jeudi 15 avril 2021

François Ruffin, Leur progrès et le nôtre, Le seuil, 2021

 

Parmi le personnel politique, Ruffin est un des rares que je trouve intéressant, bien qu’il soit encore la FI. Il préfère s’intéresser aux femmes de ménages que de défiler derrière le CCIF de Marwan Muhammad, il s’intéresse plus à Eschyle qu’à l’écriture inclusive qu’il se refuse d’utiliser. Dans la dégénérescence de la gauche, c’est le seul qui reste un peu audible. Il a été un des premiers à saluer les Gilets jaunes, à ne pas les regarder comme des populistes en route vers le fascisme. De même il ne fait pas le malin à cracher sur les électeurs de Marine Le Pen, ni à combattre un danger fasciste qui n’existe pas. Il innove aussi dans sa manière d’intervenir, contre Bernard Arnault – Merci patron – avec un film très drôle qui piège le milliardaire. Ou encore en sillonant le pays pour donner la parole aux Gilets jaunes, plutôt que de jouer les salonards depuis ses bureaux de l’Assemblée nationale et de pérorer sur les chaînes d’information en continu. Et puis il n’aime pas l’Europe et ses bureaucrates, ce qui prouve qu’il ne peut pas être mauvais. Bien entendu il a des défauts, qui n’en a pas ? Il publie sans doute trop de livres et manque parfois d’application. En voulant toucher juste, il se laisse aller à tutoyer Macron dans un livre un peu léger, Ce pays que tu ne connais pas[1]. Mais dans l’ensemble il dégage une forme de sincérité qui nous plait et montre sa volonté de comprendre la France d’aujourd’hui plutôt que de lui faire la leçon. Plutôt que de prétendre conduire le troupeau, il préfère accompagner le mouvement social. 

 

Le petit livre qu’il vient de publier et qui porte sur l’idée de progrès est important à plusieurs titres et quelque part est une rupture d’avec le discours classique de gauche célébrant le progrès et le progressisme. D’abord parce qu’il affirme que tout progrès technique se paie généralement d’une contrepartie qui est un recul dans la vie sociale des petites gens, petites, parce qu’elles n’ont pas de pouvoir. Ensuite parce qu’il montre que le progrès technique est une idéologie[2]. C’est-à-dire qu’on nous vend un objet dont on n’a pas besoins sous prétexte de progrès auquel nous devrions adapté nos vies et nos comportements, mais ce progrès en fait marque la volonté de s’enrichir de quelques uns. Il s’appuie sur une analyse de la 5G et des discours des macroniens qui nous vendent l’impératif technologique comme un projet évident. Vous ne savez pas quoi faire de la 5G qui est très certainement une technologie ruineuse pour l’environnement ? C’est que vous êtes arriéré. Mais évidemment quand on ose demander des finalités à cette nouvelle technologie, on n’a pas de réponse précise, c’est plutôt, on verra bien à l’usage. Macron a débloqué plus de fonds pour le développement de la 5G que pour venir en aide à l’hôpital public qui est laissé à l’abandon depuis des lustres – avec les conséquences qu’on sait dans la crise du COVID. Macron est véritablement un imbécile antisocial. Il vient de nous dire qu’il allait supprimer l’ENA et reconstruire un Institut du Service Public[3]. Mais il est incapable de proposer une réforme sérieuse de la formation des médecins, alors que le pays manque de gynécologues, d’ophtalmologues et que certaines zones de notre pays sont un désert médical[4]. 

La thèse de Ruffin est tout d’abord de dire que si le progrès technologique n’est pas toujours bon, surtout depuis que les pays riches ont éradiquéer la faim et assuré la couverture des besoins humains de première nécessité, il est d’abord et principalement orienté en dehors des besoins et des préoccupations du peuple dans un sens large. Autrement dit on ne nous demande pas notre avis, il faut que le progrès passe, de gré ou de force au nom de la nécessité de produire toujours plus et plus vite. Il y a d’ailleurs dans cet ouvrage des réflexions très pertinentes sur l’idée d’accélération, vocabulaire débile utilisé à longueur de temps par les macroniens. Il faut accélérer mais pourquoi ? Pour être plus compétitif ! Mais pourquoi voudrions nous être plus compétitifs, pour aller où ? Alors même que cette notion d’accélération est extrêmement destructrice pour les individus[5]. Il est assez facile aujourd’hui de dresser le constat des dégâts du progrès non seulement sur l’environnement, mais aussi sur la nature de l’homme. Depuis quelques temps on parle d’études qui démontreraient que le QI baisserait depuis le milieu des années soixante-dix[6]. Certes le QI ne mesure pas l’intelligence, mais il mesure au moins la capacité de la population à réfléchir. Cette étude norvégienne est confirmée par d’autres recherches américaines[7] C’est ce qu’on appelle l’inversion de l’effet Flynn. Celui-ci expliquait la progression constante de l’intelligence par une vie plus saine, une meilleure alimentation, une éducation de qualité supérieure et des conditions de vie plus stimulantes. Ci-dessous le graphique de l’étude américaine montre que le déclin aurait commencé en 1950, soit juste après la Seconde Guerre mondiale – ce qui rejoint les idées pessimistes de Theodor Adorno[8]. Globalement cette évolution expliquerait pourquoi de partout dans le monde les tests PISA, qui mesurent les performances des élèves dans la maitrise de la langue et dans des éléments de mathématiques sont orientés à la baisse. L’OCDE qui organise ces tests suppose que ce sont les élèves qui ne s’adaptent pas assez à l’ère numérique, comme si cela était un impératif[9]. Mais si le niveau d’éducation baisse et si le QI baisse aussi, c’est bien que le progrès technologique est une chose mauvaise en soi. Ruffin qui est toujours très optimiste, nous dit qu’au fond il y aurait eu une phase de progrès valable, mais que cette phase est maintenant terminée au moins dans les pays riches : le coût du progrès devenant supérieur à son avantage pour la société. L’idée serait de revenir en arrière. Si nous revenons en arrière, c’est au fond avouer que nous nous sommes trompés de chemin, aussi bien sur la nécessité de consommer toujours plus, que celle de faire l’Europe ou de saturer les terres agricoles de pesticides ou encore de déconner avec le numérique qui a des effets très négatifs sur la santé des enfants[10]. Toujours des exemples de régressions engendrées par le progrès technologique. L’image de l’énergie atomique aurait pu d’ailleurs être utilisée, car si le nucléaire produit une énergie propre, sans CO2, elle produit des déchets dont les effets négatifs à long terme sont évidents

 

Ruffin insiste sur un autre point, les récents progrès technologiques dans l’architecture, la téléphonie mobile ou le numérique s’ils ne sont pas des aspirations qui émanent du peuple, ils ne sont pas non plus utilisés par les très riches qui préfèrent un mode de vie mieux insérer dans la nature, quitte à acheter des îles, de l’espace, des terres de façon à échapper à la tyrannie de la multitude, ils sont ceux qui utilisent ces progrès techniques pour accumuler toujours plus de richesses et accélérer les inégalités sociales, mais pas vraiment pour un usage personnel. Ruffin soulève là une question décisive, au fond le progrès technologique est un instrument pour construire et renforcer les inégalités. Si les inégalités apparaissent aujourd’hui comme un facteur de régression de la société dans son ensemble, pour l’OCDE et le FMI, c’est même un facteur de stagnation économique, elles sont le résultat d’une volonté politique qui utilise consciemment le progrès technique pour consolider son pouvoir. Si dans le temps la volonté de pouvoir, l’enrichissement de certains et l’amélioration de la vie pouvaient se confondre, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ruffin réfléchit d’ailleurs sur le temps que le progrès technologique met à produire ses effets, par exemple le machinisme au XIXème siècle a asservi des générations entières d’ouvriers, avant que de produire des effets positifs pour leurs lointains descendants, et encore au prix d’un combat difficile. Il y avait des lignes qui allaient dans ce sens chez Friedrich Engels dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844, ouvrage dans lequel il présente les ravages de l’industrialisation de l’Angleterre sur la vie du petit peuple[11]

Mais le progrès technique au lieu comme par le passé de diminuer notre temps de travail a tendance à l’augmenter. On ne peut donc plus évoquer le progrès technique comme un élément de libération. C’est exactement l’inverse qui se passe, depuis plusieurs décennies, les durées travaillées ne baissent plus, alors que le chômage structurel augmente de partout dans le monde et que des centaines de millions d’emplois sont voués à disparaître du fait de l’accélération de la robotisation.

L’ensemble de ce petit ouvrage se lit facilement. Ruffin cite beaucoup. J’aime bien cette volonté de passer par-dessus le temps et de fonder son discours sur les anciens, notamment Eschyle. La deuxième partie se perd un peu dans les détails. Mais l’ensemble pose les bonnes questions. Je crois qu’il faut aller un petit peu plus loin et s’attaquer encore plus à l’idée de progrès au lieu de chercher à trier le bon progrès de son mauvais usage. Les critères mis en avant le plus souvent pour saluer le progrès, c’est de dire qu’on vit plus longtemps, en meilleure santé – ce qui est d’ailleurs de moins en moins vrai, aux Etats-Unis la baisse est constatée depuis au moins 2015, et la pandémie ne va pas redresses cette tendance[12]. Vivre plus longtemps d’accord, mais pour quoi faire ? Je me demande si ce n’est pas un des effets délétères du progrès que de nous inciter à avoir toujours plus peur de la mort, celle-ci étant renforcée sans doute par le détachement manifeste de nos vies par rapport à la nature vue plus comme un décor, une source de matière première qu’une part de nous-mêmes. Ruffin frôle cette question quand il se livre à une critique acerbe du transhumanisme, ou quand il oppose le fait que nous sommes de plus en plus sensible à la vie de nos animaux domestiques, mais que nous sommes de plus en plus indifférents à la vie des animaux qu’on élève pour les manger et qu’on abat industriellement d’une manière absolument dégueulasse.


Extraits

« Nous n’avons pas de téléphone à table lorsque nous prenons nos repas, déclare le même Bill Gates. Nous n’avons pas donné de portable à nos enfants avant leurs 14 ans, même quand ils se plaignaient que des camarades en aient déjà. »

Des principes éducatifs que partageait Steve Jobs : « Alors, vos enfants doivent adorer l’iPad ? » l’interrogeait un journaliste. Que le fondateur d’Apple surprit : « Ils ne l’ont pas utilisé. Nous limitons la technologie que nos enfants ont le droit d’utiliser à la maison. » Et son biographe de raconter : « Chaque soir, Steve insistait pour dîner sur la longue table dans leur cuisine, pour discuter de livres et d’histoire. Jamais personne ne sortait un iPad ou un ordinateur. Les enfants n’avaient pas l’air accros à ces appareils. »

Eux font penser à des trafiquants de cocaïne : on en vend, on en vit, mais pas de ça dans ma famille !

 

Qu’importe le dissentiment des Français qui rejettent la « smart home », l’« accélération », qui, de façon générale, et plus floue, applaudissent l’utopie écologique (55 %), devant l’utopie sécuritaire (31 %). Quant au modèle technologique libéral, celui partout promu, pourtant vanté, il est écrasé (14 %).

 

Il faut mesurer le paradoxe sur le sujet, la tension qui traverse la société, qui me traverse : s’est développée, chez nous, en nous, une sensibilité pour les animaux, notamment domestiques. Et, en même temps, jamais on ne les a aussi massivement, aussi industriellement maltraités. Alors, avec pareille contradiction, comment le système tient-il ? Grâce à notre lâcheté organisée : nous avons éloigné la mort de nos vies et de nos vues. Les cimetières sont repoussés à l’écart des villes, et les abattoirs avec.



[1] Les Arènes, 2019.

[2] On trouve cette idée appréhendée d’une manière plus approfondie, plus philosophique chez Gunther Anders par exemple : https://www.blogger.com/blog/post/edit/1336887303275238415/1607627811545465376?hl=fr

[3] https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Macron-annonce-la-fin-de-l-ENA-remplacee-par-un-Institut-du-Service-Public-1732740

[4] https://www.capital.fr/economie-politique/1-francais-sur-9-habite-un-desert-medical-et-le-pire-est-a-venir-1388025

[5] Ce passage est dérivé des ouvrages d’Hartmut Rosa, notamment d’Accélération et aliénation, La découverte, 2012.

[6] Bernt Bratsberg and Ole Rogeberg, Flynn effect and its reversal are both environmentally caused, PNAS, June 26, 2018.

[7] https://www.lesoir.be/art/638447/article/debats/2014-08-28/devenons-nous-moins-intelligents

[8] Minima Moralia [1951], Payot, 1980.

[9] https://www.oecd.org/fr/presse/la-derniere-enquete-pisa-de-l-ocde-met-EXtraitsen-lumiere-les-difficultes-des-jeunes-a-l-ere-du-numerique.htm

[10] Les enfants dans le monde 2017, les enfants dans un monde numérique, UNICEF, 2017.

[11] 2 tomes, Editions Costes, 1933

[12] https://fr.statista.com/statistiques/685802/esperance-de-vie-a-la-naissance-etats-unis/ On peut voir cette inversion comme une conséquence du progrès technique, aussi bien parce que celui-ci isole les individus, que parceque le progrès technique c’est aussi la malbouffe généralisée et l’impossibilité de respirer un air non pollué ou de boire de l’eau potable.

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