mardi 30 juin 2020

Municipales, le faible score des verts, conséquences

 

Michel Delafosse, maire vert de Montpellier s’affiche avec un jeune noir, comme c’est la mode 

On reconnait une période révolutionnaire au fait que tout et n’importe quoi puisse arriver. Dans cette période de grande confusion, on tente de nous faire croire qu’une vague verte serait en train de submerger la France. J’ai déjà dit dans un précédent billet que la grève générale des électeurs empêchait de dire une pareille stupidité[1]. Mais en y regardant de près, les résultats pour EELV qui prétendent en même temps être écologistes, européistes et pour l’économie de marché, ne sont pas très bons. Si je regarde les villes de plus de 30 000 habitants, ils gagnent 10 villes sur un total de 235 villes, soit à peine plus de 4%. Bien moins que le PS qui fait un score six fois plus important, et même que la France Insoumise qui pourtant a été nulle dans cet exercice. Même les fantomatiques LREM font encore mieux. Si j’élargis l’échantillon aux villes de plus de 9000 habitants, c’est encore pire, les villes obtenues par EELV c’est 2,4% de l’échantillon, tandis que LREM descend en dessous de 2% cette fois. Le PS fait vingt fois mieux que EELV. Malgré les alliances passées en rafale avec la gauche – et plus ponctuellement avec la droite macronienne – les électeurs EELV apparaissent seulement comme les supplétifs d’une gauche en faillite, toujours en train de marchander son soutien, un coup à Macron, un coup aux socialistes. Toutes les têtes de liste EELV, sauf Jadot, ont fini chez Macron.

 

A Lyon on nous dit que le résultat est d’autant plus historique que Grégory Doucet était un quasi inconnu jusqu’à ces dernières semaines. En réalité Doucet profite non seulement de la déconfiture générale de LREM au niveau national, mais aussi de l’imbécilité de ce parti et de la droite locale dont la tambouille n’a pas pris. Autrement dit il doit son succès à deux facteurs :

- d’abord la grève des électeurs des classes populaires qui favorisent les candidats de la classe moyenne soi-disant instruite ;

- ensuite du particularisme local qui a fait émerger deux listes LREM sans que ni les instances de ce parti croupion, ni le président et ses affidés ne se montrent capables de modérer l’ardeur suicidaire de leurs troupes de bras cassés. La médiocrité du personnel politique local prospérant facilement grâce à la médiocrité du gang de l’Elysée qui pense qu’une élection se gagne seulement avec de l’argent. Le nouveau maire de Lyon s’est déjà fait remarquer en allant déconner chez Bourdin, avançant que le clivage n’est plus entre la droite er la gauche, mais « entre les terrestres et les non terrestres »[2]. Et il te dit ça sans rigoler ! On fait confiance aux verts pour se discréditer rapidement, même si beaucoup de Français aujourd’hui partagent l’idée qu’il faudrait agir enfin sérieusement pour avoir un air plus respirable, une eau meilleure à boire, et une bouffe moins pourrie. 

 

Quand les autres partis et les éditorialistes auront fini de désaouler, ils vont forcément se rendre compte de la supercherie qu’ils véhiculent et qui les intoxique. Olivier Faure le fantomatique leader du PS avait déduit que peut-être il serait bon que les socialistes se rangent pour les présidentielles derrière un candidat vert ! Cette assertion un rien débile a mis une partie du PS en folie, arguant qu’ils sont tout autant écologistes que les EELV et donc que la soi-disant percée des verts ne représente rien[3]. On a refait les calculs chez Marianne, et on a trouvé que finalement les verts n’avaient pas enthousiasmé les foules comme le montre le tableau ci-après. On peut aujourd’hui devenir maire d’une grande ville riche en séduisant moins d’un électeur sur quatre ou cinq. A Lille l’imbécilité insondable des EELV les privent de postes d’adjoints à la mairie. Aubry qu’ils ont emmerdée jusqu’à la gauche, c’est le cas de le dire, a précisé que les idées des verts étaient excellentes, mais qu’on se passerait d’eux pour les mettre en œuvre. L’illusion d’une vague verte n’aura pas passé la semaine. Déjà le nouveau maire de Bordeaux s’est montré très agressif envers ceux qui posséderaient une automobile[4], ravivant la crainte d’un autoritarisme vert qui n’est plus de saison. Pour ceux qui me lisent depuis longtemps, je rappelle que si je suis hostile aux écologistes du type EELV, c’est à la fois parce que les mesures qu’ils préconisent sont plus qu’insuffisante, ils ne veulent pas sortir du capitalisme, parce qu’ils croient à la croissance verte, et parce que leur méthode d’imposer leurs idées ne me conviennent absolument pas. Ils se positionnent comme s’ils savaient quelque chose et que nous nous étions encore plus bêtes qu’eux. Lorsqu’ils me proposeront de sortir de l’Europe pour raccourcir les circuits, lorsqu’ils proposeront de fermer les hypermarchés et de combattre le zonage, là je voterais pour eux. Mais ce ne sont pas ces considérations politiques qui m’incitent à relativiser leur percée.  Ce sont les chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Que ce soit en nombre de voix ou en nombre de villes gagnées, leur bilan est franchement dérisoire. 

 

Si les Républicains ont sauvé les meubles, tout en perdant des villes importantes comme Marseille, Strasbourg ou Bordeaux, ils sont en train de se déchirer sur la question des alliances. Tanis qu’un certain nombre d’élus pensent que de se rapprocher de Macron est une bonne chose, sachant qu’ d’autres comme Aurélien Pradié présente les alliances LR-LREM comme une raison de la défaite – de la raclée dirait Macron – et donc souhaite à l’avenir ne pas trainer ce vieux boulet[5]. Car tout le monde a en tête 2022 et si LR fait un bon score, cela pourrait signifier que Macron n’arrivera pas à se qualifier pour le second tour. Il est vrai que si LR veut exister, ce parti doit se garder comme de la peste des alliances avec Macron, non seulement pour avoir une chance de gagner l’Elysée en 2022, mais aussi pour conserver le maximum de députés. 

samedi 27 juin 2020

Guy Debord, Poésie etc., L’échappée, 2019

C’est le deuxième volume des notes de lectures de Guy Debord. Les éditeurs de ces volumes, il y en aura cinq en tout, ont choisi de regrouper ces fiches par thème. C’est d’une logique assez discutable. Ils s’appuient sur le fait que Debord aurait rangé ces fiches dans des dossiers dédiés. Le premier volume s’appelait Stratégie et parlait surtout de l’histoire des guerres à l’âge classique[1]. Cette classification est cependant critiquable dans la mesure où elle masque assez les évolutions dans les lectures de Debord. On comprend bien que son intérêt pour Marx et les marxistes ne sera pas le même dans les années soixante, période d’expansion de l’Internationale situationniste et de l’écriture de La société du spectacle, et dans les années quatre-vingts quand il devient commentateur de lui-même. Or l’appareil critique qui multiplie les notes sans intérêt du type, ici Debord a souligné le passage d’un double trait, alors même qu’on le voit dans le texte, ne nous renseigne en rien sur l’ordre dans lequel il a lu. Les dates des éditions utilisées ne suffisent pas. Cela aurait été pourtant intéressant car on aurait pu mieux cerner les déterminations de ses trois phases dans son évolution :

– une première phase qui s’annonce comme une critique radicale de l’art, une liquidation y compris du surréalisme et du lettrisme. Elle commence au début des années cinquante. Ce mouvement se conclut par une histoire des avants gardes par exemple dans Rapport sur la construction des situations en 1957 et la construction de l’Internationale situationniste ;

– une seconde période qui est représenté par le développement de l’IS et son évolution vers une révolution de type prolétarien et conseilliste, il lira aussi bien les penseurs révolutionnaires que des livres d’histoire sur la révolution ;

– une troisième période où enfin il devient un homme de lettre méditatif, qui sans abandonner la critique radicale d’une société moderne en décomposition accélérée, se tourne plus que jamais vers le passé. C’est très visible dans le volume intitulé Poésie etc.

« Il valait mieux que Fourier n’essaie pas ses phalanstères ; il valait mieux que Mallarmé rêve du livre sans en venir à ses « représentations réelles » ; il valait mieux pour nous en 1954-1960 parler de situations qu’essayer d’en bâtir. Dans tous ces cas, la lumière du but a un sens, éclaire une direction sociale, alors que le but même prétendu et forcé, serait ridicule sans la société. Aurons-nous cette société ? Les constructeurs de situations sont en fait constructeurs de fêtes. Mais pas aujourd’hui »

Cette note a été écrite à propos de la lecture de l’ouvrage de Jacques Scherer, Le livre de Mallarmé. Initialement publié en 1957 chez Gallimard, Debord semble l’avoir lu dans une édition de 1978 qui avait été augmentée. S’intéresser à ce type d’ouvrages est déjà en soi une sorte de renoncement, de mise à la retraite de l’homme d’action. Notez que c’est aussi en 1978 que sortira le film In girum imus noste et consumimur igni. Or ce film est bien une démission des combats révolutionnaires. Notez que dans les années post-IS, Debord s’impliquera dans les éditions Champ Libre pour y publier des ouvrages du passé, constituant déjà une sorte de bibliothèque idéale. 

 

C’était un très grand lecteur qui s’intéressait à tout ce qui était imprimé comme on sait, romans, magazines, journaux, et évidemment quelque part ce travail de cabinet soutenu ne pouvait que l’éloigner de l’homme d’action qu’il mettait pourtant en avant comme un idéal. Mais l’homme était plutôt changeant et incertain dans ses options. Sans doute est-ce pour cela qu’il se cramponnait à ses fiches de lecture et qu’il s’en servait pour éviter d’écrire vraiment en détournant ce qu’il avait lu à d’autres fins. Quand je dis qu’il était incertain dans ses choix, je ne veux pas dire qu’il était une sorte de girouette comme on en a tant vu depuis cinquante ans qui passent sans sourciller de la révolution au soutien inconditionnel au capitalisme en train de crever sur pied – cela ne concerne pas que l’abominable Cohn-Bendit, mais aussi des compagnons de Debord comme René Viénet par exemple. Je veux dire plutôt qu’il était habité par le doute sur ce qu’il entreprenait, même s’il masquait ce doute derrière des assurances péremptoires. Un texte qui avait été publié dans le catalogue de l’exposition Debord à la BNF, Les Erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial[2], le montre à mon sens amplement. Même si c’est sous la forme ironique, avec le motif selon lequel, étant donné ce qu’il était, il n’aurait pu rien faire d’autre, et donc qu’il n’y avait ni échec ni succès. Pourtant ce texte pratiquement pas commenté disait clairement que finalement il avait tout échoué aussi de son propre point de vue. C’est un texte décisif pour comprendre non pas Debord du point de vue d’un bilan, mais au contraire pour saisir ses changements de détermination dans la vie quotidienne et l’amertume qui l’a forcément accompagné. Mais il est resté un ennemi déterminé de la société marchande, assez peu tenté par les honneurs ordinaires et la consommation. Et de ce point de vue, il est resté fidèle à lui-même, et c’est bien qui fait qu’on ne peut pas le confondre avec un simple marchand de papiers imprimés. 

 

Pendant des décennies, il a recopié sur des petites fiches des phrases, des morceaux de phrases, voire des poèmes dans son entier. Parfois il recopiera les passages en français et dans la langue originale, on se demande bien à qui ce travail quotidien était destiné. Cette manière pointue de saisir le livre sous toutes ses formes est une volonté de déspécialiser le savoir et de le restituer dans ce qu’il pense être sa vérité de l’instant.

Les notes de lectures de Guy Debord produisent plusieurs impressions étranges. D’abord il y a une capacité qui semble s’extraire de cet ensemble, à relier entre eux des auteurs qui ont fait du pessimisme un commerce actif. Le mal, le noir, la part d’ombre du néant qui pèse sur l’homme d’action et qui le cloue sur place est abondamment représentée. C’est presque le contrepoint du Surréalisme que Debord lit avec beaucoup d’attention mais pour en faire une critique acerbe et souvent ingrate d’ailleurs. Annie Lebrun avançait que Debord à la fin de sa vie revenait vers Breton et lui révélait son admiration. Il bouclait en somme son parcours, parti de Breton au début des années cinquante, il y revenait à la fin de sa vie. Relisant ces jours- ci une interview de Breton par Madeleine Chapsal, je voyais très bien la pédanterie qu’on pouvait lui reprocher, et pourtant on ne saurait nier son importance[3]. Encore que ni Debord, ni Breton n’ait finalement joué un rôle dans les déterminations de notre volonté de tenter de changer le monde qui ne nous convient pas et qui ne convient d’ailleurs à personne, même pas à ceux qui en font de l’argent. 

 

La publication de ces fiches voit son intérêt réduit par le fait qu’elles ont été au préalable triées et donc choisies par ces « conservateurs » de bibliothèques qui forcément les interprètent à l’aune de ce qu’ils ont compris globalement de Debord. La faiblesse de la postface de Gabriel Ferreira Zacarias qui a soutenu une thèse universitaire sur Guy Debord en 2014[4], en atteste où les lieux communs sont débités les uns derrière les autres. Il serait intéressant pourtant de se poser la question des raisons de cette conservation maniaque de ses fiches dans des dossiers. Ces fiches pouvaient servir à des utilisations ultérieures sous forme de détournement. Mais il y a autre chose. En effet, avant de procéder à son suicide Guy Debord avait trié ses archives. Il avait brûlé énormément de papiers, mais pas ses fiches e lectures, alors qu’il savait pertinemment qu’elles ne lui seraient plus d’aucune utilité dans l’au-delà. Il y avait un désir de conservation, de faire son temps, ce qui va avec l’idée d’un homme obsédé par le temps qui passe. Fixer ce qu’il avait lu devait raconter aussi ce qu’il était. Ces livres lus et commentés expliquaient la formation d’une pensée. La façon dont les fiches de lecture sont présentées fait de Debord un homme de lettres un peu banal, saisi par une boulimie de lectures. Elle masque sa volonté de faire l’histoire d’une manière plus concrète qu’en lisant et en écrivant, que cette volonté soit aboutie ou non. Il y a une oscillation chez Debord entre une culture livresque très sophistiquée, Mallarmé, la poésie chinoise, Breton et les surréalistes, et une culture plus populaire et immédiate comme les poèmes de Mouloudji – grande figure de Saint-Germain des Prés – qu’il recopie ou les chansons italiennes comme Porta Romana Bella. 

 

Le recueil consacre aussi une large place à la poésie chinoise à laquelle Debord semble s’être intéressé au début des années soixante. C’est du reste à ce moment-là qu’a émergé en France et en Europe l’engouement pour la Chine. Evidemment Debord n’est pas tombé dans le travers gauchiste qui laissait croire que la Chine était un pays communiste d’une forme nouvelle, bien au contraire il sera un des premiers à critiquer vertement le maoïsme comme une forme peu originale de dictature criminelle[5]. Ex post il est intéressant de rapprocher ces deux éléments, les poésies chinoises apparaissant finalement comme une critique anticipée du maoïsme. Ici se dévoile le but des lectures de Guy Debord, il s’agit de critiquer le présent à l’aune d’un passé glorieux. C’est une forme de conservatisme révolutionnaire si on veut, en tous les cas un anti-progressisme. Plus banalement on remarquera l’amour de la langue française. Je me demandais en lisant ce volume ce qu’il aurait pensé de cette dictature nouvelle manière qui veut nous imposer l’écriture inclusive comme norme. Du mal bien entendu. Car cette façon de faire ne vise pas du tout un égalitarisme de façade entre les sexes – les genres on dit maintenant – mais plutôt l’éradication du passé dans ce qu’il a de plus cher : sa langue et son histoire. En effet la généralisation de l’écriture inclusive rendra la lecture des textes du passé très ardue, réservée à des initiés. Or d’une manière ou d’une autre Debord s’est toujours inscrit dans une volonté révolutionnaire de se réapproprier l’histoire, donc la langue. 

La bibliothèque de Guy Debord

Il y a très peu de poésie au sens étroit dans ce volume, alors même que Debord avait lu des poètes qui l’avaient marqué comme Apollinaire, ou Rimbaud. Peut-être parce qu’ils les avaient lus avant de construire ses notes sur des fiches classées. Seul Breton y a une large place. A l’inverse, on trouvera de longs extraits de la Bible, ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont jamais lu cet ouvrage, et de Shakespeare ce qui est moins étonnant et plus commun. Beaucoup d’ouvrages qui sont d’une culture courante, Don Quichotte, Dom Juan de Molière, et même Marcel Proust. On trouvera aussi de longues citations d’Homère. Et puis, mais c’est plus attendu, les dissidents anglais, Thomas de Quincey, Jonathan Swift, Thackeray, dont on faisait grand cas dans les années soixante. On savait que Debord lisait aussi des romans policiers, mais il est plus étonnant de trouver une attention aussi soutenue à Sax Rohmer, l’auteur de la série Fu Manchu. On voit comment il s’en saisit dans une relation à la dérive et à l’espace urbain. Les citations sont ici déjà un commentaire. Il y a aussi une lecture attentive de Montaigne – dont il retient particulièrement la célébration de l’amitié – ou de Diderot, écrivain phare de la pensée progressiste dans sa version matérialiste. 

 

Si l’usage que Debord comptait faire de ces citations était pour partie le détournement, cela ne semble pas suffisant pour expliquer cette longue quête. Il y a parfois, dans les années quatre-vingts, comme un désir de rattraper le temps perdu, en se lançant dans les lectures qu’il n’avait jamais faites. C’est parfois un peu ennuyeux, très souvent drôle comme les citations qu’il retient de La Rochefoucauld. Par exemple celle-là : « Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs ». Les rapports qu’il entretenait avec Robert Musil, pourtant très proche de lui dans son approche de la vie moderne et sa réification, restent ambigus. L’homme sans qualité bénéficie d’un traitement très long où se mêle la révérence et la critique. Si on comprend que les notes sur Robert Musil se retrouvent dans le dossier Poésie etc. Les notes sur Lewis Munford paraissent assez peu à sa place. C’est un auteur important qui lui a beaucoup servi pour l’écriture de La société du spectacle, avec d’ailleurs assez peu de recul, pour La cité à travers l’histoire. L’ouvrage de Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico : villes et économie dans l’histoire, qui viendra plus tard, mais que Debord n’a peut-être jamais lu, corrigera bien des idées reçues sur la question[6]. C’était des ouvrages phares de la pensée critique du début des années soixante et d’une sociologie naissante, nourrie d’un marxisme dissident. On en trouvait des comptes rendus très détaillés dans des revues comme Arguments – la revue d’Edgar Morin qui à l’époque donnait dans le marxisme critique – ou encore Socialisme ou barbarie. Même si leur lectorat restait étroit, elles contribuaient à la diffusion d’une certaine pensée critique. Le fait qu’il n’existe plus de telles revue explique aussi un peu pourquoi l’Université française, aspirée par les normes de production du savoir anglo-saxonnes, n’arrive plus à produire un seul ouvrage vraiment novateur ou seulement intéressant dans le domaine des sciences humaines. 

 

Vers la fin de sa vie, Debord s’était rapproché de certains écrivains traditionnellement hanté par la quête d’un prix littéraire. Entre autres résidus d’une culture germanopratine d’un autre âge, il fréquentait Morgan Sportès. Cet écrivain a construit sa petite renommée sur le fait qu’il exploite et met en scène des faits divers en recopiant des extraits de procès-verbal d’enquêtes criminelles célèbre. Ce genre littéraire plait beaucoup, Philippe Jaenada, ou encore Emmanuel Carrère en font un commerce. C’est du polar moderne en quelque sorte qui évite l’imagination et en même temps l’émotion. Mais peu importe les qualités qu’on lui trouve – il est vrai qu’il écrit moins mal que Michel Houellebecq ou Amélie Nothomb. Le temps a passé, Debord est mort depuis un quart de siècle, et si dans le temps on se flattait de l’avoir connu, on se met maintenant à lui cracher dessus comme si on regrettait de l’avoir fréquenté. Voilà ce qu’écrit le lamentable Morgan Sportès à qui Debord avait fait pourtant l’amitié de boire un peu avec lui :

« Pour ce qui est de Debord qui, lui aussi, a lu tous mes livres, et avec lequel j’ai beaucoup bu, et causé, son suicide – et la façon surtout dont il l’a mis en scène – m’a quelque peu gêné. C’était comme s’il avait spectacularisé sa mort ! L’abus d’alcool a fini par assombrir son intelligence brillante. A la fin, avec sa gueule couperosée et ses lunettes aux verres épais comme des culs de bouteille, il me faisait songer, penché sur son verre de picrate, à une Pythonisse cherchant dans une boule de cristal l’espoir d’on ne sait quelle improbable Révolution. Sic transit gloria mundi… » Ce crachat se trouve dans Causeur[7].

Je m’étais étonné à la lecture de quelques-uns de ses romans que Debord ait pu s’intéresser à un tel individu[8]. Je trouvais que, même si certains de ses romans ne sont pas inintéressants – je pense à Tout, tout de suite[9]sa prose manquait non seulement de colonne vertébrale, mais aussi de grâce. Debord devait donc se sentir un peu seul. Morgan Sportès doit être très content de lui-même pour énoncer de telles petites saletés. Peut-être se croit-il immortel pour ce faire. Dans le même interview où il se répand pour bien nous expliquer qu’il est lui-même un grand homme de lettres, il écrit ceci : « Si je t’oublie [son dernier roman] est d’abord une œuvre d’art, de par sa forme, c’est-à-dire son style et sa construction très élaborés ».  Il donne même une définition définitive de la littérature : « La vraie littérature s’écrit face à la mort » l Il y en a qui ne chient pas la honte ! La morale de cette microscopique histoire sans importance, c’est que l’amitié c’est comme l’amour au fond, c’est fait pour être trahi ! Ce n’est pas évidemment qu’on ne puisse pas critiquer Debord, y compris dans sa vie quotidienne, bien au contraire, son parcours recèle de très nombreuses ambiguïtés, mais la critique ne doit pas forcément conduire à de telles mesquineries où on dénigre le physique d’un ennemi imaginaire qui ne peut pas nous répondre puisqu’il est mort. 

 

Ces notes ne sont pas vraiment indispensables à la compréhension de la pensée Debord, ni même à son parcours. Elles sont dans leur maniaquerie éditoriale uniquement destinées à ceux qui ont fait dans l’étude de la pensée de Debord une manière d’érudition et qui en outre sont des grands lecteurs pour savoir de quoi il parle. Mais on est content de loin en loin de le retrouver avec son sens de l’humour si particulier, et sa façon de poser ses lectures comme des évidences dans la compréhension des textes. On retiendra de ce dossier que l’auteur de La société du spectacle recherchait dans la poésie, la célébration de l’amitié, du vin, des filles et la mélancolie du temps qui passe.



[2] in Guy Debord, Un Art de la Guerre, Éditions Bibliothèque Nationale de France - Gallimard, 2013.

[3] Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, 10/18, UGE, 1973. Dans cet interview Breton a le mérite de dire du mal de Marcel Proust, ce qui aujourd’hui ne se fait plus guère.

[4]  Gabriel Ferreira Zacarias, Expérience et représentation du sujet : une généalogie de l’art et de la pensée de Guy Debord, Littératures. Université de Perpignan, 2014.

[5] « Le point d’explosion de l’idéologie en Chine », Internationale situationniste, n° 11, octobre 1967.

[6] Gallimard, 1988 pour la traduction française.

[8] Contrairement à Debord je ne les ai donc pas tous lus, et même pour certains je me suis arrêté au bout de quelques pages.

[9] Fayard, 2011. 

mardi 23 juin 2020

Réflexions sur le1984 de George Orwell

George Orwell – Eric Blair de son vrai nom – est à la mode, et de plus en plus. Cela tient d’abord à son roman 1984 qui a maintenant soixante et dix ans et qui reparait dans une nouvelle traduction chez Gallimard[1]. La vie d’Orwell est bien connue, notamment grâce à la biographie de Bernard Crick, et jusqu’à la polémique qui a été sensée faire de lui un agent de la Guerre froide du côté de monde anglo-saxon[2]. C’était donc un écrivain anti-stalinien, et cela d’autant plus qu’il avait la Guerre d’Espagne où il avait été blessé et où il avait vu les staliniens agir contre les anarchistes et contre le POUM auquel il s’était rallié. Il avait eu une vie très compliquée, mais c’était un homme d’engagement. Il était issu de la petite bourgeoisie coloniale, ses parents étaient des fonctionnaires en poste aux Indes. Il regrettait de ne pas être né prolétaire. Il s’engagea donc dans les marches des chômeurs dans les années trente, donc pendant la grande crise[3]. C’est d’ailleurs en partageant le sort de ces miséreux qui erraient de ville en ville à la recherche d’une solution de survie qu’il attrapa la tuberculose, maladie dont il mourra en 1950. Et puis il s’engagea dans la Guerre d’Espagne, du côté du POUM qui était la partie faible du puzzle espagnol et qui se donnait des airs trotskistes pour tenter d’exister entre les anarchistes et les staliniens du Parti communiste espagnol qui faisaient tout pour freiner la révolution sociale et pour prendre la tête du camp républicain. Tout ça veut dire qu’ils n’hésitaient pas à commettre des assassinats[4]. Il suffit de lire Borkenau et Orwell sur ce sujet[5] pour se rendre compte que si le témoignage d’Orwell est le témoignage de première main d’un combattant, il manque d’une profondeur d’analyse. 

Sur cette photo de la colonne Lénine du POUM George Orwell est à la fin, on le reconnait à sa haute taille et ses cheveux en broussaille 

1984 est l’ultime ouvrage d’Orwell, très malade, il mourra une année après la publication de ce livre à l’âge de 47 ans. Il n’eut donc pas le temps de profiter d’une gloire aussi inattendue que fulgurante. On l’a d’abord pris pour une simple critique du communisme façon Staline. Et il y en a pour continuer à présenter Orwell comme un agent de propagande anticommuniste. Il était en effet un ennemi des formes autoritaires, qu’elles soient communistes ou autres, mais enfin quoi qu’on pense de lui, il s’est toujours proclamé socialiste, de gauche et anticapitaliste. Sans doute militait-il pour un socialisme qui ne bouleverse pas les traditions. On va retrouver tous ces thèmes dans 1984. Mais ce qui me semble plus pertinent c’est d’analyser 1984 à la lumière de nos sociétés modernes. Il n’y a plus de société communiste officielle aujourd’hui, sauf à se référer aux dernières clowneries de la Corée du Nord. Et pourtant jamais la vérité de cet ouvrage n’a été aussi forte. Ce que conteste Orwell et contre quoi il incite à lutter, c’est le contrôle social de ce que pensent, font et disent les individus d’une société donnée. Le bouffon Marcel Gauchet, intellectuel médiatique autant qu’inintéressant considère qu’Orwell n’est pas un « penseur »[6]. Et justement c’est là que se pose la question, qu’est-ce qu’un penseur ? Orwell choisit la forme fictionnelle pour construire son analyse de la société moderne. Il s’éloigne de la forme théorique ou philosophique, ce qui entraîne qu’il s’appuie sur le sentiment, sur l’instinct. Tout au long du livre, justement il montrera que pour comprendre ce que nous sommes devenus, il faut partir de ce que nous ressentons face aux autres, et face à la nature. Il y a donc bien une méthode qui est celle du conte philosophique, et c’est sans doute pour cela que les livres d’Orwell sont lus et étudiés dans le monde entier, tandis que des thèses de Gauchet, on n’en discute que dans un cercle restreint germanopratin. Ce n’est pas qu’une question de simplifier le discours pour le rendre plus compréhensible, mais c’est la volonté de ne pas emmerder le lecteur, comme une possibilité d’entamer le dialogue avec lui en dehors des codes académiques. 

 

Dans le roman revient comme une litanie le slogan : « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage et l’ignorance c’est la force ». Ça peut paraître un mensonge éhonté, mais c’est pourtant ce qu’on vit tous les jours. Il y a des dizaines d’économistes qui sont payés pour nous dire que la                                            licencier des patrons, c’est bon pour lutter contre le chômage, ou encore que les inégalités permettent de lutter contre la pauvreté. Quant à l’idée que la guerre c’est la paix, ma foi c’est juste une extension du proverbe Si vis pacem para bellum. Et donc que la bombe atomique fut excellente pour maintenir l’équilibre entre le bloc de l’Est et celui de l’Ouest. Également il est assez facile de rapprocher les télécrans de Big Brother de ce qui se passe sur les réseaux sociaux ou sur Internet. Le Big Data, ce n’est pas Big Brother, mais ça y ressemble furieusement. Ces derniers temps on a franchi un nouveau palier avec la mise en place d’un cours à Sciences Po intitulé sobrement Macron[7]. Macron dans le rôle du grand frère, c’est osé parce que si Big Brother d’Orwell ressemble à Staline, Macron ne ressemble qu’à un pantin désarticulé qui répète inlassablement des slogans qu’il ne comprend pas ! Cette année des lois ont été votées et appliquées avec zèle par la justice pour restreindre le droit de manifester, mais également pour confier à Facebook la surveillance de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Tous les jours vous êtes surveillés, que ce soit pour ce que vous lisez, pour ce que vous écrivez ou pour ce que vous achetez. Les médias dominants qui appartiennent presque tous à l’oligarchie jouent comme dans 1984 le rôle d’un ministère de la Vérité. Ils nous assomment à coups de « décodeurs » - Le monde – et de « désintox » - Libération[8], prônent la bonne parole et nous incitent à voter pour un système politique moribond qui en vérité ne repose que sur la violence policière. Cette unanimité journalistique provient évidemment du fait que les médias sont possédés par une poignée de milliardaires : c’est eux qui payent, et donc il ne faut pas les contrarier. Mais à vrai dire les journalistes ont intégrer depuis longtemps la soumission volontaire.

Le plus intéressant me semble-t-il dans l’ouvrage d’Orwell, c’est la question du langage, je ne suis pas le seul à le dire. On le sait dans 1984 une grande partie fait référence à la Novlangue, et Orwell lui consacre une lourde annexe à la fin de 1984. Tous les jours nous voyons la Novlangue en pratique, c’est par exemple l’ignoble écriture inclusive qui sous le prétexte d’une égalité factice entre les hommes et les femmes travaille à éradiquer le passé, c’est-à-dire la langue de nos ancêtres. Mais c’est aussi l’extension du politiquement correct. On trouve ça chez les féministes new-look qui dans un même mouvement soutiennent le port du voile, et lutte pour qu’on féminise la langue ou qu’on donne un salaire égal entre les hommes et les femmes – mais pas entre tous les salariés, elles espèrent ainsi combattre les tendances égalitaires qui secouent le capitalisme vieillissant ! Evidemment il est facile de comprendre que l’oppression du voile et de la langue n’est pas de même nature, le premier est plus mortel que le second. Il se manifeste également une tendance à éradiquer toutes les représentations de la négritude dans la société occidentale, au prétexte que cela serait raciste[9]. Bientôt il ne sera plus possible de représenter Othello sur les planches. Dans ce genre de décomposition, les Etats-Unis paraissent très en avance sur nous, mais c’est parce qu’ils ont pratiqué le communautarisme de plus longue date. C’est tous les jours que le politiquement correct fait la chasse aux mots, dans les journaux, dans les universités[10]. Comme dit Orwell : « Il est des idées tellement absurdes que seuls des intellectuels peuvent y croire ». Dans 1984 Julia, femme déterminée et forte, revendique sa féminité contre le parti qui nie aussi bien l’usage du parfum et des maquillages qu’une sexualité qui serait plus orientée vers le plaisir que vers la reproduction. Ce passage donnerait mal à la tête aux nouvelles féministes, notamment quand elle dénonce ceux qui voudraient que les femmes et les hommes ne se distinguent plus du point de vue de l’habillement par exemple. Le vêtement du parti étant une vague salopette de travailleur. 

Edmond O’Brien et Jan Sterling dans l’adaptation de Michaël Anderson en 1956 

On notera une grande place accordée à Goldstein qui manifestement est construit sur l’idée qu’on pouvait se faire à l’époque de Léon Trotski, un paria et un martyr. Vers les deux tiers du livre, Orwell introduit la lecture du livre de Goldstein, livre qui en effet ressemble à du Trotski du point de vue de la langue de bois qui y est utilisée. On peut supposer que cette partie de 1984 est ce que pense Orwell lui-même de la marche au socialisme, encore qu’in fine on apprendra que c’est O’Brien qui l’a écrit pour produire un leurre et attirer les récalcitrants. Cependant, on se rend compte que si sa vision s’inscrit dans « le sens de l’histoire », elle reste assez ambiguë au moins sur le point de savoir quoi faire du progrès technique. Il ne veut pas admettre que ce soit là une vision erronée que de croire que l’abondance de biens permettra de sortir les masses de l’ornière de la misère, même si ici et là il se rend compte que ce progrès sert à la guerre, donc à la destruction, et au contrôle social. Il affirmera aussi que les progrès dans les formes de représentation, à commencer par l’imprimerie, assurent un meilleur contrôle social. Mais il suppose que l’instruction est la clé pour construire une société plus juste. A cette époque il semblait encore que le peuple qui se laissait embrigader dans des régimes totalitaires le faisait par ignorance, et donc que si on lui donnait plus d’instruction, il briserait ses chaînes. Depuis on s’est rendu compte que c’était un peu plus compliqué que ça, et que l’idée même de progrès n’avait pas que des vertus. Orwell n’est pas toujours très clair parfois il suggère que les gouvernements utilisent la guerre réelle pour détruire les surplus de production qui engendrent des crises et pour mobiliser les énergies, mais parfois il avance que c’est plus la peur qui aide les populations à abdiquer leur pouvoir. Cet aspect est intéressant, Orwell se référait à l’époque à la course aux armements entre l’Ouest et l’Est. Mais aujourd’hui on a transféré cette peur panique sur la question écologique, Greta Thunberg aurait été un excellent personnage de 1984. On pourrait mettre son portrait au-dessus de notre poubelle avec le slogan « Greta is watching you ! ». Vous me direz que l’effondrement écologique n’est pas une menace, mais une réalité. C’est vrai, mais les guerres étaient aussi une réalité en Europe durant le XXème siècle, et le sont toujours ailleurs, en Afrique ou au Proche-Orient. Le problème qui est bien vu par Orwell, c’est qu’en terrorisant les populations on les empêche de réfléchir et ils se réfugient dans les discours d’expertise qui sont sensés remplacer l’analyse politique et donc le moment où on se prend en charge recule. Notez que le cadre du récit est une lutte entre des blocs et que les nations n’existent plus. Ces regroupements ressemblent à l’Union européenne dans sa volonté d’imposer une loi dont personne ne veut et donc d’éradiquer les cultures qui ont émergé dans la formation des nations. Bien qu’il ne le précise pas, la Novlangue s’inspire de l’Esperanto[11] qui prétend remplacer les différentes langues pour mieux communiquer entre les hommes, et donc suppose que c’est là un facteur de paix universelle. 

 

Mais peut-être que le plus important n’est pas là, mais dans les relations entre Julia et Winston. Ce sont des relations fondées d’abord sur le sexe, et c’est Julia qui fait le premier pas, preuve qu’elle est plus libre que lui. Ces relations sont mal vues du parti, essentiellement parce qu’elles sont libres et sans engagement. C’est cette relation amoureuse qui va éveiller – ou réveiller peut-être – la conscience de Winston. Comme quoi la transformation sociale passe aussi par la transformation des rapports avec les autres, en premier lieu entre un homme et une femme.

« J'appelle égrégore, mot utilisé jadis par les hermétistes, le groupe humain doté d'une personnalité différente de celle des individus qui le forment. Bien que les études sur ce sujet aient été toujours ou confuses, ou tenues secrètes, je crois possible de connaître les circonstances nécessaires à leur formation. J'indique aussitôt que la condition indispensable, quoique insuffisante, réside dans un choc émotif puissant [...] L'égrégore le plus simple se crée entre un homme et une femme. »[12]

C’est en effet dans cette relation qu’apparaît le recommencement d’une civilisation. Mais Orwell montre aussi comment la résistance peut être brisée par un travail en profondeur su la personnalité qui finit par lassitude à admettre tout ce qu’on veut qu’elle admette. Aujourd’hui le parti dominant qui prétend nous formater et nous gouverner a modifié ses méthodes. Orwell le sent très bien déjà. On ne veut plus que les éléments réfractaires se soumettent pour avoir la paix à un pouvoir autoritaire, on veut aussi qu’ils soient dressés à penser comme on l’ordonne. Par exemple on matraque depuis des années pour ne pas dire des décennies que « L’Europe, c’est la paix », « l’Europe, c’est le progrès ». La preuve de tout cela on ne la montre jamais, ce doit devenir une certitude apodictique. Ou encore que le marché fonctionne toujours au mieux et que l’Etat est le coupable des endettements excessifs. C’est un message qu’on connait, évidemment ce n’est pas très gai. Seuls ceux qui sont en dehors de ce système peuvent le contester, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas suivi les enseignements d’HEC, de l’ENA ou de Science Po. C’est ceux-là qu’Orwell appelle les prolétaires, et c’est sur eux qu’il compte. 

 

Je ne sais pas trop si ce livre est « bien écrit », Orwell n’était pas un styliste et on peut préférer ses écrits sur la Guerre d’Espagne ou sur les victimes de la Grande crise[13]. Il y a de l’émotion essentiellement dans la dernière partie, de la terreur même lorsqu’on comprend que le « système » va s’attaquer directement au noyau dur de la personnalité de Winston et de Julia, les scènes de torture sont très dérangeantes. Orwell défend l’individu et sa spécificité contre sa collectivisation par un système qui veut le réduire à un élément au service de celui-ci avec des méthodes qui rappellent fortement celles de la publicité. Orwell avait dû lire l’ouvrage d’Edward Bernays. Voilà ce qu’écrivait celui-ci : « La manipulation consciente et intelligente des actions et des opinions des masses est un élément important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société, constituent un gouvernement invisible qui est le vrai pouvoir dans notre pays. Nous sommes gouvernés, nos esprits sont formés, nos goûts éduqués, nos idées suggérées, en grande partie par des hommes, dont nous n'avons jamais entendu parler»[14], propos que ne renierait pas Macron. Sans doute le passage relatif au livre de Goldstein est beaucoup trop long. Mais cela ne fait rien, avec 70 ans d’avance Orwell décrit cet univers du contrôle de la pensée qui est bien en place aujourd’hui. Les révoltes qu’on voit aujourd’hui un peu de partout dans le monde semble pourtant montrer que l’être humain n’est pas mort. Même si c’est long, difficile, morcelé et compliqué, les masses sont de moins en moins dupes, et c’est sans doute pour cela que de partout l’oligarchie ressort la vieille méthode de la matraque. Cette idée selon laquelle la défaite est le plus généralement au bout de la lutte ne doit pourtant pas nous dissuader de lutter, non pas parce que le but est écrit, mais plutôt parce qu’un être vivant n’a pas d’autre choix pour exister, quelles que soient les trahisons de toutes sortes qui balisent le chemin. O’Brien après avoir encouragé Winston à lutter, apparaitra sous un autre masque, celui du manipulateur qui travaille au nom d’un pouvoir opaque dont le but est seulement lui-même. Et en effet, on se rend compte aujourd’hui que les puissants ne sont guère motivés par autre chose que jouir des tourments qu’ils peuvent infliger aux autres. Sans doute est-ce pour cela que les allées du pouvoir – voir l’affaire Epstein par exemple, ou antérieure les sordides affaires auxquelles fu mêlés DSK – sont peuplées de déviances sexuelles de toutes sortes. L’argent qu’ils accumulent, la cupidité qu’ils manifestent de façon compulsive, sont juste des moyens pour martyriser les corps et les cervelles d’une masse qu’ils croient amorphe parce qu’elles ne se livrent aux mêmes pulsions qu’eux. Macron dans la manifestation d’une imbécilité native avouait ne pas comprendre pourquoi en France – mais en vérité c’est pareil ailleurs – les gens ne manifestaient pas plus d’envie de se battre pour devenir milliardaires[15]. Souvent désignés comme des jaloux et des aigris, les pauvres sont peut-être un peu plus sains dans leurs aspirations que les individus qui tentent de les commander. C’est au fond ce que montre Julia et Winston quand ils se rencontrent. 

John Hurt dans l’adaptation de 1984 par Michael Radford 

Ce conte philosophique a fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques. La première due à Michael Anderson et date de 1956. Elle prend beaucoup de liberté non seulement avec l’intrigue de l’ouvrage, mais avec le fond, restant au niveau d’une simple critique du totalitarisme. Mais elle a l’avantage d’utiliser des acteurs excellents, Edmond O’Brien et Jan Sterling. La seconde, celle de Michael Radford est sortie en 1984 justement. Elle se veut plus fidèle à la lettre. Elle fut l’ultime apparition de Richard Burton au cinéma. Elle est assez peu convaincante sur le plan cinématographique. La meilleure est sans doute celle qui ne se réfère pas officiellement à Orwell, Brazil de Terry Gilliam. Cette version qui a eu un accueil critique très favorable, a l’immense mérite de montrer cet aspect déglingué du progrès technologique, montrant par là que le contrôle des individus passait aussi bien par le bourrage de crâne que par la promotion des illusions de la marchandise.



[1] La traductrice, Josée Kamoun, a transposé le texte d’Orwell au présent pour dit-elle lui donner un air plus terrifiant, alors que l’original est pourtant bien au passé, mais la traduction des néologismes d’Orwell pose aussi des problèmes comme la traduction de Though Police par Mentopolice au lieu du traditionnel Police de la pensée qui est passé dans langage courant en France. J’ai donc repris la vieille traduction. Gallimard s’est fait allumer pour ce caviardage https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/06/05/1984-orwell-kamoun/

[2] George Orwell, a life, Secker & Warbur, 1980.

[3] Dans la dèche à Londres et à Paris, Gallimard, 1935.

[4] Franz Borkenau, Spanish cockpit [1937], Champ Libre, 1979.

[5] George Orwell, La Catalogne libre (1936-1937), Gallimard, 1955

[6] Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010, p. 522, cité par Jean-Jacques Rosat, in, https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/06/05/1984-orwell-kamoun/

[8] Ce journal quasiment sans lecteur s’était ridiculisé lors de la campagne présidentielle de 2017 écrivant « Faites ce que vous voulez, mais votez Macron », https://www.liberation.fr/checknews/2017/11/12/liberation-a-t-il-contribue-a-faire-elire-emmanuel-macron_1652724. Quelques années plus tôt, ne supportant pas l’échec du référendum sur le TCE de 2005, Serge July – ancien maoïste – avait déversé toute sa bile sur les électeurs qui votaient mal – enfin pas comme lui ! https://www.liberation.fr/planete/2005/05/30/chef-d-oeuvre-masochiste_521500

[10] On a même vu les étudiants débiles de Sciences Po faire la promotion du voile. Ils ont rencontré un succès inattendu, preuve que ces gens-là vivent en dehors de la société, loin de ses contradictions.   https://www.lepoint.fr/societe/hijab-day-sciences-po-paris-organise-une-journee-du-voile-19-04-2016-2033480_23.php

[11] Orwell connaissait très bien l’Espéranto, sa tante était marié avec un de ses fondateurs militants, Eugène Lanti, anarchiste convaincu.

[12] Pierre Mabille, Egrégores ou la vie des civilisations, Jean Flory, 1938.

[13] Je pense par exemple au Quai de Wigan qui a été écrit en 1937 et qui a été publié par Champ Libre en 1982.

[14] Propaagnda avait été publié aux Etats-Unis en 1928. Bernays était le neveu de Sigmund Freud.

L’Union européenne, nouvelle forme d’un proto-État fasciste

  Manifestation de soutien à Calin Georgescu   Je crois que les citoyens européens n’ont absolument pas conscience du véritable régime q...