Athènes, l’Acropole, le pouvoir
de nuisance du consommateur
L’horrible saison touristique s’achève, et c’est tant mieux.
Si avant nous étions une minorité à dénigrer cette consommation dégradante et
stupide, aujourd’hui la coupe est pleine. La nouveauté de l’époque est que les
touristes sont universellement haïs. Même le journal néolibéral Le monde nous
dit que le surtourisme est un problème.et donc qu’on cherche des
solutions pour enrayer cette fantaisie ruineuse. La première remarque c’est que
le tourisme est sans doute une grande stupidité, mais le tourisme de masse
c’est juste son extension naturelle. À partir du moment où le tourisme est une
marchandise qui se vend, génère du profit et de l’emploi, c’est une calamité. Il
suit son développement normal de croissance infini jusqu’à la catastrophe.
Cette catastrophe programmée est inévitable. Pour trouver une excuse à cette
horreur on nous dit que cela crée des emplois. Et on cite le cas des malheureux
Grecs qui dépendent pour 25% de ces emplois de domestiques. Mais ce qu’on oublie
de dire, c’est que cette dépendance a été fabriquée par l’Union européenne qui,
après avoir détruit l’économie grecque en 2015, a orienté celle-ci vers ce
secteur. Les plans sont très anciens, la France a été vouée elle-aussi à la
désindustrialisation – le poids de son secteur industriel est de 9% dans le
PIB, comme la Grèce d’ailleurs – par l’Europe. Dans les années soixante-dix
circulait du côté de Bruxelles un plan pour faire de la Corse un réceptacle à
touristes bataves et nordiques issus de la classe moyenne inférieure. Le
mouvement indépendantiste freina un long moment cette entreprise délétère. La
France suit le chemin de la Grèce dans la division internationale du travail.
Débarrassée de son industrie et de son agriculture, elle peut s’adonner aux
joies de la domesticité, avec les conséquences qu’on sait.

Venise crève à petit feu
Ce projet destructeur ne pourrait pas cependant se réaliser
sans la complicité de ces mêmes touristes. La première constatation est qu’il
faut posséder beaucoup de haine de soi pour tolérer de se balader dans cette
promiscuité. Même les bêtes ne le supporteraient pas. Les voilà donc qu’ils se
pressent, pressés ils le sont d’ailleurs aussi bien parce qu’ils veulent au
plus vite se débarrasser de cette douloureuse corvée de visiter dans la
résignation des morceaux plus ou moins bien vus des vestiges de la culture du
passé, que parce qu’ils veulent rentrer à leur hôtel pour prendre une douche et
grignoter un sandwich. Et puis au bout d’un moment de cette cohue, quand il a
fallu supporter les odeurs aigres où se mêlent des odeurs de transpiration
malsaine et de mauvais parfums, il faut s’abstraire de ses congénères. Le
touriste accepte de faire des heures de queue pour accéder à ce qu’il croit
être « la culture universelle », il n’accepterait pas cela pour le
pain ou la nourriture. Cette grande souffrance, parfois tarifée très cher, est
la justification de son ennui. Car au bout du compte cette foule débraillée,
agglutinée comme des mouches sur du crottin de cheval, cette mise en spectacle
d’une misère universelle est une protestation contre l’ennui.

France, le Mont Saint-Michel,
agoraphobie interdite
Il faut prendre le tourisme de masse pour ce qu’il
est : une manifestation hargneuse contre l’ennui. Si ces gens là avaient
de vraies occupations dans la vie, ils ne perdraient pas leur temps en allant
polluer les territoires des autres peuples. Ce grand remplacement saisonnier
prive les autochtones de la jouissance de leurs racines et de leur culture. On
ne peut plus être vénitien à Venise, non seulement la foule est tellement
déprimante, mais en outre la pression démographique a tellement poussé le prix
de l’immobilier et des loyers à la hausse que plus aucun autochtone ne peut
habiter dans son pays. Cette situation débouche sur une situation de guerre
latente. Les touristes haïssent les domestiques qui les servent, et ces
derniers ne rêvent que de tuer leur clientèle. Certains diront que j’exagère,
mais en réalité les tensions ne font que monter depuis quelques années entre
les deux camps. La raison est simple : les travailleurs de ces lieux savent
que leur quotidien est pollué par les touristes, qu’ils ne peuvent plus se
loger sur place, qu’ils deviennent des transplantés. Pour cela ils méprisent
cette masse dépenaillée et sans dignité. Mais à l’inverse le touriste veut
croire que le pouvoir que lui donne son argent, lui donne en même temps le
droit de méprisé ceux qui le servent. En outre ils râlent parce que sur ces
lieux touristiques ils paieront quatre fois le prix qu’ils paieraient ailleurs
pour n’importe quoi, une crêpe, un coca-cola, un souvenir en plastique fabriqué
en Chine, une carte postale.

Le Louvre est par sa
fréquentation le premier musée du monde
Le touriste n’est pas cependant cette chose masochiste qui
prend plaisir à se faire maltraiter dans les moyens de transports, dans les
commerces, au restaurant, devant les vieilles pierres qu’il voudrait maltraiter
et qui insulte son intelligence. Il est aussi un destructeur plus ou moins
conscient de ce qu’il feint d’admirer. Car il haït fondamentalement cette
culture qui lui rappelle qu’il vit aujourd’hui dans une époque sans grandeur et
sans âme et qu’il n’est pas capable de se réapproprier autrement que par des
clichés pris sur son smartphone. Le simple fait de contribuer à l’existence
d’une foule moutonnière dénature complètement le lieu qu’il visite, en en
faisant simplement une chose morte. Le touriste est une personne aigre et sans
avenir, une âme morte qui en attendant de s’effacer définitivement de la
surface de la planète s’est mis en congé de l’humanité.
Versailles, chaque année
plusieurs millions de touristes salissent le château de leur présence
Le touriste a transformé par sa surreprésentation, à la fois
les lieux qu’il traverse, mais également les lieux qui sont les dépositaires de
la culture du passé, les musées et les monuments. Ceux-ci ne sont plus des
lieux où se conserve le passé, ils sont aussi le produit d’appel pour
l’hôtellerie et la restauration. Ils ont d’ailleurs été transformés par le
touriste et pour le touriste, c’est-à-dire pour quelqu’un qui ne fait que
passer. Le principal de l’activité des musées n’est pas de construire et de
conserver une collection, mais plutôt de faire du chiffre, aussi bien avec la
billetterie qu’avec les produits dérivés. Car aux reproductions de toiles
célèbres, d’ouvrages sur les expositions, prolongement naturel du musée, il
faut y ajouter des objets, sacs en plastiques, mugs, tee-shirts et autres bêtises
propres à séduire le touriste égaré en ces lieux. Après deux années difficiles
pour cause de pandémie covidienne, le Louvre a vu sa fréquentation s’envoler à
près de 8 millions de visiteurs en 2022. Il est vrai que depuis que le COVID
s’est calmé, qu’on a levé les restrictions, les humains sont pris d’une
frénésie de déplacement, ils se rient de la promiscuité dans les trains, des
embouteillages, des retards dans les avions, et même du prix de
l’essence ! Ils sont prêts à tout endurer avec cette espérance folle
qu’ainsi ils seront moins seuls. Mais pour s’agglutiner avec leurs
contemporains, ils ont besoin d’un prétexte qui ait l’aspect de la noblesse des
sentiments. La culture, c’est un bon support, et également cette idée selon
laquelle en voyageant on s’instruit ! Cette dernière idée est carrément
stupide car en voyageant ils ne voient rien, seulement d’autres touristes, les
autochtones ne leur parlent pas, les égarant autant qu’ils le peuvent lorsqu’ils
leur demandent de les renseigner sur le chemin qu’ils doivent suivre.
L’idée de nature, plus que la nature elle-même est une
puissante motivation pour que le touriste justifie ses déplacements. En effet
en se rendant à proximité des sites naturels, on prétend se rapprocher d’une nature
qui recélerait une vérité qui a abandonné les villes depuis longtemps. Mais
aussi on prétend donner son corps à l’exercice, un exercice qui le rendra plus
beau et plus fort. l’idée ce serait de faire du tourisme intelligent, voire
écologique. Rapidement cette idée est un désenchantement, parce que dans la
nature, on rencontre encore des gens qui naviguent en ban. La foule qui s’amasse
dans des lieux réputés pour leur beauté « naturelle », profanent
directement ces paysages qui n’ont pas besoin d’eux pour exister. Et en vérité
on est bien obligé de constater que cette profanation est bien là le véritable
but de ces fantaisies moutonnières. Certes ils cacheront ces déplacements
misérables derrière l’idée d’une communion solitaire avec la nature, mais
personne ne les croira. Eux-mêmes n’y croient plus.

Site d’escalade à
Fontainebleau
Cette culture de la haine de la nature est la compensation
de l’existence misérable des urbains d’aujourd’hui. C’est en effet parce que
dans les villes il n’y a plus de vie sociale, plus de vie de quartier, sauf
dans les zones réputées de non droit dans les banlieues de leur périphérie, que
les touristes se vengent de leur inanité. Cela se passe dans l’idée développée
de « privilège ». Prenons l’exemple des calanques de Marseille. Quand
j’étais enfant, Sormiou, Callelongue, Morgiou, c’était des anses très peu
fréquentées, Quasi-désertiques. Quelques Marseillais y avaient un cabanon fait
de bric et de broc et on y rencontrait quelques pêcheurs. Mon oncle y possédait
une petite barcasse sur laquelle il allait pêcher. Mais aujourd’hui c’est
devenu un produit d’appel pour l’Office du Tourisme,
alors évidemment tout le monde s’y rend pour « profiter » d’un site
exceptionnel. Mais comme ces petites anses sont très étroites et qu’il y a peu
de place pour déposer sa serviette, cela devient très vite un enfer. Plusieurs
projets existent pour réglementer l’accès aux Calanques, et on commence à les
mettre en place. On a
imaginé de réserver par Internet « sa place » pour se rendre à la calanque
de Sugiton. Grâce à un QR obtenu qu’on présentera à la police qui contrôle les
accès. C’est éminemment moderne puisqu’on se sert du numérique pour contrôler
toujours un peu plus les populations qui prétendent se déplacer librement. On
prétend poursuivre cette démarche en limitant aussi l’accès à des villes
prestigieuses comme Venise, avec la même méthode. Tout cela renforce le
contrôle social et apprend aux masses la soumission. Mais cette idée est
anti-démocratique et donc hostile au tourisme de masse qui est un des résultats
des « droits de l’homme » ! Le simple fait qu’on commence à
vouloir réglementer l’accès à la nature en dit long sur le peu d’avenir que
possède le tourisme de masse. Autrement dit la limitation annoncée du
surtourisme est aussi l’annonce de sa mise à mort. Il ne faut pas être trop
malin pour comprendre que ce renforcement désordonné du contrôle social est
voué à moyen terme à l’échec, aussi bien pour freiner le surtourisme que pour
contrôler les populations. On peut d’ailleurs s’étonner à juste titre du degré
de patience et de soumission que celles-ci acceptent afin de pouvoir se livrer
à une activité perverse et destructrice.

Les calanques de Marseille
sont en surfréquentation
Le tourisme de masse entraîne les populations à supporter
des situations qu’en d’autres temps elles ne toléreraient pas. Les
encombrements sont choquants. Un voyage en train est aujourd’hui une épreuve
qui rappelle un peu les convois de déportés durant la Seconde Guerre mondiale.
On est entassé dans des wagons fermés, sans air, avec une climatisation
aléatoire, et si on sait presque quand on part, on ne sait à quelle heure on
arrivera. La cohue est indescriptible, elle commence déjà à la gare où on
cherche avec désespoir le quoi où arrivera son train. Elle continue dans le
train lui-même quand on essaie de trouver sa place et que parfois celle-ci est
déjà occupée. Certains diront que cela provient du fait que l’État français a
démissionné en n’investissant presque rien dans le rail. En 2021 la France a
investi 45 € par habitant, quand le Luxembourg en investissait 607 et l’Allemagne
124.
Si la France est en queue de peloton pour le rail en Europe, on ne peut pas
pourtant compter sur des investissements massifs continus pour régler le
problème. Dans de nombreux endroits on s’oppose à la création de nouvelles
voies ferrées, de nouveaux tunnels. Certes on pourrait tout à fait réactiver les
voies ferrées qu’on a fermées frénétiquement depuis cinquante ans, cela
soulagerait les embouteillages, et diminuerait la pollution atmosphérique. Mais
il faut se souvenir d’une chose bien connue des économistes : la création
d’une nouvelle facilité de déplacement engendre de façon mécanique une demande
nouvelle de déplacement. La solution ne me semble pas se trouver de ce côté.
Car améliorer la fluidité des déplacements en investissant massivement, c’est
ne pas s’attaquer à la réalité du problème qui suppose que le déplacement est
un besoin en lui-même. On pourrait même dire que le tourisme est l’idéologie
même de la modernité qui fait de la mobilité le signe le plus évident du
progrès.

Gare de Montparnasse, 28
juillet 2023
Le tourisme transforme les populations du monde moderne – le
monde riche pourrait-on dire – en un peuple nomade, sans racines, à la
recherche d’une terre promise. Comme Moïse fendant les flots d’une populace
nombreuse, le touriste fend difficilement la foule pour arriver là où il croit
trouver un horizon indépassable. Le problème c’est que la foule est formée de
gens comme lui. La promesse d’une reconnaissance d’une individualité
indispensable dans les loisirs, aboutit à son exact inverse : seule la
masse indifférenciée existe pour la marchandise. Les instances internationales,
l’UNWTO, soulignent que malgré la pandémie, la question de la pérennité de ce
modèle se pose. En 2022 c’est près d’un milliard de touristes qui ont été
dénombrés, en 2023, ce nombre devrait être de 1,6 milliards de personnes. Mais
si je le rapporte à la totalité de la population, c’est seulement 20% de la
population mondiale qui s’adonne à cette addiction. 80% des humains n’ont pas
accès à cette marchandise. Cela signifie deux choses :
– d’abord que le touriste, bien que très nuisible, est
minoritaire à la surface de la planète, et qu’il n’existe qu’à partir d’un
degré d’achèvement du capitalisme avancé ;
– ensuite que si cette situation est déjà insupportable,
elle le serait encore plus si l’ensemble des pays dits en voie de développement
visaient à développer le même malheureux modèle occidental en la matière. Ce
qui met en porte-à-faux l’idée d’étendre toujours plus les vacances à ceux qui
n’en ont pas les moyens.
Bloqués sur la route des
vacances, à l’aller et au retour quand les juillettistes rencontrent les
aoutiens
Il n’y a pas d’alternative pour un touriste propre et
respectueux de la nature. Un des lieux, en France, qui sont hideux et très
fréquentés c’est par exemple Disneyland, en 2022 c’est 15 millions de
visiteurs, est un des sites les plus fréquentés d’Europe, il en vient du monde
entier pour communier à la gloire de Mickey. Or la construction de ce parc de
loisirs en carton-pâte a été une nuisance qui a détruit 2230 hectares dont une
très grande partie de terres agricoles. La foule et la bêtise sont ici au
rendez-vous. En tous les cas, la cohue et la cherté du site est bien présente. faire la queue pendant des heures pour voir Mickey, un malheureux prolétaire déguisé dans un costume étouffant, c'est quelque chose qui me dépasse !
Disneyland un autre lieu
touristique saturé de vulgarité et de personnes débraillées
Quand Notre Dame de Paris a brûlé, l’émotion a été intense.
Mais à cette époque déjà ce monument qui date du Moyen Âge et qui a été
rafistolé dix fois, n’était déjà plus un lieu de culte, mais juste un monument
pour le tourisme. Les visiteurs dépenaillés, ne venaient là que pour prendre
des selfies. Du reste la nécessaire reconstruction de ce haut lieu touristique –
c’est 13 millions avant l’incendie – est pensée pour donner plus de possibilité
à la marchandisation du site, c’est-à-dire pour plumer le client en lui vendant
des babioles insignifiantes à des prix extravagants. Le coût de la réfection
sera semble-t-il couvert par des dons qui sont arrivés du monde entier, il serait
d’un peu plus de 800 millions d’euros. Ça peut sembler cher, mais c’est un bon
investissement pour le tourisme ! D’un point de vue sociologique, les
touristes sont une catégorie particulière, ils ne sont pas très riches, c’est
la classe moyenne inférieure à moitié illettrée mais qui possède un revenu
assez élevé tout de même et aussi quelques diplômes.

À Notre Dame de Paris, avant
qu’elle ne brûle, il fallait faire la queue pendant de longues minutes
Les vrais
riches évidemment ne vont pas se commettre dans cette promiscuité, ils
possèdent suffisamment de biens à la montagne ou à la mer pour avoir le choix
de leur destination. Cette cohue ne les concerne pas. Pour le Louvre, ils
peuvent avoir accès à des expositions privées, en dehors des heures ouvrables
au commun. Si le but apparent est de faire rentrer un peu plus d’argent pour le
musée du Louvre, le véritable but est de séparer les plus riches du commun, et
donc de leur éviter une promiscuité douteuse. Si on considère que le Louvre appartient
au patrimoine de la France, on verra qu’ici aussi on assiste à une
privatisation d’un bien public. Cette privatisation peut avoir deux buts
concrets, soit la visite guidée, soit l’organisation d’un événement de prestige
pour des groupes pouvant aller jusqu’à 3 000 personnes.
Cette forme très moderne d’une discrimination par l’argent accentue la partition
de la population sur le plan de la consommation des loisirs. On peut parler d’exclusion,
non seulement parce que les moyens-riches ou les moyens pauvres, sont exclus de
ce type de festivités, que parce que les très riches font sécession d’avec le
reste de la société. C’est ce qu’avaient montré les Charlot-Pinçon dans la
plupart de leurs ouvrages. Il est impossible d’éviter de regarder le tourisme
autrement que dans le prisme d’une logique de classes.

Privatisation du musée du Louvre