samedi 27 juin 2020

Guy Debord, Poésie etc., L’échappée, 2019

C’est le deuxième volume des notes de lectures de Guy Debord. Les éditeurs de ces volumes, il y en aura cinq en tout, ont choisi de regrouper ces fiches par thème. C’est d’une logique assez discutable. Ils s’appuient sur le fait que Debord aurait rangé ces fiches dans des dossiers dédiés. Le premier volume s’appelait Stratégie et parlait surtout de l’histoire des guerres à l’âge classique[1]. Cette classification est cependant critiquable dans la mesure où elle masque assez les évolutions dans les lectures de Debord. On comprend bien que son intérêt pour Marx et les marxistes ne sera pas le même dans les années soixante, période d’expansion de l’Internationale situationniste et de l’écriture de La société du spectacle, et dans les années quatre-vingts quand il devient commentateur de lui-même. Or l’appareil critique qui multiplie les notes sans intérêt du type, ici Debord a souligné le passage d’un double trait, alors même qu’on le voit dans le texte, ne nous renseigne en rien sur l’ordre dans lequel il a lu. Les dates des éditions utilisées ne suffisent pas. Cela aurait été pourtant intéressant car on aurait pu mieux cerner les déterminations de ses trois phases dans son évolution :

– une première phase qui s’annonce comme une critique radicale de l’art, une liquidation y compris du surréalisme et du lettrisme. Elle commence au début des années cinquante. Ce mouvement se conclut par une histoire des avants gardes par exemple dans Rapport sur la construction des situations en 1957 et la construction de l’Internationale situationniste ;

– une seconde période qui est représenté par le développement de l’IS et son évolution vers une révolution de type prolétarien et conseilliste, il lira aussi bien les penseurs révolutionnaires que des livres d’histoire sur la révolution ;

– une troisième période où enfin il devient un homme de lettre méditatif, qui sans abandonner la critique radicale d’une société moderne en décomposition accélérée, se tourne plus que jamais vers le passé. C’est très visible dans le volume intitulé Poésie etc.

« Il valait mieux que Fourier n’essaie pas ses phalanstères ; il valait mieux que Mallarmé rêve du livre sans en venir à ses « représentations réelles » ; il valait mieux pour nous en 1954-1960 parler de situations qu’essayer d’en bâtir. Dans tous ces cas, la lumière du but a un sens, éclaire une direction sociale, alors que le but même prétendu et forcé, serait ridicule sans la société. Aurons-nous cette société ? Les constructeurs de situations sont en fait constructeurs de fêtes. Mais pas aujourd’hui »

Cette note a été écrite à propos de la lecture de l’ouvrage de Jacques Scherer, Le livre de Mallarmé. Initialement publié en 1957 chez Gallimard, Debord semble l’avoir lu dans une édition de 1978 qui avait été augmentée. S’intéresser à ce type d’ouvrages est déjà en soi une sorte de renoncement, de mise à la retraite de l’homme d’action. Notez que c’est aussi en 1978 que sortira le film In girum imus noste et consumimur igni. Or ce film est bien une démission des combats révolutionnaires. Notez que dans les années post-IS, Debord s’impliquera dans les éditions Champ Libre pour y publier des ouvrages du passé, constituant déjà une sorte de bibliothèque idéale. 

 

C’était un très grand lecteur qui s’intéressait à tout ce qui était imprimé comme on sait, romans, magazines, journaux, et évidemment quelque part ce travail de cabinet soutenu ne pouvait que l’éloigner de l’homme d’action qu’il mettait pourtant en avant comme un idéal. Mais l’homme était plutôt changeant et incertain dans ses options. Sans doute est-ce pour cela qu’il se cramponnait à ses fiches de lecture et qu’il s’en servait pour éviter d’écrire vraiment en détournant ce qu’il avait lu à d’autres fins. Quand je dis qu’il était incertain dans ses choix, je ne veux pas dire qu’il était une sorte de girouette comme on en a tant vu depuis cinquante ans qui passent sans sourciller de la révolution au soutien inconditionnel au capitalisme en train de crever sur pied – cela ne concerne pas que l’abominable Cohn-Bendit, mais aussi des compagnons de Debord comme René Viénet par exemple. Je veux dire plutôt qu’il était habité par le doute sur ce qu’il entreprenait, même s’il masquait ce doute derrière des assurances péremptoires. Un texte qui avait été publié dans le catalogue de l’exposition Debord à la BNF, Les Erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial[2], le montre à mon sens amplement. Même si c’est sous la forme ironique, avec le motif selon lequel, étant donné ce qu’il était, il n’aurait pu rien faire d’autre, et donc qu’il n’y avait ni échec ni succès. Pourtant ce texte pratiquement pas commenté disait clairement que finalement il avait tout échoué aussi de son propre point de vue. C’est un texte décisif pour comprendre non pas Debord du point de vue d’un bilan, mais au contraire pour saisir ses changements de détermination dans la vie quotidienne et l’amertume qui l’a forcément accompagné. Mais il est resté un ennemi déterminé de la société marchande, assez peu tenté par les honneurs ordinaires et la consommation. Et de ce point de vue, il est resté fidèle à lui-même, et c’est bien qui fait qu’on ne peut pas le confondre avec un simple marchand de papiers imprimés. 

 

Pendant des décennies, il a recopié sur des petites fiches des phrases, des morceaux de phrases, voire des poèmes dans son entier. Parfois il recopiera les passages en français et dans la langue originale, on se demande bien à qui ce travail quotidien était destiné. Cette manière pointue de saisir le livre sous toutes ses formes est une volonté de déspécialiser le savoir et de le restituer dans ce qu’il pense être sa vérité de l’instant.

Les notes de lectures de Guy Debord produisent plusieurs impressions étranges. D’abord il y a une capacité qui semble s’extraire de cet ensemble, à relier entre eux des auteurs qui ont fait du pessimisme un commerce actif. Le mal, le noir, la part d’ombre du néant qui pèse sur l’homme d’action et qui le cloue sur place est abondamment représentée. C’est presque le contrepoint du Surréalisme que Debord lit avec beaucoup d’attention mais pour en faire une critique acerbe et souvent ingrate d’ailleurs. Annie Lebrun avançait que Debord à la fin de sa vie revenait vers Breton et lui révélait son admiration. Il bouclait en somme son parcours, parti de Breton au début des années cinquante, il y revenait à la fin de sa vie. Relisant ces jours- ci une interview de Breton par Madeleine Chapsal, je voyais très bien la pédanterie qu’on pouvait lui reprocher, et pourtant on ne saurait nier son importance[3]. Encore que ni Debord, ni Breton n’ait finalement joué un rôle dans les déterminations de notre volonté de tenter de changer le monde qui ne nous convient pas et qui ne convient d’ailleurs à personne, même pas à ceux qui en font de l’argent. 

 

La publication de ces fiches voit son intérêt réduit par le fait qu’elles ont été au préalable triées et donc choisies par ces « conservateurs » de bibliothèques qui forcément les interprètent à l’aune de ce qu’ils ont compris globalement de Debord. La faiblesse de la postface de Gabriel Ferreira Zacarias qui a soutenu une thèse universitaire sur Guy Debord en 2014[4], en atteste où les lieux communs sont débités les uns derrière les autres. Il serait intéressant pourtant de se poser la question des raisons de cette conservation maniaque de ses fiches dans des dossiers. Ces fiches pouvaient servir à des utilisations ultérieures sous forme de détournement. Mais il y a autre chose. En effet, avant de procéder à son suicide Guy Debord avait trié ses archives. Il avait brûlé énormément de papiers, mais pas ses fiches e lectures, alors qu’il savait pertinemment qu’elles ne lui seraient plus d’aucune utilité dans l’au-delà. Il y avait un désir de conservation, de faire son temps, ce qui va avec l’idée d’un homme obsédé par le temps qui passe. Fixer ce qu’il avait lu devait raconter aussi ce qu’il était. Ces livres lus et commentés expliquaient la formation d’une pensée. La façon dont les fiches de lecture sont présentées fait de Debord un homme de lettres un peu banal, saisi par une boulimie de lectures. Elle masque sa volonté de faire l’histoire d’une manière plus concrète qu’en lisant et en écrivant, que cette volonté soit aboutie ou non. Il y a une oscillation chez Debord entre une culture livresque très sophistiquée, Mallarmé, la poésie chinoise, Breton et les surréalistes, et une culture plus populaire et immédiate comme les poèmes de Mouloudji – grande figure de Saint-Germain des Prés – qu’il recopie ou les chansons italiennes comme Porta Romana Bella. 

 

Le recueil consacre aussi une large place à la poésie chinoise à laquelle Debord semble s’être intéressé au début des années soixante. C’est du reste à ce moment-là qu’a émergé en France et en Europe l’engouement pour la Chine. Evidemment Debord n’est pas tombé dans le travers gauchiste qui laissait croire que la Chine était un pays communiste d’une forme nouvelle, bien au contraire il sera un des premiers à critiquer vertement le maoïsme comme une forme peu originale de dictature criminelle[5]. Ex post il est intéressant de rapprocher ces deux éléments, les poésies chinoises apparaissant finalement comme une critique anticipée du maoïsme. Ici se dévoile le but des lectures de Guy Debord, il s’agit de critiquer le présent à l’aune d’un passé glorieux. C’est une forme de conservatisme révolutionnaire si on veut, en tous les cas un anti-progressisme. Plus banalement on remarquera l’amour de la langue française. Je me demandais en lisant ce volume ce qu’il aurait pensé de cette dictature nouvelle manière qui veut nous imposer l’écriture inclusive comme norme. Du mal bien entendu. Car cette façon de faire ne vise pas du tout un égalitarisme de façade entre les sexes – les genres on dit maintenant – mais plutôt l’éradication du passé dans ce qu’il a de plus cher : sa langue et son histoire. En effet la généralisation de l’écriture inclusive rendra la lecture des textes du passé très ardue, réservée à des initiés. Or d’une manière ou d’une autre Debord s’est toujours inscrit dans une volonté révolutionnaire de se réapproprier l’histoire, donc la langue. 

La bibliothèque de Guy Debord

Il y a très peu de poésie au sens étroit dans ce volume, alors même que Debord avait lu des poètes qui l’avaient marqué comme Apollinaire, ou Rimbaud. Peut-être parce qu’ils les avaient lus avant de construire ses notes sur des fiches classées. Seul Breton y a une large place. A l’inverse, on trouvera de longs extraits de la Bible, ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont jamais lu cet ouvrage, et de Shakespeare ce qui est moins étonnant et plus commun. Beaucoup d’ouvrages qui sont d’une culture courante, Don Quichotte, Dom Juan de Molière, et même Marcel Proust. On trouvera aussi de longues citations d’Homère. Et puis, mais c’est plus attendu, les dissidents anglais, Thomas de Quincey, Jonathan Swift, Thackeray, dont on faisait grand cas dans les années soixante. On savait que Debord lisait aussi des romans policiers, mais il est plus étonnant de trouver une attention aussi soutenue à Sax Rohmer, l’auteur de la série Fu Manchu. On voit comment il s’en saisit dans une relation à la dérive et à l’espace urbain. Les citations sont ici déjà un commentaire. Il y a aussi une lecture attentive de Montaigne – dont il retient particulièrement la célébration de l’amitié – ou de Diderot, écrivain phare de la pensée progressiste dans sa version matérialiste. 

 

Si l’usage que Debord comptait faire de ces citations était pour partie le détournement, cela ne semble pas suffisant pour expliquer cette longue quête. Il y a parfois, dans les années quatre-vingts, comme un désir de rattraper le temps perdu, en se lançant dans les lectures qu’il n’avait jamais faites. C’est parfois un peu ennuyeux, très souvent drôle comme les citations qu’il retient de La Rochefoucauld. Par exemple celle-là : « Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs ». Les rapports qu’il entretenait avec Robert Musil, pourtant très proche de lui dans son approche de la vie moderne et sa réification, restent ambigus. L’homme sans qualité bénéficie d’un traitement très long où se mêle la révérence et la critique. Si on comprend que les notes sur Robert Musil se retrouvent dans le dossier Poésie etc. Les notes sur Lewis Munford paraissent assez peu à sa place. C’est un auteur important qui lui a beaucoup servi pour l’écriture de La société du spectacle, avec d’ailleurs assez peu de recul, pour La cité à travers l’histoire. L’ouvrage de Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico : villes et économie dans l’histoire, qui viendra plus tard, mais que Debord n’a peut-être jamais lu, corrigera bien des idées reçues sur la question[6]. C’était des ouvrages phares de la pensée critique du début des années soixante et d’une sociologie naissante, nourrie d’un marxisme dissident. On en trouvait des comptes rendus très détaillés dans des revues comme Arguments – la revue d’Edgar Morin qui à l’époque donnait dans le marxisme critique – ou encore Socialisme ou barbarie. Même si leur lectorat restait étroit, elles contribuaient à la diffusion d’une certaine pensée critique. Le fait qu’il n’existe plus de telles revue explique aussi un peu pourquoi l’Université française, aspirée par les normes de production du savoir anglo-saxonnes, n’arrive plus à produire un seul ouvrage vraiment novateur ou seulement intéressant dans le domaine des sciences humaines. 

 

Vers la fin de sa vie, Debord s’était rapproché de certains écrivains traditionnellement hanté par la quête d’un prix littéraire. Entre autres résidus d’une culture germanopratine d’un autre âge, il fréquentait Morgan Sportès. Cet écrivain a construit sa petite renommée sur le fait qu’il exploite et met en scène des faits divers en recopiant des extraits de procès-verbal d’enquêtes criminelles célèbre. Ce genre littéraire plait beaucoup, Philippe Jaenada, ou encore Emmanuel Carrère en font un commerce. C’est du polar moderne en quelque sorte qui évite l’imagination et en même temps l’émotion. Mais peu importe les qualités qu’on lui trouve – il est vrai qu’il écrit moins mal que Michel Houellebecq ou Amélie Nothomb. Le temps a passé, Debord est mort depuis un quart de siècle, et si dans le temps on se flattait de l’avoir connu, on se met maintenant à lui cracher dessus comme si on regrettait de l’avoir fréquenté. Voilà ce qu’écrit le lamentable Morgan Sportès à qui Debord avait fait pourtant l’amitié de boire un peu avec lui :

« Pour ce qui est de Debord qui, lui aussi, a lu tous mes livres, et avec lequel j’ai beaucoup bu, et causé, son suicide – et la façon surtout dont il l’a mis en scène – m’a quelque peu gêné. C’était comme s’il avait spectacularisé sa mort ! L’abus d’alcool a fini par assombrir son intelligence brillante. A la fin, avec sa gueule couperosée et ses lunettes aux verres épais comme des culs de bouteille, il me faisait songer, penché sur son verre de picrate, à une Pythonisse cherchant dans une boule de cristal l’espoir d’on ne sait quelle improbable Révolution. Sic transit gloria mundi… » Ce crachat se trouve dans Causeur[7].

Je m’étais étonné à la lecture de quelques-uns de ses romans que Debord ait pu s’intéresser à un tel individu[8]. Je trouvais que, même si certains de ses romans ne sont pas inintéressants – je pense à Tout, tout de suite[9]sa prose manquait non seulement de colonne vertébrale, mais aussi de grâce. Debord devait donc se sentir un peu seul. Morgan Sportès doit être très content de lui-même pour énoncer de telles petites saletés. Peut-être se croit-il immortel pour ce faire. Dans le même interview où il se répand pour bien nous expliquer qu’il est lui-même un grand homme de lettres, il écrit ceci : « Si je t’oublie [son dernier roman] est d’abord une œuvre d’art, de par sa forme, c’est-à-dire son style et sa construction très élaborés ».  Il donne même une définition définitive de la littérature : « La vraie littérature s’écrit face à la mort » l Il y en a qui ne chient pas la honte ! La morale de cette microscopique histoire sans importance, c’est que l’amitié c’est comme l’amour au fond, c’est fait pour être trahi ! Ce n’est pas évidemment qu’on ne puisse pas critiquer Debord, y compris dans sa vie quotidienne, bien au contraire, son parcours recèle de très nombreuses ambiguïtés, mais la critique ne doit pas forcément conduire à de telles mesquineries où on dénigre le physique d’un ennemi imaginaire qui ne peut pas nous répondre puisqu’il est mort. 

 

Ces notes ne sont pas vraiment indispensables à la compréhension de la pensée Debord, ni même à son parcours. Elles sont dans leur maniaquerie éditoriale uniquement destinées à ceux qui ont fait dans l’étude de la pensée de Debord une manière d’érudition et qui en outre sont des grands lecteurs pour savoir de quoi il parle. Mais on est content de loin en loin de le retrouver avec son sens de l’humour si particulier, et sa façon de poser ses lectures comme des évidences dans la compréhension des textes. On retiendra de ce dossier que l’auteur de La société du spectacle recherchait dans la poésie, la célébration de l’amitié, du vin, des filles et la mélancolie du temps qui passe.



[2] in Guy Debord, Un Art de la Guerre, Éditions Bibliothèque Nationale de France - Gallimard, 2013.

[3] Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, 10/18, UGE, 1973. Dans cet interview Breton a le mérite de dire du mal de Marcel Proust, ce qui aujourd’hui ne se fait plus guère.

[4]  Gabriel Ferreira Zacarias, Expérience et représentation du sujet : une généalogie de l’art et de la pensée de Guy Debord, Littératures. Université de Perpignan, 2014.

[5] « Le point d’explosion de l’idéologie en Chine », Internationale situationniste, n° 11, octobre 1967.

[6] Gallimard, 1988 pour la traduction française.

[8] Contrairement à Debord je ne les ai donc pas tous lus, et même pour certains je me suis arrêté au bout de quelques pages.

[9] Fayard, 2011. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

  C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de...