Jacques Louis David, Napoléon Bonaparte franchissant les Alpes
Napoléon est un personnage considérable, sans doute l’homme
qui politiquement a le plus marqué l’histoire européenne et partant l’histoire
du monde. Autrement dit si on veut comprendre notre époque, il faut tenir
compte pour le meilleur et pour le pire de ce qu’il a incarné. Pour ma part,
étant anti-moderne par définition, et hostile par nature aussi bien à l’impérialisme
et à l’unification de l’Europe, je ne peux pas dire que j’adhère à ce qu’il a
été et à ce qu’il a fait. Cependant quand je vois des médiocres s’exciter sur
le fait qu’on commémore le bi-centenaire de son décès, et qui seraient prêts à
aller déboulonner ses statues, je trouve que cela amène à sourire. Les petites
phrases de Macron lâchées ici et là pour tenter de ménager la chèvre
nationaliste et le chou indigéniste, sont à la hauteur de ce médiocre président.
Hegel ne s’était pas trompé sur la dimension historique de
Napoléon. Il écrivait à son ami Niethammer :
« J’ai vu l'Empereur- cette âme du monde – sortir de la
ville pour aller en reconnaissance ; c'est effectivement une sensation
merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis
sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine »[1]
Hegel salue d’abord l’homme d’action, le fondateur de l’Etat moderne, celui qui va codifier les nouveaux rapports sociaux qui vont s’imposer en France puis dans toute l’Europe. Clausewitz, pourtant son ennemi, l’admirait pour sa science de la guerre. Napoléon est au cœur de toute la pensée théorique de Clausewitz. De la guerre, son grand ouvrage, est conçu comme un dialogue avec Napoléon[2]. Ce qui fascine les Allemands c’est qu’au fond Napoléon est un homme d’action qui pense d’abord. On notera que si tous les dictateurs d’envergure sont des réformateurs peu ont vu leur œuvre perdurer aussi longtemps que celle de Napoléon.
Beaucoup d’aspects de la figure de Napoléon sont occultés derrière ses victoires et ses défaites. Par exemple c’est le premier homme politique et chef de guerre qui met sa personne en scène. Cette publicité qui se traduisit par un nombre considérable de tableaux, est un phénomène moderne qui amplifie évidemment l’importance de son œuvre. La collection de peintures nous permet de retracer la vie et l’œuvre, voire la pensée de Napoléon depuis le Pont d’Arcole, jusqu’à Waterloo en passant par la retraite de Russie. Ces peintures sont évidemment de la propagande, mais leur qualité élevée montre aussi une fascination non feinte des peintres pour leur modèle. Cette iconographie abondante est la matrice de la légende de Napoléon. Au fil des années, on ne compte plus les livres savants écrits sur ses aventures, et dans toutes les langues. Au cinéma, il a été représenté des centaines de fois. Dès le début de cet art les Frères Lumière mettent en scène une Entrevue de Napoléon et du Pape. C’est en 1897, et on a oublié le nom de ce Pape ! On annonce pour 2023 un film de Ridley Scott richement doté avec Joaquim Phoenix dans le rôle du jeune Napoléon Bonaparte. Aucun autre dictateur n’a été autant étudié, célébré ou dénigré que lui. De cette surabondance de représentations qui en dévoilent plus sur leurs auteurs certainement que sur Napoléon lui-même, il ressort une sorte de personnage pathétique, car s’il a connu beaucoup de victoires, il a aussi connu énormément d’échecs, ce qui rend sa figure assez énigmatique[3]. Parti de presque rien, il confisquera pour son profit la grande Révolution française de 1789, servant de marchepied à la prise de pouvoir définitive de la bourgeoisie, en France, mais aussi dans toute l’Europe. Cette prise de pouvoir d’une classe sociale et d’un homme, est recouverte du manteau de l’aventure guerrière où les pertes humaines ne comptaient pas, ou peu. Illustrant la nécessaire prise de risque de toute entreprise militaire. Du point de vue militaire, c’est la fin de la domination de la France sur l’ensemble des autres pays européens. En provoquant lui-même sa propre défaite, il a forcé ses ennemis à réviser leur jugement sur ce qu’ils étaient. Les tableaux reprennent cette vision d’une forme de panache ambiguë. Il est impossible de se faire une idée fixe et univoque de ce personnage. En ce sens il contient toute l’histoire, y compris ses déceptions, représentant la volonté politique au service d’une cause assez peu claire, il est très représentatif de l’esprit français. Si la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon doit servir à quelque chose, c’est à se rappeler quelle importance il a eu dans l’histoire du monde. Il ne s’agit pas de le haïr ou de l’admirer, mais plutôt de comprendre en quoi sa vision du monde a marqué son temps et résonne encore aujourd’hui.
Napoléon Bonaparte au pont d’Arcole, 1796, Horace Vernet
Bien entendu il y a quelque chose de dérisoire dans ce
personnage. La scène ridicule du couronnement ne doit pas faire oublier que ce
sacre fut approuvé par plus de trois millions et demi de Français contre
seulement 2500. C’était la preuve irréfutable de sa popularité. Mais en devenant
Napoléon 1er, il donnait une âme à une entreprise scabreuse. C’est
sans doute lui qui a inventé la figure du grand homme qui par son génie change
le cours de l’histoire en entraînant toute la nation derrière lui. Elle se
retrouvera par exemple dans la maréchal Pétain, abusivement considéré comme le
vainqueur de Verdun au détriment de Nivelle et de Castelnau[4],
mais elle se retrouve chez beaucoup de Français qui croient encore qu’un grand
homme – pour les uns Sarkozy, pour les autres Mélenchon – les tirera d’affaire.
En ce sens Napoléon a bien été le créateur de nouvelles illusions qui
participèrent au développement d’une forme théâtralisée de la politique,
éloignant le peuple finalement des affaires qui le concernaient, derrière l’illusion
d’une adhésion au projet d’un homme et puis d’une fausse démocratie qui aujourd’hui
fait eau de toute part. on dénoncera aussi l’illusion d’unifier l’Europe sous
la houlette de la France, la résilience de l’idée de nation que les Français
ont inventée etr répandue, aura raison de cette velléité. C’est une erreur
historique que certains personnages trimballent depuis au moins la construction
de l’Empire romain, la diversité des peuples européens n’est pas réductible à l’unification
européenne. Cette nostalgie de la grandeur de l’Empire romain qui ne reviendra
pas, a toujours été une impasse, que cette unification ait des visées
politiques, ou comme aujourd’hui purement financières. Il est étrange que ceux
qui célèbrent aujourd’hui Napoléon parlent de ses fautes par exemple dans le
rétablissement de l’esclavage en 1802[5],
mais ne disent rien des campagnes militaires lancées pour unifier l’Europe et
le désastre qu’elles ont été. Rien que la campagne de Russie coûta à la France 600
000 morts et 150 000 prisonniers[6].
Jacques Louis David, Le sacre, peinture de 6 mètres sur 10
La dimension exceptionnelle de ce curieux personnage historique
se retrouve dans la littérature. Chateaubriand écrira des centaines de pages enflammées
à la gloire de Napoléon dans ses Mémoires d’outre-tombe[7].
« Après Napoléon, néant : on ne voit venir ni empire, ni religion, ni
barbares. La civilisation est montée à son plus haut point, mais civilisation
matérielle, inféconde, qui ne peut plus rien produire, car on ne saurait donner
la vie que par la morale. On n'arrive à la création des peuples que par les
routes du ciel, les chemins de fer nous conduisent seulement avec plus de
rapidité à l'abîme. » En même temps qu’il célèbre la grandeur de Napoléon,
il s’exerce à cultiver la nostalgie d’une France qui n’existe plus. C’est un
sport qui est assez constant chez nous, et qui revient à la mode à chaque crise
que connait le pays. Il est courant de célébrer aujourd’hui la grandeur du
général de Gaulle pour dénoncer la petitesse d’aujourd’hui, oubliant au passage
que de Gaulle a été en son temps abondamment critiqué dans les années soixante,
et qu’à cette époque on ne parlait guère de sa grandeur. Les critiques venaient
d’ailleurs aussi bien des Pieds Noirs qui avaient été abandonnés à leur triste
sort au moment de l’indépendance, que du monde du travail qui était très
maltraité. Mais de Gaulle comme Napoléon avait pris le parti de s’autocélébrer à
travers l’écriture de ses mémoires[8].
Le mémorial de Sainte-Hélène, rédigé par Las Cases, est à défaut de l’exactitude
historique, un monument de littérature. Ils avaient au moins en commun ce point
d’aimer la langue française et de savoir écrire.
Napoléon et Joséphine de
Beauharnais par Harold H. Piffard
Tolstoï dans Guerre
et paix écrira en 1865-1869 des pages somptueuses sur la campagne de
Russie, sans pour autant que les intentions de Napoléon soient un peu mieux
éclairées pour autant. Il n’existe pas à mon sens un autre personnage qui ait
servi de modèles pour les grands ouvrages de la littérature mondiale. Comme on
le voit le système de représentation moderne allait produire aussi bien dans la
peinture que dans la littérature une légende, alimentant au passage des
controverses sans fin.
Victor Hugo célèbrera lui aussi Napoléon 1er,
avec beaucoup de précaution toutefois. Son père était général d’Empire, Ce
siècle avait deux ans, et Napoléon est le point de départ de sa propre
existence : quand il nait, déjà Napoléon perçait sous Bonaparte. Mais
L’expiation dans Les châtiments est un jugement sur l’échec,
celui de la campagne de Russie, qui signa le déclin de sa puissance et ‘lannonce
de sa fin, et celui de Waterloo qui mit fin aux aventures guerrières de
Napoléon. Il ne se contenta pas cependant de poèmes. Dans Les misérables, le
livre I de la seconde partie est intitulé Waterloo. Il consacre de
longues pages, une soixantaine dans l’édition de La pléiade, à cette défaite
qui est quelque part fondatrice de ce que sera ensuite l’histoire de Cosette. C’est
dans tous les cas une prise de distance avec un personnage qu’il a admiré. Cette
attitude ambiguë du plus célèbre des poètes français a marqué et marque encore ce
que l’on pense finalement de Napoléon. C’est l’homme de l’échec, il jouait d’ailleurs
plutôt bien au jeu d’échecs, et c’est ça qui le rend touchant quelque part. L’énormité
de ses échecs est à l’image de l’énormité de ses ambitions. Ses défaites sur le
terrain militaire ont comme contrepartie nécessaire ses échecs récurrents sur
le plan amoureux. Voici ce que Napoléon Bonaparte écrit sur ce sujet en 1791
alors qu’il est encore jeune, il a 22 ans :
« Des Mazis. –
Comment, monsieur, qu’est-ce que l’amour ? Eh ! quoi, n’êtes-vous donc pas
composé comme les autres hommes ?
Bonaparte. – Je ne
vous demande pas la définition de l’amour. Je fus jadis amoureux et il m’en est
resté assez de souvenir pour que je n’aie pas besoin de ces définitions
métaphysiques qui ne font jamais qu’embrouiller les choses : je vous dis plus
que de nier son existence. Je le crois nuisible à la société, au bonheur
individuel des hommes, enfin je crois que l’amour fait plus de mal… et que ce
serait un bienfait d’une divinité protectrice que de nous en défaire et d’en
délivrer le monde. »[9]
Dans notre jeunesse nous apprenions par cœur justement les magnifiques vers de Victor Hugo sur la déconfiture de Napoléon, une manière sans doute de nous accoutumer à la défaite sans avenir.
La retraite de Russie par Adolph Northen
LA RETRAITE DE RUSSIE
Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! L’Empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
Victor Hugo, Les Châtiments, L'expiation
Napoléon de retour de l’île d’Elbe,
par Steuben von Karl
WATERLOO, MORNE PLAINE
Waterloo !
Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !
Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l'offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher.
Victor Hugo, Les Châtiments, L'expiation
A Sainte-Hélène, Napoléon
jouait aux échecs
[1] G.W.F Hegel, Correspondance, 1785-1812,
tome 1, Gallimard, 1990.
[2] De la
guerre [1832], Editions de Minuit, 1955.
[3]
San-Antonio, Napoléon Pommier, Fleuve Noir, 2000. Frédéric Dard n’aimait
pas particulièrement l’empereur, mais il fit par plusieurs fois de la
fascination qu’il exerçait sur lui, et son ultime ouvrage de la saga
sanantoniaise porte justement sur ce sujet.
[4]
Marc Ferro, Pétain
en vérité, Tallandier, 2013. Un imbécile doublé d’un
ignorant comme Macron entretient encore ce mythe.
[5] Bien que
ce rétablissement soit limité, il conduisit la France à vivre deux abolitions
de l’esclavage, il semble que ce ne soient pas des raisons idéologiques qui ont
poussé Napoléon à prendre cette décision mais le résultat de rapports de forces
et de groupes de pression. https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/les-5-proces-de-napoleon-20210322
[6] Alain Pigeard, L'armée de Napoléon, 1800-1815. Organisation et vie quotidienne, Tallandier, 2003.
[7] Ces pages
ont été regroupées sous le titre de Vie de Napoléon, et publiées en 1999
au Livre de Poche.
[8] Charles
de Gaulle, Mémoires, La Pléiade, Gallimard, 2000.
[9] Dialogue
sur l’amour, in, Hector Fleischmann, Napoléon adultère, Albert
Méricant éditeur, 1909.
*C’est sans doute lui qui a inventé la figure du grand homme*
RépondreSupprimer... également sans doute l'idée soufflée par Louis le XIV de la grandeur de la France. Cette option qui nous coûte si chère aujourd'hui.
Bénies soient les nations qui n'ont d'autres projet que de prendre soin de leur peuple et n'investissent pas leur énergie et leurs euros ou dolars à vouloir tenir un rang supposé. Nous serions sans doute plus heureux à désormais nous considérer enfin comme une nation moyenne, ce que la démographie nous hurle, mais que nous ne voulons pas voir, aveuglés que nous sommes par l'histoire.
Je crois que Louis XIV ce n'est pas tout à fait pareil. C'est le Roi, de droit divin. Ce n'est pas le grand homme surgit de nulle part comme Napoléon pour nous sauver. Ensuite Chercher l'harmonie et le bien être de la population dans son ensemble est un projet raisonnable et comme tel, ce n'est pas une option ! On peut certes le regretter, mais c'est ainsi. Rester une nation moyenne dans le cadre actuel cela voudrait dire oublier l'Europe qui est comme Napoléon l'a montré un rêve déraisonnable de grandeur qui n'apporte que du malheur.
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