Roger Vailland qu’on ne lit hélas plus guère[1] mais il a contribué à former des générations de communistes qui, le plus souvent, se sont retrouvés en rupture de ban. C’était un singulier personnage. Fils de la petite bourgeoisie lettrée et bigote, après avoir abandonné des études brillantes, il bifurquera vers la création d’une revue surréaliste, Le Grand Jeu[2]. Mais il se brouilla avec les surréalistes à la suite d’un procès d’exclusion très malhonnête engagé contre lui par Breton et Aragon[3]. Il en sortira mortifié[4]. Vivotant d’un métier de journaliste assez mal assumé, il fera une expérience de l’héroïne. Puis, la guerre et l’occupation de la France vont l’amené à s’engager dans la Résistance. Cette action qui lui redonnera il faut bien le dire de la dignité, le rapprochera des communistes dont il prendra la carte au début des années cinquante. Cet engagement politique se déchirera en 1956 à cause de l’envahissement de la Hongrie par les troupes russes, mais aussi la révélation du Rapport Khrouchtchev qui l’incitera à jeter le portrait de Staline dans la corbeille. Il se retrouvera une nouvelle fois orphelin, sans pour autant renier une critique radicale du capitalisme et de ce qui va avec. Il avouera que ses années de militantisme aux côtés des ouvriers aux Allymes, alors qu’il vivait pauvrement dans l’austérité furent les plus belles de sa vie. Il avait été célèbre pour son roman Drôle de jeu qui obtint en 1945 le Prix interallié qui à l’époque était une référence et qui couronnait une œuvre visant à l’authenticité[5], et en effet il y racontait d’une manière très originale son engagement dans la Résistance et sa position. Jusqu’à La loi qui obtint le prix Goncourt en 1957, il devint l’écrivain de l’engagement avec Bon pied, Bon œil, Un jeune homme seul, 325 000 francs, et encore Beau masque. Par la suite il devint l’écrivain du désenchantement, travaillant pour le cinéma avec le sulfureux Roger Vadim, René Clément et quelques autres sur des films à succès qui lui rapportèrent une grande aisance financière. On lui a souvent fait un procès en stalinisme. C’est erroné pour deux raisons, la première parce qu’en 1956 il s’éloigna du parti sans mettre en avant cet éloignement, et la deuxième parce que sur le plan de la morale et des mœurs, il vivait aux antipodes de ce que prônaient les staliniens purs et durs en ce qui concerne la famille et le travail, manifestant un hédonisme assumé. Certes il avait produits quelques textes en soutien au parti notamment Le colonel Foster plaidera coupable, une pièce de théâtre[6], mais c’était les débuts de son encartement et donc la volonté de montrer son allégeance. En contrepartie, il y trouva une camaraderie qu’au fond il recherchait depuis son adolescence.
Roger Vailland joue son propre rôle dans 325 000 francs de Jean Prat en 1964
C’est un parcours extrêmement fait de
plaies et de bosses. Le regard froid offre
un grand intérêt, bien au-delà de sa qualité littéraire. C’est un recueil de
textes rassemblés en 1963 mais parus dans les années quarante et cinquante. Les
commentaires qu’en fait Roger Vailland en font une sorte de bilan d’étape,
prenant ses distances avec lui sans se renier. Dans le cadre de cette petite
chronique je retiendrais d’abord Quelques
réflexion sur la singularité d’être Français. Militant communiste et donc internationaliste,
Roger Vailland se refuse de diluer la culture française et donc la nation
française dans une forme « créolisée » comme on dit bêtement
aujourd’hui. Cette singularité revendiquée passe par la définition du caractère
d’un peuple. On se souvient que Marx et Engels considéraient eux aussi chaque
peuple du point de vue de son caractère, l’Anglais donnant naissance à
l’économie politique, l’Allemand à la philosophie et le Français à l’idée de
révolution politique. Ils discutaient de ce qu’écrivait Moses Hess : « Trois pays travaillent à l’émancipation définitive
de l’humanité : l’Allemagne, qui, par la Réforme, a donné au monde la
liberté spirituelle ; la France, qui lui a donné la liberté politique par
la Révolution ; l’Angleterre qui achève l’œuvre de libération en apportant
au monde l’égalité sociale. »[7]
Roger Vailland, en développant l’idée de souveraineté du peuple, va tenter d’aller plus loin que cette formule lapidaire, lui donner du corps. Pour lui ce qui caractérise le Français, c’est d’être avant tout irrévérencieux, et donc de remettre en cause les hiérarchies. Contrairement aux Allemands par exemple pour lesquels à l’évidence il manifeste un grand mépris. Cette irrévérence est un devoir de liberté aussi dans les mœurs, et selon Vailland ce n’est pas pour rien que la France est un modèle dans la définition des relations amoureuses qui se définissent au-delà de la procréation et de la famille dans la recherche du plaisir. Il associe fort justement à mon avis l’irrévérence, l’athéisme radical dans ce portrait du Français. L’athéisme étant la première marche de l’émancipation, soit de la souveraineté. Son idée est que cette singularité s’inscrit dans une défense de la langue la plus classique, celle du XVIIIème siècle. Et donc la souveraineté en procède. L’idée de souveraineté qui fut un des chevaux de bataille de Roger Vailland tout au long de sa vie est l’âge adulte. Autrement dit le Français a été le premier à entrer dans l’âge adulte. Mais la souveraineté individuelle renvoie aussi bien à la souveraineté du peuple qu’à celle de la nation. Il rappelle d’ailleurs que le libertin n’est pas seulement celui qui pratique la liberté dans son comportement sexuel, mais aussi celui qui professe une grande liberté de penser dans tous les domaines et donc dans celui de la politique au sens large du terme. S’il combat la religion – à l’époque il s’agit essentiellement de la religion catholique, dogme dans lequel il a été élevé – c’est parce que celle-ci conserve l’individu sous tutelle et il n’est pas étonnant que cette tutelle accompagne les rapports de domination sur le plan économique. On remarque d’ailleurs que pour Roger Vailland le libertinage n’a de sens qu’entre personnes égales. Le concept d’égalité est le fondement même du caractère français. Il expliquera que c’est pour cette raison que La marseillaise est chantée et admirée par le monde entier qui envie le fait d’être Français ! Roger Vailland était marxiste et internationaliste, mais cela ne l’empêchait pas d’être patriote et fier d’être Français. On pourrait poursuivre d’ailleurs avec cette idée d’opposition entre le mondialiste qui vise à détruire les cultures et les frontières et l’internationaliste qui vise à la fraternité entre les peuples.
Aux Allymes Roger Vailland colle les affiches du parti communiste
Mais ce recueil recèle d’autres textes stimulants pour la réflexion. Il traite de la question de la culture et de l’opposition entre la culture du pauvre et la culture bourgeoise et savante. Dans De l’amateur, texte écrit en octobre 1951[8], il critique vertement ceux qui prétendent amener au peuple des éléments de « culture » pour les éduquer. Il ne vise pas que les bourgeois d’ailleurs, il critique ses propres camarades qui ont la prétention d’amener la haute culture à l’ouvrier. Au passage il nous explique ce qu’est cette haute culture bourgeoise, et il la décrit comme décadente parce que selon lui la bourgeoisie a cessé d’être innovante dans les arts comme dans la vie économique et sociale. Mais il étend son analyse aux surréalistes dans Les surréalistes contre la révolution. Dans ce petit texte qui date de 1948, Roger Vailland règle ses comptes, mais il touche très juste sur au moins deux points : d’abord parce que Breton ne s’est pas engagé pendant la guerre, préférant s’exiler aux Etats-Unis, mais ensuite parce qu’au fond la culture qu’il préconise en rupture d’avec le capitalisme et l’ordre bourgeois est directement le produit la bourgeoisie décadente. il est en effet impossible de comprendre ce qu'écrit Breton si on n’a pas suivi un peu le même parcours que lui et si on n’a pas été pénétré de cette haute culture sur laquelle il crache. Breton avancera d’ailleurs que le prolétariat n’étant pas émancipé puisqu’il n’a pas fait de révolution politique en amont, il ne peut pas produire une culture différente de celle que lui propose la bourgeoisie. Cette position qu’on trouve aussi chez Léon Trotski[9], non seulement néglige l’apport de la culture populaire – par exemple Breton et Trotski ne connaissent strictement rien à la littérature prolétarienne – mais en outre, elle suppose que la classe des lettrés est plus avancée dans l’émancipation que celle des prolétaires. Cependant quand on voit les louvoiements et les reniements de cette classe des lettrés, supplétive de l’oligarchie, on peut en douter. Mais il y a aussi cette idée lancinante selon laquelle le jugement de la classe lettrée parce qu’elle est lettré est forcément meilleur que celui de la classe ouvrière. Cette idée un peu juste est encore aujourd’hui l’apanage de la gauche officielle qui croit toujours contre toute évidence qu’elle a forcément raison contre le peuple. Roger Vailland affirme que si les prolétaires ne lisent pas beaucoup, c’est surtout parce que les livres produits par et pour la bourgeoisie sont ennuyeux, ce qui est rédhibitoire. Au passage il éreinte la « critique » qui croit philosopher sur une œuvre d’art. « Depuis que la peinture n'est plus jugée et expliquée par des amateurs de peinture mais par des philosophes amateurs, il n'y a plus de critique d'art »
Mais la critique des surréalistes et surtout d’André Breton – Roger Vailland reconnaissait volontiers l’apport des premiers surréalistes – va un peu plus loin et s’attaque à l’irrationalité élevée comme une sorte de dogme, avec des références aussi bien à la psychanalyse qu’aux sciences occultes. Cette critique sera reprise pratiquement dans les mêmes termes par Guy Debord et les situationnistes[10].
A la sortie de l’usine Roger Vailland, derrière l’orateur communiste à gauche
Cet ensemble de raisons va conduire Roger Vailland à considérer que la culture bourgeoise a été une parenthèse régressive dans l’histoire des idées, et donc il va préférer la lecture des auteurs classiques, Retz, De Bernis, Sade dont la langue lui convient mieux que celle de la bourgeoisie bien trop introspective à son goût. Bien entendu, il serait facile d’opposer à cette approche l’idée que ces auteurs classiques sont aussi et d’abord ceux qui ont préparé le terrain à l’émergence d’une culture bourgeoise. Par exemple l’œuvre de Sade qui a principalement l’intérêt de revendiquer une liberté individuelle absolue, débouche sur une curieuse maniaquerie de comptable dans la description des turpitudes du genre humain, le chiffre lui servant à définir la passion, mais aussi à lasser le lecteur[11] ! Beaucoup de choses sont passées un peu de mode, Roger Vailland se voulait moderne, et aujourd’hui plus personne ne pense comme ça, mais en réalité en prenant le XVIIIème siècle comme point de référence, il définit les temps présents – c’est-à-dire les années d’après-guerre – comme une forme de civilisation sans morale et sans dignité qui n’a que trop durée. Mais depuis le milieu du vingtième siècle, on ne peut pas dire que cela se soit amélioré. Pour Roger Vailland la reconstruction de l’homme passe par le style, le style littéraire n’étant qu’un aspect du style. Le style est une manière de se tenir debout. Et c’est sans doute ce qui restera. L’amour du jeu est constitutif du style. Le jeu se retrouve aussi bien dans la lutte politique ou militaire, que dans la conquête du cœur des femmes ou encore dans une forme d’écriture. Les figures libertines que Vailland met en scène, Casanova, le Cardinal de Bernis, sont des joueurs, ils risquent leur fortune sur un coup au casino ou dans un coup politique. Et bien sûr cette manière peu précautionneuse de vivre a comme contrepartie la possibilité de tout perdre. Le Cardinal de Bernis fait partie de ces grands hommes d’Eglise, le Cardinal de Retz, l’Évêque Bossuet, qui ne vivaient cette situation que comme une manière d’avoir une position et une rente. Ils ont fortement contribué à la destruction de l’Eglise comme institution et directrice de la pensée. Voici les vers irrévérencieux qu’écrivait dans sa jeunesse de Bernis[12] :
Curieusement les XVIIème et
XVIIIème siècles offraient plus d’espace de liberté qu’aujourd’hui,
la surveillance était plus relâchée, ce qui veut dire que les progrès que la
bourgeoisie et ses laquais mettent en avant pour continuer à justifier leur
domination, se sont payés par d’autres régressions, aussi bien par la
disparition du style, qu’une surveillance accrue et incessante des mœurs et de
la pensée. Le « progressisme » affirmé des uns et des autres, n’est
masque de plus en plus difficile à porter.
Roger Vailland serait très mal à l’aise dans notre époque dévastée
par la bigoterie, lui qui pensait que l’esprit religieux et l’esprit de
soumission iraient forcément en régressant. Il ne connaissait pas encore le
politiquement correct qui fait des ravages et détruit peu à peu toutes les
formes passées et présentes de culture pour n’en faire que des objets morts à
peine dignes des musées, et encore à condition que les WOKE ne viennent
pas revendiquer leur épuration !
[1] Encore
qu’il y ait eu pendant longtemps une revue dédiée, Les cahiers Roger Vailland, et une Association des Amis de Roger
Vailland qui publiait des textes inédits et qui organisait des colloques, y
compris à l’international. Auteur encore traduit, lu et commenté en Angleterre,
il représente justement à l’étranger l’exprit français dans toute sa splendeur.
[2] Cette
revue publiée entre 1927 et 1932 n’eut que 4 numéros, le titre avait été trouvé
par Roger Vailland, elle a été rééditée par Jean-Michel Place en 1977.
[3] Alain et
Odette Virmaux, « Rupture avec surréalisme et grand jeu », in, Europe, n° 172, 1988.
[4] Il
racontera cette douloureuse expérience dans La
fête, Gallimard, 1960.
[5] Corréa,
1945.
[6] Roger Vailland, Le Colonel Foster plaidera coupable,
pièce en 5 actes, Les Editeurs Français Réunis, 1952.
[7] Moses
Hess, Berlin, Paris, Londres (La
triarchie européenne)[1941], Editions Du Lérot, 1988.
[8] Repris
dans Le regard froid,
[9] Léon
Trotsky, Littérature et révolution [1923],
Julliard, 1961.
[10] « Amère
victoire du surréalisme », Internationale
situationniste, n° 1, 1958. Voir aussi Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, Editions Dilecta,
2008.
[11] D. A. F.
Sade, Cent vingt journées de Sodome [1785], Jean-Jacques Pauvert, 1953 et aussi Annie Le Brun, Soudain
un bloc d'abîme, Sade, Jean-Jacques Pauvert, 1986
[12] Poésies
diverses du Cardinal de Bernis, A. Quantin, 1882
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