samedi 17 juillet 2021

Emmanuel Guy, Le jeu de la guerre de Guy Debord, B42, 2020

  

L’ambition de cet ouvrage est de démontrer que si Debord a changé de position sur de nombreux points, il a toujours gardé comme conduite de faire la guerre à la société de son temps. Et donc à partir de là, la question de la stratégie doit être prise en compte, Debord se définissant lui-même comme stratège, c’est la seule fonction qu’il acceptait de se reconnaître dans la société moderne. Et donc on peut relier les différents engagements de Debord sur le plan artistique et politique, de ce point de vue. Evidemment, même si on ne doute en rien de sa sincérité, il va être difficile de discuter de l’efficacité politique de cet engagement contre la société de son temps. Debord est resté enfermé dans les petits groupes d’avant-garde, et il est resté un commentateur assez passif. En Mai 68, lui et ses amis, enragés et situationnistes, n’ont pas été sur le devant de la scène malgré leur bonne volonté[1]. Ils n’ont commencé à être reconnus post festum, plutôt comme de bons commentateurs et analystes que pour le brillant de leurs actions. Debord a très souvent parlé de la guerre et de la stratégie militaire[2], sans pour autant que cela s’en ressente sur le plan politique. De ce point de vue on peut parler d’échec, et cela expliquerait qu’après 1978, après avoir tiré les leçons pour lui dans le film In girum imus et consumimur igni, il se soit détaché du combat révolutionnaire sur le plan pratique, pour se faire le simple commentateur de l’effondrement. 

Ed van der Elsken : jeunes gens jouant aux échecs dans un café de la Rive gauche, dans les années cinquante 

Avant de comprendre pourquoi Guy Debord crée son jeu de la guerre, il faut revenir un peu en arrière. Il développe cette idée dans les années cinquante, au moment où se développe l’idée de l’importance à venir des loisirs et du temps libre. Non seulement c’est au début des années cinquante qu’on découvre en France l’ouvrage de Johan Huizinga, Homo ludens[3], mais que se développe aussi tout un courant dit de la sociologie des loisirs, avec en tête Joffre Dumazedier qui constate que consécutivement aux gains de productivité du travail, les durées travaillées vont fortement diminuer, et donc le loisir va devenir la condition centrale de la civilisation[4]. Mais lui, comme Georges Friedman[5], va se poser la question des rapports entre l’usage du temps libre et la marchandisation des loisirs. Sujet qui va préoccuper bien entendu Guy Debord et les situationnistes. « Il n’y a pas de liberté dans l’emploi du temps sans la possession des instruments modernes de construction de la vie quotidienne. L’usage de tels instruments marquera le saut d’un art révolutionnaire utopique à un art révolutionnaire expérimental. »[6]. La querelle va porter sur l’idée de savoir si dans la société moderne on peut s’émanciper par l’usage de ses loisirs. C’est un débat aussi récurrent que confus qui revient à dire que sans révolution visant à renverser le capitalisme ni l’art, ni les loisirs ne sont possibles. L’idée est qu’entre le capitalisme et le socialisme, le second ne saurait procéder du premier. Cette position maximaliste suppose que pour commencer à vivre il va falloir attendre la fin de la marchandise. Donc tout ce qui est permis dans la société capitaliste est forcément mauvais. C’est en vérité un peu contradictoire avec l’idée même de construire des situations qui évoqueraient et encourageraient à la subversion. C’est très typique de l’avant-garde en général, on trouve de type d’idée erroné chez André Breton qui pensait que le prolétaire ne pouvait que créer une littérature dans les formes bourgeoises[7]. Je vois dans cette prétention le reflet du point de vue bourgeois qui avance que seule une avant-garde éclairée peut mener la lutte, militaire, ou intellectuelle. Emmanuel Guy fait d’ailleurs remarquer que cette idée d’avant-garde, quelle que soit la manière dont on la tourne, emprunte au vocabulaire militaire. Nombreux ont cependant été ceux qui ont recherché dans l’usage du temps libre autre chose qu’une consommation de marchandises. Parmi ceux-là, le jeu d’échecs avaient une aura particulière. Bien que Breton détestât ce jeu auquel il ne comprenait rien, beaucoup de surréalistes et de dadaïstes le pratiquaient. Tristan Tzara qui avait semble-t-il un bon niveau, Man Ray, et bien sûr Marcel Duchamp. Avant eux Raymond Roussel, tant aimé par Breton, était devenu un très bon joueur d’échecs, il présenta d’une manière assez simple d’ailleurs le mat assez compliqué entre d’un côté un roi nu, et de l’autre, un roi, un fou et un cavalier. Il exposa cela dans Comment j’ai écrit certains de mes livres[8]. Comme on le voit, à la suite de cet étalage de noms plus ou moins connus, ces jeux sont très sérieux, et pour autant ils échappent à la rationalité économique. Il n’y a rien à gagner. Le jeu d’échecs était très prisé dans les milieux révolutionnaires. C’est un loisir qui ne coûte pas cher et qui échappe à la valorisation du corps par le sport par exemple. S’il est à l’image de la guerre – stratégie et tactique oblige – il n’est pas la guerre, à peine une parodie, encore que la monomanie qu’il suppose peut engendrer des dégâts considérables comme le montre par exemple Vladimir Nabokov dans La défense Loujine[9]. Mais qu’y a-t-il de fascinant dans les échecs ? D’abord la poursuite d’une action sans but, gratuite si on veut. Ensuite l’idée que tout joueur d’échec est un artiste, comme disait Marcel Duchamp, alors que « si tous les artistes ne sont pas des joueurs d'échecs, tous les joueurs d'échecs sont des artistes. »[10] Les échecs ont en eux-mêmes une valeur esthétique reconnue, mais celle-ci ne peut l’être que par ceux qui connaissent le jeu d’échecs, non seulement ses règles, mais aussi la stratégie et la tactique. Ce qui n’est pas à la portée du premier venu, il faut se donner du mal[11]. Duchamp racontait d’ailleurs comment ce jeu lui avait bouffer la vie, l’empêchant de dormir, et délaissant la peinture qui en regard lui apparaissait comme une activité dérisoire. 

Marcel Duchamp et Alexandre Alekhine 

Emmanuel Guy va tenter de comprendre la position de Guy Debord par rapport à celle de Marcel Duchamp, un autre artiste qui a démissionné de sa position d’artiste, signifiant donc la fin de l’art, non seulement en exposant des ready made, mais en dédiant le reste de son existence un peu mondaine tout de même à jouer aux échecs. Cette passion pour les échecs pourrait renvoyer à celle de Guy Debord pour le jeu qu’i a inventé dans les années cinquante, le jeu de la guerre. Mais l’analyse de la position de Duchamp que fait Emmanuel Guy n’est pas bonne. D’abord parce que Duchamp est devenu un joueur d’échec de haut niveau, il sera la secondant d’Alexandre Alekhine le champion du monde, ce qui n’est pas rien. Ensuite parce que manifestement Emmanuel Guy ne connaît rien à ce jeu. Passons sur le fait qu’il appelle la Dame, la Reine. Mais Marcel Duchamp a écrit, avec Vitaly Halberstadt un ouvrage important qui s’appelle L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliés[12]. Or Emmanuel Guy considère que cet ouvrage n’a pas d’utilité pratique, ne traitant que de cas absolument rares, il parle donc d’utopie. Mais c’est une erreur complète parce que la question des cases conjuguées et de l’opposition sont le b-a, ba des finales de pions[13]. Certes depuis quelques temps la durée des parties d’échecs étant diminuée, les finales de pions sont un peu moins importantes, mais elles sont souvent décisives. Et donc il vient que le livre de Duchamp et Halberstadt n’est pas simplement un exercice de style, c’est un véritable traité pratique, stratégique, sur les finales de pions. Cet ouvrage avait eu d’ailleurs un certain succès en Russie où Duchamp était plus connu en tant que joueur d’échecs et théoricien de ce jeu qu’en tant qu’artiste plasticien.  

 

Mais tout ça ne nous dit pas pourquoi Guy Debord a voulu créer un jeu de la guerre alors que le jeu d’échecs existait. Michèle Bernstein qui aimait bien jouer aux échecs évoquait dans son roman Tous les chevaux du roi[14], que Guy Debord, alias Gilles, était un bon joueur d’échecs. On n’a guère de témoignages sur Guy Debord et les échecs, ni de traces selon lesquelles il aurait étudié ce jeu, et non plus de photos. Personnellement je doute qu’il ait été un bon joueur d’échecs. D’abord parce qu’il faut étudier, et que cela prend beaucoup de temps, ensuite parce que pour s’aguérir il faut se livrer à de vraies compétitions, ce qu’avaient fait en leur temps Raymond Roussel et Marcel Duchamp. Ensuite parce que s’il avait été bon à ce jeu, il n’aurait pas pris la peine d’en créer un autre, avec des règles biscornues et plus compliquées encore. Il faudrait ensuite évoquer le fait que le jeu d’échecs est un des plus anciens jeu de plateau. Venant peut-être de l’Inde, ayant transité par Juifs de Palestine[15] ;  il finit par attérir en Europe au Vème siècle et sera codifié aux alentours du Xème siècle sous sa forme actuelle avec notamment la possibilité de roquer[16].  C’est donc un jeu pré-capitaliste, et s’y adonner est une forme de négation de l’esprit moderne.

Emmanuel Guy avance plusieurs pistes pour expliquer pourquoi Debord essaie de créer un jeu. La première ressortirait du fait que nous avons besoin de la nouveauté pour inventer de nouveaux loisirs. Mais l’histoire des échecs montre, au moins jusqu’à son envahissement par le numérique, que ce jeu c’est toujours renouvelé, le dernier novateur en la matière semblant être Gary Kasparov. Pour moi ce n’est pas une hypothèse suffisante. En effet, à l’époque où Guy Debord pense son jeu de la guerre, il n’y a pas d’effacement de la créativité en la matière. Et pour parler du numérique, le jeu de Guy Debord fut dans un second temps transformé en jeu électronique par la société RSG en produisant en 2008 un logiciel dédié. Si dans un premier temps ce jeu électronique eu quelques succès, aux Etats-Unis, en Russie et en Angleterre, il a disparu de la circulation et le nom de domaine de RSG est aujourd’hui en vente. La seconde hypothèse est que le jeu de la guerre inventé par Debord combinerait selon lui la rigueur des échecs et celle du poker parce qu’il y a une part de hasard, et il est vrai comme le rappelle Emmanuel Guy que les théoriciens de la guerre, notamment Clausewitz, considère que le hasard est partie prenante de l’issue d’un conflit. Les exemple de cette assertion ne manquent que ce soit en ce qui concerne les guerres napoléoniennes ou la Seconde Guerre mondiale. Et donc Debord aurait rejeté le jeu d’échecs justement à cause de son absence de hasard. Mais justement quand le hasard n’est plus présent comme excuse ou pour aider à la victoire, l’individu est seul face à lui-même. Et c’est sans doute là qu’il faut chercher les raisons qui ont amené Debord à refuser d’aller plus avant dans l’exploration du jeu d’échecs : n’étant pas capable de dominer avec les règles connues de tous, il en a inventé d’autres. 

Michèle Bernstein jouant aux échecs à Londres en 2013 

Emmanuel Guy emprunte une autre voie, il cherche à démontrer que le jeu de guerre de Debord a une autre ambition, celle de faire en quelque sorte le lien entre sa propre pratique visant à la révolution et les écrits stratégiques du passé, notamment Jomini et Clausewitz. Pour arriver à soutenir sa thèse, il emprunte des voies obscures, notamment en passant par une réflexion sur les rapports qu’il peut bien y avoir entre les réflexions stratégiques de l’IS avec le design ! Fort justement cependant, il fait remarquer que ce jeu de la guerre repose sur une lecture de la guerre à l’âge classique, comme si après Napoléon plus rien de neuf ne s’était passé. Si on peut comprendre qu’en s’alignant du côté de ceux qui n’ont pas de pouvoir, il récuse une analyse de la montée en puissance des technologie dans la stratégie militaire, il est moins compréhensible d’oublier la guerre de guérilla. Les soutiens de Fidel Castro et les maoïstes avaient pourtant compris cela, même s’ils en tiraient des leçons incompatibles avec autre chose que la mise en place d’une dictature coercitive[17]. Emmanuel Guy souligne que l’une des originalité du jeu inventé par Debord se trouve dans l’importance qu’il donne à la communication entre les troupes d’un même camp. 

Guy Debord et Alice Becker-Ho jouant au jeu de la guerre 

Pour Emmanuel Guy, les ambitions de succès dans la création de ce jeu de la guerre ont été battues en brèche. Pour lui ce jeu est un échec complet. Et en effet, si certaines lettres de la correspondance de Debord entretiennent l’idée qu’il pensait avoir du succès avec un jeu sur le lequel il travailla pendant vingt ans à son développement, force est de reconnaître que ce fut un fiasco – c’est le mot qu’emploie Emmanuel Guy. Ce fiasco veut dire que non seulement ce jeu ne s’est pas vendu, mais qu’en outre il a manqué sa cible qui se voulait être une sorte d’apprentissage de la technique révolutionnaire sur le plan concret. Il est à peine resté dans le domaine ludique. 

 

Une des raisons avancée de cet échec par Emmanuel Guy est que nous sommes à l’ère des jeux électroniques, et donc que la logique même du jeu créé par Debord ne cadrait pas avec cela. Ce raisonnement me semble faux pour au moins deux raisons :

– d’abord parce qu’il y a eu en 2008 une version sous forme de logiciel construite par des programmateurs newyorkais qui permet de jouer avec d’autres joueurs dans le monde[18]. Il y eut même des amorces de championnat. En mai 2020 la société RSG annonçait un nouveau développement de son logiciel. Ce travail a été mené par le professeur Galloway, et a été immédiatement contesté sur le  plan juridique par Alice Becker-Ho[19]. Si on peut discuter à l’infini de la question des droits, le travail de Galloway montre que ce jeu est compatible avec une forme moderne de diffusion et d’usage[20]. 

Joueurs s’exerçant au jeu de la guerre avec le logiciel RSG 

– ensuite parce que le récent succès de la série télévisée britannique The Queen’s gambit a engendré une recrudescence du nombre de joueurs d’échecs, bien que ce jeu puisse se pratiquer par Internet, beaucoup veulent en faire l’expérience sur le plateau. Ce qui veut dire que la pérennité de ce jeu millénaire dépasse sa fausse modernisation via l’univers numérique.


[1] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Gallimard, 1968.

[2] Guy Debord, Stratégie, L’échappée, 2018. Cet ouvrage contient une postface d’Emmanuel Guy.

[3] L’ouvrage a été oublié en néerlandais en 1938 et seulement tyraduit en français en 1951. Mais très vite il devint une référence mondiale.

[4] Après de nombreux articles sur les nouvelles formes de loisir, il publiera Vers une société des loisirs ? au Seuil en 1962.

[5] Le Travail en miettes : Spécialisation et loisirs, Gallimard, 1956.

[6] Guy Debord, « Thèses sur la révolution culturelle », Internationale situationniste, n° 1, 1958.

[7] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/03/hesther-albach-heroine-du-surrealisme.html

[8] Alphonse Lemerre, 1935.

[9] Publié en russe sous le titre Защита Лужина, 1930, traduit en français en 1934 aux éditions Fayard.

[10] Marcel Duchamp, Discours au Congrès de l'Association d'Echecs de l'Etat de New York, 1952

[11] François Le Lionnais, Les prix de beauté aux échecs, Payot, 1939.

[12] Editions de l’Echiquier, 1932.

[13] Karsten Müller & Frank Lamprecht, Secrets of pawns endings, Gambit, 2008

[14] Buchet-Chastel, 1960. Réédition, Allia, 2004.

[15] Victor Keats, Chess, Jews and history, two volumes, Oxford, 1995

[16] Harold Murray, A history of chess, Oxford at the Clarendon press, 1913

[17] Gérard ChaliandVoyage dans 40 ans de guérillas, Lignes de Repères, 2006.

[18] http://r-s-g.org/kriegspiel/

[19] PROT, Frédéric. Chapitre 7. Le jeu de la guerre de Guy Debord et son adaptation en wargame informatique : une restauration situationniste ? Réseaux théoriques, communicationnels, relationnels et la réception en Espagne In : Guerre et jeu [en ligne]. Presses universitaires François-Rabelais, 2014.

[20] Certains ont avancé que le conflit avec Alice Becker-Ho viendrait plutôt du fait que Galloway serait proche politiquement des idées moisies de Toni Négri.

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