jeudi 5 janvier 2023

André Breton, L’art magique, Club français de l’art, 1957

Breton, c’est Breton, avec toutes ses qualités et tous ses défauts. L’art magique est un des livres d’André Breton qui lui a attiré beaucoup d’ennuis, en ce sens qu’il l’a fait apparaître pour une sorte d’hurluberlu qui se préoccupe d’occultisme et de magie plutôt que des choses concrêtes de la révolution sociale par exemple, ou de la révolution dans la vie quotidienne. Les lettristes, et plus sévèrement encore Guy Debord et les lettristes internationaux le critiquaient pour ces positions revendiquant une fonction de l’art pour l’art qu’ils trouvaient désuètes, tandis qu’eux au contraire annonçaient la fin de l’art, supposant que la poésie maintenant se retrouvait dans l’action de transformer la société. Dans Potlatch Gil J. Wolman écrit « Breton aujourd’hui c’est la faillite. Il y a trop longtemps que votre entreprise est déficitaire… », Roger Vailland que Breton avait si mal traité en l’excluant du mouvement surréaliste, se vengea en écrivant un pamphlet au vitriol, Le surréalisme contre la Révolution et veut voir dans l’orientation que Breton prend en célébrant les arts magiques, une sorte de démission[1]. Le procès est hâtif, mais que ce soit Debord ou Roger Vailland cela leur permettra de faire aussi le procès de la psychanalyse et des formes irrationnelles de la pensée. La vérité est peut-être un peu plus compliquée. En effet, Breton s’était exilé aux Etats-Unis pendant la guerre, devenant speaker à la radio pour défendre de loin la nécessité de résister, ce qui n’avait rien de très glorieux, surtout si on le compare à l’activité plus directe de Louis Aragon dans la Résistance ou de Roger Vailland. Mais à son retour en France, il va trouver un paysage politique et littéraire changé où le parti communiste va devenir dominant dans la sphère intellectuelle, faisant la promotion d’un matérialisme obtus qui les mènera vers un soutien inconditionnel au réalisme socialiste. Les trotskistes et les anarchistes qui ont déjà été défaits dans la Guerre d’Espagne sont marginalisés, accusés de ne pas avoir été très combattifs contre l’occupant. Benjamin Péret tentera de se dédouaner, et avec lui les surréalistes qui restent autour de Breton en publiant Le déshonneur des poètes dans l’indifférence générale[2]. Cela ne l’encourage pas à s’investir dans une entreprise politique de grande ampleur, même si dans ses écrits et autour de lui on continue de parler d’une nécessaire révolution sociale, cela va paraître comme une partie de plus en plus lointaine du programme radical surréaliste. Paul Eluard et Louis Aragon sont maintenant des poètes plus ou moins officiels du parti communiste et leur style est devenu beaucoup moins hermétique au fur et à mesure qu’ils visent un public plus populaire et moins lettré. Breton va travailler de plus en plus sur ce qu’il attend de l’art. Dans la lignée de son ouvrage pionnier, Le surréalisme et la peinture, publié en 1928, il va donner du sens à l’art magique. Cet art magique, il le détache volontiers de l’art religieux, même s’il admet qu’existent des passerelles entre les deux. L’opposition qu’il opère sont que le premier revêtirait une forme de volonté de puissance face aux forces naturelles, tandis que le second valoriserait plutôt la soumission à celles-ci. Mais d’une manière ou d’une autre, on retombe toujours sur des formes de connaissance qui auraient été occultées sous les coups d’un progrès matérialiste qui est devenu, sous le nom de progressisme, une idéologie. 

André Breton dans son atelier aimait s’entourer d’objets et de tableaux ou de photos. A droite on reconnaitra la photo de Léo Ferré 

Il y a un côté assez pompeux dans cette étude, avec des références nombreuses à des travaux universitaires, histoire de se parer face à des attaques qu’on pourrait lui adresser. Il aurait pu en faire une thèse pour devenir docteur dans le domaine de l’histoire de l’art. mais c’eut été un peu trop se rabaisser. L’ensemble fait l’étalage de l’érudition certaine de Breton, notamment en ce qui concerne les connaissances des sciences ésotériques, un domaine bien négligé, mais pourtant chargé de poésie. C’est aussi plein de préciosités l’inverse eut été étonnant et sera difficile d’accès pour le lecteur au bagage livresque mince, sans même parler de la cherté de l’ouvrage. A travers cette étude abondamment illustrée avec goût et érudition, après avoir montré que l’art magique se trouve dans des endroits inattendus, chez Hieronymus Bosch comme chez Leonardo Da Vinci qui passe pourtant pour un esprit scientifique et rationnel, un précurseur de l’idéologie du progrès, il va mettre en scène une défense des arts premiers. Ce qui l’intéresse c’est que ceux-ci illustrent une forme de pensée différente de celle de l’Occident, comme si celui-ci en développant un rationalisme assez utilitariste se privait d’une voie de la connaissance sinon plus vraie, disons autre et irréductible. Il se placera sous divers patronages, mais surtout sous celui de Novalis pour justifier de sa démarche. Indirectement il y a un double renoncement :

d’abord un renoncement à cette idée idiote selon laquelle l’art progresserait en même temps que progresserait la société capable de produire de plus en plus de biens grâce à l’évolution de la science. C’est la vieille histoire du rapport entre l’infrastructure et la superstructure, comme image d’un marxisme assez mal digéré ;

ensuite un renoncement au rationalisme des Lumières. Et, ma foi, il semble bien que l’histoire des arts dans sa décomposition même lui donne raison à posteriori quand on voit l’intrusion envahissante de la mécanisation des techniques dans les arts plastiques. La puissance des rêves qui est analysée profondément par Sigmund Freud[3] illustre l’existence de cette seconde voie pour la connaissance. 

« Les mathématiques ne concernent que le droit, que la nature et l’art juridique, mais non point la nature et l’art magiques. Les deux ne deviennent magiques que par leur possible. L’amour est le principe qui rend la magie possible. L’amour agit magiquement »

« Une charmante jeune fille est une magicienne plus réelle qu’on ne croit… Tout contact spirituel ressemble à celui d’une baguette magique »

Novalis, Journal intime

  

Cette approche de l’art amène Breton à donner sa propre définition de la beauté, car il sait que c’est cette défense de l’art pour l’art si on peut dire qui va lui être reprochée. Il va s’appuyer sur Baudelaire. Il écrit, « Le « beau » tout court, qu’à trop d’embaumeurs dispute si âprement Baudelaire (mais toute son œuvre nous est garante que ce « beau », pour lui, a partie liée avec le magique), ce beau, pour être vraiment ressenti comme tel, doit mettre en branle un train d’ondes propres à exalter certaines zones de notre affectivité, par-delà cet émoi à pratiquer une brèche dans la muraille qui nous cerne et qui est forte du sentiment des disgrâces inhérentes à la condition humaine ». Il défendra cette conception de l’art bien au-delà de ce qu’elle pouvait avoir d’iconoclaste dans l’entre-deux-guerres. En effet après la Libération et dans les pas des dadaïstes, l’heure est à la remise en question de l’art. Breton veut bien critiquer l’art bourgeois, mais pas l’art en général. Et ce faisant, il va forcément mettre en valeur l’art comme une forme séparée de la vie, engluée dans ses supports les plus divers. Cette conception qui conduit à faire de l’œuvre de création un objet, va être violemment combattue par ceux qui pensent que l’art en tant que figure du séparé est mort. D’où cette idée ambiguë selon laquelle seule une vie pleinement vécue peut-être une œuvre d’art, c’est ce thème, cher aux avant-gardes que tenteront de mettre en œuvres les lettristes puis les situationnistes, avec cependant des succès très mitigés.

Les mégalithes de l’Île de Pâques 

Mais sans doute qu’en rester là serait passer un peu à côté de l’approche de Breton. Dans sa démarche il y a d’abord une critique globale de la pensée occidentale dont découle le plus souvent l’art bourgeois. Il résume cette pensée à une mise en scène de relations causales. C’est ce qui se trouve par exemple à la base de la démarche hypothético-déductive qui gère et unifie au nom de la science l’ensemble des savoirs depuis les Lumières. Il lui oppose des formes plus directes de la connaissance, par exemple l’analogie. Cette forme de connaissance conduit en littérature aux métaphores de Ducasse par exemple dans Les Chants de Maldoror. Celle-ci est à la base des principes de réflexion de ce qu’on appelle les sciences occultes. André Breton s’intéressera très consciencieusement à l’astrologie, dressant les portraits astrologiques des personnes qui ont comptées dans sa vie, Rimbaud, Ducasse, Baudelaire, Huysmans, Jarry, Benjamin Perret, Louis Aragon, Léo Ferré, etc. Il laissera toutefois planer le doute de savoir s’il croyait ou non aux capacités prédictives de l’astrologie[4], au fond ce n’est pas la question, on peut vivre avec des mystères. Mais il est certain qu’il y trouvait là une forme de poésie qui ouvrait des portes, comme dans les lames du Tarot de Marseille dont il avait imaginé des variantes nouvelles dans le dessin des lames majeures. C’était une incitation à voir la vie autrement à un moment où durant l’Occupation il attendait de pouvoir embarquer pour les Amériques[5]. 

Le tarot de Marseille revisité par André Breton 

Dans la mesure où on s’éloigne de la rationalité, il est naturel que les images et les objets parlent, racontent des histoires, autrement que par des enchaînements de mots et de phrases. Breton donnera beaucoup d’importance aux images et aux objets dans ses propres ouvrages, par exemple dans Nadja[6], allant lui-même se transformer en photographes afin de donner à voir au lecteur la magie de l’environnement de cette histoire curieuse où il n’a pas forcément le beau rôle, malgré les corrections qu’il apportera à son récit[7]. Du reste dans cette expérience d’une passion amoureuse avortée, il en retiendra justement l’aspect magique aves ses ombres et ses lumières, à travers des images saisissantes et insolites. Ce qui me fait dire que sans cette expérience de Nadja, Breton aurait trouvé peut-être moins d’importance à l’art magique. 

Breton fut de ceux qui donnèrent une importance aux arts premiers 

Mais revenons à L’Art Magique. L’autre aspect est l’autonomie des objets, ce qu’ils peuvent dire par eux-mêmes. Dans la préface que Breton écrivit pour l’édition chez Pauvert des Manifestes du surréalisme en 1953, il expliquait en quoi le surréalisme s’intéressait au langage et aux mots, aboutissant finalement au « lettrisme »[8]. C’était une manière d’insister sur l’autonomie des représentations créées par les poètes ou même par l’homme de la rue. L’écriture automatique serait une forme où l’homme à travers ses rêves est saisi par un langage qu’il ne connait pas. Il est agi par lui ! Cette volonté d’autonomie des mots et plus encore sans doute des formes de représentations à travers la peinture ou la sculpture, modifie la perception et la qualité de nos sens. Ce qui veut dire qu’elle permet d’accéder à une autre réalité. A condition bien sûr qu’il y ait le moins de filtres possibles. L’art magique est aussi une manière de contourner l’obstacle. C’est pourquoi les arts premiers paraissent à Breton une contestation profonde de la manière occidentale de produire une œuvre d’art et par ricochet d’appréhender la vie. Contester cette façon de saisir le monde est une manière de dire qu’il existe un monde différent de celui que nous propose la modernité de la marchandise. Cela conduira bien évidemment les surréalistes, et plus tard Guy Debord à saisir l’importance de l’image dans la communication. Tout se passe comme si la révolution commençait par un changement de direction dans le regard, mais aussi dans les manières de fabriquer des objets. « A la connaissance discursive s'oppose du tout au tout une conscience lyrique, fondée sur la reconnaissance des pouvoirs du Verbe », écrit André Breton. C’est une manière d’opposer le poète au scientifique.

« Les arts plastiques, dans la mesure où ils supposent le recours à la matière brute, par suite ont égard au mode de sa manipulation, sont ceux qui nécessairement présentent les plus grandes affinités avec la magie considérée sous son angle opératoire. Rien n'en témoigne mieux que l'idée la plus ancienne que les hommes ont pu se faire de leur origine en fonction de leur technique propre et des ressources particulières qui sont les leurs. »

 

Collection d’André Breton, à gauche un masque esquimau, à droite une poupée hopie 

Pour montrer toute l’importance de son sujet, André Breton s’appuie sur une enquête, les surréalistes en faisaient beaucoup. A travers quelques questions, il va interroger des « personnalités » choisies pour leur sensibilité à ces œuvres des marges qui se sont éloignées du naturalisme. C’est sans doute la plus faible partie de cet ouvrage, c’est une collection de pédanteries alignées par des gens dont certains sont complètement oubliés et qui se posent en donneurs de leçon. Suite à ces avis pas toujours intéressants, Breton se livre à une sorte d’histoire de l’art du point de vue de la magie. Il va accorder une place importante au basculement qui va se produire au Moyen Âge, d’où l’importance décisive de Hieronymus Bosch. Son but est de montrer qu’en excluant la magie de l’art les Temps Modernes ont opéré une véritable castration de l’artiste et de son public, mais il montre que peu à peu en s’écartant des formes du naturalisme, les artistes « modernes » ont repris le chemin d’une redécouverte des relations entre l’art et la magie. Le surréalisme est, selon lui, le point d’aboutissement de cette très longue quête qui viserait ainsi à rétablir l’art dans ses véritables fondements. 

André Breton aimait l’art magique et prendre la pause en robe de chambre 

L’ouvrage luxueux s’adresse à un lectorat tout de même bourgeois et éclairé. Certes cela permis sans doute à Breton de gagner un peu d’argent, mais cela contribuait un peu plus à le couper des masses populaires qui de plus en plus lui deviendront étrangères. Il correspond à ce qu’on pourrait appeler une critique interne de la bourgeoisie à partir de la contestation de l’œuvre d’art. Renouveler la question artistique du point de vue de la magie, si elle est intéressante et iconoclaste contribue aussi pleinement à renouveler le marché de l’art. Breton a joué un rôle décisif en la matière, ce qui ne veut pas dire bien entendu que tout son discours sur l’art et la magie se réduit à la mise sur le marché de nouveaux produits. Les avis sont d’ailleurs très partagés sur ce qu’il aurait gagné à jouer les découvreurs de talent. Mais c’est aussi là qu’on touche du doigt la fonction de récupération de l’économie marchande des produits les plus surprenants. Elle finira par faire de même avec Guy Debord qui pourtant se voulait irrécupérable et qui lui aussi fut largement ignoré des masses populaires. Cette critique du rationalisme dans l’art comme dans les autres sciences n’a finalement guère d’impact sur les changements de forme de la société. Elle opère seulement dans les marges. C’est la limite de ce genre d’exercice que de ne s’adresser qu’à la bourgeoisie en dissidence. 

Nosferatu le vampire, F.W. Murnau, 1922 

Curieusement il en viendra à rendre un hommage au cinéma, la seule forme artistique qui apparut au dix-neuvième siècle. Les surréalistes adoraient les films populaires, le cinéma de genre qui est si décrié aujourd’hui, ceux de Louis Feuillade, Fantômas, Les Vampires, ou encore Judex. Et au fond, c’est assez logique si on considère en développant une imagination débridée, ces films laissent voir le jour à une forme de magie. Le cinéma n’est-il pas le descendant de la lanterne magique ?

 

« Mais il est rare que l'écran « brûle » l'œil et le cerveau du spectateur. Toutefois l'avenir opérera les reclassements indispensables, et fera peut-être ressortir comme certaines directions essentielles du cinéma participent de la magie, même involontaire, à commencer par les chefs-d’œuvre de Méliès, de Murnau (Nosferatu) et de tout l'expressionnisme allemand, de Josef von Sternberg, d'Abel Gance et d'Orson Welles, jusqu'à tels films plus ou moins gravement commercialisés (Ombres blanches, King-Kong, Peter Ibbetson, Laura, etc.) épaves de cette marée désordonnée, énorme, dont on a pu dire qu'elle était « le seul mystère absolument moderne ». »

Thème astral d’Isidore Ducasse par André Breton 

André Breton aimait bien la dix-septième lame des tarots de Marseille, Guy Debord avait choisi la première

 

LE QUESTIONNAIRE D’ANDRE BRETON 

I

On a pu dire récemment (J.-A. Rony, La Magie) que « la civilisation n'a dissipé la fiction de la magie que pour exalter, dans l'art, la magie de la ficton ». Souscrivez-vous à ce jugement ? De ce que l'ancien magicien et l'artiste moderne - le premier viserait-il le réel, le second l'imaginaire, dont la répercussion sur le réel, à plus ou moins brève échéance, est indéniable - spéculent l'un et l'autre sur les possibilités et les moyens d'enchanter l'univers, concluez-vous que leur démarche abrite le même fil conducteur et quelle est, selon vous, la nature de ce fil ?

II

L'art magique, au sens très large où il est entendu ici, est-il bien l'expression d'un besoin inaliénable de l'esprit et du cœur que la science, non plus que la religion, n'est en mesure de satisfaire ? De son long stationnement sur les voies de garage de l'« imitation», l'art pouvait-il aujourd'hui sortir autre et prendre une allure moins effrénée, compte tenu du temps de frustration de profonds désirs humains ?

La magie, en tant qu'elle cherche, même empiriquement, à concilier et à conjuguer les puissances de la nature et celles du désir, court-elle, par là, la chance d'être réhabilitée, du moins dans son principe ? Tiendrez-vous une telle réhabilitation pour périlleuse voire pour désastreuse ou vous paraît-elle souhaitable ?

Ill

En vue d'un premier défrichement, il serait très désirable de savoir, parmi les documents reproduits pages suivantes quels sont ceux qui vous paraissent ressortir ou non à l'art magique. Si vous accordez qu'un appel aussi large que possible de la subjectivité peut être ici du même prix que dans toutes les sciences humaines, voulez-vous bien accepter de ranger ces documents dans l'ordre où ils s'inscrivent pour vous sous le rapport des modalités d'impression plus ou moins vive (exemple : fig. 9, fig. 3, fig. 7, etc.) et justifier votre classement, si vous le jugez nécessaire ?

Dans le cadre de vos investigations personnelles, voulez-vous, d'autre part, nous désigner un minimum de trois œuvres que, par excellence, vous tiendriez pour afférentes à l'art magique et nous indiquer, en cas de besoin, leurs références ?

IV

En présence d'un objet ressortissant à l'art magique, quelles sont vos méthodes d'examen ou de connaissance approchée ? - Dans quelle mesure l'émotion qu'il éveille ou le plaisir esthétique qu'il procure sont-ils accrus par l'intérêt intellectuel que peut présenter le dévoilement de la conception de l'univers exprimée par cet objet ?

V

Des objets d'ordre magique ont-ils des possibilités d'insertion dans votre vie personnelle ? Dans des circonstances exceptionnelles, avez-vous pu penser, même fugitivement, qu'ils gardaient une part de leur « charge » initiale, n'avaient pas complètement aliéné leur puissance de métamorphose ?

Ou bien estimez- vous que leur désaffection les met au même rang que tous les autres ? - A vos yeux, l'attitude adoptée à cet égard conditionne- t-elle ou non le problème posé par l'« art magique»?

Si certains de nos correspondants ont cru devoir nous opposer des fins de non-recevoir, celles-ci n'en contenaient pas moins des indications on ne peut plus significatives. La mise en avant de la formule « art magique », n'étant pas notre fait, nous a valu des remarques qui touchaient de façon dérobée, comme il convient, à son essence, remarques dues à quelques-uns des esprits les mieux qualifiés de ce temps. 

EXTRAITS

 

Piero di Cosimo, La mort de Procris 

« Parmi les œuvres que nous a guées !'Antiquité, il en est de nombreuses qui témoignent de pratiques magiques et nous aident, dans une certaine mesure, à les reconstituer. Toutefois, à de rares exceptions près, ce n'est plus par la magie qui les a conditionnées qu'elles ont prise sur nous mais par la beauté qui se dégage d'elles, quand bien même celle-ci n'aurait été recherchée qu'accessoirement. Un voile ayant depuis longtemps recouvert les rites auxquels elles font allusion, elles tombent sous le même angle d'appréciation (esthétique) que les œuvres d'une autre nature qui leur sont contemporaines et il ne peut être que d'intérêt documentaire de les situer sur leur plan. » 

Chez Hieronymus Bosch, l’art magique se mêle à l’art religieux 

« N'est-on pas en droit de soupçonner l'artiste de quelque complaisance à l'égard de cette attitude où le fidéisme et la volte se marient étrangement ? Dans la Tentation de Saint Antoine de Lisbonne, le délire semble éclater. Le Magicien en personne fait son apparition (car au xv< siècle, l'hérésie, c'est la magie, et réciproquement) coiffé d'un étrange haut-de-forme, auprès d'une tête de cerf probablement diabolique (si l'iconographie fait du cerf l'emblème de l'âme, l'héraldisme donne ses bois à la seule représentation blasonnée du Diable qu'on connaisse, les armes parlantes des Teujes, en Allemagne). La composition, éparpillée sur une toile où c'est tout le macrocosme qui est en cause (église incendiée, ville assiégée, forteresse en ruine où sont gravés les épisodes de l'entrée des Hébreux dans la Terre Promise) s'oppose violemment à celle de la Tentation de Grünewald, où les monstres pressent le Saint, sont sur le point de le déchirer. Le peintre rhénan est d'un romantisme plus « extérieur » que son contemporain flamand, malgré la beauté panthéiste d'un paysage runique où les palmiers se mêlent sans artifice aux sapinaies.

Chez Bosch, Antoine en prière semble partiellement se désintéresser de l'action : l'intérieur d'un des volets nous le montre bien « réconforté », puis enlevé en l'air par des démons ichthyomorphes : ni la femme nue sortant d'un chêne, ni la table du charlatan ne troublent (sur l'autre volet) sa pieuse lecture. Quant au panneau central, il laisse errer dans un ciel d'orage et d'émeraude des êtres fantastiques, mais ni les têtes de mort, ni les messagers de la Reine de Saba ne parlent à Antoine autrement qu'à voix basse. Ce silence fait du spectateur le complice de l'ermite, et l'obsession du péché se nuance de masochisme. » 

La femme entre deux âges, anonyme, XVIème siècle 

« La peinture de Gauguin n'est pas un humanisme, elle est une quête de la mythologie à partir des éléments matériels mêmes du tableau : « La mer. . . devient jaune, prend en quelque sorte une teinte fabuleuse. » Mais aux recherches purement formelles de la plupart des impressionnistes (ces abstraits du papillotement lumineux), il oppose superbement sa propre peinture comme une métaphysique succédant à une physique : message bon à entendre à une époque où un demi-siècle de scientisme «étroit» puis «libéral» et finalement einsteinien (mais toujours scientiste) tente de persuader la peinture qu'elle doit être « multi-dimensionnelle » si elle ne veut pas être superficielle, tandis que les continuateurs incompétents du fauvisme aboutissent à la décoration par peur de la «littérature». » 

Paul Gauguin, Nevermore, 1897


[1] Editions sociales, 1948.

[2] Ce texte fut publié au Mexique sous la marque Poésie et révolution en 1945 pour un tirage de 1000 exemplaires. Il ne devint célèbre que dans les années soixante quand on a commencé à remettre en question sous l’impulsion conjointe des pétainistes, des anarchistes et des pacifistes le « résistancialisme ».

[3] L’interprétation des rêves, 1899, et aussi Les délires et les rêves dans la Gradiva de Jensen, 1907. Ces deux textes étant très souvent publiés ensemble.

[4] André Breton, Entretiens avec André Parinaud, 1913-1952, Gallimard, 1952. Dans cet ouvrage il raconte l’histoire d’un astrologue qui avait prévu la date de sa mort, mais qui ne voyant rien arriver s’était laissé mourir de faim !

[5] Alain Guyot et Diana Pollin, Villa Air-Bel, un phalanstère d’artistes, 1940-1942, Editions de la Villette, 2013.

[6] Gallimard, 1928.

[7] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/03/hesther-albach-heroine-du-surrealisme.html

[8] Bien qu’à cette époque les lettristes qu’ils soient de la tendance d’Isou ou de celle des internationaux, le jugeaient dépassé, comme ayant fait son temps.

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