De Serge Berna, on ne savait pas grand-chose, si ce n’est qu’il avait été le compagnon des lettristes internationaux et donc de Guy Debord, sans qui il aurait été complètement oublié. Également il avait participé à un scandale fameux avec Michel Mourre et Ghislain de Marbaix à Notre Dame de Paris le jour de Pâques 1950. Scandale dans la droite lignée des surréalistes et qui fit du bruit. Grâce à l’excellent Jean-Louis Rançon on en sait un petit peu plus. Certes pas beaucoup plus, mais un petit peu plus, ce qui nous permet de mieux comprendre sans doute les avant-gardes post-surréalistes. Sur le plan biographique on sait qu’il était né à Venise d’un père d’origine italienne et d’une mère italienne. De son enfance et de sa jeunesse, on ne sait toujours rien de plus. Ce qui est un peu embêtant parce qu’on se rend compte qu’il avait tout de même des connaissances assez solides, mais on ne sait pas trop s’il était un vrai autodidacte ou un faux comme Guy Debord, s’il venait d’un milieu bourgeois ou non. En 1944 il s’était engagé volontairement dans l’armée française pour finir la libération de la France. Avec Jean-Louis Brau qui s’engagera en Indochine, c’est un des rares lettristes à avoir eu une vraie activité guerrière. Délinquant, il fut incarcéré plusieurs fois pour des petites affaires, notamment pour un vol de livre qui valut six mois fermes. Il avait donc l’expérience de la prison, de Fresnes aux Baumettes, en passant par Fort de Cormeilles-en-Parisis. Il employait ce temps oisif si je puis dire pour écrire et penser.
D’abord fréquentant la bande d’Isou, il se rapprocha de
Debord et de G.J. Wolman qui rompirent avec lui. Ce qui l’amena à théoriser ce
qu’il attendait du cinéma. Il fut aussi, semble-t-il, le premier des lettristes
internationaux à rentrer en contact avec les surréalistes belges, Paul Nougé, Marcel
Marien et René Magritte. Comme ses amis lettristes puis internationaux
lettristes, il affichait un grand mépris pour la réussite. Il participa
d’ailleurs au Grand Meeting des Ratés en 1950. Mais évidemment ce dédain
pouvait tout aussi bien recouvrir une autre forme d’ambition qui aurait au préalable
recréer ses propres codes. Dans le genre c’est tout de même Debord qui a le
mieux réussi parce qu’il a su créer un mythe qui correspondait au fond à l’air
du temps. Il participa par la suite à la création de l’Internationale lettriste
à Aubervilliers en 1952 avec Guy Debord, Gil Wolman et Jean-Louis Brau. Cette
nouvelle forme d’action collective ouvrit la porte aussi bien à la théorisation
de la dérive qu’à celle de l’image, mais aussi s’orienta un petit peu plus vers
l’idée de révolution. On trouvera dans l’ouvrage édité par Jean-Louis Rançon
une sorte d’opuscule de soixante-dix pages concoctées par Serge Berna,
procédant par collage et décalage des commentaires de l’image, il préfigure ce
que feront un peu plus tard les situationnistes dans les années soixante. Également
Berna se préoccupa de théoriser les formes qui selon lui devaient investir le
cinéma, un cinéma nouveau qui romprait avec les seules possibilités
naturalistes de la fiction.
L’heure de gloire viendra cependant pour Berna du fait qu’il ait découvert complètement par hasard, dans un grenier, un manuscrit inédit d’Antonin Artaud. On a oublié un peu aujourd’hui Antonin Artaud. Mais il eut une importance très grande notamment dans le théâtre – il était acteur – mais aussi dans la mouvance soixante-huitarde qui se trouvait à la recherche de nouveaux codes. Il édita donc Vie et mort de Satan le feu. Berna se retrouvait assez bien chez Artaud dans cette obsession de la mort. Il pensait que cette découverte lui rapporterait un peu de gloire, il n’en fut rien, mais cette passion pour Artaud l’amena à se fâcher avec Debord qui était assez intransigeant avec tout ce qui de près ou de loin s’apparentait avec du mysticisme et les tendances vers l’irrationnel – point principal de discorde avec Breton et ses gens. Néanmoins Berna à travers ses diverses pérégrinations resta en relation avec Wolman qui joua un grand rôle dans le développement de l’esthétique debordienne. Berna s’essaya ensuite à la peinture avec très peu de succès, mais il trainait du côté de Saint-Tropez où se mêlait une faune à la fois bohème et friquée. On le retrouvera, souvent dans le Sud, puis il disparut au début des années soixante-dix. On a laissé entendre qu’il aurait été interné dans un hôpital psychiatrique, mais il n’y a pas de preuve tangible. Il faut rappeler peut-être qu’Yvan Chtcheglov terminera aussi de cette façon. On n’a aucune date de son décès. Peut-être que cet ouvrage fera sortir quelques témoins de l’ombre et qu’on avancera encore un peu. En tous les cas il est clair que Berna était un vrai marginal et qu’il a refusé la plupart des codes de la réussite sociale ou artistique, ce qui le conduisit tout de même à faire de sacrées circonvolution pour survivre matériellement.
L’ouvrage publié par Rançon regroupe le peu de textes qu’il
a pu trouver. Beaucoup sont inédits. Quelques-uns sont déjà connus, mais assez
peu. Il laisse l’impression d’un homme qui a beaucoup essayé, expérimenté
plutôt, il créera sans succès la revue En marge dont le graphisme est
repris en couverture. D’ailleurs peu de revues ont marché, mais on s’est
obstiné à en faire parce que c’était la meilleure manière d’apparaitre comme
porteur d’un projet collectif et d’accroître sa visibilité tout en restant en
marge ! A travers l’écriture de Berna, on voit l’image d’un homme
plutôt lettré, voire appliqué, rien de brutal. On a parlé de la mort ci-dessus,
mais Berna en bon lettriste, disciple d’Isou, parle aussi beaucoup de la
jeunesse à qui il est fait un vrai mauvais sort. C’est un thème qu’on
retrouvera aussi chez Debord, avec sa métagraphie Fragiles tissus qui
traitait du suicide de Jacqueline Harispe, mais aussi dans plusieurs
comptes-rendus de jeunes suicidés par exemple dans la revue Potlatch. Contrairement
à Debord, et même à son ami Wolman, Berne ne s’occupera pas vraiment de
politique, ni de renverser le monde, il restera un en dehors, un vrai marginal
avec les risques qu’il encourrait.
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