lundi 22 avril 2024

Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Flammarion, 1916

 

C’est non seulement l’ouvrage de Barbusse le plus célèbre, mais c’est aussi l’ouvrage le plus célèbre sur la guerre – ou le carnage – de 14-18. Il y en a d’autre bien entendu, d’excellents et de très forts, Les croix de bois de Roland Dorgelès, publié en 1919, ou, un peu plus tard, Pain de soldat d’Henry Poulaille. Ce livre a cependant cette singularité d’avoir été édité durant le conflit. Publié en 1916, il traite de l’année 1915, il est couronné par le prix Goncourt, il parait alors qu’il reste encore deux ans de guerre entre la France et l’Allemagne. Le plus étonnant est que personne n’ait eu l’idée de contester son importance, alors qu’il fait état d’une démoralisation importante des soldats – aussi bien français qu’allemands d’ailleurs. La contestation viendra plus tard de l’obscur Jean Norton Cru qui avait fait la guerre et s’était donné pour curieuse tâche de démolir les témoignages des gens qui, comme Barbusse, racontaient les horreurs de ce qu’ils avaient vécu dans les tranchées. En quelque sorte ce pointilleux instituteur vérifiait le nombre des boutons de guêtres et la position des cadavres de ceux qui laissaient leur peau dans cette sanglante fantaisie[1]. Quel était son but ? Essentiellement de dire par exemple que Henry Barbusse avait exagéré par goût du morbide, ou encore qu’il ne comprenait pas le poilu sur le plan psychologique. Norton Cru n’a pas tout à fait compris cet ouvrage, et se trompe quand il pense que c’est seulement un témoignage brut. D’abord parce que pour témoigner on n’a pas besoin de le faire avec une exactitude de géomètre, ensuite justement parce que la littérature permet d’atteindre un niveau de compréhension différent de celui du documentaire qui aurait la prétention de donner une vérité complètement objective et désincarnée. 

Les morts dans les tranchées sont nombreux 

Quand Henry Barbusse écrit ce livre, il est déjà assez âgé, il a 41 ans, et il s’est volontairement engagé pour sauver la patrie attaquée, ce n’est pas tant qu’il soit patriote, mais il considère que les armées allemandes n’ont rien à faire en France. Il a déjà produit plusieurs textes, c’est un écrivain expérimenté et reconnu dans le milieu littéraire parisien. D’origine petite-bourgeoise, son père était journaliste, spécialisé dans les chroniques du théâtre. Mais du côté maternel, il était anglais, il sera rapidement orphelin de mère, comme beaucoup d’écrivains qu’on classe dans la catégorie de la littérature prolétarienne. Le conflit auquel il participe va le changer non seulement dans la compréhension de la société et de ses mécanismes, admirateur de la Révolution russe, il adhérera ainsi au parti communiste, mais aussi dans ses rapports à l’écriture. Cet ouvrage emblématique va aussi changer le cours de la littérature française, il aura une influence considérable sur de nombreux écrivains, par exemple Henry Poulaille, ou Louis-Ferdinand Céline, deux écrivains qui s’affronteront pour le prix Goncourt de 1932. Il est très probable que l’opportuniste littéraire Céline n’aurait pas écrit Voyage au bout de la nuit, sans Le feu. Non seulement parce qu’il traite lui aussi pour partie de son expérience de la Grande guerre, mais aussi du point de vue de la langue utilisée. 

Les nombreux blessés témoignent de la sauvagerie du conflit

Ce qui est frappant quand on relit Le feu, c’est la proximité qu’on peut y voir avec le conflit ukrainien. Ce qui est décrit c’est la guerre des tranchées, très peu de mouvements donc, mais les obus ou les « marmites » qui tombent du ciel. Les soldats doivent rester de longues heures, de longs jours, terrés – c’est bien le mot juste – dans ces tranchées. Puis de temps en temps on donne l’assaut, avec les conséquences qu’on comprend. Les hommes qui se battent là ne contestent pas vraiment l’idée qu’il faut se battre pour défendre sa patrie, le récit n’est pas franchement pacifiste, même si par la suite Henri Barbusse sera plus précis sur cette question. Comme en Ukraine aujourd’hui, il y a la chair à canon faite de pauvres gens, et puis ceux qui décident de son utilisation sur le front. La tactique est rarement comprise par les hommes qui risquent leur vie. Également il y a les planqués de l’arrière, ceux qui font la guerre sans y être vraiment, trainant dans les bureaux, organisant les ravitaillements. Dans le conflit ukrainien, on a un peu la même situation, un front qui menace sans cesse de céder et que les Occidentaux colmatent comme ils peuvent en fournissant des armes qui permettent au conflit de se perpétuer, souvent avec retard, n’empêchant pas les centaines de milliers de morts. Et donc dans les deux cas, nous avons des croix de bois, des cimetières et des fosses communes bien garnies avec des corps déchiquetés, impossibles à identifier. Barbusse décrit ces routes, ces champs longés par des croix de bois innombrables. Les croix de bois c’est aussi le titre du roman de Roland Dorgelès qui lui aussi fut surpris par ces alignements funèbres. Ces horreurs de la guerre devraient normalement pousser les parties en conflit vers la négociation, mais c’est très rarement le cas, pour des raisons très compliquées à exposer ici. L’ouvrage de Barbusse se termine juste un peu après cette phrase ambiguë :

– Si la guerre actuelle a fait avancer le progrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pour peu.

Barbusse ne croyait pas si bien dire. Les économistes ne savent pas grand-chose, mais ils savent que les guerres sont toujours des périodes de fortes innovations, que ce soit les avions, le nucléaire ou Internet, l’explosion du progrès technique quand revient une paix provisoire donne un coup de fouet à la croissance et consécutivement à un changement dans le mode de vie. Les guerres engendrent le progrès, cette idée devraient nous donner à réfléchir d’ailleurs sur les finalités du progrès dans le monde moderne.  

Les chevaux seront pour leur malheur mis à contribution dans la guerre 

Dans la guerre de 14-18, les chevaux furent largement mis à contribution, et nous avons une multitude de témoignages de Poilus qui justement prennent en pitié ces pauvres bêtes innocentes mobilisées et dont beaucoup mourront sur le champ de bataille. Henry Barbusse n’échappe pas à ce constat. Ce n’est pas seulement pour plaindre les bêtes, mais c’est aussi une manière de raconter comment l’homme s’est rabaissé au niveau de la bête, et peut-être encore bien plus bas parce qu’il n’a pas d’innocence. Le soldat a une vie difficile et peut mourir comme ça, pour rien, sans même s’en rendre compte. C’est pourquoi il a la nostalgie de sa vie d’avant la guerre, aussi misérable soit- elle, il la regrette et la dureté des temps la lui fait apparaître comme une sorte de bonheur. Le soldat se conduit plutôt mal, il vole un peu, et quand il le peut, il se saoule. Il peut mépriser le Boche, évidemment. Mais cependant il trouve de temps à autre des réserves d’humanité. Entre eux les soldats peuvent manifester une solidarité qui va jusqu’à l’abnégation, sauver un ami, un camarade au risque de perdre sa vie. Barbusse parle de scènes où les Allemands et les Français se parlent et parfois s‘accordent une trêve, le temps de ramasser leurs morts. L’historien Remy Cazals parlera même de trêves localisées durant la nuit de Noël 1914[2]. Récemment, en 2018, on a mis à jour les carnets de guerre de Frédéric Branche qui sera tué au combat en juin 1918. Il y parle justement d’une trêve où l’officier allemand vient serrer la main à l’officier français ce qui fait ressortir encore un peu plus l’absurdité de ce conflit que la diplomatie n’a pas su prévenir[3]. Cependant les soldats sont soumis à une discipline qu’il est presqu’impossible de contourner, sous peine d’être fusillé pour l’exemple. Il est d’ailleurs assez curieux que ces exécutions pour l’exemple soient décrites par Barbusse en 1916, alors que les gouvernements ultérieurs les nieront en bloc, au point d’interdire même la projection du film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire en 1957 ! 

Fusillé pour l’exemple

Du point de vue stylistique Le feu est construit d’une manière originale et cela en fait aussi sa force. D’abord, il n’y a pas d’histoire. Les chapitres sont des impressions vécues directement et de manière décousue parce que les soldats ne savent pas trop ce qu’ils font, ce à quoi ils doivent s’attendre. Ils sont déstructurés, comme des errants dans la pluie, la boue et le brouillard. La boue c’est déjà une manière de s’ensevelir. Ensuite, le récit de ces journées est fait du point de vue d’un narrateur qui essaie de conserver de la distance avec son sujet, tout en y restant à l’intérieur. Ce n’est pas un récit neutre, ni sans sentiment pour autant, c’est comme si Henry Barbusse se demandait constamment ce qu’il fait là. Il rapporte aussi ce que disent les soldats qui se moquent allégrement de la propagande gouvernementale et des communiqués triomphants. Dans un passage étonnant, il rapporte qu’un soldat récité les arguments habituels de la propagande guerrière, le Kaiser est fou, les Allemands ne tiendront pas une semaine, ils n’ont plus de munitions. Ce qui nous rappellent les guignols de plateaux télévisés qui aujourd’hui encore nous disaient que l’armée russe allait s’effondrer et que Poutine, rongé par de multiples cancers était fou. Toujours la même chanson, le mensonge à répétition pour masquer les incertitudes de la guerre. Mais si les soldats sont désabusés, et s’ils vivent avec des cadavres, ils ne sont pas pour autant capables de construire des analyses de leur triste sort. 

 

On n’est pourtant pas très loin d’une analyse de classes quand les soldats parlent de ceux qui ne servent à rien ou qui sont abrités à l’arrière.

« Ah ! mon vieux, ruminait notre camarade, tous ces mecs qui baguenaudent et qui papelardent là-dedans, astiqués, avec des kébrocs et des paletots d’officiers, des bottines – qui marquent mal, quoi – et qui mangent du fin, s’mettent, quand ça veut, un cintième de casse-pattes dans l’cornet, se lavent plutôt deux fois qu’une, vont à la messe, n’défument pas te le soir s’empaillent dans la plume en lisant le journal. Et ça dira, après : « j’suis t’été à la guerre. »

On voit que le choix des formes argotiques que beaucoup ont remarquées, est un marqueur de vérité sociale et non pas une fantaisie ornementale. Les dialogues seront marqués par les différents accents de la France de cette époque, avec des formules familières, des allitérations, c’est l’introduction massive des formes orales, donc d’une langue populaire qui exprime les sentiments de ceux qui la parlent, mieux que ce que pourraient en dire un écrivain plus académique. Henry Barbusse avait construit cet ouvrage à partir des notes qu’il prenait quotidiennement quand le front lui laissait des plages de longs ennuis.    

 

Henry Barbusse brille, si on peut dire, dans la description de la violence banalisée sur le terrain. Avec Poterloo, son camarade de combat, le narrateur visite un village qui a quasiment disparu, haché menu par les bombardements incessants qui l’ont réduit presqu’à l’état de poussière. Ce qu’il traverse ce n’est même pas un cimetière, à peine un charnier, sans aucun signe de vie, ni animale, ni végétale.

« Sur le terrain vague, sale et malade, où de l’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. On les transporte là lorsqu’on en a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps – d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière. On s’approche d’eux doucement. Ils sont serrés les uns contre les autres ; chacun ébauche, avec les bras ou les jambes, un geste pétrifié d’agonie différent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie, goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes : des têtes de nègres soufflées en baudruche. Entre deux corps, sortant confusément de l’un ou de l’autre, un poignet coupé et terminé par une boule de filaments. D’autres sont des larves informes, souillées, d’où pointent de vagues objets d’équipement ou des morceaux d’os. Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu’on a dû, pour ne pas le perdre en chemin, l’entasser dans un grillage de fil de fer qu’on a fixé ensuite aux deux extrémités d’un pieu. Il a été ainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. »

Devant le désastre des destructions massives, Poterloo va se raccrocher à ses souvenirs, c’est le premier pas qui le conduira plus tard à manifester l’espoir que ce village détruit renaîtra en mieux, et qu’on retrouvera une vie qui vaut tout de même le coup d’être vécue.

« Il s’éponge le front : il lève sur moi des yeux de suppliant. Il essaye de comprendre, d’embrasser cette destruction de tout ce coin de monde, de s’assimiler ce deuil. Il bafouille des propos sans suite, des interjections. Il ôte son vaste casque et on voit sa tête qui fume. Puis il me dit, péniblement :

Mon vieux, tu peux pas te figurer, tu peux pas, tu peux pas…

Il souffle :

Le Cabaret Rouge, où c’est qu’il y a c’tetête de Boche et, tout autour, des fouillis d’ordures… c’t’espèce de cloaque, c’était… sur le bord de la route, une maison en briques et deux bâtiments bas, à côté… Combien de fois, mon vieux, à la place même où on s’est arrêté, combien de fois, là, à la bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j’ai dit au revoir en m’essuyant la bouche et en regardant du côté de Souchez où je rentrais ! Et après quelques pas, on se retournait pour lui crier une blague !

Oh ! tu peux pas te figurer… »

Comme on l’a compris la Première Guerre mondiale a révolutionné la manière d’écrire et a fait entrer en force le langage du peuple. On n’a pas attendu Céline pour cela, ni même la fin du conflit. Ce sera le modèle ensuite pour le roman noir à la française d’utiliser ce langage familier et imagé où la métaphore fleurit. D’autres cependant iront plus loin dans la déconstruction, les dadaïstes et les surréalistes, qui trouveront que de se servir de cette langue abâtardie c’était encore trop d’honneur à faire à la littérature du passé qui avait failli en ne prévenant pas le conflit. Mais ce dernier point de vue ne touchera pas beaucoup les masses parce que leurs sentiments ne peuvent pas s’inscrire dans ces jeux.

 

Tout le monde est d’accord pour dire que cette Grande guerre a été une abomination, vingt millions de morts, sans parler des millions de blessés et de gueules cassées. Mais l’enjeu n’est pas là, il se trouve plutôt dans le fait que suite à ce conflit ruineux dans tous les sens du terme, on ait remis le couvert pour une Seconde Guerre mondiale encore plus sanglante qui fera, selon les estimations entre soixante et quatre-vingts millions de morts, couronnée par les bombes atomiques américaines larguées sur le Japon ! La Société des Nations dont la mission était de garantir la paix, ayant failli, on l’a remplacée par l’ONU qui n’est pas mieux arrivé à contenir les guerres. Également les élans pacifistes d’écrivains, de certains politiciens, des anarchistes, n’ont jamais empêché le retour des conflits militaires. Il est relativement difficile de comprendre les origines d’une guerre. Certes pour le conflit de 14-18 on a utilisé des analyses empruntées à la théorie de l’Impérialisme. Pour la Seconde Guerre mondiale c’est plus confus parce que le discours du principal fauteur de guerre – l’Allemagne – s’était ornementé d’une rhétorique nazie, raciste et expansionniste. Aujourd’hui encore on peut expliquer les velléités guerrières des Etats-Unis envers la Russie par Ukraine interposée par le but de mettre la main sur les richesses naturelles. Mais cette rationalisation n’explique cependant pas tout, et en particulier le pourquoi du comment les masses ne s’opposent que très mollement à la guerre qui revient toujours dans notre quotidien.

 

Bibliographie 

Félicien Champsaur, L’enfer de Verdun [1917], Orgie latine, 2013

Roland Dorgelès, Les croix de bois, Albin Michel, 1919.

Henry Poulaille, Pain de soldat, 1914-1917, Grasset, 1937.

Paroles de poilus, lettres et carnets du front, édité par Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume, Editions Librio, 1998.  


[1] Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, 1929.

[2] https://www.france24.com/fr/20141224-treve-noel-premiere-guerre-mondiale-match-football-britanniques-allemands-francais-fraternisation

[3] http://lescarnetsdefrederic.over-blog.com/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La liberté d’expression ne se marchande pas

  Rima Hassan en meeting à Montpellier   La Macronie aime user de la répression, on le sait depuis au moins les Gilets jaunes qui lui a do...