonger dans
l’histoire de la haine des Juifs du début du XIXe siècle à nos jours, marquée
par la formation, le développement et la diffusion d’une idéologie antijuive
révolutionnaire et/ou socialiste, et, en conséquence, à rejeter le lieu commun
« antiraciste » selon lequel l’antisémitisme serait le propre des
droites extrêmes, de « l’extrême droite » ou des milieux
« réactionnaires », premier article du catéchisme de la gauche qui se
veut et se proclame « antiraciste » et « antifasciste ».
La prise de conscience doit s’accompagner d’une volonté de
savoir, c’est-à-dire d’expliquer et de comprendre les événements, autant qu’il
est possible. Cet appel au réveil intellectuel et à une relecture critique des
enseignements de l’histoire sur la question avait été lancé en 1987 par le
psychiatre et sociologue Joseph Gabel, dans un contexte où une partie de la
gauche sombrait, une fois de plus, dans la haine des Juifs. Au début de son
essai intitulé « Signification historique de l’antisémitisme de gauche »,
repris dans ses Réflexions sur l’avenir des Juifs, Gabel écrivait : « La
persistance et la recrudescence récente d’un antisémitisme de gauche, la forme
souvent agressive que revêt l’antisionisme des milieux avancés, appellent un
réexamen critique du problème. » Régulièrement, le problème revient à
l’ordre du jour et excite brièvement les passions, avant d’être recouvert d’un
voile d’oubli. Gabel s’était également montré singulièrement lucide en
formulant avec prudence cette quasi-prophétie : « On a déjà vu des
actes antisémites caractérisés accompagnés de graffiti se voulant
anti-racistes ; nous assisterons peut-être une fois à des pogroms
anti-racistes. » Actualisons cette vision d’un sombre avenir en
empruntant à la nouvelle langue de bois gauchiste : tuer des
Juifs-sionistes est un acte de « résistance » légitime, puisque les
« sionistes » sont des « racistes » et des criminels qui
« tuent des enfants palestiniens ».
Suffit-il d’ouvrir les yeux pour voir sans œillères ? Oui et
non. Car accepter d’être désillusionné par la « simple »
reconnaissance des faits n’est pas chose facile. Les humains, ce n’est un
secret pour personne, tiennent fermement à leurs croyances, qu’elles soient
religieuses ou politiques. Quoi qu’il en soit, un pogrom d’un nouveau type a eu
lieu le 7 octobre 2023, esquisse d’un israélicide désiré par les islamistes
palestiniens, et ses légitimateurs néo-gauchistes l’ont présenté comme une
louable action antiraciste (« contre l’État d’apartheid ») et
anticolonialiste (« contre l’occupation »).
Certains d’entre eux, des deux sexes (ou genres), ont été
élus députés à l’issue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet
2024. L’extrême gauche antijuive a ainsi réussi à forcer les portes de
l’Assemblée nationale.
L’extrême-droitisation de la judéophobie par les gauches
Dans les milieux intellectuels de gauche, le mot d’ordre n’a
cessé d’être répété et respecté, au moins depuis 1945 : la gauche, censée
être totalement étrangère à l’antisémitisme, doit combattre
inconditionnellement cette « peste de l’âme » dont « l’extrême
droite » seule serait porteuse. Les intellectuels de gauche, des modérés
aux radicaux, quand ils reconnaissent l’existence de formes d’antisémitisme à
gauche, refusent de croire qu’il existe un antisémitisme de gauche. Ils
soutiennent ce que j’appelle la thèse de la parenthèse, qui implique de réduire
à des phénomènes contingents, occasionnels, contextuels et provisoires les
manifestations de la haine des Juifs lorsqu’elles sont observables à gauche. On
serait alors en présence d’une forme simplement « contextuelle »
d’antisémitisme, distincte d’une forme fondatrice et « ontologique »
d’antisémitisme, qui, propre à « l’extrême droite », serait seule
véritablement inquiétante et condamnable. Cette contextualisation revient à une
relativisation. C’est cette vision qui, transformée en évidence idéologique, a
permis à la gauche de monopoliser la « lutte contre
l’antisémitisme », en l’intégrant à la « lutte contre tous les
racismes ».
Quand ils sont attribuables à des individus ou à des groupes
perçus comme des extrémistes de droite, les « actes antisémites »
(catégorie d’amalgame où se mêlent insultes, menaces et agressions physiques)
sont identifiés et dénoncés comme des traits distinctifs fondamentaux de
« l’extrême droite » – catégorie d’amalgame comprenant en vrac le
traditionalisme contre-révolutionnaire, la « droite
révolutionnaire », la « révolution conservatrice », le
nationalisme xénophobe et le fascisme (nazisme compris).
C’est là présupposer que l’antisémitisme est par
définition ou par nature de droite, et non pas simplement à droite.
« L’extrême droite » (la « droite
dure », la « droite extrême » ou « radicale ») serait
donc intrinsèquement antisémite, et l’antisémitisme ontologiquement
« d’extrême droite » ou « de droite extrême ».
Ceux qui adhèrent à cette conception de la haine des Juifs désignent le plus souvent l’antijudaïsme chrétien comme le berceau de cette haine ciblée, la « haine la plus longue », comme la qualifiait l’historien Robert S. Wistrich. Ils en concluent que cette dernière est un produit exclusif de l’Occident chrétien, tel qu’il serait représenté le plus parfaitement par ses milieux conservateurs ou réactionnaires, auxquels on peut en effet imputer de nombreuses manifestations de la haine des Juifs. La question est de savoir si toutes les formes historiques de la haine des Juifs, depuis la fin du XVIIIe siècle, sont le produit de divers recyclages de l’antijudaïsme chrétien par des forces politiques antimodernes, si cet antijudaïsme matriciel peut être identifié comme le moteur culturel de « l’antisémitisme » des Modernes, qui serait ainsi fixé à droite et à l’extrême droite (réactionnaire, nationaliste, raciste et fasciste).
Les premiers penseurs contre-révolutionnaires, tel Louis de
Bonald, craignent que les Juifs émancipés, et donc admis dans la société
chrétienne, ne finissent par la corrompre et l’asservir. Il écrit en
1806 : « Et qu’on ne s’y trompe pas, la domination des Juifs serait
dure comme celle de tout peuple longtemps asservi, et qui se trouve au milieu
de ses anciens maîtres. » Cette crainte a pu conduire certains
auteurs contre-révolutionnaires, dans leur combat contre la philosophie des Lumières
et les droits universels de l’homme, à remettre en cause l’émancipation des
Juifs ou à imaginer des mesures susceptibles d’en limiter les effets négatifs.
D’où la thèse, privilégiée par les auteurs de gauche, selon laquelle
l’antisémitisme moderne dériverait de la pensée contre-révolutionnaire
tributaire de l’antijudaïsme catholique, de Louis de Bonald (« Sur les
Juifs », 1806) et l’abbé Louis A. Chiarini (Théorie du judaïsme, 1830) à
Édouard Drumont (La France juive, 1886), Charles Maurras (théoricien de l’« antisémitisme
d’État ») et Mgr Ernest Jouin (Le Péril judéo-maçonnique, t. I, 1920,
grand diffuseur en France des Protocoles des Sages de Sion), en passant par
Roger Gougenot des Mousseaux (Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des
peuples chrétiens, 1869) et le chanoine Emmanuel Chabauty (Les Juifs, nos
maîtres !, 1882). Mais, comme l’a souligné Paul Bénichou dans son article
mémorable publié en 1978 dans le premier numéro de la revue Commentaire
(« Sur quelques sources françaises de l’antisémitisme moderne »),
l’antisémitisme « ne tient pas une place centrale, à beaucoup près, dans
la doctrine des premières générations de la contre-révolution française ».
Et le grand historien de la littérature de proposer cette piste :
« L’antisémitisme a survécu et s’est régénéré sur un autre mode : en
dénonçant l’invasion juive comme déjà accomplie et triomphante, et en faisant
de cette dénonciation l’obsession centrale, l’idée maîtresse d’un système de
pensée politique nouvelle. »
C’est dans les milieux « progressistes » ou
« avancés » que la hantise des effets destructeurs de la haute
finance a conduit à une nouvelle construction idéologique dans laquelle
« le Juif » est désigné comme la menace principale ou l’ennemi
absolu.
Si le mot « antisémitisme » (Antisemitismus) a été introduit, sinon forgé, par le « démocrate de gauche » et libre penseur militant Wilhelm Marr en mars 1879 dans son libelle d’une cinquantaine de pages paru à Berne en allemand, La Victoire du judaïsme sur le germanisme, considérée d’un point de vue non confessionnel, c’est précisément pour désigner positivement l’hostilité « moderne » à l’égard des Juifs comme entité collective (peuple, nation, race, ethnie), en la distinguant de la traditionnelle hostilité chrétienne à l’égard du judaïsme. L’ennemi désigné, « le Juif » ou « le Sémite », était censé être incarné par une nation concurrente (« un État dans l’État »), ethniquement définie, et non plus par une religion rivale. Les « raisons » de haïr et de craindre les Juifs cessaient de relever du religieux pour ressortir à l’économique, au social, au politique, au culturel et au racial ou à l’ethno-racial.
La vision « sinistrocentrique » de la judéophobie,
selon laquelle « l’antisémitisme » est ontologiquement « de
droite », est le résultat d’une construction polémique de
« l’antisémitisme » esquissée au moment de l’affaire Dreyfus, avant
de se transformer en évidence idéologique ou en idée reçue après le procès de
Nuremberg. Elle est donc une composante des deux principaux
« anti-ismes » de gauche qui se sont mis en place au XXe
siècle : l’antiracisme et l’antifascisme, impliquant une diabolisation des
droites, censées être saisies par un mouvement de « droitisation »
sans limites, dont « l’extrême droite » serait l’inévitable résultat.
Le raisonnement biaisé est simple : être de droite, c’est la traduction
politique de l’ethnocentrisme, disons de la peur et/ou de la haine de l’autre,
dont « l’antisémitisme » est un rejeton ; alors qu’être de
gauche, c’est opter pour l’universalisme et l’ouverture à l’autre, donc rejeter
cette haine particulière de l’autre qu’est la haine des Juifs. La gauche serait
donc un bouclier contre « l’antisémitisme ». Or, cette vision
« de gauche » de ce qu’on appelle « l’antisémitisme »,
vision dominante dans le monde occidental, se heurte à la vérité historique,
comme je me propose de le montrer dans le bref développement qui suit.
L’amalgame fondateur : le « judéo-capitaliste »
L’association du Juif et du capitaliste, constitutive de la
figure de l’ennemi principal des révolutionnaires (socialistes, anarchistes,
communistes), est au cœur de la première forme historique prise par la
judéophobie moderne. Cet amalgame entre les Juifs et les capitalistes, disons
les « spéculateurs », les « banquiers internationaux » ou
la « finance internationale », est l’acte fondateur de la haine des
Juifs telle qu’elle se reconfigure dans le champ politique aux lendemains de la
Révolution française, au moment où surgissent les premiers théoriciens du
socialisme, oscillant, au cours du XIXe siècle, entre le pôle libertaire (ou
anarchiste) et le pôle communiste. Ce sont eux qui confèrent une touche
révolutionnaire aux stéréotypes « Juif = argent » et « Juif =
capitalisme financier », qui caractérisent l’ennemi commun de tous ceux
qui prétendent vouloir mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme pour
réaliser, en principe, l’émancipation du genre humain.
Or, nombre de ces contempteurs du capitalisme dénoncent avec
violence l’émancipation des Juifs. L’ennemi déclaré de l’émancipation des Juifs
qu’est Charles Fourier, penseur utopiste qui n’a cessé d’inspirer les mouvances
socialistes, libertaires et communistes au cours du XIXe siècle, n’hésite pas à
affirmer que « l’établissement d’un vagabond ou d’un Juif suffit pour
désorganiser en entier le corps de marchands d’une grande ville et entraîner
les plus honnêtes gens dans le crime, car toute banqueroute est plus ou moins
criminelle ». D’une façon générale, les Juifs sont stigmatisés par
l’auteur du Nouveau monde amoureux et le théoricien de « l’attraction
passionnée » comme incarnant une puissance de désorganisation du corps social.
Fourier adapte le stéréotype médiéval du « Juif usurier » à l’époque
du capitalisme triomphant et des « progrès de l’esprit mercantile », qui
est en même temps celle de l’émancipation des Juifs. Commis de magasin qui
déclarait à trente-cinq ans, sans modestie, venir « dissiper les ténèbres
politiques et morales » pour bâtir « la théorie de l’Harmonie
universelle », Fourier, le rêveur de « cités radieuses », voit
dans l’entrée en citoyenneté des Juifs la pire des calamités de la société
industrielle naissante. Le faiseur d’utopies est sur ce point particulièrement
virulent :
« À ces vices récents, tous vices de circonstance,
ajoutons le plus honteux, l’admission des juifs au droit de cité. Il ne
suffisait donc pas des civilisés pour assurer le règne de la fourberie, il faut
appeler au secours les nations d’usuriers. […] Notre siècle philosophe admet
inconsidérément des légions de juifs, tous parasites, marchands,
usuriers. »
Usuriers et marchands sans scrupules, incarnant un principe
de désordre, les Juifs sont corrélativement dénoncés comme des
« parasites ». Les Juifs constituent pour Fourier une « nation
d’usuriers », formée de « patriarcaux improductifs », une nation « croyant
toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas
sa religion ». La « nation juive », « cette nation
spécialement adonnée à l’usure », cette « race tout improductive,
mercantile et patriarcale », forme donc également une « secte »
ou une « ligue secrète ». Bref, les usuriers-nés complotent,
conformément à leur nature. C’est pourquoi Fourier note avec inquiétude : «
On ne saurait croire quelle quantité d’usuriers contient aujourd’hui la France.
On a commencé à s’en apercevoir sur les bords du Rhin, où les Juifs ont envahi
par l’usure une grande partie des propriétés. » Et le théoricien
socialiste résume ainsi sa pensée :
« Les Grecs […] ont été véritablement le peuple de
Dieu tandis que les Juifs, qui s’arrogent le titre de peuple de Dieu, ont été
le véritable peuple de l’enfer, […] dont les annales présentent sans cesse le
crime à nu et dans toute sa laideur, jusque dans la personne du plus sage de
leurs rois ; et sans qu’il soit resté d’eux aucun monument dans les sciences ou
les arts, aucun acte qui puisse excuser le tort d’avoir tendu continuellement à
la barbarie, quand ils étaient libres, et continuellement au patriarcat quand
ils ont été asservis. »
Si l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon se montre souvent
virulent dans les diatribes antijuives parsemées dans ses textes publiés de son
vivant, il se déchaîne dans ses Carnets, qui font partie de ses œuvres
posthumes. On y rencontre par exemple cet écho de l’accusation voltairienne : « Les
Juifs, race insociable, obstinée, infernale. Premiers auteurs de cette
superstition malfaisante, appelée catholicisme, dans laquelle l’élément juif
furieux, intolérant, l’emporte toujours sur les autres éléments grecs, latins,
barbares, etc., et fit longtemps les supplices du genre humain. » Il note le 26
décembre 1847 : « Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut
renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. »
On peut donc affirmer, d’une façon générale, que la
judéophobie a pris une forme « économique » au cours du XIXe siècle dans
les milieux socialistes et anarchistes, formant une synthèse idéologique
persistante avec l’anticapitalisme. Le sordide usurier médiéval se transforme
alors en banquier juif triomphant, donnant à l’époque qui commence son esprit
propre. On assiste au surgissement de l’antiploutocratisme.
C’est dans ce contexte que naît le « mythe
Rothschild », mythe de la domination financière absolue par les Juifs
malheureusement émancipés.
À bien des égards, l’anticapitalisme antijuif des premiers
théoriciens socialistes, anarchisants ou communistes – en France :
Fourier, Proudhon ou Alphonse Toussenel ; en Allemagne : Ludwig
Feuerbach, Bruno Bauer ou Karl Marx –, va jouer le rôle d’un substitut du vieil
antijudaïsme chrétien : le contre-type du « Juif usurier », du
« prédateur de la finance » ou de l’« exploiteur »
impitoyable va marginaliser progressivement, au cours du XIXe siècle,
celui du « Juif déicide ». La « gauchisation » de la haine
des Juifs va se traduire par sa déchristianisation progressive.
Révolutionnaires, les nouveaux antijuifs se veulent athées et antireligieux,
matérialistes et adeptes du progrès sans fin, non sans se laisser tenter par le
scientisme, qui consiste à voir dans la science une méthode de salut. Ils se
réclament d’une science de l’homme qui, se présentant comme une anthropologie
raciale, distingue la « race aryenne » de la « race
sémitique », tout en affirmant comme une vérité démontrée la supériorité
raciale et civilisationnelle absolue des « Aryens », les
« Sémites » se définissant par la somme de leurs insuffisances et de
leurs manques, mais aussi par leur nature haineuse et parasitaire. Car la
pathologisation du Juif comme « parasite », « bacille » ou
« virus » s’ajoute à sa criminalisation (le Juif comme déicide ou
meurtrier rituel) et à sa diabolisation (le Juif comme « fils du
diable »).
Dans ces trois opérations structurant l’imaginaire
antijuif interviennent des combinaisons diverses de peur, de haine et de
mépris, ces passions négatives étant plus ou moins prévalentes selon les
contextes sociohistoriques.
La dénonciation du « Juif riche », du
« prédateur de la finance » ou du « parasite ploutocrate »,
incarné par « Rothschild » (prenant la relève, au XIXe siècle, de
« Shylock »), est un topos qui reste profondément ancré dans le
discours antijuif occidental, depuis qu’il s’est mondialement diffusé au cours
des XIXe et XXe siècles. En témoignent les diatribes antijuives du socialiste
Alphonse Toussenel, disciple de Fourier, dans son livre publié en 1845, Les
Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière :
« J’appelle, comme le peuple, de ce nom méprisé de
juif, tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance
et du travail d’autrui. Juif, usurier, trafiquant sont pour moi synonymes. […]
Le juif règne et gouverne en France. Où trouve-t-on écrites les preuves de
cette royauté ? Partout. […] La royauté du juif se reconnaît à ce que le
juif est en possession de tous les privilèges qui formaient autrefois l’apanage
de la royauté. »
Et Toussenel de lancer cet appel d’inspiration
révolutionnaire : « J’appelle la royauté et le peuple à s’unir pour
se débarrasser de l’aristocratie d’argent. » En finir avec le
capitalisme ou la « féodalité financière », c’est d’abord « se
débarrasser » des « rois de l’époque », les Juifs. Dans une
brochure intitulée Travail et Fainéantise (« programme démocratique »), parue
en 1849, Toussenel affirme : « Le despotisme qu’il nous faut briser est le despotisme
juif. »
En janvier 1846, le saint-simonien dissident et théoricien
socialiste Pierre Leroux publie dans la Revue sociale (mensuel qu’il avait créé
en octobre 1845) un long article empruntant son titre à celui du livre de
Toussenel, « Les Juifs, rois de l’époque ». Il y attaque
violemment Nathan Rothschild, comme membre d’une dynastie fondée sur de
douteuses spéculations et qui règne par l’argent sur toute l’Europe. Il prétend
cependant, non sans une certaine hypocrisie, n’en vouloir qu’à « l’esprit
banquier » et n’employer le mot « Juif » que « par une
nécessité de la langue française ».
Dans son best-seller et long-seller qu’est La France juive, en 1886, le nationaliste et traditionaliste catholique Édouard Drumont s’inspire de Toussenel, « le savant-poète », qu’il cite avec déférence à plusieurs reprises, n’hésitant pas à célébrer Les Juifs, rois de l’époque comme « un chef-d’œuvre impérissable ». Tels sont les faits apparemment paradoxaux : le principal idéologue de l’antisémitisme dit « d’extrême droite », Drumont, se présente comme un disciple admiratif d’un théoricien socialiste, Toussenel.
Antijuifs révolutionnaires en Allemagne
Exploiteur, despote et parasite : tel est donc le
Juif pour ceux qui le haïssent et s’efforcent de justifier leur haine.
L’accusation de parasitisme, c’est-à-dire de stérilité culturelle, est reprise
et théorisée par le musicien et poète engagé à l’extrême gauche qu’était alors
Richard Wagner à la fin des années 1840, comme en témoigne son fameux essai
publié début septembre 1850 : « Das Judenthum in Musik »
(« La juiverie [ou la judéité] dans la musique »), réédité en 1869
dans une version revue et augmentée. Il y dénonce avec virulence l’émancipation
des Juifs comme instrument de leur domination, reprenant ainsi le thème des
Juifs « rois de l’époque », largement diffusé par la littérature
antijuive des années 1840. Dans la société moderne dominée par la puissance de
l’argent, l’émancipation aurait permis aux Juifs de prendre le pouvoir réel,
c’est-à-dire le pouvoir économique et financier.
Telle est l’évidence centrale de la nouvelle vision
antijuive « révolutionnaire » dont Wagner se fait à son tour le
héraut : la domination mondiale de l’économie à travers le triomphe du
capitalisme signifie la domination mondiale des Juifs.
Le thème est promis à une longue et meurtrière
postérité. Wagner y ajoute d’abord une accusation d’inspiration
raciste : l’inaptitude du peuple juif à la création artistique, ce qui le
voue à l’imitation et au simulacre, donc à la superficialité et à la tromperie,
avec pour motivation principale la quête des honneurs et de la richesse. Ce qui
le conduit à formuler une deuxième accusation : les Juifs sont
responsables d’avoir diffusé ces contre-valeurs dans les sociétés modernes,
d’avoir notamment soumis la création artistique à la recherche du profit. Le
résultat en est un phénomène d’imprégnation « juive » de la culture
allemande, jugé foncièrement négatif par Wagner, dénonçant avec véhémence la
corruption du goût et la dénaturation de l’identité nationale : c’est ce
qu’il baptise « Verjüdung », « enjuivement » (terme parfois
aussi traduit par « judaïsation »). Or, pour Wagner,
« déjudaïsation » (Entjudung) signifie « régénération ».
Dans Sur la question juive, rédigé à l’automne 1843,
le jeune révolutionnaire Karl Marx esquisse une théorie de la
« judaïsation » du monde moderne en tant que capitaliste, comme si « le
dieu jaloux d’Israël », l’argent, s’était historiquement réalisé dans la «
société bourgeoise » :
« Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin
pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic.
Quel est son Dieu profane ? L’argent. […] Une organisation de la société qui
supprimerait les conditions préalables du trafic, et donc la possibilité du
trafic, aurait rendu le Juif impossible. […] L’argent est le dieu jaloux
d’Israël, devant lequel aucun autre dieu n’a le droit de subsister. »
À ce court manifeste indissociablement anticapitaliste et
antijuif, il faut ajouter les textes polémiques où, notamment à propos de ses
compagnons d’armes d’origine juive, Marx dévoile ses préjugés raciaux, et
sollicite avec virulence un certain nombre de stéréotypes antijuifs et
négrophobes. Le traitement qu’il réserve à Ferdinand Lassalle, grand leader du
socialisme allemand qui était son « ami » et compagnon de luttes,
atteste que Marx, loin de s’en tenir à une judéophobie politico-économique,
pensait selon des catégories racialistes. En témoigne ce passage concernant l’apparence
physique de Lassalle dans une lettre à Engels datée du 30 juillet 1862 :
« Il est maintenant parfaitement évident à mes yeux que la forme de sa
tête et [la texture de] ses cheveux montrent qu’il descend des Nègres qui se
sont joints à la troupe de Moïse, lors de l’exode d’Égypte – à moins que sa
mère ou sa grand-mère du côté paternel n’aient eu des relations avec un
Nègre. »
Ailleurs, Marx dit du « petit Juif » Lassalle, de
« ce négro-juif de Lassalle », qu’il surnomme parfois « le
Youpin Braun » ou « notre Youpin Braun » (lettre à Engels du 25
février 1859), qu’il est « le plus barbare de tous les Youpins de
Pologne ». On rencontre jusque dans Le Capital des pointes antijuives,
comme dans ce passage du célèbre chapitre IV (« La formule générale du
capital ») du livre premier : « Le capitaliste sait fort bien
que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur,
sont “dans la foi et dans la vérité” de l’argent, des Juifs intérieurement
circoncis [innerlich beschnittene Juden], et de plus des instruments
merveilleux pour faire de l’argent. »
Le syntagme « des Juifs intérieurement
circoncis » (ou « à l’âme circoncise ») est ordinairement
censuré dans les traductions françaises du passage.
Chez les idéologues antisémites allemands de la fin du XIXe
siècle, le programme de déjudaïsation comporte un volet politique minimal
: priver les Juifs de leurs droits civiques. Le politicien social-démocrate
autrichien a exprimé par une boutade le sentiment que partageaient de nombreux
représentants de la gauche des pays de langue allemande : « Si tous
les Juifs quittaient Vienne, ce ne serait pas une grande perte. » Dans son
pamphlet antisémite paru en 1880, Die Judenfrage als Racen-, Sitten-, und
Culturfrage (« La Question juive en tant que question de race, de
mœurs et de culture »), le socialiste et antisémite anti-chrétien Karl
Eugen Dühring résumait ainsi sa vision des Juifs, agents d’un
« enjuivement » ou d’une « judaïsation » des sociétés non
juives :
« Même un mouvement spirituel plus fort que celui
des religions existantes n’améliorerait pas les Juifs. Par contre,
l’assimilation des Juifs ne peut que nuire à la communauté spirituelle la
meilleure. (…) En ce qui concerne les Juifs, il faut donc compter avec quelque
chose d’inchangeable de par sa nature même. (…) Grâce à leur argent et à leur
sournoiserie, les Juifs ont réussi à s’infiltrer dans toutes les voies d’accès
de la société et déjà bien avant la prétendue émancipation, ils tenaient en main
une bonne partie des fils qui permettent de diriger la vie de la nation. Puis,
ils ont submergé toutes les positions dans l’État et la société et se sont
partout fermement installés. »
Les plus radicaux d’entre les théoriciens antijuifs et
révolutionnaires proposent l’expulsion de tous les Juifs, non sans laisser
entendre, comme Dühring, qu’ils pourraient être éliminés physiquement. Dühring
affirmait en effet que « le massacre et l’extermination » (Ertötung
und Ausrottung) étaient le seul moyen de détruire le judaïsme (Judentum). En
1901, dans la cinquième édition de son livre sur la « question
juive » (première édition en 1880), ce socialiste anti-marxiste exige « l’anéantissement
[Vernichtung] de la nation juive ». Il suppose que seules « la
terreur et la force brute » peuvent venir à bout des Juifs, ces
« étrangers parasites ». Dans l’édition posthume du même ouvrage
(corrigé en 1920), Dühring affirme qu’il « n’y a pas de place sur la Terre
pour les Juifs ».
Quant à l’anarcho-communiste russe Mikhaïl Bakounine, rival malheureux et vindicatif de Marx dans la lutte pour la direction de la Première Internationale, il réunissait en 1872, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de la « secte exploitante » : « Les Juifs ont un pied dans la banque et l’autre dans le mouvement socialiste. » Et de dénoncer « ce monde juif, formant une secte exploitante, un peuple sangsue, un unique parasite ».
La judéophobie de gauche à la française : son essor et sa fin fantasmée
En France, l’extrême gauche révolutionnaire a explicitement
été antijuive tout au long du XIXe siècle – de Fourier et Toussenel à Auguste
Blanqui, au blanquiste et communard Gustave Tridon (auteur de Du molochisme
juif, écrit en 1867 et publié en 1884), à Auguste Chirac (auteur de Les
Rois de la République. Histoire des juiveries, 1883-1885), à Albert Regnard
(également blanquiste et communard, auteur d’Aryens et Sémites, 1890), Benoît
Malon (communard, socialiste révolutionnaire et directeur de La Revue socialiste
de 1880 à sa mort en 1893) et Augustin Hamon (ennemi déclaré de la
« race sémite hébraïque » ou de la « juiverie » incarnée
par Rothschild et les « financiers cosmopolites »), en passant par
Proudhon –, sauf durant les quelques années où, sous la houlette de Jean
Jaurès, Lucien Herr, Bernard Lazare, Émile Zola et Charles Péguy, elle a choisi
le camp dreyfusard.
Encore faut-il ne pas oublier la Belgique, qui a ses propres
socialistes antijuifs. Membre du Parti ouvrier belge et sénateur socialiste,
adepte des théories raciales de son temps et auteur d’une Synthèse de
l’antisémitisme en 1892, Edmond Picard se déchaîne contre les Sémites, ces
« races parasitaires ». Il assimile les Juifs à une
« peste » ou à une « vermine » qui « pullule ».
Son objectif est de parvenir à « la suppression de l’influence
juive » par « la destruction des fortunes juives », grâce à une
législation adéquate, ainsi que par « l’exclusion du Juif des fonctions
gouvernementales, le parti-pris raisonné de ne lui laisser aucune part dans la
direction de notre civilisation, de donner en toute chose la préférence à
l’Aryen ».
Dans sa remarquable étude synthétique intitulée « La
gauche et les Juifs » (1981), Michel Winock rappelle que Jaurès lui-même,
dans deux articles publiés les 1er et 8 mai 1895 par La Dépêche de Toulouse,
expliquait que « sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se
propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire », et que le grand
leader socialiste n’hésitait pas, à la veille de l’affaire Dreyfus, à
« reprendre à son compte les arguments du lobby antisémite contre “la
puissance juive” ».
Pour les socialistes, le Juif, c’est toujours alors
« l’usurier », métamorphosé en banquier ou en capitaliste.
C’est seulement avec l’article publié par Émile Zola le 16 mai 1896 dans Le Figaro, « Pour les Juifs », que commencent à se dénouer les liens de connivence, voire de complicité, entre les milieux socialistes et les antisémites. Mais il faut attendre la publication du « J’accuse » de Zola dans L’Aurore, le 13 janvier 1898, pour que la plupart des socialistes (Jaurès compris) en finissent, ou plus exactement commencent à en finir avec leurs hésitations. Car, quelques jours plus tard, le 20 janvier 1898, était rendu public un manifeste signé par 32 députés socialistes, dont l’argumentation exprimait clairement l’antisémitisme « social » diffus de l’époque :
« Les capitalistes juifs, après tous les scandales
qui les ont discrédités, ont besoin, pour garder leur part de butin, de se
réhabiliter un peu. S’ils pouvaient démontrer, à propos d’un des leurs, qu’il y
a eu erreur judiciaire, ils chercheraient (…), d’accord avec leurs alliés
opportunistes, la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et
panamiste [c’est-à-dire compromis dans le scandale financier du canal de
Panama]. Ils voudraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël.
»
Plus significativement encore, Jaurès n’hésite pas à publier
dans La Petite République, le 13 décembre 1898, un article intitulé
« L’embarras de Drumont », où, sur le mode d’une critique
compréhensive de Drumont se voulant habile, il reprend à son compte certains
des thèmes de l’antisémitisme socialiste et varie pesamment sur les méfaits de
la finance juive :
« Si M. Drumont avait eu la clairvoyance qu’il
s’attribue tous les matins, il se serait borné à dénoncer dans l’action juive
un cas particulièrement aigu de l’action capitaliste. Comme Marx, qu’il citait
l’autre jour à contresens, il aurait montré que la conception sociale des
Juifs, fondée sur l’idée du trafic, était en parfaite harmonie avec les
mécanismes du capital. Et il aurait pu ajouter sans excès, que les Juifs,
habitués par des spéculations séculaires à la pratique de la solidarité et façonnés
dès longtemps au maniement de la richesse mobilière, exerçaient dans notre
société une action démesurée et redoutable. Ce socialisme nuancé
d’antisémitisme n’aurait guère soulevé d’objections chez les esprits
libres. »
Alors même que les socialistes étaient censés avoir
totalement désavoué l’antisémitisme des milieux antidreyfusards, le socialiste
emblématique qu’est Jaurès fait des concessions telles à l’adversaire présumé
(Édouard Drumont) qu’il paraît s’aligner sur les positions antijuives. Cet
article ne pouvait en effet que légitimer l’association du Juif et du
« trafic », et renforcer le stéréotype du Juif financier malfaisant.
Bref, on peut considérer avec Winock comme établi que, « jusqu’en 1898,
l’antisémitisme n’est perçu par l’ensemble de la gauche – et particulièrement
par les socialistes – ni comme un opprobre ni comme une menace sérieuse ».
C’est seulement après le ralliement des milieux
socialistes à la cause dreyfusarde que les passions judéophobes paraîtront se
fixer exclusivement à droite, du côté des vaincus de « l’Affaire ».
L’affaire Dreyfus a paru donc avoir mis fin à la judéophobie
des milieux socialistes, et l’antisémitisme génocidaire des nazis,
consensuellement condamné à partir de 1945, a donné l’illusion que la haine des
Juifs était fixée à l’extrême droite et le resterait. D’où la croyance bien
partagée, après la chute du Troisième Reich, que la gauche était devenue
judéophile, voire qu’elle l’avait toujours été, car antiraciste, et que la
judéophobie était l’apanage de l’extrême droite. Illusion rétrospective s’il en
est. La haine des Juifs ne pouvait être qu’un phénomène de résurgence de
l’antisémitisme nazi.
Nul ne faisait l’hypothèse que la haine des Juifs pouvait
trouver dans l’antiracisme un nouveau mode de légitimation et un puissant
vecteur. C’est pourtant cette hypothèse qui s’est vérifiée des années 1970 à
nos jours.
Réinvention de la judéophobie à gauche : antisioniste radical et islamisation du discours antijuif
Depuis les années 1950, on a assisté à la lente réinvention,
longtemps inaperçue, d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux
traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout
d’extrême gauche, au nom de l’« antiracisme », à travers la
diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël, et le soupçon que tout Juif
était un « sioniste » déclaré ou masqué. La création de l’État
d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une « catastrophe »
ou un crime inexpiable par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de
gauche. Mais,
dès les années 1950, l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’éradication
de l’État d’Israël, est devenu l’une des composantes fondamentales de la vision
révolutionnaire du monde, commune à toutes les extrêmes gauches, des staliniens
aux trotskistes et aux anarchistes, puis aux maoïstes. Le processus s’est
accéléré après la guerre des Six Jours (5-10 juin 1967). La
rediabolisation des Juifs s’est opérée sur la base de la criminalisation et de
la diabolisation d’Israël et du « sionisme », dénoncé comme
« une forme de racisme » et fantasmé d’une façon complotiste comme
« sionisme mondial ».
Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été
mythifiés en tant que peuple-martyr, victime du colonialisme et du racisme
censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été
criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme
celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans
les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances
gauchistes. Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont
cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires,
autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du
Musulman-victime, l’islam étant défini comme « la religion des
pauvres » ou des « opprimés ». La « cause
palestinienne », érigée en « cause universelle », a été
islamisée. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme
radical et « lutte contre l’islamophobie », au nom de la lutte contre
« le racisme » et « le colonialisme », thèmes mythologisés
qui mobilisent les gauches et les extrêmes gauches.
Ces dernières ont en effet remplacé la classe ouvrière ou
le prolétariat par les « minorités » supposées opprimées et
discriminées, et donc « racisées ».
Le schéma manichéen opposant les Palestiniens-victimes aux sionistes-bourreaux s’est inscrit dans le discours dit antisioniste, qui, remplaçant la critique de la politique israélienne par la dénonciation d’un prétendu « apartheid » ou d’un imaginaire « génocide » des Palestiniens, a dérivé vers la mise en question de l’existence même de l’État d’Israël. Le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien a chassé toute approche politique de ce dernier. Cet antisionisme gnostique globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité –, est au cœur de la nouvelle judéophobie. On peut considérer qu’il s’est substitué en grande partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néo-nazis.
C’est dans les opinions de gauche qu’aujourd’hui l’héritage
de nombreux préjugés antijuifs plus ou moins recyclés est le plus
visible : le Juif exploiteur, dominateur, raciste, manipulateur et
parasite social. Considérés comme des bourreaux polymorphes, les Juifs peuvent
être ainsi accusés de faire des victimes de diverses catégories : des
exploités, des dominés, des « racisés », des manipulés et des
parasités. S’y ajoute la figure du Juif meurtrier rituel, censée renaître dans
celle du soldat israélien qui bombarde la bande de Gaza après le méga-pogrom du
7 octobre 2023.
Et les victimes sont ici des Palestiniens perçus avant
tout comme des musulmans censés faire acte de « résistance ». D’où
l’accusation d’« islamophobie » et de « génocide ».
Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se
disant « progressistes », s’est convertie à la religion politique
fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du
Juif-dominateur et génocidaire. Leurs réflexes idéologiques leur dictent de
défendre les supposés « dominés » contre les supposés
« dominants ». Les élites « progressistes » ont intériorisé
en effet depuis longtemps les évidences tournant autour de l’opposition
« dominants/dominés ». L’inversion victimaire que cette conversion
implique se traduit par la nazification des « sionistes » et plus
largement des Juifs. Le message diffusé est le suivant : les
Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les
nouveaux Juifs. La conclusion de cette grande inversion idéologique consiste à
accuser les « sionistes » nazifiés de perpétrer un « génocide
des Palestiniens ».
L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme
consistent ainsi à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du
Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé comme raciste et
génocidaire.
C’est de cette mythologie politique qu’ont hérité les partis
et les mouvements néo-gauchistes contemporains, dont le discours de propagande
trouve une illustration frappante dans les interventions publiques du démagogue
islamo-gauchiste caricatural Jean-Luc Mélenchon et de ses affidés, issus pour
la plupart du trotskisme ou du décolonialisme. L’offensive décoloniale, marquée
en janvier 2005 par la création du mouvement des Indigènes de la République à
l’initiative de « militants issus de l’immigration post-coloniale »,
a fortement contribué à banaliser à l’extrême gauche les thèmes de
l’antisionisme radical et à conférer aux Juifs, perçus comme
« sionistes » ou « crypto-sionistes », les statuts
répulsifs croisés de « dominants » et d’« oppresseurs »,
d’« islamophobes » et donc de « racistes ». Le 31 mars
2012, après la mort du jihadiste Mohamed Merah, Houria Bouteldja, la
porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), rédigeait cet éloge
funèbre du tueur de Juifs, diffusé quelques jours plus tard :
« Mohamed Merah c’est moi. Le pire c’est que c’est
vrai. Comme moi, il est d’origine algérienne, comme moi il a grandi dans un
quartier, comme moi il est musulman. (…) Comme moi, il sait qu’il sera traité
d’antisémite s’il soutient les Palestiniens colonisés, d’intégriste s’il
soutient le droit de porter le foulard. Mohamed Merah c’est moi et moi je suis
lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous
sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la république. (…)
Je dis ce soir, je suis une musulmane fondamentale. »
Dans un discours prononcé à Oslo le 3 mars 2015, intitulé « Racisme(s) et philosémitisme d’État ou comment politiser l’antiracisme en France ? », la même militante « antiraciste » déclarait que « les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe », tout en appelant à « s’attaquer au philosémitisme d’État ». Il est difficile de ne pas interpréter cet ensemble d’énoncés comme les composantes d’une nouvelle version de la vision d’une « France juive » ou « enjuivée », d’une France dominée par les Juifs. Le 5 novembre 2017, Danièle Obono, ancienne militante du NPA et députée La France insoumise (LFI) de Paris, n’a pas hésité à déclarer, s’exprimant sur la porte-parole du PIR et la présentant comme une « camarade » de combat : « Je respecte la militante antiraciste. C’est dans le mouvement antiraciste que je l’ai connue, c’est dans ces luttes-là que l’on s’est battues. (…) Et dans ce mouvement-là, on se bat sur la question de l’égalité ».
Une gauche toujours divine
Le 30 novembre 2017, au cours de « L’Émission
politique » sur France 2, Jean-Luc Mélenchon, voulant prendre la défense
de son emblématique députée Obono, a déclaré malencontreusement :
« Danièle Obono est une militante antiraciste et antisémite. » Le
chef de La France insoumise a bien sûr aussitôt corrigé le tir. Mais, pour un
décrypteur d’indices frotté de psychanalyse, le fougueux tribun du peuple
aurait pu ainsi exprimer malgré lui une vérité cachée, soigneusement refoulée.
C’est bien en effet au nom de l’antiracisme, donc de la lutte contre les
discriminations et pour l’égalité, disons plus précisément au nom d’un
antiracisme perverti qui vient masquer l’absence d’une vision de l’avenir
caractérisant une gauche intellectuellement stérile, que la haine des Juifs
redevient aujourd’hui une passion politique ordinaire. S’il est vrai, selon la
formule attribuée (à tort) à August Bebel, l’un des principaux dirigeants de la
social-démocratie allemande, que l’antisémitisme est « le socialisme des
imbéciles », alors il faut en conclure qu’il y a beaucoup d’imbéciles
parmi les socialistes de toutes obédiences. Aujourd’hui, il faudrait actualiser
la formule comme suit : « L’antisionisme est l’antiracisme des
imbéciles » ou « L’antisionisme est l’anti-impérialisme des
imbéciles ».
L’antisémitisme de gauche ne se réduit pas à
quelques « dérapages » supposés trahir l’inspiration universaliste
fondatrice de la gauche, qui préserverait ses adeptes de l’adhésion à une
vision antijuive du monde.
Car c’est précisément au nom d’un universalisme abstrait
dévoyé qu’est reproché aux Juifs d’avoir conservé leurs particularités ou leur
identité, bref d’être restés juifs, au point d’avoir fondé un État juif, preuve
supposée de leur inexpiable nationalisme impérialiste et colonialiste.
Installées confortablement dans les territoires du Bien, les
gauches, perchées sur leur ignorance volontaire de la face sombre de leur
préhistoire et de leur histoire, peuvent cultiver sans mauvaise conscience leur
haine des Juifs tout en dénonçant rituellement « l’antisémitisme »,
attribué exclusivement au parti du Mal, « l’extrême droite » (ou la
« droite extrême », étant entendu que toute droite tend à
s’extrémiser), dont les malheureux représentants doivent en permanence arborer
des signes de leur repentir et fournir des preuves de leur repentance, sans
jamais cesser d’être soupçonnés de dissimuler leurs véritables convictions et
leurs passions inavouables. Alors que, bercées par leur innocence native, les
gauches amnésiques peuvent dormir tranquille, les droites sont condamnées à une
douloureuse hypermnésie qui les voue à se sentir d’éternelles coupables.