Annie Riz-Lacroix est l’exact inverse d’Éric Zemmour, elle
n’a aucune sympathie pour Vichy, c’est une communiste radicale, et dans la
lignée des historiens marxistes, elle va faire une lecture en termes de luttes
des classes, même si elle le fait dans le cadre national de défense de la
patrie[1].
Elle a été souvent attaquée pour ses prises de position, c’est cependant une
historienne qui travaille comme telle sur les archives, tandis que Zemmour pille
les ouvrages des anciens collabos pour tenter de faire tenir droite une thèse
pourrie et finalement anti-française qu’il essaie de faire croire originale. Annie
Lacroix-Riz s’inscrit dans la droite ligne des historiens qui ont repris le
flambeau pour démontrer que non seulement les Français n’avaient pas été
massivement des collabos ou des pétainistes, mais qu’ils avaient su se réinventer
pour lutter à la fois contre l’occupant et contre Vichy. N’oublions pas que
l’Occupation si elle fuit douloureuse, elle n’a duré que quatre ans et que dans
une France en ruine et divisée, il n’était pas si simple d’agir pour mettre les
Allemands à la porte. En ce sens elle complète les travaux de l’historien
Pierre Laborie[2] qui
montraient comment le dénigrement systématique de la Résistance avait été
construit dès le début des années cinquante par les débris du pétainisme
vaincu. Trois idées moisies ont soutenu les thèses
anti-résistancialistes :
– d’abord que la Résistance n’a servi à rien sur le plan
militaire, et que les Français étaient massivement indifférents et pétainistes.
Au mieux on leur accorde que le STO les auraient fait bouger dans le sens du
refus, non par idéologie, mais par la volonté égoïste d’y échapper ;
– ensuite que les communistes seraient restés passifs
jusqu’à ce que l’Allemagne attaque la Russie, et donc qu’ils ne seraient
intervenus que pour appuyer le communisme stalinien et non pas pour défendre la
patrie ;
– enfin que les vichysto-résistants, si chers à cet
aventurier semi-instruit de Zemmour, auraient été finalement aussi importants
que les gaullistes ou les communistes dans la volonté de bouter l’ennemi hors
de nos frontières.
L’ensemble de ces points de vue est erroné et propulsé sur le devant de la scène depuis des décennies avec des intentions politiques extrêmement louches. Ça s’est fait méthodiquement, avec lenteur, pierre après pierre. Ce n’est pas un hasard si le néo-pétainiste Zemmour s’est présenté aux élections présidentielles avec énormément d’argent pour le soutenir dans son entreprise[3]. Mais avant lui l’ancien collaborateur antisémite Michel Audiard avait travaillé à miner le résistancialisme, par exemple à travers des films assez écœurants comme Un taxi pour Tobrouk en 1961[4], ou dans un autre registre le film de Georges Lautner sorti la même année, Quand les tambours s’arrêteront. Alain Guérin a démontré qu’en réalité les communistes, quelles que soient les difficultés auxquelles ils ont dû faire face, et quelles que soient les raisons de l’attentisme de sa direction, se sont lancés dans la Résistance dès 1940[5]. La raison en est très simple, c’est que les communistes y étaient obligés parce qu’ils étaient pourchassés par Vichy et par les Allemands.
Parmi les conséquences de ce positionnement idéologique qui ne repose sur rien, surnage périodiquement l’idée que l’épuration a été très sauvage, mais aussi qu’elle a été le fait de résistants de la dernière heure. Le plus souvent on prend comme exemple les femmes tondues à la Libération qui avaient pratiqué une collaboration horizontale, c’est le terme que les juges employaient pour en juger. Qu’il y ait eu des débordements, personnes ne pourrait le nier, et probablement il y a eu des règlements de comptes qui n’avaient rien à voir avec l’Occupation et la Libération. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Annie Lacroix-Riz nous dit qu’il n’y a pas d’ouvrage sur cette question pourtant décisive de l’épuration. Elle s’emploie donc a en écrire un. En s’appuyant sur des archives, elle va montrer qu’en réalité il n’y a pas eu d’épuration véritable.
Femmes tondues à la Libération
Malgré les promesses gaullistes d’épurer tous ceux qui avaient travaillé contre la France et les Français, c’est resté lettre morte. La question est : pourquoi ? Pour le comprendre il faut partir des forces, des puissances qui ne voulaient pas de l’épuration. En premier lieu les Américains qui avaient moins la crainte du communisme en URSS que de voir le vaste marché européen échapper à leur contrôle. Ils incitèrent donc vivement les gaullistes à reconstituer les élites qui pourtant, en collaborant, avaient agi clairement contre le peuple. Il fallait donc faire en sorte que la propriété des moyens de production ne fut pas écornée dans son principe, défendre les actionnaires, même si quelques-uns, ayant moins d’entregent, n’échapperont pas à la purge. Reconstituer les élites cela voulait dire reconstruire une classe bourgeoise apte à reprendre la direction des affaires. Pour cela il fallait une police et une justice. Qu’importe si une grande partie de ces corps avait failli. Parmi la crapule recyclée à des postes importants, on retrouve du reste un certain nombre de louches individus qui vont ensuite dans la continuité de leur pétainisme natif travailler la main dans la main avec les Boches à la construction européenne sous l’étroite surveillance des Américains[6], ceux de la CIA notamment qui n’avaient jamais cessé d’avoir des accointances avec les pétainistes comme avec les nazis. Le prétexte était tout trouvé de combattre le communiste qui menaçait d’envahir l’Europe sous les ordres de Staline. Sur le plan politique on activa une alliance entre la droite et la gauche non communiste et on mena à bien la fracture de la CGT, la CGT-FO devenant l’obligé des fonds de la CIA. Tout cela est bien connu. On voit que dans ce contexte, pour faire passer la pilule, on inventa la nécessité d’un Plan Marshall dont l’utilité n’est pas évidente pour la reconstruction. Annie Lacroix-Riz avance que quand le Plan Marshall est arrivé enfin, la reconstruction était quasiment achevée et la croissance économique filait un train qui n’avait pas besoin de financements extérieurs. C’était donc une logique de classe qui craignait qu’après la Libération un véritable changement de système économique et social n’advienne en Europe. C’est pourquoi la bourgeoisie et Georges Bidault en tête firent en sorte de vider au maximum le contenu subversif du programme du CNR. Mais évidemment les espérances étaient très fortes, les partis communistes en France et en Italie étaient très puissants, il fallait bien faire des concessions pour remettre en route la machine économique. Mais la patience est une des grandes caractéristiques du système capitaliste qui peu à peu, disons de 1967 et des premières réformes de la Sécurité sociale initiées par le banquier non-résistant Georges Pompidou, jusqu’à la mise en pièce de tout le système de protection du travail et des travailleurs par le sinistre Macron, a pratiquement détruit toutes les avancées de la Libération au point que notre système économique et sociale en s’inscrivant dans la logique européiste et dans la mondialisation, n’a plus de particularité singulière et est aligné totalement sur le modèle américain. Voilà pour la logique. Ce point de vue est très convaincant, mais il ne suffit pas que cela soit logique et compréhensible par le commun, il faut encore procéder à une démonstration en s’appuyant sur des faits précis. C’est ce à quoi serviront les archives qu’Annie Lacroix-Riz a sollicitées. Il va de soi qu’étant communiste elle avait un solide a priori. Comme moi j’en ai un, celui que j’ai hérité de ma famille, aussi bien du côté de mon père que de ma mère, avait deux caractéristiques : d’abord elle était prolétaire, ensuite elle avait été totalement du côté anti-boche. Mais les hypothèses existent d’abord pour être confirmées ou invalidées par les faits. En ce qui concerne notre sujet, il ne s’agit pas de prendre des exemples au hasard qui peuvent isolément convenir à une thèse, mais d’unifier la lecture à travers la répétition de conduites anti-épurationistes.
Les grands blanchisseurs de
collabos, de gauche à droite, François de Menthon, Pierre-Henri Teitgen et
Maurice Schumann
Elle va donc prendre trois grands corps qui n’ont seulement n’ont pas été épurés, mais qui ont organisé la non-épuration. Il y a d’abord la justice. Les mêmes juges qui durant l’Occupation envoyaient sans broncher les Résistants à la guillotine, ces mêmes juges qui étaient ouvertement pour Pétain, qui étaient notoirement antisémites, allaient être chargés de l’épuration. C’est un peu comme si on demandait à des gangsters de juger les membres de leurs gangs. Annie Lacroix-Riz décrit précisément la technique de la non épuration : d’abord faire trainer les dossiers, ensuite faire disparaitre ou ne pas prendre en compte les pièces les plus significatives du dossier, ensuite dépayser les affaires les plus chaudes et les renvoyer vers Paris où le climat pour les juger était plus favorable à la canaille collaborationniste. Dans le même mouvement, ces juges en bois brut qui avaient eu l’échine très souple sous Pétain, se permettaient de juger des FFI ou des FTP en requalifiant des faits qui relevaient de la logique de la guerre contre l’occupant comme contre les collaborateurs et la milice, comme des faits de droit commun. Au nom de l’Etat de droit il fallait imposer une nouvelle justice de classe contre une justice populaire. Mais comme les juges avaient une tendance à blanchir trop ouvertement des collaborateurs qui avaient du sang de Résistants sur les mains, cela entrainait des mouvements spontanés contre cette justice pourrie. Certains ont voulu faire passer cela pour de la sauvagerie « épurationnelle », mais Annie Lacroix-Riz montre qu’il n’en est rien. On remarque que les ministres de la justice, que ce soit De Menthon – dont le fils est le mari de Marisol Touraine – ou Teitgen, accordaient plus facilement des promotions et de l’avancement, tandis que les quelques juges qui avaient résisté ou qui tentaient de poursuivre correctement les collabos voyaient à l’inverse leur carrière stagner, ce qui montre bien que cette non-épuration.
De grands non-épurés, à gauche Marcel Déat, à droite le collaborateur Jean Prouvost avec le banquier de chez Rothschild, Georges Pompidou
La police fut un corps particulièrement peu touché par
l’épuration. Il est vrai que très peu d’entre eux avaient résisté, sauf en 1944
quand les carottes étaient cuites. Ils aidèrent ensuite les juges à
faire disparaitre des dossiers compromettants, mais ils savaient aussi se faire
rémunérer pour ces services. En bon français on appelle cela du chantage. Et
Annie Lacroix-Riz donne précisément les tarifs pratiqués à cette occasion. Et
encore beaucoup de choses lui échappent, puisqu’en effet en se baladant dans
les archives elle a bien compris que de nombreux dossiers avaient été vidés de
leur contenu. La Chancellerie était prévoyante et ne voulaient pas que ses
magouilles vinssent un jour devant l’opinion. Dans l’ombre veillait aussi
l’Eglise qui a été un grand outil d’évasion pour les nazis et les
collaborateurs. Dans quel but ? On pourrait dire que l’Eglise a toujours
été du côté des puissants et contre le peuple et que son travail lui donne la
possibilité d’endoctriner le peuple pour consolider les pouvoirs en place. La
religion n’est pas seulement l’opium du peuple, c’est une partie du pouvoir. Mais
tous ces gens qui risquaient d’être épurés eurent aussi le soutien des grands
avocats, vous me direz que c’est bien le rôle d’un avocat que d’essayer de
défendre au mieux son client, c’est moins évident quand de fait le parquet
marche la main dans la main avec les avocats.
C’est un ouvrage de très grande qualité mais dont la densité des faits rapportés le rend difficile à lire parce qu’il y a un effet de répétition qui ne peut pas être évité parce qu’il faut justement démontrer que ceux qui sont passés à travers l’épuration ne sont pas des cas isolés, ils ont été protégés par un système. Elle montre au fil des pages que le cas de Maurice Papon qui malgré ses exactions contre les Juifs ne fut jamais viré de la préfectorale n'est pas un cas isolé. Elle évoque le cas de Maurice Couve de Murville, grand bourgeois passé du pétainisme actif au gaullisme de circonstance. Le passage le plus révoltant est sans doute les cas de Jean Multon et de René Hardy. Ce dernier était un traitre notoire qui travaillait pour les Allemands à qui il vendra avec l’autorisation de ses chefs dans la Résistance Jean Moulin. La responsabilité d’Henry Fresnay est dans l’affaire accablante, mais on mit des années à juger René Hardy, alors que les preuves de ses forfaits étaient connues à Alger depuis 1943. Par contre si le procès de René Hardy traina en longueur, celui de Jean Multon qui avait été retourné par Dunker fut expédié très rapidement et il fut tout aussi rapidement exécuté, sans doute craignait-on qu’il remette en question toute une partie du processus de recyclage de la canaille collaborationniste.
René Hardy a trahi, mais il sera acquitté, bien aidé
par Maurice Garçon
Pour ma part je n’ai aucune réserve à faire sur cet ouvrage,
et même les invectives qu’elle adresse aux inconséquences des gaullistes me
conviennent. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois ni la dernière qu’on
rencontre des contradictions chez le général de Gaulle. Qu’avait-il à faire
d’engager Pompidou le non-résistant ou encore le pétainiste Couve de Murville
comme premiers ministres ? Il ne sera pas plus clair dans la conduite de
l’indépendance de l’Algérie. Elle a un grand avantage méthodologique sur
beaucoup de ses confrères historiens, elle recherche la continuité en utilisant
un temps assez long pour lui éviter de tomber sur des particularismes qui
permettent de soutenir à peu près n’importe quelle thèse et qui laisserait
croire que l’Histoire est une affaire d’opinion. Son livre a eu un grand
succès, et c’est tant mieux. Des pointilleux lui ont reproché d’utiliser les
mots de Synarchie ou de synarque. Je ne connais pas beaucoup le débat sur cette
question, je sais seulement que ces mots ont permis à une tendance du
pétainisme de lutter contre une autre tendance. Mais Annie Lacroix-Riz utilise
ces termes sous lesquels elle désigne des gens comme Henry Fresnay, Gaston
Palewski, Louis Joxe ou encore le colonel Passy pour renforcer la continuité
d’une classe sociale qui se moque de la démocratie comme de sa première chemise
et qui s’accommode d’une collaboration entre la fausse gauche et la vraie
droite[7].
Elle a surtout été critiquée sur ce point précis par l’historien Olivier Dard
qui supporte difficilement qu’on s’en prenne au patronat en tant que classe,
avançant qu’il s’agit là d’un discours conspirationniste[8].
Il avait été précédé sur ce point par l’ancien pétainiste Alfred Sauvy[9].
Notez que dans l’interview d’elle déjà citée, elle s’appuie sur des notes des
Renseignements Généraux qui datent de 1945 et 1946 et qui donnent des noms en ce
qui concerne les fondateurs de la Synarchie.
[1] Elle est
membre du PRCF de Georges Gastaud, parti qui tente de maintenir une ligne
bolchévique dans un cadre national.
[2] Le
chagrin et le venin, Bayard, 2011.
[3] https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/02/02/payant-ces-liens-dargententre-zemmour-et-la-caste-mondialisee-qui-nous-embarrassent/?fbclid=IwAR03VC4Q6CQNBSrX5FZeqO_zsnO79LsgGk4JqWfSmO6ubSSlqoIaE1FVSss
[4] Voir le
dossier concocté par la revue Temps noir n° 20, 2017, où on comprend
qu’il a pu obtenir un certificat de résistance très tardivement probablement en
l’achetant.
[5] Alain
Guérin, Chronique de la Résistance, Club du livre Diderot, 5 volumes,
plus un de fac-similés, 1988.
[6] Annie
Lacroix-Riz a développé ce point de vue dans Aux origines du carcan
européen, 1900-1960, Delga, 2014.
[7] https://blogs.mediapart.fr/danyves/blog/270216/interview-d-annie-lacroix-riz-sur-la-synarchie
[8] La
synarchie ou le mythe du complot permanent, Perrin, 1998.
[9] De la
rumeur à l’histoire, Bordas, 1985.
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