La question environnementale, c’est-à-dire le constat selon lequel la vie sur cette planète se dégrade et qu’il serait temps de réagir, est apparue aux yeux du grand public au début des années soixante-dix, avec le fameux rapport Meadows, aussi connu en France sous le titre d’Halte à la croissance ?[1]. Quarante années déjà ont passé et le problème s’est aggravé, le modèle capitaliste s’étant généralisé à l’ensemble de la planète à une vitesse qu’alors nous ne pouvions pas imaginer. C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire qu’on s’en préoccupe, avec des tremblements dans la voix, et qu’il faut faire quelque chose pour laisser une planète habitable à nos enfants. Cependant les approches de cette question ne sont pas unifiées, en dehors même des imbéciles qui tentent de se faire remarquer en niant l’existence d’un problème, comme ceux qui nous répètent que le changement climatique n’existe pas, que c’est une illusion construite par les bureaucrates du GIEC, ou encore que si réchauffement climatique il y a, c’est le résultat de phénomènes naturels qui n’ont rien à voir avec l’activité productrice de l’homme à la surface de cette malheureuse planète[2]. Ces opportunistes malheureux, souvent stipendiés par des firmes pétrolières ou autres, s’ils peuvent élucubrer sur l’absence de lien entre activité industrielle et réchauffement climatique, auront plus de difficultés à nier les autres catastrophes comme la dégradation de la qualité de l’air qu’on ne saurait imputer à des causes naturelles, ou la dégradation de la qualité des aliments ou encore de l’accumoncellement des déchets impossibles à recycler. Certes on essaie encore d’abriter cette explosion des déchets industrielles qui polluent la mer aussi bien que les campagnes derrière un manque de civisme des consommateurs. Mais le fait est que les capacités à traiter et recycler ces déchets ne peuvent pas augmenter aussi vite que leur production. Certains économistes ont tenté de montrer que justement le recyclage des déchets pouvait être bon aussi bien pour l’environnement et donc pour la santé de l’homme que pour le profit et la santé de l’économie[3]. C’est d’ailleurs une antienne bien connue que celle de répéter que la science et la technique pourvu qu’elle soit guidée par la main invisible du marché nous sortirons de ce mauvais pas en provoquant une réallocation des ressources en capital et en travail pour reverdir la planète. Nicolas Georgescu-Roegen avait démontré dès le début des années soixante-dix que cette course à l’échalote se heurtait à la loi d’entropie[4]. Cet ouvrage qui apparait avec le recul comme un acte fondateur de la théorie économique de la décroissance n’était pas critiqué par les économistes qui n’en avaient pas les moyens intellectuels. Nous étions à vrai dire très peu nombreux à en défendre les principes logiques. La masse informe des économistes préféraient regarder ailleurs, alors même que les formes théoriques présentées par Georgescu-Roegen non seulement remettaient en cause les fondements de l’économie de marché, classiques, néo-classiques et même keynésiens, mais venaient en appui pour conforter la justesse des prévisions du rapport Meadows.
Déchets de la société industrielle à la sortie d’Aix-en-Provence
Il y a donc une bonne cinquantaine d’années que le problème
est bien connu du grand public, sans évidemment que les politiciens apportent
quelque embryon de solution. En 1971 Guy Debord écrivait un petit texte, La
planète malade qu’il ne publiait pas, ou plutôt qui aurait dû être publié
dans le numéro 13 d’Internationale situationniste si cette revue avait
poursuivi sa course[5]. Ce
texte n’était pas d’une très grande qualité, mais il marquait l’abandon
définitif par Debord de l’idéologie du progrès et de l’idée qui avait traversé
un temps l’Internationale situationniste, selon laquelle le progrès
technique et donc la hausse de la productivité du travail permettrait de
libérer définitivement l’homme du travail afin de s’adonner à des loisirs
infinis où le jeu serait le moteur des relations sociales, en lieu et place du
travail. Si la question écologique qui n’est en fait que celle des conditions
qui nous sont faites de la vie sur terre, préoccupe tout le monde, les
réactions face à elle sont diverses et variées. La première et le plus commune,
celle qui est reprise par les médias dominants et les hommes politiques
supposent deux méthodes de lutte contre le réchauffement climatique ou la
pollution grandissante :
– d’abord responsabiliser les consommateurs, les
conscientiser si on veut, en les dressant à bien fermer l’eau du robinet, ne
pas oublier d’éteindre la lumière en changeant de pièce dans son appartement, ou
encore en le dressant dès le plus jeune âge à trier les déchets qu’on dit qui
sont les siens, mais qui en vérité ne sont que ceux produits et imposés par le
système industriel – ce travail fastidieux et sans fin ressemble à celui qui
oblige dans les hypermarchés les clients à scanner leurs achats afin
d’économiser des frais de personnels. L’Etat complice des entreprises de la
grande distribution se donne ainsi l’image de celui qui fait quelque chose pour
la planète tout en faisant plaisir aux actionnaires ;
– ensuite investir dans ce qu’on appelle bêtement la
transition énergétique. C’est présenté comme une nouvelle opportunité de
croissance et d’emplois[6].
Outre que cette idée de verdir le capitalisme se heurte à de simples problèmes
techniques – par exemple on se rend compte que la voiture électrique est tout
aussi polluante que l’ancienne voiture à moteur thermique et apparait comme une
escroquerie intellectuelle[7]
– elle suppose que cette même logique du progrès technique qui a créé le
problème est sensée le résoudre !
Enfants apprenant à trier les déchets de leurs parents
Les deux ouvrages de Baudoin de Bodinat datent d’il y a un
quart de siècle. Ils ont été maintenant regroupés en un seul volume.la méthode
est relativement simple. On peut la décomposer en deux temps : d’abord
juger le progrès technique non pas en soi et pour soi, d’un point de vue
métaphysique, mais du point de vue de ses résultats sensibles. Ensuite
comprendre comment le progrès technique dans ses applications ne transforme pas
seulement le monde matériel qui nous entoure, mais nous transforme également
dans notre chair autant que dans notre capacité à penser et donc à agir. Toutes
les marchandises qui nous sont offertes comme une promesse de vivre mieux, plus
pleinement, en vérité produisent l’exact inverse. Elles nous vident de nos
sens, les atrophient et nous enferment dans une vie virtuelle. Malgré les
évidences de ce que le progrès se paye cash par des maladies, des virus, ou des
médicaments qui aggravent le mal sans le soigner – Baudouin de Bodinat parle en
1996 de la prolifération à venir des virus – on en est arrivé aujourd’hui à la
fin. Non seulement les ressources naturelles s’épuisent, les terres sont de
moins en moins fertiles, l’air n’est plus respirable, l’eau est
empoisonnée, mais le capitalisme qui se flattait naguère d’avoir eu le résultat
remarquable d’accroître la durée de la vie et diminuer les maladies, produit
maintenant, pour continuer sa course au profit, exactement l’inverse. Nous
voyons aux Etats-Unis que la courbe de l’augmentation de l’espérance de vie
s’est inversée depuis quelques années aux Etats-Unis qui sont comme on le sait
à l’avant-garde du progrès. Cette vie virtuelle, artificielle, promise par
notre enfermement, derrière nos écrans et notre cuisine connectée, était déjà
là, pesante, sous nos yeux il y a vingt cinq ans, mais elle est encore bien plus
évidente depuis la crise du COVID qui permet aux Etats de resserrer un peu plus
l’enfermement et le contrôle social. « …le spectateur ne se sent chez
lui nulle part, car le spectacle est partout », écrivait Guy Debord dans La
société du spectacle en 1967. Si on considère l’évolution du monde de la marchandise,
comme la séparation achevée, on peut dire maintenant que l’homme est
séparé de lui-même.
Baudoin de Bodinat va procéder dans son écriture par une sorte d’accumulation de faits empiriques qui prouvent cette artificialisation de la vie sociale et animale à la surface de la terre. Il présente d’ailleurs l’évidence de la croissance démographique comme la dernière des calamités, il parle des banlieues comme d’un élevage d’humains à destination de la satisfaction du marché. Alors que le travail se fait de plus en plus rare, notamment pour des questions de robotique, il n’y a pas d’autres raisons que de faire venir des immigrés par cargaisons entières que pour avoir des consommateurs pas encore tout à fait blasés de la consommation et capables d’avaler n’importe quoi au moment où les autochtones se détournent de plus en plus des produits alimentaires de l’industrie remplis de pesticides, d’antibiotiques et d’autres produits chimiques dangereux. Baudoin de Bodinat nous affirme que la chimie a été la plus grande calamité des découvertes du genre humain, et on le croit volontiers. Il avance aussi que la lenteur est une bonne chose pour se déplacer notamment, évidemment il n’est pas trop intéressé par le tourisme, les vacances et autres bêtises modernes. Ça tombe bien, moi non plus ! J’essaie de me tenir loin de ce genre de décomposition, et j’y arrive le plus souvent.
Bruno Tertrais, sociologue de son état, dans son
ouvrage L'Apocalypse n'est pas pour demain[8] écrit
stupidement :
« Le réchauffement climatique n’est pas susceptible de causer des guerres [...] pour la simple raison que nous ne sommes plus au Moyen Âge et que nos sociétés ne se font plus la guerre pour accéder à des ressources naturelles manquantes. À supposer même que le réchauffement climatique conduise à une raréfaction de certaines d’entre elles, ce qui n’est pas démontré et a peu de chance de se vérifier un jour sur le plan mondial, nous vivons dans un monde où, pour faire simple, il est plus facile d’acheter que de voler ». Apologue stipendié travaillant à Sciences Po, il est sans doute un des derniers à nous raconter que tout va bien. Est-il bête ou simplement ignare ? L’effondrement est sous nos yeux, visible à l’œil nu. Participant de l’idéologie progressiste qui maintenant à fait long feu, il se réjouit à la manière des niais, un rien le fait rire. Ce qu’il ne peut pas comprendre c’est ce qu’expose Baudoin de Bodinat : les pseudos améliorations quantitatives dans la consommation ont été compensées et au-delà sans doute de la perte du sens et de notre continuité historique. Le mot d’ordre du progressisme est de faire du passé table rase, de déraciner complètement l’individu, de le produire hors sol. En ce sens l’idéologie progressiste s’accommode très bien de la Cancel culture[9] qui nous ordonne de ne plus nous occuper du passé, car en effet, le passé risque de nous faire comprendre asse bien qu’aujourd’hui n’est pas mieux qu’hier, et sans doute pas pire que demain. Baudoin de Bodinat est un ennemi déclaré du progrès, on ne lui donnera pas tort là-dessus. Bien que ses deux ouvrages paraissent comme une longue suite de gémissements, il présente aussi des idées d’avenir. Pour lui la traction animale est une idée d’avenir plus intéressante que le tracteur électrique par exemple. Evidemment pour cela il faut s’inscrire dans une logique où non seulement la course à la productivité n’a pas d’importance, mais aussi dans l’idée que le travail agricole doit se faire de conserve avec la terre et les animaux qu’on a tendance à ne voir que comme des kilos de viande plus ou moins frelatée pour maintenir le consommateur en vie. Si ces ouvrages me touchent autant, c’est qu’il se trouve que j’ai connu le monde disparu. J’ai en effet commencé à émargé à la Sécurité sociale en travaillant comme garçon de ferme, avec les bœufs travaillaient aux labours ou à tracter les tombereaux. C’était une époque où on faisait du bio sans le savoir, et où on ne gémissait pas du matin jusqu’au soir sur la dureté du travail. La compensation si je puis dire c’était cette immersion dans les choses de la vie.
La fin du deuxième tome insiste sur un point particulier,
cette dégradation ahurissante de la vie sur terre, n’est pas le résultat d’un
complot, l’oligarchie ne sachant pas très bien ce qu’elle fait et ce qu’elle
devrait faire. Voici ce qu’il écrit :
« Et c’est encore la raison de la déconvenue quand on cherche des maîtres du monde à qui profiterait
cette faillite générale : on en trouve pas qui soient crédibles ;
laissant de côté tout examen réfléchi il suffit de considérer dans les journaux
les photographies de ceux qu’on propose dans ce rôle : leur médiocrité
n’est pas discutable ; et même à plusieurs conseils d’administration d’un
super- conglomérat planétaire, avec leur psychologie simpliste de gangsters :
Ce n’est pas par hasard qu’ils ressemblent à des garçons coiffeurs, des
acteurs de province et des journalistes maîtres chanteurs, à des maîtres
d’hôtel et des chefs de rayon : ce sont des places vacantes que la raison
économique pourvoi de figurants et de doublures. Ces gens habillés chez le
tailleur, à leur bureau de « fonds d’investissement » qu’on désigne
en éminences grises à notre horreur et notre exécration sont exactement ce
qu’ils paraissent : de simples prête-noms, des hommes de paille, des
apparences humaines dont le Weltgeist rationaliste a besoin pour opérer
incognito parmi nous, en l’espèce ici de ses logiciels de prise de décision
financière automatique »[10].
Dans le rôle de la doublure on aura reconnu la caricature par anticipation d’Emmanuel Macron dont le charabia émaillé de « start up nation » ou de « make our planet great again » a achevé de ridiculiser la classe politique dans son entier qui pourtant n’avait pas besoin de ça.
De crise économique en crise sanitaire, l’ancien monde
s’effondre depuis au moins 2008. Les palliatifs qu’on utilise encore sont pire
que le mal, par exemple la planche à billets pour continuer à consommer, qui
non seulement crée de nouveaux problèmes financiers, mais en outre retarde le
moment où on ira vers autre chose. Mais tout cela engendre un chaos qui est
visible, de partout le mécontentement gronde, menaçant sérieusement la survie
de la canaille politique. De ce désordre n’émerge pas encore un monde nouveau,
même si ici et là nous en voyons les prémisses. Baudoin de Bodinat a évolué
entre les deux tomes de son livre, dans le tome premier, il ne décrivait que la
catastrophe issue de la technologie, avec une prédilection pour le numérique,
mais il ne laissait que peu d’espoir pour la suite. A la fin du tome deuxième,
sans donner des éléments très précis, il avance que les choses pourraient bien
tourner positivement, c’est-à-dire dans le sens d’une meilleure adéquation
entre le monde et ceux qui l’habitent. Peut-être que la crise du COVID va
accélérer les choses dans ce sens, ou peut-être pas. Malgré des principes
d’écriture un peu boursoufflés, des phrases longues comme un jour sans pain,
des formules répétitives comme Il m’est venu à l’esprit ou Et voici
ce que j’ai pensé, l’ensemble est saisissant, parlant à l’esprit comme aux
sens, dépassant la simple logique rationnelle où on se sert de chiffres et de
formules pour décrire la misère de ce temps. Ces livres rejoignent évidemment
celui de Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme[11],
et se comprennent dans le prolongement de l’Ecole de Francfort, Adorno est
cité plusieurs fois, Horkheimer aussi. On le situera dans le prolongement de la
pensée post-situationniste.
Les aveugles
Contemple-les,
mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils
aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles,
singuliers comme les somnambules,
Dardant
on ne sait où leurs globes ténébreux.
Comme s'ils
regardaient au loin, restent levés
Au
ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher
rêveusement leur tête appesantie.
Ce
frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant
qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Vois,
je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis
: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
[1] Fayard,
janvier 1972.
[2] Godard,
Olivier. « De l'imposture au sophisme, la science du climat vue par Claude
Allègre, François Ewald et quelques autres », Esprit, vol.
mai, no. 5, 2010, pp. 26-43.
[3] Fulconis,
François, Gilles Paché, et Emmanuelle Reynaud. « Vers une
nouvelle forme de croissance économique. Les apports des recherches en
logistique et supply chain management », Revue française de
gestion, vol. 261, no. 8, 2016, pp. 127-149.
[4] The entropy law and the economic
process, Harvard University Press, 1971.
[5] Il ne
sera publié qu’en 2004 chez Gallimard dans un ouvrage portant ce titre, avec
deux autres textes, Le déclin et la chute de l’économie
spectaculaire-marchande, et Le point d’explosion de l’idéologie en
Chine.
[6] Les
librairies regorgent d’ouvrages de ce type, exemple de cette niaiserie, Claude
Trumes, Transition énergétique, une chance pour l’Europe, Les petits
matins, 2017.
[7] https://reporterre.net/Non-la-voiture-electrique-n-est-pas-ecologique
[8] Denoël, 2012.
[9]
https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/02/revolution-culturelle-en-occident.html
[10] Ce
passage est pour partie détourné de La dialectique de la raison de
Theodor Adorno et Max Horkeimer, publié pour la première fois en 1947.
[11] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2020/10/gunther-anders-de-lobsolescence-de.html
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