mercredi 28 février 2024

Shlomo Sand, Deux peuples pour un État, Le seuil, 2024

  

Dans la situation désastreuse où se trouve Israël et Gaza, beaucoup de livres sont publiés ces temps-ci en France pour faire une surenchère d’allégeance aux Palestiniens. Mais quoi de mieux qu’une « vrai » juif pour critiquer Israël, quoi de mieux qu'un dissident russe pour critiquer Poutine ? Qu’il le veuille ou non, Shlomo Sand est l’auteur préféré des antisémites de gauche et’de droite. Ce faux historien, mais vrai propagandiste, vient de commettre un nouveau livre, et je vais en parler parce que Shlomo Sand c’est la bible de la gauche antisémite. On distingue l’historien du propagandiste, non pas à cause d’une neutralité supposée, mais à cause de l’attention qu’on accorde à des faits avérés. Le sujet est brûlant, au-delà de la guerre : quelle solution serait apte à stabiliser la région ? Shlomo Sand se fait vieux et ne sait plus ce qu’il dit. Il y a quelques années il nous disait que le peuple juif « fut inventé », donc qu’il n’existait pas. Mais aujourd’hui il suppose que sur cette malheureuse il y a deux peuples, les Palestiniens bien sûr dont il a épousé la cause il y a longtemps, pensant qu’ainsi il serait un peu moins juif que ce que son nom indique, et un second peuple qui est assez mal identifié. Des Juifs ? Un peuple qui n’existe pas ? Mais dès le début de son « roman » il nous dit, à l’aide de citations tronquées, notamment de Ben Gourion, que lorsque la Palestine a été colonisée par les Juifs d’Europe, les autochtones Palestiniens en réalité étaient des Juifs ! En voilà une nouvelle ! c’est d’ailleurs le fil rouge de son livre. Et donc si on suit le raisonnement scabreux de cet imbécile, des faux Juifs venus d’Europe – car pour Shlomo Sand, les Juifs n’ont jamais été contraints de quitter massivement la Palestine – auraient colonisés les vrais Juifs qui avaient choisi bien gentiment et sans contrainte de se faire musulmans ! Aimé des antisémites de gauche comme de droite, Shlomo Sand nous dit que certes les Arabes ont bien conquis la Palestine, mais ils ont seulement chassé les dirigeants qui leur étaient hostiles et ont laissé tranquille la population qui pouvait tranquillement exister. Donc si on suit jusque-là le raisonnement du malheureux Shlomo Sand, il y aurait eu deux formes de colonisation : l’une bonne, celle des arabes, et l’autre mauvaise celle des Juifs ou plutôt des faux Juifs – dont lui-même fait partie d’ailleurs ! 

Le 7 octobre le Hamas se félicitait se son pogrom réussi 

Shlomo Sand a aussi la mémoire qui flanche, dans son nouveau livre il avance que comme tout bon militant de gauche – en fait il appartenait à l’extrême-gauche trotskiste, celle du Matzpen – il était antérieurement pour une solution à deux États, ce n’est pas vrai, les militants trotskistes comme lui, étaient pour la solution à un seul État, supposant que cela suffirait pour rapprocher sur le long terme les points de vue. Mais il nous dit que cette solution avec deux États a échoué par la seule faute des Juifs israéliens, à cause de leur fourberie native. Et donc que maintenant c’est bien mieux une solution à un seul État ! La solution à deux États – à mon avis encore la seule possible quoiqu’on en pense sur le long terme – a d’abord échoué en 1948 quand les pays arabes ont déclaré la guerre à Israël lorsque cet État a été reconnu par l’ONU, puis ensuite en 1956, en 1967 et encore en 1973. Ces quatre défaites de rang ont chaque fois amené Israël à s’agrandir, avec notamment l’idée, au moins pour une partie des Israéliens, d’échanger des territoires contre la paix. La « colonisation » ininterrompue est donc d’abord le résultat des guerres engagées par les pays arabes, puis le refus des Palestiniens de transiger. Aujourd’hui encore le Hamas vise ouvertement de rejeter les Juifs à la mer, d’épurer leur territoire. Les cartes ci-dessous montrent cette évolution, les militants pro-palestiniens aiment à mettre en avant ce grignotage pour prouver à quel point les Israéliens – en dehors de Shlomo Sand et de ses semblables – sont franchement mauvais. Mais cette carte ne prouve rien. Pour faire un parallèle avec la guerre en Ukraine, on peut dire que les Russes ont annexé les régions du Donbass parce que les Ukrainiens ont refusé, sous la pression des anglo-saxons et de l’OTAN, de négocier quoi que ce soit avec eux. C’est d’ailleurs ce refus constant qui a poussé finalement les Israéliens à s’enfermer dans les idées de colonisation à outrance et à finalement donner leur confiance aux représentants de la droite et de l’extrême-droite religieuse qui prônent l’usage de la force. Mais Shlomo Sand ne s’embarrasse pas des subtilités de la cause et de l’effet. Pour lui le fait que l’extrême droite israélienne ait une grande importance est la preuve que les Juifs ont effectué un « virage à droite ». Pour être juste il faut se souvenir de deux choses, d’abord que le gouvernement de Netanyahu est minoritaire, ensuite que cette droite instable qui gouverne est la conséquence de l’échec du parti travailliste. Mais glissons sur cette question qui n’est pas tout à fait le sujet. Le 7 octobre on a vu que les provocations sanglantes du Hamas ont entraîné une riposte violente de l’armée israélienne. Le gouvernement israélien avait-il d’autres solutions ? Je n’en sais rien, un journal antisémite comme Le monde le pense, mais il est certain que les conséquences du pogrom du Hamas le 7 octobre 2023 sont terribles pour les Gazaouis.   

 

Ce livre a été rédigé – plus ou moins bien – avant l’attaque du Hamas sur les civils israéliens et l’enlèvement des otages. Il est d’ailleurs traduit de l’hébreu plutôt mal, je veux dire dans un mauvais français. Le principe même du livre est démenti par la brûlante actualité. Bien qu’il se dise pessimiste sur la possibilité d’un État unique sous lequel Arabes et Juifs vivraient en bonne entente, Shlomo Sand fait semblant de croire que c’est la voie de la raison et donc que si c’est la voie de la raison, si on peut l’imaginer, elle est aussi possible ! C’est de la pure métaphysique : si on peut imaginer que Dieu existe, alors il existe ou existera ! On trouve ce genre de formulation chez Hegel par exemple, avec moins de candeur et plus de sophistication. Les événements récents, de l’attaque du Hamas le 7 octobre au désastre de Gaza encore en cours au moment où j’écris, montrent qu’au contraire il est nécessaire et urgent de séparer les deux peuples de manière radicale, même si pour Shlomo Sand le peuple juif n’existe pas ! D’ailleurs il cite volontiers l’exemple de la séparation réussie entre la République Tchèque et la Slovaquie. Le confondant asse curieusement avec l’éclatement de la Yougoslavie qui est seulement le résultat des entreprises de déstabilisation des Américains et des bombardements illégaux de l’OTAN. Les frontières, aussi stables soient-elles, sont toujours modifiées dans le temps par des rapports de force. C’est un lieu commun. Et c’est aussi ce qu’on voit en Ukraine, nation née de la décomposition de l’URSS, mais dont le tracé des frontières ne convient à personne, que ce soient les Polonais, les Hongrois ou les Russes. Bien entendu, séparer Gaza de la Cisjordanie lorsqu’on a défini plus ou moins bien les Territoires Palestiniens, est une autre source de problèmes, un État national – ce qu’auraient pu devenir les Territoires Palestiniens – digne de ce nom doit conserver un minimum de continuité territoriale pour être pris au sérieux.  

 

Évidemment le fait que les deux peuples soient plus ou moins imbriqués l’un dans l’autre sur cette étroite bande de terre, rend le projet des deux États difficile. Et c’est sur cette réalité que Shlomo Sand va bâtir sa propagande pour un seul État binational. Pour Shlomo Sand, la Palestine – Israël et les Territoires palestiniens – est de fait un État binational, tellement les deux populations sont imbriquées l’une dans l’autre. La poursuite d’un mouvement de colonisation continue qui entraîne le mitage des territoires, rend les choses très compliquées. Il est très probable que les Juifs qui veulent toujours coloniser un peu plus aient dans l’idée que non seulement cela permet une meilleure sécurité en encadrant plus facilement les Palestiniens, mais qu’en outre ça renforce sur le long terme l’idée d’un grand Israël. Shlomo Sand est dans l’erreur la plus totale parce qu’il ne parle que de la colonisation juive en Palestine. Il suppose que la colonisation arabe de la Palestine n’a pas été une colonisation de peuplement – les Palestiniens sont selon lui les anciens Hébreux ! Il dénonce l’apartheid en Israël même, les Arabes israéliens n’ayant pas les mêmes droits que les Juifs israéliens. Il oublie volontiers qu’avant le mandat britannique les Juifs n’avaient pas les mêmes droits que les Arabes. C’était d’ailleurs quelque chose que dénonçait Karl Marx[1], mais Shlomo Sand a abandonné son marxisme d’origine depuis longtemps comme tous les trotskistes et assimilés. Il préfère s’en tenir à la fable parfois colportée par des antisémites malveillants, selon laquelle, avant la création d’Israël Juifs et Arabes s’entendaient très bien au Maghreb comme au Machrek. Mais non, les Juifs ne sont sortis que du statut de dhimmi que grâce à la colonisation française et britannique. C’est un fait indiscutable, c’est tellement vrai que les Juifs d’Algérie, et qui étaient là bien avant la conquête arabe, après l’indépendance choisirent de s’exiler vers la France, le pays qui les avait émancipés.

 

Néanmoins, en l’état actuel des choses, si on considère la Palestine dans son ensemble, on peut parler d’une sorte de guerre civile, voire d’une guerre de religions. Sauf évidemment que Shlomo Sand ignore volontairtement le caractère vindicatif de l’Islam. La bonne conscience antisémite d’extrême-gauche dont Shlomo Sand, juif honteux, se fait le porte-parole, est hémiplégique, elle regarde essentiellement les misères réelles des Palestiniens, mais veut ignorer les misères que les Juifs ont subies pendant des siècles sous la férule des Musulmans. Mais ce n’est pas là la seule confusion intéressée qu’il met en scène. Le voilà qu’il s’essaie à définit le sentiment national. Là ça devient franchement cocasse. Il fait la distinction entre État et nation, pourquoi pas, pour supposer que la nation est toujours créée par l’État. Autrement dit la nation existe seulement par la volonté coercitive de l’État. Que l’État par son travail solidifie la nation me semble juste et indiscutable, qu’il produise pour cela un roman national, c’est une évidence. Mais cela n’explique en rien l’avènement de l’État lui-même : qui le crée, qui en fait une référence plus ou moins évidente pour le peuple ? Ses références sont mauvaises et limitées sur cette question, s’il avait lu Strayer[2], il aurait mieux compris les rapports qu’il peut y avoir entre État et nation. Si l’ethnicité n’est pas la seule détermination de la création de l’État, la culture au sens le plus général et donc la nation sont bien à l’origine de l’État. Renverser cette causalité participe d’un hégélianisme mal digéré selon lequel le mot précède la chose. S’il est convenable de dire que l’État national est né en Europe de la Révolution française, il faut se poser la question de sa raison d’être. Bien avant 1789, le Maréchal Vauban expliquait les frontières de la France par une forme d’unité géographique défini par les caractéristiques physiques du Royaume[3]. L’idée de Shlomo Sand est de démontrer que l’État israélien n’a pas de support matériel réel et n’existe qu’en référence à la Bible. Pire encore pour lui les autochtones sont les Arabes palestiniens, refusant, contre toute évidence, de regarder la conquête arabe comme une colonisation de peuplement. C’est un défaut d’analyse impardonnable parce que s’il est vrai que des colons juifs sont bien venus s’installer en Palestine pour des raisons diverses et variées, Shlomo Sand ne répond pas aux deux questions suivantes, qu’en était-il du noyau juif historique de Palestine ? Doit-on chasser les derniers colonisateurs et seulement eux ou remonter plus loin et chasser tous les colonisateurs qu’ils soient juifs ou arabes ou musulmans ? Sans remonter jusqu’à la nuit des temps, Henry Laurens, essayiste pro-palestinien virulent, a écrit une monumentale histoire de la Palestine. Dans le tome 1 il explique que sous l’Empire Ottoman quand les Juifs commencèrent à arriver dans le dernier quart du XIXème siècle, les Turcs encourageaient matériellement les Musulmans à coloniser la Palestine, territoire alors peu peuplé[4]. Et il en vint de partout. D’Algérie comme de Syrie. Et puis ensuite dans l’entre-deux-guerres alors que le Yichouv était une des rares régions de prospérité dans le monde en crise, vinrent s’installer des Arabes depuis l’Égypte, la Transjordanie ou encore le Liban et la Syrie. Sont-ce là les autochtones selon Shlomo Sand ? 

Pogrom de Jérusalem en 1920, nommé par les Arabes émeutes de Nabi Moussa 

Pour appuyer ses raisonnements, Shlomo Sand qui de temps à autre se dit athée, va s’appuyer sur les pires des religieux orthodoxes qui récusaient l’idée de construire un État juif en Palestine. Comme quand il désigne les Palestiniens comme les vrais descendants des Hébreux, il suppose que les « vrais Juifs » sont ceux qui sont pour un État binational ! Et donc c’est aussi pour cela que tôt ou tard cet État national deviendra une réalité matérielle ! Ce qui est assez inconséquent, c’est que pour appuyer l’idée d’un État binational, il se sert d’une vague démonstration pour nous dire que les Palestiniens et les Juifs sont une même ethnie, mais que par ailleurs il répète continument que l’ethnie et la race n’existent pas et ne sauraient être des justification à la formation d’un État ! On voit la fourberie du propos, il pioche des arguments quand ça l’arrange du côté des religieux ou des côtés des racistes, et quand ça le dérange il les rejette. Il ne peut logiquement pas dire d’un côté que le peuple juif n’existe pas et de l’autre qu’il est le même que le peuple palestinien. Ce n’est pas très sérieux. Même à supposer que les Juifs et les Arabes de Palestine aient les mêmes racines et que pour cela ils ne doivent faire qu’un seul État, une seule nation, encore faut-il en convaincre les Juifs et les Arabes. Mais pas un seul moment Shlomo Sand n’examine le fait que lui et ses semblables n’ont aucun impact sur la réalité politique de cette région. Or justement une nation qu’elle repose ou non sur une fiction initiale suppose l’adhésion de ses citoyens qui s’y reconnaissent. Tant que l’insécurité règnera, les Israéliens resteront très éloignés d’un État binational. 

Une troisième vague migratoire des Juifs vers le Proche-Orient suit la création de l'État d'Israël le 14 mai 1948. 

L’autre grand défaut du « raisonnement » de Shlomo Sand, c’est qu’il regarde seulement du côté des Juifs qui selon lui, et de tout temps, ont manifesté un racisme exacerbé vis-à-vis des Arabes. Il n’est évidemment pas question de nier le racisme anti-arabe des colons juifs, mais il est un fait que ceux-ci se sont trouvé dès le départ face à un racisme puissant de la part des Arabes. Bien avant l’implantation des colons juifs en Palestine, les Juifs ancestraux pour le coup étaient continuellement rabaissés, martyrisés, violés, victimes de pogroms c'est ce que rappelait Marx dans le texte que j’ai cité ci-dessus. Ce racisme anti-juif a d’ailleurs amené le grand mufti de Jérusalem à lever une armée d’Arabes palestiniens pour aller combattre contre le bolchévisme aux côtés des nazis, la 13ème division SS « Handschar », créée en mars 1943 et dissoute en mai 1945. La preuve que les Juifs sont mauvais et considèrent les Arabes comme des êtres inférieurs c’est qu’ils refusent les mariages mixtes. C’est selon Shlomo Sand la preuve de l’existence d’un régime d’apartheid. Il est vrai que les Juifs se sont préservés de leur disparition en préférant la forme endogamique du mariage, mais cela a toujours été le cas pour eux qu’ils soient en exil ou qu’ils soient en Israël. Mais est-ce que pour les Arabes palestiniens le mariage mixte est tolérable ? Rien ne le prouve, surtout s’il s’agit de marier sa fille ! Chez les Arabes palestiniens, les mariages sont contrôlés et donc endogamiques de fait. Bien entendu si les mariages mixtes étaient largement facilités, cela modifierait complètement le problème, mais à ce moment-là, qu’on le souhaite ou non, la question religieuse serait dépassée. Shlomo Sand la néglige, et du coup il oublie que si les ultra-religieux juifs sont des personnes très pénibles, la religion musulmane est dans l’ensemble bien plus contraignantes et bien moins ouverte que la religion juive sur la question des droits de l’homme et de l’éducation par exemple. Alors qu’officiellement les Français de « souche » ne sont pas en guerre avec les Musulmans, les relations mixtes pour les filles d’origine musulmane ne sont pas bien vues et stigmatisées par les Musulmans eux-mêmes. 

Visite de Lors Balfour à une colonie juive de Palestine en 1925 

A presque toutes les pages il y a des contradictions ou des erreurs de grande taille. Par exemple Shlomo Sand suppose que la conscience palestinienne d’être une nation remonte à 1950 après la prise en compte de la Nakba. C’est totalement faux, cela ne commence seulement qu’en 1967 après la Guerre des Six Jours, c’est-à-dire quand la défaite des pays arabes contre Israël est consommée. Le sentiment d’abandon des Palestiniens eux-mêmes sera renforcé avec la défaite de la Guerre du Kippour en 1973. Autre question, celle du rachat des terres agricoles par des Juifs. Comme on le sait ces terres vendues aux Juifs étaient la propriété de grands propriétaires terriens arabes qui souvent vivaient au Liban ou en Turquie. Ce sont eux qui vendirent massivement ces terres aux Juifs. Et évidemment les Juifs voulaient les exploiter pour leur propre compte. Shlomo Sand par des Juifs qui achetèrent ces terres en employant le terme de spéculateurs. En vérité, les spéculateurs c’était les grands propriétaires arabes qui vendaient aux Juifs jusqu’à quatre fois plus cher ce qu’ils auraient vendu aux agriculteurs arabes de Palestine. C’est ce qu’on appelle la loi du marché. Mais au lieu de se retourner contre les grands propriétaires terriens, les agriculteurs s’en prirent aux Juifs, et c’est ce que fait Shlomo Sand aussi. On comprend bien que les paysans arabes de Palestine étaient maltraités, sous-équipés et exploités, et que les chasser des terres qu’ils cultivaient était un drame. Mais qui est responsable de ce drame, les Juifs ou le système latifundiaire arabe ? Pour Shlomo Sand c’est évidemment les Juifs qui auraient dû avoir un comportement responsable et socialiste pour ne pas se livrer à ce genre de transactions. Autrement dit les Juifs auraient dû avoir au préalable, c’est-à-dire avant de venir s’installer en Palestine, une conscience communiste au nom de la solidarité avec les paysans arabes. Il parie sur le fait que les Arabes de Palestine leur auraient alors fait une place de bon cœur ! 

Les pionniers juifs en Palestine amenèrent une mécanisation inédite dans la région – ici Un tracteur dans les marais du Kibboutz Nir David dans la vallée de Beit Shéan, décembre 1936 

Le cœur de l’ouvrage est fait d’une recension de tous ce que les penseurs juifs et quelques autres ennemis d’un État national israélien ont pu écrire. C’est très long et assez peu relié avec l’actualité, sauf à prétendre que ces gens-là avaient raison avant les autres, sur le mode on vous l'avait bien dit. Les Cassandre pourtant on le sait non seulement n'ont pas toujours raison, mais elles n’évitent pas les événements d’arriver. Je me suis demandé à quoi servait ce très long cours d’histoire intellectuelle, reprenant beaucoup de choses qu’on connait aussi bien sur Martin Buber, Gershom Sholem, Hannah Arendt, mais aussi beaucoup d’autres qu’on connait moins bien. Cela va dans deux sens, les Juifs sont les agresseurs et les Arabes les victimes. Et puis les Juifs ont été pervertis par le nationalisme européen. On se rend compte en lisant cette collection de citations plus ou moins digestes que ce que Shlomo Sand espère à travers cette démonstration c’est de ruiner l’idée d’État national. Mais ce faisant, il ouvre sans s’en rendre compte la porte aux formes de gouvernance mondialisée. Plus encore il ne répond pas à la question suivante : sans une posture nationaliste, Israël aurait-elle survécu ? D’ailleurs au fil de ces pages assez confuses, il ressort tout de même que pour Shlomo Sand le « nationalisme défensif » n’est peut-être pas tout à fait une mauvaise chose !    

Image de la Nakba, remarquez que sur cette image les femmes ne sont pas voilées 

L’idée centrale est que l’État binational c’est mieux que l’État national. Et pourquoi donc ? Essentiellement nous disent-ils parce qu’aujourd’hui les populations juive et palestinienne sont complètement imbriquées les unes dans les autres, et donc que nous avons à faire déjà à un seul État pour deux peuples. Cette idée est minoritaire aussi bien chez les Palestiniens que chez les Juifs. Il suffirait nous dit Shlomo Sand d’accorder simplement des droits supplémentaires aux Palestiniens pour les mettre à égalité avec les Juifs et ainsi former un État binational qui respecterait les cultures et les religions différentes. Certes il est exact que les Arabes ont des droits inférieurs aux Juifs, même les Arabes qui ont la nationalité israélienne. Mais cette logique que Shlomo Sand compare au combat des noirs américains pour les droits civiques se heurte à de nombreux obstacles. Évidemment le combat des afro-américains n’a presque rien à voir avec celui des Palestiniens, d’une part parce que les afro-américains ont été transplantés et que la culture qu’ils ont perdue, ils l’ont malheureusement abandonnée à l’Afrique. Ensuite parce que les Noirs américains n’avaient pas de religion suffisamment forte pour vouloir la conservée. Ils ont adopté la religion des blancs, la plupart se sont christianisés, et plus tardivement une petite partie d’entre eux s’est islamisée, faisant de cette appropriation un levier pour le black power. 

Travailleurs palestiniens de Gaza allant travailler en Israël 

Le second point c’est la puissance des religions et particulièrement de l’Islam. Shlomo Sand prône un État laïque où chaque peuple pourrait exercer librement son culte. C’est un point important que Shlomo Sand ne discute pas. Or il est très probable que chaque communauté craindrait dans ce système de se voir marginalisé. Peut-on parier sur la tolérance comme vertu principale de ces deux peuples ? Également Shlomo Sand milite pour le mariage mixte. C’est une opinion, une possibilité, mais rien ne dit que cette possibilité, fut-elle inscrite dans la loi, serait suffisamment attractive pour être pratiquée. On sait que dans les pays libéraux – au sens des droits de l’homme – les communautés juive et musulmane ne pratiquent pas beaucoup le mariage mixte. Pourquoi donc cela les séduiraient-ils dans un territoire où règne une grande méfiance ? Pire encore, un des problèmes centraux de l’État binational, c’est la question des inégalités économiques. Elle existe bel et bien et forme dans cet espace un autre mur. Ce serait une association entre des plus riches et des plus pauvres, les plus riches continuant de dominer par l’argent, le savoir et leur capacité d’entreprendre. Shlomo Sand ne parle pas de cette question. Il disserte sur les exemples réussis, selon lui, d’États binationaux. Et il cite comme modèle la Belgique, occultant le fait que les communautés flamande et wallonne qui cohabitent ont en permanence des velléités de séparation. Défendant un modèle fédéraliste, il en vient à donner comme exemple l’Irlande ! Supposant que les vieilles querelles séculaires entre l’Irlande du Nord et l’Irlande du Sud se sont éteintes. Mais même si ces vieilles querelles sont bien moins violentes que par le passé, c’est parce que dans un premier temps les deux États ont coexisté. Cela n’a pas abouti cependant à un État binational.   

 

Le modèle fédéraliste étatsunien n’est pas un modèle non plus, quand on voit par exemple que le Texas a une forte velléité d’en sortir et que cela pourrait advenir si par exemple Trump était empêché de se représenter aux élections de novembre 2024. Mais la plupart des modèles fédéralistes reposent sur une expérience d’États séparés définis par une emprise territoriale nette. Or Shlomo Sand imagine, suite à tous les tenants d’un État binational, que chaque communauté régnerait sur les domaines sociaux, éducatifs et religieux, laissant l’économie, la défense et les douanes à un État fédéral. Cette utopie est curieuse parce que pour avoir un ministère de la défense, il faut que les deux communautés aient des intérêts stratégiques communs. La partie palestinienne regardant plutôt du côté de ce qu’on appelle le Sud global et la partie juive, encore rattachée pour un moment aux Etats-Unis. Vouloir fonder un État laïque en laissant au centre deux populations sous l’emprise des religions est certainement le meilleur moyen d’éloigner les deux peuples. 

 

L’autre point important qui n’est jamais analysé par Shlomo Sand et ceux qui l’ont précédé dans la défense d’un État binational, c’est ce qu’on pourrait appeler « la confiance ». On voit mal en effet les Israéliens confier des pouvoirs de police à la partie musulmane. Mais les défenseurs de cette thèse supposent qu’en signant une paix fondée sur l’existence d’un tel État la confiance reviendrait entre les deux communautés. Le bon sens indique que la confiance est liée à l’expérience. Et donc que celle-ci ne peut revenir que si les deux communautés sont maîtresses de leur destin. C’est pour cette raison que deux États bien délimités sont la solution, parce que chaque communauté pourrait alors faire l’expérience de leur souveraineté, ce qui n’empêcherait pas les coopérations. Évidemment la mise en place de deux États possédant leur autonomie et leurs frontières n’est pas compatible avec le mitage de la colonisation. Mais elle peut se travailler. Le Groupe d’Aix, groupe de réflexion israélo-palestinien a commencé à avancer des solutions, notamment sur les échanges de territoires de façon à ce que les deux futurs États ne soient pas imbriqués l’un dans l’ordre. Également ce groupe a mis l’accent sur la possibilité d’un développement économique d’un futur État palestinien autonome[5]. Car évidemment la clé de la paix pour les Palestiniens est bien de sortir, d’une manière ou d’une autre de leur position économique dégradée, si l’amélioration sensible du bien-être ne suit pas, tous les plans les mieux pensés tomberont à l’eau. Dans un État binational tel que l’ont présenté ses tenants, il est presque certain que les travailleurs arabes seraient dépendants de l’offre de travail émanant de la partie juive. 

 

Ma conclusion est la suivante pour que deux communautés se fondent dans un seul État, de la mer jusqu’au Jourdain, selon la formule utilisée à la fois par les ultra-orthodoxes et Shlomo Sand, il faut d’abord de la confiance. Celle-ci n’existe pas. Mais à mon sens elle pourrait être retrouvée au fil du temps si les deux communautés, tout en restant proches, exerçaient pour elles-mêmes leur souveraineté, ce qui ne les empêcheraient pas de monter des projets de partenariat dans les domaines économique, éducatif ou de sécurité.


[1] Karl Marx, « Declaration of War. – On the History of the Eastern Question », New-York Daily Tribune, April 15, 1954.

[2] Joseph R Strayer, On the Medieval Origins of Modern State, Princeton University Press, 1970. Traduction Les origines médiévales de l’État moderne, Payot, 1979.

[3] Les Oisivetés de Monsieur de Vauban, ou ramas de plusieurs mémoires de sa façon sur différents sujets, Champ Vallon, 2007.

[4] La question de Palestine, l’invention de la Terre Sainte, 1799-1922, tome 1, Fayard, 1999.

[5] http://aix-group.org/

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