
Je me suis souvent demandé pourquoi la modernité était
finalement si laide et si inhumaine au point de transformer les villes en des
cloaques inhabitables. Anselm Jappe a la réponse : c’est le béton et le
béton armé plus précisément. Cette matière a pour particularité de permettre le
développement de n’importe quelle forme architecturale, et est portée presque naturellement
vers la laideur. Jappe remarque après bien d’autres bien sûr que c’est
seulement dans les cités modernes réservées aux pauvres que ceux-ci développent
un goût certain pour la destruction de leur habitat. Ces cités au fond sont des
boîtes où on range le soir venu avec plus ou moins de bonheur ceux qui ne
sont rien et qui sont à l’écart de tout. Quand l’hurluberlu Macron parle de ceux
qui ne sont rien, il dit exactement « Une gare, c'est un lieu où on
croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ».
Ce n’est pas un hasard s’il parle d’une gare, car la gare c’est bien le
lieu de triage par essence, là où on va disperser les populations notamment
pour les déporter ? Dans sa naïveté imbécile il dévoile le projet architectural
capitaliste : accélérer la circulation et orienter les populations vers
leurs lieux de résidence. Evidemment Jappe s’en prend ouvertement à Le Corbusier
comme penseur et tête de file du courant fonctionnaliste qui abolit les différences
et aplanit la nature pour le bonheur capitaliste et le règne d’un ordre
aseptisé où la nature et ses soubresauts n’ont pas leur place. Il insiste d’ailleurs
sur le fait que Le Corbusier, contempteur de la ligne courbe, amoureux de la
ligne droite, était aussi un pétainiste et porté vers une forme totalitaire de
la vie sociale qui se révèle dans l’architecture. La Cité Radieuse de Marseille
fut nommée par les Marseillais eux-mêmes La maison du fada. Ce qui
voulait dire à tout le moins que pour beaucoup cet immeuble ne correspondait pas
à un mode de vie souhaitable. Cependant pour être juste, les « progressistes »
adoraient vivre dans ce genre d’immeuble. Jusque dans les années 1980 c’était
tout de même assez chic que d’y habiter. J’avais un copain de lycée au début
des années soixante qui habitait là avec ses parents, et il était très fier de
me présenter ces structures en étage qui superposaient les chambres aux pièces
à vivre. L’étroitesse des lieux était compensée il faut bien dire par un bon
ensoleillement. Dans les années soixante-dix, j’avais un copain, chercheur au
CNRS, très radical, tendance situ, qui trouvait ça très class que de logeait
dans cet endroit cafardeux. Il y a ainsi une question d’époque : lorsque
la société, l’économie, sont dynamique, il est de bon d’accompagner la
transformation spatiale. Les situationnistes – un peu moins Debord évidemment –
ont marché là-dedans, avec le projet de New Babylon, projet qui plait
encore beaucoup aux architectes avant-gardistes. Jappe souligne d’ailleurs
que les propositions de Constant finalement rejoignent la logique de Le
Corbusier, en l’inversant, et toujours avec cette étrange idée de soumettre la
nature et de faire table rase du passé. C’est très important de le souligner,
Jappe ne le fait pas assez à mon sens, parce que cela veut dire qu’une certaine
classe moyenne, éduquée, était tout à fait gagnée aux idées « progressistes »
de Le Corbusier. Aujourd’hui ce soutien s’est bien amenuisé, et les bétonneurs
n’ont pas le vent en poupe. C’est une vraie interrogation que l’adhésion d’une
partie du public à ses idées biscornues parce qu’en même temps Jappe nous dit
que cette maladie de construire des choses laides et de nous annoncer que c’est
là la nouvelle beauté de l’époque, était regardée avec une grande méfiance par
les plus pauvres. Il faudrait cependant introduire une nuance importante. Quand
à Marseille on a détruit des tours pour cause d’obsolescence programmée, ceux
qui y avaient vécu avaient la larme à l’œil car on leur arrachait aussi un
partie de leur passé. Ce qui est tout de même frappant, c’est que justement ces
constructions comme l’a montré l’effondrement du pont de Gênes sont peut-être
moderne, mais cette modernité s’use très vite non seulement parce que l’esthétique
qu’elle supporte vieillit très mal, mais aussi parce que les matériaux qui sont
utilisés sont bien plus soumis à l’obsolescence que les techniques traditionnelles :
le béton armé rouille !

La Cité Radieuse, Marseille
On a vu assez souvent ces dernières décennies des cités
entières soumises à la destruction volontaire, non pas de la part de ses
propres habitants, mais de la part des autorités. Pourquoi ?
Essentiellement parce que le coût de rénovation de ces grands ensembles est
très élevé, trop élevé. C’est assez terrible parce qu’on a développé ces types
de construction – que Jappe qualifie de totalitaires, voire de fascistes – pour
faire des économies dans les coûts de production des logements. Mais finalement
il a fallu les détruire, et il a fallu dépenser à nouveau pour reconstruire,
toujours avec les mêmes normes de production. Et donc au bout du compte l’utilisation
des techniques soi-disant très économes se révèle finalement très onéreuses. Le
paradoxe n’est qu’apparent car tout le capitalisme fonctionne comme ça. C’est
au nom de la volonté de nourrir tout le monde qu’on empoisonne ce même monde. Ou
encore on pourrait dire que l’automobile est sensée rendre les gens plus
mobiles, mais leur nombre trop important les rend encore moins mobiles, coincés
qu’ils sont dans leur véhicule. Les formes modernes de l’habitat qui se disent
fonctionnelles sont d’ailleurs pensées en fonction du zonage et de la circulation.
Anselm Jappe rappelle fort à propos que Le Corbusier qui n’avait presque que
des idées lugubres, voulaient espacer les carrefours afin que les véhicules n’aient
pas à ralentir, car cela les userait.

Une tour détruite à Marseille
à cause de son obsolescence, il s’agit de l’immeuble B dans la résidence des
Cyprès, le quartier où j’allais au collège
Donc on a pris l’habitude depuis la seconde moitié du XXème
siècle de détruire les habitations qu’on avait produites. Mais n’est-ce pas l’essence
de la pensée de le Corbusier à qui on prêtait l’idée de raser Paris pour la
reconstruire à l’américaine, c’est-à-dire sans rues tordues qui ne vont nulle
part, avec des avenues rectilignes – toujours cette maniaquerie de la ligne
droite – et qui se coupent à angle droit pour distribuer l’espace dans un
zonage productiviste. Ça intéresse les bétonneurs de faire du passé une table
rase, dans la lignée du baron Haussmann. C’est une manière non seulement de
négationnisme, mais aussi une façon de contrôler et de nier l’existence des
individus en dehors de leur fonction. Ces
fonctions sont déclinées en trois composantes principales, le travail, la consommation
et le repos.
Le pont de Gênes qui s’effondra
le 14 août 2018
Jappe s’oriente vers trois conclusions « théoriques ».
La première et la plus visible est que le béton permet d’uniformiser le monde,
de le repeindre en gris, et donc d’une certaine manière d’unifier le marché à l’échelle
de la planète. C’est d’autant plus vrai que le béton sert aussi à construire
des routes, des ports et des aéroports. C’est une rupture d’avec l’histoire
puisqu’avant le capitalisme de type industriel on utilisait des matériaux
naturels qui exprimaient l’identité d’une région, d’un pays, on utilisait le matériel
local. Le second point est qu’au prétexte de produire beaucoup et pour pas cher
pous satisfaire une demande toujours plus importante, on construit des logements
et des bâtiments qui ne sont pas durables, des logeemnts qu’il faut
périodiquement raser et ensuite reconstruire. C’est nouveau cette idée de faire
entrer le logement dans les produits à obsolescence programmée. Ceci est non
seulement ruineux pour l’environnement et pour l’économie, mais justifie une
activité laborieuse dont on pourrait très bien se passer ou qu’on pourrait à
tout le moins réduire. La troisième conclusion est que le béton justifie les
architectes et le triomphe des experts en logement. Jappe fera une longue
digression sur le fait que non seulement l’artisanat disparait, mais la profession
d’architecte sert évidemment à accroitre la distance entre le travail manuel et
le travail intellectuel qui est le fondement même du capitalisme comme l’avait
démontré Adam Smith, sauf que lui c’était pour s’en féliciter.

Un
immeuble s'est renversé à Shanghai, façade contre terre le 27 Juin 2009
Si le pont de Gênes et son effondrement ont marqués les esprits,
apparaissant comme quelque chose d’incongru, en vérité la liste est très longue
des catastrophes du béton. C’est presqu’avec régularité que ce type d’ « accident »
arrive en Chine, car non seulement le pays construit frénétiquement pour accueillir
les nouveaux arrivants depuis les campagnes dans les villes et leurs industries,
mais le bâtiment est comme le rappelle Jappe un des éléments moteur de l’économie
chinoise, avec évidemment toutes les magouilles habituelles des constructions
immobilières. Cette situation a amené d’ailleurs l’économie chinoise dans une crise
de crédit assez incontrôlée qui est masquée par le fait que les exportations
chinoises restent très dynamiques, notamment aux Etats-Unis où les rodomontades
de Trump n’ont pas changé grand-chose à la situation déficitaire des Etats-Unis.
Ce point n’est pas très étudié, mais la déconfiture du secteur immobilier chinois
pourrait annoncer une crise économique très grave dans ce pays et accélérer l’effondrement
du capitalisme mondial déjà fortement touché par les crises financières et sanitaires
récurrentes.

Chine. Quatre immeubles
s'effondrent, faisant 22 morts, octobre 2016
Si on adhère facilement à la thèse développée par Jappe,
selon laquelle le béton est la technique adéquate au développement capitaliste,
il faut tout de même souligner un certain nombre d’interrogations. La première
est la question démographique. L’usage du maléfique béton a été justifié par la
nécessité de loger pour pas cher des masses d’individus et donc de les sortir
des taudis. Que cette logique soit un prétexte ou non, cela ne change pas
grand-chose. Cette nécessité a été alimentée par deux éléments le premier est
la poussée démographique résultant de l’amélioration relative des conditions de
vie à la surface de la planète, et le second est la concentration urbaine. Bien
entendu les excès de la concentration urbaine sont aussi le résultat du développement
du capitalisme industriel. Et ces excès exigent la verticalité, puisque l’espace
occupé au sol devient relativement plus faible par rapport aux habitants. On remarque
évidemment que la mondialisation dans la recherche du moindre coût et de l’accélération
de la division du travail détruit les espaces ruraux et facilite la concentration
des populations, avec les problèmes que les migrations internationales peuvent
engendrer, mais aussi les problèmes que la raréfaction du travail crée du fait
par exemple de la robotisation ou des délocalisations. Jappe défend l’idée
selon laquelle on pourrait trouver des alternatives au béton en revenant vers
des formes plus artisanales, ce qu’on ne peut qu’approuver. Cependant seraient-elles
suffisantes pour satisfaire les besoins de logement, même dans le cas d’une
sortie du capitalisme ? Certes on peut comprendre également que la poussée
capitaliste et l’urbanisation croissante du monde sont le résultat d’un mode de
production particulier, mais rien ne dit que cela serait suffisant. Le discours
de Jappe aboutit, ce n’est pas une découverte, à une critique de la technique,
critique qu’on trouve maintenant dans la mouvance post-situationniste et qui
prolonge les dernières réflexions sur le sujet de Guy Debord qui, après la dissolution
de l’IS, s’est séparé du discours techniciste qui animait les premières années
de l’IS et qui justifiait les formes architecturales développées par Constant
comme l’idée de ne travailler jamais. Autrement dit le développement et
le renouvellement des technologies utilisées ont été enfantées par un processus
de dépossession du travail humain par le capitalisme industriel. La technique n’est
jamais neutre elle répond dans sa mise en œuvre aux exigences de ses bailleurs
de fonds.
Parmi les remarques fort justes que Jappe développe, il y a
de nombreux passages sur la laideur de l’immobilier moderne. Cette laideur est
voulue et pensée – voir le brutalisme – elle résulte d’une négation de
la nature comme du négation du décorum. Mais en même temps elle contribue à l’abaissement
des sens et de la sensibilité. C’est la contrepartie du contrôle social que
permettent les nouvelles formes d’architecture. Le petit chapitre sur Faut-il
pendre les architectes est tout à fait significatif. On peut aller plus
loin en développant l’idée que la production de logements, le tracé des voies
de communication, est aussi une manière insidieuse d’éducation du peuple, on
lui apprend aussi bien à aimer le gris qu’à aimer la ligne droite ! Dans l’urbanisation
moderne, on propose de replacer la nature au-dessus du bâti. C’était aussi ce
que proposait Constant. Mais cette inversion est significative d’une volonté de
renversement qui saisit l’homme aux écus. C’est en quelque sorte un
négationnisme qui accompagne l’enfermement des être humains dans des cages de
béton. Cette image a très souvent été évoquée à propos des bâtiments
honteusement modernes, on parlait de cages à poules par exemple. Mais cet
enfermement est aussi bien le résultat d’un contrôle social que d’une
dépossession de soi.

Avoir pour objectif la
laideur pratique
L’ouvrage est donc très intéressant, et je dirais indispensable
à une critique raisonnée de la modernité. On peut cependant regretter une
écriture très relâchée, notamment dans les derniers chapitres qui paraissent
avoir été ajoutés à la hâte. Jappe évoque William Morris, utopiste très mineur,
à grands coups de citations, mais ne dit rien de Charles Fourier dont pourtant
le phalanstère se voulait une alternative à la concentration urbaine capitaliste.
De même il ne cite pas Patrick Geddes dont les principes architecturaux
visaient à faire participer le peuple à la production de la ville, mais
également à l’inscrire dans un cadre naturel.
C’est un auteur d’autant plus intéressant qu’il tentait de se tenir à l’écart du
capitalisme industriel et du planisme de type soviétique. Jappe est également
trop souvent, dans son écriture, encombré de ses citations et de sa
bibliographie qui est en effet très riche. A la raideur un peu germanique du
style, s’ajoute un effet de catalogue : vous saurez tout sur les techniques
du béton ! Plus fondamentalement il ne dit rien de cette nouvelle
profession qui s’est emparée de notre quotidien depuis quelques décennies et qu’on
appelle les aménageurs urbains. S’ils sont le complément des architectes
dans leur désir de mal faire, ils s’appliquent tout autant qu’eux à utiliser le
béton pour empêcher la vie sociale de s’écouler. Ils dressent des obstacles
incessants, contredisant le soi-disant idéal de fluidité porté par le
développement maintenant ancien de l’automobile. Ils introduisent une
contradiction intéressante tout autant qu’explosive à terme. Car les aménageurs
urbains non seulement reproduisent à l’identique les mêmes centres-villes dans
le monde entier en les coupant de leurs centres historiques, mais ils
détruisent une forme ancestrale de commerces de proximité. On voit de plus en
plus de très « beaux » centres-villes, piétonniers, qui aboutissent à
un vide immense. Ce mouvement qui s’est déployé d’abord dans les villes
moyennes engluées dans une crise économique sans fin, gagne maintenant des
villes comme Paris. La crise sanitaire accélérant encore un peu plus cette
destruction. Notez que l’ouvrage porte pour sous-titre arme de construction
massive du capitalisme, mais il aurait pu tout autant utiliser celui-ci arme
de destruction massive du capitalisme, tant ces formes urbaines nous paraissent
aller à l’encontre de la vie.

Phalanstère dessiné par Henry
Fugère
An Inquiry into the
Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776,
Book 1, first chapter.
[5] Patrick Geddes, Cities in Evolution; An Introduction to the Town
Planning Movement and to the Study of Civics [1915], General Books, 2010.