Breton, c’est Breton, avec
toutes ses qualités et tous ses défauts. L’art magique est un des livres
d’André Breton qui lui a attiré beaucoup d’ennuis, en ce sens qu’il l’a fait
apparaître pour une sorte d’hurluberlu qui se préoccupe d’occultisme et de magie
plutôt que des choses concrêtes de la révolution sociale par exemple, ou de la
révolution dans la vie quotidienne. Les lettristes, et plus sévèrement encore
Guy Debord et les lettristes internationaux le critiquaient pour ces positions
revendiquant une fonction de l’art pour l’art qu’ils trouvaient
désuètes, tandis qu’eux au contraire annonçaient la fin de l’art, supposant que
la poésie maintenant se retrouvait dans l’action de transformer la société.
Dans Potlatch Gil J. Wolman écrit « Breton aujourd’hui
c’est la faillite. Il y a trop longtemps que votre entreprise est
déficitaire… », Roger Vailland que Breton avait si mal traité en
l’excluant du mouvement surréaliste, se vengea en écrivant un pamphlet au
vitriol, Le surréalisme contre la Révolution et veut voir dans
l’orientation que Breton prend en célébrant les arts magiques, une sorte de
démission[1].
Le procès est hâtif, mais que ce soit Debord ou Roger Vailland cela leur
permettra de faire aussi le procès de la psychanalyse et des formes
irrationnelles de la pensée. La vérité est peut-être un peu plus compliquée. En
effet, Breton s’était exilé aux Etats-Unis pendant la guerre, devenant speaker
à la radio pour défendre de loin la nécessité de résister, ce qui n’avait rien
de très glorieux, surtout si on le compare à l’activité plus directe de Louis
Aragon dans la Résistance ou de Roger Vailland. Mais à son retour en France, il
va trouver un paysage politique et littéraire changé où le parti communiste va
devenir dominant dans la sphère intellectuelle, faisant la promotion d’un
matérialisme obtus qui les mènera vers un soutien inconditionnel au réalisme
socialiste. Les trotskistes et les anarchistes qui ont déjà été défaits
dans la Guerre d’Espagne sont marginalisés, accusés de ne pas avoir été très
combattifs contre l’occupant. Benjamin Péret tentera de se dédouaner, et avec
lui les surréalistes qui restent autour de Breton en publiant Le déshonneur
des poètes dans l’indifférence générale[2].
Cela ne l’encourage pas à s’investir dans une entreprise politique de grande
ampleur, même si dans ses écrits et autour de lui on continue de parler d’une
nécessaire révolution sociale, cela va paraître comme une partie de plus en
plus lointaine du programme radical surréaliste. Paul Eluard et Louis Aragon
sont maintenant des poètes plus ou moins officiels du parti communiste et leur
style est devenu beaucoup moins hermétique au fur et à mesure qu’ils visent un
public plus populaire et moins lettré. Breton va travailler de plus en plus sur
ce qu’il attend de l’art. Dans la lignée de son ouvrage pionnier, Le
surréalisme et la peinture, publié en 1928, il va donner du sens à l’art
magique. Cet art magique, il le détache volontiers de l’art religieux, même
s’il admet qu’existent des passerelles entre les deux. L’opposition qu’il opère
sont que le premier revêtirait une forme de volonté de puissance face aux
forces naturelles, tandis que le second valoriserait plutôt la soumission à
celles-ci. Mais d’une manière ou d’une autre, on retombe toujours sur des formes
de connaissance qui auraient été occultées sous les coups d’un progrès
matérialiste qui est devenu, sous le nom de progressisme, une idéologie.
André Breton dans son atelier
aimait s’entourer d’objets et de tableaux ou de photos. A droite on reconnaitra
la photo de Léo Ferré
Il y a un côté assez pompeux dans cette étude, avec des
références nombreuses à des travaux universitaires, histoire de se parer face à
des attaques qu’on pourrait lui adresser. Il aurait pu en faire une thèse pour
devenir docteur dans le domaine de l’histoire de l’art. mais c’eut été un peu
trop se rabaisser. L’ensemble fait l’étalage de l’érudition certaine de Breton,
notamment en ce qui concerne les connaissances des sciences ésotériques, un
domaine bien négligé, mais pourtant chargé de poésie. C’est aussi plein de
préciosités – l’inverse eut été étonnant – et sera difficile
d’accès pour le lecteur au bagage livresque mince, sans même parler de la
cherté de l’ouvrage. A travers cette étude abondamment illustrée avec goût
et érudition, après avoir montré que l’art magique se trouve dans des
endroits inattendus, chez Hieronymus Bosch comme chez Leonardo Da Vinci qui
passe pourtant pour un esprit scientifique et rationnel, un précurseur de
l’idéologie du progrès, il va mettre en scène une défense des arts premiers. Ce
qui l’intéresse c’est que ceux-ci illustrent une forme de pensée différente de
celle de l’Occident, comme si celui-ci en développant un rationalisme assez
utilitariste se privait d’une voie de la connaissance sinon plus vraie, disons
autre et irréductible. Il se placera sous divers patronages, mais surtout sous
celui de Novalis pour justifier de sa démarche. Indirectement il y a un double
renoncement :
– d’abord un renoncement à cette idée idiote selon
laquelle l’art progresserait en même temps que progresserait la société capable
de produire de plus en plus de biens grâce à l’évolution de la science.
C’est la vieille histoire du rapport entre l’infrastructure et la
superstructure, comme image d’un marxisme assez mal digéré ;
– ensuite un renoncement au rationalisme des Lumières. Et, ma foi, il semble bien que l’histoire des arts dans sa décomposition même lui donne raison à posteriori quand on voit l’intrusion envahissante de la mécanisation des techniques dans les arts plastiques. La puissance des rêves qui est analysée profondément par Sigmund Freud[3] illustre l’existence de cette seconde voie pour la connaissance.
« Les
mathématiques ne concernent que le droit, que la nature et l’art juridique,
mais non point la nature et l’art magiques. Les deux ne deviennent magiques que
par leur possible. L’amour est le principe qui rend la magie possible. L’amour
agit magiquement »
« Une
charmante jeune fille est une magicienne plus réelle qu’on ne croit… Tout
contact spirituel ressemble à celui d’une baguette magique »
Novalis,
Journal intime
Cette approche de l’art amène Breton à donner sa propre
définition de la beauté, car il sait que c’est cette défense de l’art pour
l’art si on peut dire qui va lui être reprochée. Il va s’appuyer sur
Baudelaire. Il écrit, « Le « beau » tout court, qu’à trop
d’embaumeurs dispute si âprement Baudelaire (mais toute son œuvre nous est
garante que ce « beau », pour lui, a partie liée avec le magique), ce
beau, pour être vraiment ressenti comme tel, doit mettre en branle un train
d’ondes propres à exalter certaines zones de notre affectivité, par-delà cet
émoi à pratiquer une brèche dans la muraille qui nous cerne et qui est forte du
sentiment des disgrâces inhérentes à la condition humaine ». Il défendra
cette conception de l’art bien au-delà de ce qu’elle pouvait avoir
d’iconoclaste dans l’entre-deux-guerres. En effet après la Libération et dans
les pas des dadaïstes, l’heure est à la remise en question de l’art. Breton
veut bien critiquer l’art bourgeois, mais pas l’art en général. Et ce faisant,
il va forcément mettre en valeur l’art comme une forme séparée de la vie,
engluée dans ses supports les plus divers. Cette conception qui conduit à faire
de l’œuvre de création un objet, va être violemment combattue par ceux qui
pensent que l’art en tant que figure du séparé est mort. D’où cette idée
ambiguë selon laquelle seule une vie pleinement vécue peut-être une œuvre d’art,
c’est ce thème, cher aux avant-gardes que tenteront de mettre en œuvres les
lettristes puis les situationnistes, avec cependant des succès très mitigés.
Les mégalithes de l’Île de
Pâques
Mais sans doute qu’en rester là serait passer un peu à côté de l’approche de Breton. Dans sa démarche il y a d’abord une critique globale de la pensée occidentale dont découle le plus souvent l’art bourgeois. Il résume cette pensée à une mise en scène de relations causales. C’est ce qui se trouve par exemple à la base de la démarche hypothético-déductive qui gère et unifie au nom de la science l’ensemble des savoirs depuis les Lumières. Il lui oppose des formes plus directes de la connaissance, par exemple l’analogie. Cette forme de connaissance conduit en littérature aux métaphores de Ducasse par exemple dans Les Chants de Maldoror. Celle-ci est à la base des principes de réflexion de ce qu’on appelle les sciences occultes. André Breton s’intéressera très consciencieusement à l’astrologie, dressant les portraits astrologiques des personnes qui ont comptées dans sa vie, Rimbaud, Ducasse, Baudelaire, Huysmans, Jarry, Benjamin Perret, Louis Aragon, Léo Ferré, etc. Il laissera toutefois planer le doute de savoir s’il croyait ou non aux capacités prédictives de l’astrologie[4], au fond ce n’est pas la question, on peut vivre avec des mystères. Mais il est certain qu’il y trouvait là une forme de poésie qui ouvrait des portes, comme dans les lames du Tarot de Marseille dont il avait imaginé des variantes nouvelles dans le dessin des lames majeures. C’était une incitation à voir la vie autrement à un moment où durant l’Occupation il attendait de pouvoir embarquer pour les Amériques[5].
Le tarot de Marseille
revisité par André Breton
Dans la mesure où on s’éloigne de la rationalité, il est naturel que les images et les objets parlent, racontent des histoires, autrement que par des enchaînements de mots et de phrases. Breton donnera beaucoup d’importance aux images et aux objets dans ses propres ouvrages, par exemple dans Nadja[6], allant lui-même se transformer en photographes afin de donner à voir au lecteur la magie de l’environnement de cette histoire curieuse où il n’a pas forcément le beau rôle, malgré les corrections qu’il apportera à son récit[7]. Du reste dans cette expérience d’une passion amoureuse avortée, il en retiendra justement l’aspect magique aves ses ombres et ses lumières, à travers des images saisissantes et insolites. Ce qui me fait dire que sans cette expérience de Nadja, Breton aurait trouvé peut-être moins d’importance à l’art magique.
Breton fut de ceux qui
donnèrent une importance aux arts premiers
Mais revenons à L’Art Magique. L’autre aspect est
l’autonomie des objets, ce qu’ils peuvent dire par eux-mêmes. Dans la préface
que Breton écrivit pour l’édition chez Pauvert des Manifestes du surréalisme
en 1953, il expliquait en quoi le surréalisme s’intéressait au langage et
aux mots, aboutissant finalement au « lettrisme »[8].
C’était une manière d’insister sur l’autonomie des représentations créées par
les poètes ou même par l’homme de la rue. L’écriture automatique serait une
forme où l’homme à travers ses rêves est saisi par un langage qu’il ne connait
pas. Il est agi par lui ! Cette volonté d’autonomie des mots et plus
encore sans doute des formes de représentations à travers la peinture ou la
sculpture, modifie la perception et la qualité de nos sens. Ce qui veut dire
qu’elle permet d’accéder à une autre réalité. A condition bien sûr qu’il y ait
le moins de filtres possibles. L’art magique est aussi une manière de
contourner l’obstacle. C’est pourquoi les arts premiers paraissent à Breton une
contestation profonde de la manière occidentale de produire une œuvre d’art et
par ricochet d’appréhender la vie. Contester cette façon de saisir le monde est
une manière de dire qu’il existe un monde différent de celui que nous propose
la modernité de la marchandise. Cela conduira bien évidemment les surréalistes,
et plus tard Guy Debord à saisir l’importance de l’image dans la communication.
Tout se passe comme si la révolution commençait par un changement de direction
dans le regard, mais aussi dans les manières de fabriquer des objets. « A
la connaissance discursive s'oppose du tout au tout une conscience lyrique,
fondée sur la reconnaissance des pouvoirs du Verbe », écrit André
Breton. C’est une manière d’opposer le poète au scientifique.
« Les arts plastiques, dans la mesure où ils
supposent le recours à la matière brute, par suite ont égard au mode de sa
manipulation, sont ceux qui nécessairement présentent les plus grandes affinités avec la magie considérée
sous son angle opératoire. Rien n'en témoigne mieux que l'idée la plus ancienne que les hommes ont
pu se faire de leur origine en fonction de leur technique propre et des ressources
particulières qui sont les leurs. »
Collection d’André Breton, à
gauche un masque esquimau, à droite une poupée hopie
Pour montrer toute l’importance de son sujet, André Breton s’appuie sur une enquête, les surréalistes en faisaient beaucoup. A travers quelques questions, il va interroger des « personnalités » choisies pour leur sensibilité à ces œuvres des marges qui se sont éloignées du naturalisme. C’est sans doute la plus faible partie de cet ouvrage, c’est une collection de pédanteries alignées par des gens dont certains sont complètement oubliés et qui se posent en donneurs de leçon. Suite à ces avis pas toujours intéressants, Breton se livre à une sorte d’histoire de l’art du point de vue de la magie. Il va accorder une place importante au basculement qui va se produire au Moyen Âge, d’où l’importance décisive de Hieronymus Bosch. Son but est de montrer qu’en excluant la magie de l’art les Temps Modernes ont opéré une véritable castration de l’artiste et de son public, mais il montre que peu à peu en s’écartant des formes du naturalisme, les artistes « modernes » ont repris le chemin d’une redécouverte des relations entre l’art et la magie. Le surréalisme est, selon lui, le point d’aboutissement de cette très longue quête qui viserait ainsi à rétablir l’art dans ses véritables fondements.
André Breton aimait l’art
magique et prendre la pause en robe de chambre
L’ouvrage luxueux s’adresse à un lectorat tout de même bourgeois et éclairé. Certes cela permis sans doute à Breton de gagner un peu d’argent, mais cela contribuait un peu plus à le couper des masses populaires qui de plus en plus lui deviendront étrangères. Il correspond à ce qu’on pourrait appeler une critique interne de la bourgeoisie à partir de la contestation de l’œuvre d’art. Renouveler la question artistique du point de vue de la magie, si elle est intéressante et iconoclaste contribue aussi pleinement à renouveler le marché de l’art. Breton a joué un rôle décisif en la matière, ce qui ne veut pas dire bien entendu que tout son discours sur l’art et la magie se réduit à la mise sur le marché de nouveaux produits. Les avis sont d’ailleurs très partagés sur ce qu’il aurait gagné à jouer les découvreurs de talent. Mais c’est aussi là qu’on touche du doigt la fonction de récupération de l’économie marchande des produits les plus surprenants. Elle finira par faire de même avec Guy Debord qui pourtant se voulait irrécupérable et qui lui aussi fut largement ignoré des masses populaires. Cette critique du rationalisme dans l’art comme dans les autres sciences n’a finalement guère d’impact sur les changements de forme de la société. Elle opère seulement dans les marges. C’est la limite de ce genre d’exercice que de ne s’adresser qu’à la bourgeoisie en dissidence.
Nosferatu le vampire, F.W. Murnau, 1922
Curieusement il en viendra à rendre un hommage au cinéma, la
seule forme artistique qui apparut au dix-neuvième siècle. Les surréalistes
adoraient les films populaires, le cinéma de genre qui est si décrié
aujourd’hui, ceux de Louis Feuillade, Fantômas, Les Vampires, ou encore Judex.
Et au fond, c’est assez logique si on considère en développant une
imagination débridée, ces films laissent voir le jour à une forme de magie. Le
cinéma n’est-il pas le descendant de la lanterne magique ?
« Mais il est rare que l'écran « brûle »
l'œil et le cerveau du spectateur. Toutefois l'avenir opérera les reclassements
indispensables, et fera peut-être ressortir comme certaines directions
essentielles du cinéma participent de la magie, même involontaire, à commencer par les chefs-d’œuvre
de Méliès, de Murnau (Nosferatu) et
de tout l'expressionnisme allemand, de Josef von Sternberg, d'Abel Gance et
d'Orson Welles, jusqu'à tels films plus ou moins gravement commercialisés (Ombres
blanches, King-Kong, Peter Ibbetson, Laura, etc.) épaves de cette marée désordonnée, énorme, dont
on a pu dire qu'elle était « le seul mystère absolument moderne ». »
Thème astral d’Isidore
Ducasse par André Breton
André Breton aimait bien la
dix-septième lame des tarots de Marseille, Guy Debord avait choisi la première
LE QUESTIONNAIRE D’ANDRE BRETON
I
On a pu dire
récemment (J.-A. Rony, La Magie) que « la civilisation n'a
dissipé la fiction de la magie que pour exalter, dans l'art,
la magie de la ficton ». Souscrivez-vous à ce jugement ? De ce que
l'ancien magicien et l'artiste moderne
- le premier viserait-il le réel, le second l'imaginaire, dont la
répercussion sur le réel, à plus ou moins brève échéance, est indéniable -
spéculent l'un et l'autre sur
les possibilités et les moyens d'enchanter
l'univers, concluez-vous que leur démarche abrite le même fil conducteur et quelle est,
selon vous, la nature de ce fil ?
II
L'art
magique, au sens très large où
il est entendu ici, est-il bien l'expression d'un besoin inaliénable de l'esprit et du cœur que
la science, non plus que la religion, n'est en mesure de satisfaire ? De son
long stationnement sur les voies
de garage de l'« imitation», l'art pouvait-il
aujourd'hui sortir autre et prendre une
allure moins effrénée, compte tenu du temps de frustration de profonds désirs
humains ?
La magie, en tant qu'elle
cherche, même empiriquement, à concilier et à conjuguer
les puissances de la nature et celles du
désir, court-elle, par là, la chance d'être réhabilitée, du moins dans son
principe ? Tiendrez-vous une telle réhabilitation
pour périlleuse – voire pour désastreuse ou vous paraît-elle
souhaitable ?
Ill
En vue d'un
premier défrichement, il serait très désirable
de savoir, parmi les documents reproduits pages
suivantes quels sont ceux qui vous
paraissent ressortir ou non à l'art magique. Si vous
accordez qu'un appel aussi large que possible de la subjectivité peut être ici du
même prix que dans toutes les sciences humaines, voulez-vous bien accepter de ranger
ces documents dans l'ordre où ils s'inscrivent pour vous
sous le rapport des modalités
d'impression plus ou moins vive (exemple : fig. 9, fig. 3, fig. 7, etc.) et justifier votre classement, si vous le
jugez nécessaire ?
– Dans le
cadre de vos investigations personnelles, voulez-vous, d'autre part, nous désigner un minimum
de trois œuvres que, par excellence, vous tiendriez pour afférentes à l'art
magique et nous indiquer, en cas de besoin, leurs références ?
IV
En présence
d'un objet ressortissant à l'art magique, quelles sont
vos méthodes d'examen ou de connaissance approchée ? - Dans quelle mesure
l'émotion qu'il éveille ou le plaisir esthétique qu'il procure sont-ils accrus
par l'intérêt intellectuel que peut présenter le dévoilement de la conception
de l'univers exprimée par cet objet ?
V
Des objets
d'ordre magique ont-ils des possibilités d'insertion dans votre
vie personnelle ? Dans des circonstances exceptionnelles,
avez-vous pu penser, même fugitivement, qu'ils gardaient une part de leur « charge
» initiale,
n'avaient pas complètement aliéné leur puissance de métamorphose ?
Ou bien
estimez- vous que leur désaffection les met au même rang que tous les autres ?
- A vos yeux, l'attitude adoptée à cet égard conditionne- t-elle ou non
le problème posé par l'« art magique»?
Si certains de nos correspondants ont cru devoir nous opposer des fins de non-recevoir, celles-ci n'en contenaient pas moins des indications on ne peut plus significatives. La mise en avant de la formule « art magique », n'étant pas notre fait, nous a valu des remarques qui touchaient de façon dérobée, comme il convient, à son essence, remarques dues à quelques-uns des esprits les mieux qualifiés de ce temps.
EXTRAITS
Piero di Cosimo, La mort de Procris
« Parmi les œuvres que nous a léguées !'Antiquité, il en est de nombreuses qui témoignent de pratiques magiques et nous aident, dans une certaine mesure, à les reconstituer. Toutefois, à de rares exceptions près, ce n'est plus par la magie qui les a conditionnées qu'elles ont prise sur nous mais par la beauté qui se dégage d'elles, quand bien même celle-ci n'aurait été recherchée qu'accessoirement. Un voile ayant depuis longtemps recouvert les rites auxquels elles font allusion, elles tombent sous le même angle d'appréciation (esthétique) que les œuvres d'une autre nature qui leur sont contemporaines et il ne peut être que d'intérêt documentaire de les situer sur leur plan. »
Chez Hieronymus Bosch, l’art magique se mêle à l’art religieux
« N'est-on pas en
droit de soupçonner l'artiste de quelque
complaisance
à l'égard de cette
attitude
où le fidéisme et la révolte se marient étrangement ? Dans la
Tentation
de Saint Antoine de Lisbonne,
le délire semble éclater. Le Magicien en
personne fait son
apparition
(car au xv<
siècle, l'hérésie, c'est la magie, et
réciproquement) coiffé d'un étrange
haut-de-forme, auprès
d'une tête
de cerf probablement diabolique (si
l'iconographie fait
du cerf l'emblème
de l'âme, l'héraldisme donne
ses bois à la seule
représentation blasonnée du
Diable qu'on connaisse, les armes
parlantes
des Teujes, en Allemagne). La
composition, éparpillée
sur une toile
où c'est tout le macrocosme
qui est en cause
(église incendiée,
ville assiégée, forteresse
en ruine
où sont gravés
les épisodes de l'entrée des
Hébreux dans la
Terre Promise) s'oppose violemment à
celle de la Tentation de Grünewald,
où les monstres pressent le Saint, sont
sur le point de le
déchirer. Le peintre rhénan est d'un
romantisme plus « extérieur » que son contemporain
flamand,
malgré la beauté
panthéiste d'un
paysage runique
où les palmiers se mêlent sans artifice aux
sapinaies.
Chez Bosch, Antoine en prière semble partiellement se désintéresser de l'action : l'intérieur d'un des volets nous le montre bien « réconforté », puis enlevé en l'air par des démons ichthyomorphes : ni la femme nue sortant d'un chêne, ni la table du charlatan ne troublent (sur l'autre volet) sa pieuse lecture. Quant au panneau central, il laisse errer dans un ciel d'orage et d'émeraude des êtres fantastiques, mais ni les têtes de mort, ni les messagers de la Reine de Saba ne parlent à Antoine autrement qu'à voix basse. Ce silence fait du spectateur le complice de l'ermite, et l'obsession du péché se nuance de masochisme. »
La femme entre deux âges, anonyme, XVIème siècle
« La peinture de Gauguin n'est pas un humanisme, elle est une quête de la mythologie à partir des éléments matériels mêmes du tableau : « La mer. . . devient jaune, prend en quelque sorte une teinte fabuleuse. » Mais aux recherches purement formelles de la plupart des impressionnistes (ces abstraits du papillotement lumineux), il oppose superbement sa propre peinture comme une métaphysique succédant à une physique : message bon à entendre à une époque où un demi-siècle de scientisme «étroit» puis «libéral» et finalement einsteinien (mais toujours scientiste) tente de persuader la peinture qu'elle doit être « multi-dimensionnelle » si elle ne veut pas être superficielle, tandis que les continuateurs incompétents du fauvisme aboutissent à la décoration par peur de la «littérature». »
Paul Gauguin, Nevermore, 1897
[1] Editions sociales, 1948.
[2] Ce texte fut publié au
Mexique sous la marque Poésie et révolution en 1945 pour un tirage de
1000 exemplaires. Il ne devint célèbre que dans les années soixante quand on a
commencé à remettre en question sous l’impulsion conjointe des pétainistes, des
anarchistes et des pacifistes le « résistancialisme ».
[3] L’interprétation des rêves, 1899, et aussi Les délires
et les rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907. Ces deux textes étant très
souvent publiés ensemble.
[4] André
Breton, Entretiens avec André Parinaud, 1913-1952, Gallimard, 1952. Dans
cet ouvrage il raconte l’histoire d’un astrologue qui avait prévu la date de sa
mort, mais qui ne voyant rien arriver s’était laissé mourir de faim !
[5] Alain
Guyot et Diana Pollin, Villa Air-Bel, un phalanstère d’artistes, 1940-1942, Editions
de la Villette, 2013.
[6] Gallimard, 1928.
[7] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/03/hesther-albach-heroine-du-surrealisme.html
[8] Bien qu’à cette époque les
lettristes qu’ils soient de la tendance d’Isou ou de celle des internationaux,
le jugeaient dépassé, comme ayant fait son temps.
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