lundi 25 septembre 2023

Frédéric Charpier, La CIA en France, trente ans d’ingérences dans les affaires françaises, Le Seuil, 2008

  

Les méfaits, les crimes de la CIA sont plus ou moins bien connus, en France comme aux Etats-Unis. Ils sont de tous les mauvais coups, coups d’État et coups de main. Depuis qu’elle est née, l’Agence est omniprésente dans les crimes de guerre comme dans la corruption des élites, le financement de faux partis et de faux syndicats. Mais cela ce sont les méthodes des Américains. Derrière il y a des buts. Certes les agents de cette firme aiment le crime et la tricherie, c’est leur seconde nature, mais si on part du fait qu’elle poursuit des buts, aussi obscurs qu’inavoués, il faut la considérée comme un instrument au service de l’Empire. Charpier traite cette question sensible du point de vue français, non seulement parce qu’il est français, mais aussi parce que la France a été en Europe le principal problème des Etats-Unis. Notre pays avait deux défauts aux yeux de la CIA, d’abord d’avoir un parti communiste puissant, appuyé sur un syndicat puissant, la CGT. Deux freins pour la mise en place d’une mondialisation orchestrée par les Etats-Unis à leur profit, au nom de la lutte contre le communisme et pour la défense de la démocratie, deux cache-sexes pour vassaliser l’Europe et pour piller le reste du monde, comme aujourd’hui on prétend défendre la démocratie et le droit en Ukraine, mais qu’en réalité on cherche surtout à détruire la Russie – qui n’est plus communiste depuis trente ans – et à piller ses ressources. Le second défaut de la France fut la prétention du général de Gaulle à construire une politique souveraine, indépendamment des intérêts de Washington.  

Allen Dulles, pièce maitresse du gouvernement de l’ombre 

L’idée de la construction européenne est une idée ancienne des Etats-Unis qui justement sera reprise après la Seconde Guerre mondiale par la CIA. Le livre de Charpier, montre que tous les hommes politiques qui ont travaillé à la construction européenne étaient des agents de la CIA, que ce soit des Jean Monnet ou l’ancien collabo Robert Schumann, ou encore le semi-intellectuel Raymond Aron qui grenouilla beaucoup avec la CIA, notamment pour monter des colloques et des revues destinées à porter la bonne parole. Cette même CIA qui avait passé son temps à recycler les nazis de haut rang soit pour la mise en place d’un nouveau pouvoir en Europe, soit pour récupérer des savants qui lui permettront de développer une industrie d’armement importante, la première du monde. Ensuite on retrouvera les Etats-Unis en lutte avec la France, aussi bien en Indochine qu’au Maghreb, lorsqu’ils voudront évincer les Français dans leurs colonies. La CIA va bien sûr déployer ses efforts pour tenter de faire interdire le PCF, mais surtout pour soutenir les partis de gauche dissidents, à commencer par la SFIO. Ils joueront un rôle décisif dans la mise en place d’un syndicalisme français pro-patronat, FO, la CFTC, puis ensuite la CFDT. 

Irving Brown, syndicaliste et agent de la CIA, le grand financier de la gauche anticommuniste 

Derrière cette ligne politique il y a des hommes qu’on commence à bien connaître. D’abord Allen Dulles, un des fondateurs de la CIA. Il en restera le grand ponte, jusqu’en 1961, démis par John F. Kennedy à cause du fiasco de la Baie des Cochons. Il gardera une influence au cœur de l’Agence bien après sa démission, au point que David Talbot avancera que c’est lui qui a concocté l’assassinat de Kennedy. Son domaine c’est la paranoïa de la lutte contre communisme. Avec son  frère John Foster qui est secrétaire d’Etat d’Eisenhower, ils forment un duo de choc de la lutte anticommuniste. Ils mettent en place des structures en réseaux très compliquées, de façon à ce que la CIA ou le gouvernement n’apparaissent pas. Pour acheter des consciences et monter des syndicats, des partis et des revues, ils disposent de « fondations » qui distribuent les liquidités. Ces liquidités par exemples serviront le gouvernement français, avant le retour de de Gaulle au pouvoir, pour financer non seulement FO, mais aussi les hommes de mains, notamment à Marseille qu’il faudra embaucher pour tenter de casser les dockers sur le port. Irving  Brown va jouer un rôle décisif en ce sens, en se protégeant derrière son statut de syndicaliste, il financera aussi bien les trotskistes que le FLN. Tout est bon à financer, du moment que c’est anti-communiste et anti-gaulliste. Beaucoup d’intellectuels, y compris George Orwell, se laisseront prendre à ce piège, certains sont de bonne foi et pensent qu’ainsi ils luttent contre le stalinisme. Mais en réalité la lutte contre le stalinisme est un leurre. D’autres plus cyniques, comme le semi-intellectuel Raymond Aron, savent très bien qu’ils travaillent pour l’Empire. D’autres encore sont des demi-soldes de la culture en mal de revenus. A l’évidence la CIA a compris comment utiliser son argent pour faire avancer ses « idées ». Si l’argent n’est pas suffisant d’ailleurs l’Agence peut utiliser le chantage. 

 

L’intellectuel français de la CIA c’est Raymond Aron qui, après avoir été gaulliste, s’est rapidement retrouvé du côté de Washington à manger les subsides de la CIA pour financer une revue anticommuniste primaire, Preuves, qui était censée concurrencer la renommée des Temps modernes de Jean-Paul Sartre. Aron se dépensera beaucoup pour monter des colloques sur le thème de l’anticommunisme. Il tentera aussi de donner du corps à une critique de Marx qu’il avait manifestement lu de travers. Cette revue disparaitra faute de lecteurs et d’indifférence de l’université. Plus tard, mais là je ne sais pas avec quels fonds, Raymond Aron créera la revue Commentaire, à la fois conservatrice, atlantiste et européiste. Ces revues qui se créent sans lecteurs et sans véritables penseurs d’ailleurs et qui sont le cache-misère de la pensée libérale, sont propices aux détournements de fonds, Charpier en donne de nombreux exemples, comme pour les colloques. Dans ses Mémoires, Aron prétendra qu’il n’était pas au courant d’un financement de sa revue Preuves par la CIA[1]. Soit il ment, soit c’est un imbécile, parce qu’à Paris tout le monde le savait. Aron était également une des chevilles ouvrières du Congrès pour la Liberté de la Culture, une gabegie sans fonds qui ne rencontra que très peu de succès. La CIA a eu l’idée de coloniser les universités. Ils mirent le paquet sur l’Université de Chicago d’où sortit la matrice de ce qui est devenu aujourd’hui le noyau dur de l’économie politique, celle qui justifie, le libre-échange, la mondialisation, la théorie de l’offre, le recul de l’État-Providence. Mais à travers les fondations, notamment la fondation Ford, elle colonisa aussi les universités étrangères. Elle participa ainsi à la naissance de l’EHESS, Prenant langue avec des sommités comme Fernand Braudel ou Claude Lévi-Strauss. Cette idée de ramener dans ses filets des hommes d’influence deviendra au fil du temps des institutions pérennes qui formeront directement le personnel politique européen, de Macron à von der Leyen, de Meloni à Josep Borrell. Cela devint l’institut Aspen ou encore les fameux Young Leaders. En somme l’Empire en achetant des consciences qui n’étaient pas toujours conscientes de ce qu’elles faisaient, formait sa propre domesticité. Manquant de fonds, elle passa ensuite le relais à la Commission Européenne qui fit le même travail en finançant des chercheurs très dociles qui ont encore aujourd’hui la crainte de déplaire et de perdre ainsi une source de revenus importante. 

Jacques Foccart cible des Américains 

Mais cette volonté d’acheter des consciences n’est pas incompatible avec les coups tordus. Le livre de Charpier va aussi donner quelques éclaircissements sur la lutte sanglante que se sont livrés les services secrets américains et français en Indochine, ou encore sur le financement des mouvements indépendantistes au Maghreb. Mais si cette lutte a semblé tourné aux avantages des Etats-Unis, ce fut une victoire à la Pyrrhus. D’abord parce que de remplacer les Français en Indochine les a mené au fiasco de la Guerre du Vietnam, ensuite parce que s’ils comptaient mettre la main sur les ressources naturelles de l’Algérie, ils n’y sont pas parvenus. C’est d’ailleurs un des guides de la politique étrangère des Etats-Unis que de vouloir contrôler le pétrole, c’est pour cette raison qu’ils fomenteront le coup d’État contre Mossadegh. Spécialistes des fake-news, ils feront courir le bruit que l’entourage de de Gaulle est acquis à l’URSS, notamment Jacques Foccart qui en réalité gênait les projets américains en Afrique. Au passage on croisera des personnages connus mais aussi moins connus comme l’incroyable Louise Page Morris qui travailla semble-t-il pour le plaisir pour le compte de la CIA au Maghreb, issue d’une famille riche, elle refusa semble-t-il de toucher son chèque d’espionne ! Il y a de quoi faire un film, ou plutôt une série avec plusieurs saisons – autre chose que le faiblard Bureau des légendes – c’est ce que réalisa Robert De Niro qui développa cette saga de la CIA dans le film The Good Sheperd en 2006. Tout cela a des résonnances aujourd’hui avec ce qui se passe en Ukraine quand on voit comment les journalistes se vautrent dans la désinformation, ou l’assassinat des négociateurs ukrainiens en 2022 qui étaient parvenus à un accord avec les Russes, mais dont les Etats-Unis n’ont pas voulu, ou encore le sabotage des gazoducs Nord Stream. Évidemment en dévoilant les turpitudes de l’Agence, et l’importance qu’elles ont pour le gouvernement de l’Empire, on ne peut plus croire à la fable selon laquelle les Etats-Unis travaillent pour la paix dans le monde et pour la démocratie, ce sont des contes de fées auxquels seuls les imbéciles continueront de faire semblant de croire. 

Jay Lovestone, un ancien du parti communiste américain qui trahira les siens pour la CIA 

Toutes ces histoires révèlent bien qu’il existe une sorte de gouvernement de l’ombre dont les contours et les objectifs restent tout de même assez flous. Les hommes qui l’alimentent ne semblent guère savoir ce qu’ils font, c’est un mélange de caractériels et d’opportunistes auquel il manque une culture historique sur ce qui fait qu’une société évolue. Dès lors la CIA et ses organisations satellites apparaissent seulement comme des instruments de puissances occultes comme le groupe Bilderberg par exemple. Si les services secrets américains organisent à travers le monde des mauvais coups à répétition, contournant les lois les plus élémentaires, leurs buts changent en fonction des commanditaires. En effet, comment croire que dans la haine de la Russie il y a encore aujourd’hui une volonté de lutter contre le communisme ? Quoiqu’on pense de la Russie, son système économique, politique et social n’a plus rien à voir avec le soviétisme, mais pourtant les services secrets américains font comme si, comme aujourd’hui on fait semblant de croire que Poutine après avoir avalé l’Ukraine, avalera la Pologne puis l’Allemagne et arrivera aux portes de Paris. Mais sans doute le plus intéressant est dans le fait que les gouvernements français qui se sont succédés ont très certainement mal défendu la souveraineté de la nation, laissant la CIA faire de la France un terrain de jeu et un laboratoire pour tester l’efficacité de ses méthodes. 

Références 

Philip Agee, Inside the Company : CIA Diary, ‎ Farrar Straus & Giroux, 1975

Robert Baer, See No Evil : The True Story of a Ground Soldier in the CIA's War on Terrorism, Crown Publishing Group, 2002

Yvonnick Denoël, Le livre noir de la CIA, Nouveau Monde, 2021

Frances Stonor Saunders, Qui paye la danse ? Denoël, 2003

David Talbot, The Devil’s Chessboard, Allen Dulles, the CIA and the Rise of American Secret Government, William Collins, 2016

Gordon Thomas, Les armes secrètes de la CIA : Tortures, manipulations et armes chimiques, Nouveau Monde, 2006

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