Umberto Eco appartenait à cette frange de la bourgeoisie intellectuelle, européiste, qui, dès qu’elle sort de son domaine de spécialisation littéraire ou linguistique, sort très rapidement de la route pour distribuer les bons et les mauvais points. Professeur dans l’âme, Eco assénait facilement des leçons simplistes au peuple en le prenant volontiers pour un ramassis d’analphabètes et de demeurés. Il y a quelques années, en 1995 précisément, il avait développé un discours sur le fascisme à l’Université de Columbia. C’était en quelque sorte l’annonce du triomphe de la pensée WOKE, l’autre face de la « pensée » zemmourienne. Ce petit livre fut en France et en 2017 un succès de librairie au moment justement on essayait de sauver le capitalisme libéral, européiste et cosmopolite, en présentant Marine Le Pen comme un danger immédiat, et Macron, petit banquier cupide autant qu’ignare comme un potentiel sauveur de la démocratie. Entre 2017 et 2022, l’image de Marine Le Pen, si elle ne s’est pas profondément améliorée, ne colle plus vraiment avec celle d’un dictateur assoiffé du sang des migrants, des LGBTQ+. Heureusement il y a Zemmour, l’idiot utile de Macron, la mouche du coche qui empêche de penser, qui, avec sa tête de croquemort malade, laisse croire qu’un retour du fascisme serait possible et souhaitable en 2022 à l’issue d’élections « démocratiques ». De ce fait on recommence à discuter d’ombres et de vieux fantômes, à coups de mensonges et de contre-mensonges. Zemmour joue les négationnistes infréquentables en mentant sur à peu près tout et même sur le reste, accusant pêle-mêle Dreyfus et Zola d’avoir démoralisé l’armée française en 1914 en alimentant l’antisémitisme, les communistes d’avoir en 1941 engagé la guerre civile en assassinant des collaborateurs et des Allemands, en donnant à Pétain un brevet de solidarité avec les Juifs menacés, etc. Zemmour a réussi son entrée en campagne, non pas qu’il ait quelque chance de décrocher la timballe, mais parce qu’il a réussi à réactivé un débat crépusculaire qui nous ramène aux années trente du siècle dernier. Le petit opuscule d’Umberto Eco commence d’ailleurs sur la liaison qu’on peut faire entre les années trente et les années quatre-vingt-dix. C’était il y a plus de vingt-cinq ans. Et depuis, si les choses se sont aggravées, les cadres de la réflexion politique n’ont pas changés d’un pouce dans le monde occidental. On présente la vieille démocratie parlementaire à bout de souffle comme un rempart à la possibilité d’un fascisme renouvelé. Cette vision dite progressiste qui aujourd’hui fait eau de toute part, est présentée par Umberto Eco comme si le fascisme était une forme de pensée universelle, il la fait remonter jusqu’à l’Antiquité. Eco qui n’en est pas à une bêtise près appelle cela l’Ur-fascisme. Cette approche suppose deux choses, d’abord que l’histoire ne va toujours que dans un sens, vers le mieux, donc vers le progrès, mais ce progrès étant chaotique, il engendre des frustrations et produit le fascisme. Le fascisme ne serait pas une forme particulière incarnée dans l’histoire, mais un reflexe des classes perdues, insuffisamment protégées ou insuffisamment instruites pour résister à la tentation de la mise en place d’un système de pensée autoritaire. Cette manière très paresseuse d’envisager le fascisme justifie en réalité les approches de ceux qui prétendent lutter prioritairement contre quelque chose qui au fond n’existe pas ou n’existe plus. En effet, si on suppose que le fascisme s’incarne dans un régime réprimant les libertés individuelles, et une organisation paramilitaire qui s’organise pour prendre le pouvoir en terrorisant la population et en s’affranchissant du passage par des élections libres, alors on ne peut parler de fascisme que pour quelques pays et dans une période déterminée. Mais détailler un fascisme qui n’existe pas ou seulement à l’état résiduel, permet d’occulter l’autoritarisme bien réel des « fausses démocraties » occidentales.
Cette approche est totalement
opposée à celle de Karl Polanyi par exemple, sur deux points au moins :
– pour l’auteur de The
great transformation[1], le
fascisme n’est que la conséquence du développement de l’économie de marché qui
elle-même n’a pu se mettre en place qu’à l’aide d’une sorte de coup d’Etat
fomenté par les économistes anglais de l’école classique, Adam Smith et David
Ricardo, en tant que représentants d’une classe particulière de propriétaires.
C’est donc incontestablement la contrepartie d’une forme de pensée progressiste
qui fait de la croissance économique l’alpha et l’omega du système social en
dehors de toute autre dimension ;
– le fascisme est ainsi la
conséquence de l’idéologie du progrès « scientifique », et non, comme
le pense le malheureux Umberto Eco, un refus de celui-ci.
« Le
traditionalisme implique le refus du modernisme. Les fascistes comme les nazis
adoraient la technologie, tandis qu’en général les penseurs traditionalistes la
refusent, la tenant pour la négation des valeurs spirituelles traditionnelles.
Toutefois, bien que le nazisme ait été fier de ses succès industriels, ses
louanges de la modernité n’étaient que l’aspect superficiel d’une idéologie
fondée sur le « sang » et la « terre » (Blut und Boden). »
Si on suit le confusionnisme d’Eco, on suppose que le fascisme se camoufle en faisant hypocritement croire
qu’il est pour le progrès technologique, alors qu’il le combattrait en réalité.
Il est pourtant assez facile de voir que le fascisme et le nazisme étaient des
systèmes politiques technologiquement équipés et qui prenaient des
décisions politiques justement au nom du progrès scientifique et technique.
Cette paresse intellectuelle qui consiste à faire dire à des penseurs aussi
médiocres soient-ils – ici en l’occurrence les penseurs du fascisme et du
nazisme – l’exact inverse de ce qu’ils mettent en pratique, est une
bouffonnerie qui ne peut avoir de sens que dans le camouflages d’intentions
malveillantes. Hitler parlait bien au nom du progrès. Or Umberto Eco était
pourtant suffisamment instruit pour comprendre et savoir que la tradition, c’est
aussi l’histoire : la négation de l’histoire, c’est le cœur du
libéralisme, l’idéologie du progrès la remplace avantageusement dans son
immobilité. Cette célébration de l’individu rejette évidemment l’idée de
peuple, au fond l’individu se revendique du collectif parce qu’il n’arrive pas
à exprimer son individualité.
« L’Ur-fascisme naît de la
frustration individuelle ou sociale. Aussi, l’une des caractéristiques typiques
des fascismes historiques est-elle l’appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées
par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantées par la
pression de groupes sociaux inférieurs. »
Quand Eco nous parle de frustration individuelle ou sociale, il ne va pas suffisamment loin pour nous parler d’économie, il ne nous dit pas qu’elle est cette frustration. En effet quand les inégalités et le chômage de masse augmentent, alors les peuples ont tendance à se tourner vers des régimes autoritaires dits « forts ». Donnons un exemple, dans le graphique ci-dessous nous voyons que sur le long terme la part des salaires dans la valeur ajoutée diminue, tandis que celle des profits augmente, à partir de 1985, soit à partir du tournant européiste de François Mitterrand, quand il s’est agi de commencer la liquidation de l’industrie française. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que le Front National va prendre son essor en ralliant à lui une fraction des classes pauvres. Souvent on cherche à expliquer la montée du parti de Jean-Marie Le Pen par le machiavélisme et le sens tactique de Mitterrand, mais en réalité c’est le résultat de l’abandon de la classe ouvrière par les partis dits de gauche et leur acceptation de la mondialisation qui a détruit leur univers en détruisant l’industrie nationale et en créant un univers instable au devenir incertain. C’est dans ce contexte en effet qu’on a commencé à se poser la question de l’immigration de masse et la montée d’un chômage structurel dont nous ne sommes jamais vraiment sortis depuis presque quarante années.
Part des salaires dans la
valeur ajoutée en France, source Banque de France
Eco a une vision de la nation et du nationalisme assez
pauvre. Il suppose que la nation est une invention politique destinée à
maintenir le peuple dans l’ignorance de ce qu’il est. Mais il oublie évidemment
l’histoire. D’abord parce que d’une manière ou d’une autre, ce sont les
frontières qui ont permis le développement de la civilisation, quel que soit le
sens que l’on donne à ce mot. La Révolution française en 1789 va imposer l’idée
d’une nation émancipatrice contre l’émiettement des pouvoirs. Tous les
historiens sont d’accord pour dire que c’est cette révolution qui a fondé
l’idée moderne de la nation en Europe. Ensuite parce que c’est au nom de la
nation justement qu’on a combattu le nazisme et le fascisme comme deux avatars
du cosmopolitisme. Le CNR – Conseil National de la Résistance – se
présentait à l’inverse de ce que raconte Eco comme le fer de lance du combat
contre le fascisme. A contrario, les nazis se présentent comme des européens
convaincus qui remettent en cause l’idée de nation, certes avec aussi l’idée de
purifier la race au nom de son amélioration[2].
Ce n’est que très récemment qu’on a commencé à penser le fascisme comme une
forme de nationalisme, alors qu’à la sortie de la guerre on le pensait plutôt comme
un impérialisme transfrontalier. Si on a tenté de relier le fascisme au
nationalisme, c’est parce que les anciens pétainistes qui ont par exemple fondé
le Front National voulait faire oublier justement qu’ils avaient été dans la
collaboration les ennemis de la nation. Cela arrangeait les néo-libéraux qui
pouvaient ainsi plus facilement pousser les pions de la mondialisation à l’abri
des regards en se servant du repoussoir fasciste.
« Quant
à ceux qui n’ont aucune identité sociale, l’Ur-fascisme leur dit qu’ils
jouissent d’un unique privilège – le plus commun de tous ; être né dans le
même pays. La source du nationalisme est là. »
Eco en tant qu’européiste
convaincu, est incapable de faire le lien entre le projet nazi et celui de
l’Union européenne. Il suppose que « l’élitisme » est un des éléments
constitutif de l’idéologie fasciste. Mais l’Union européenne qui prône un
gouvernement par les experts et les juges, logique à laquelle Umberto Eco
adhérait avec enthousiasme, suppose que le peuple n’a aucune capacité à se
gouverner par lui-même, ni à contrôler ceux qu’il a élus. Pour contourner
l’obstacle, il forge la locution incongrue d’ « élitisme
populaire ». C’est une contradiction majeure et insurmontable du
raisonnement d’Eco. On n’est donc pas étonné ensuite qu’il récuse d’un même
mouvement la prise du pouvoir par le peuple. Mais on ne peut pas en même temps
condamner l’élitisme et récuser le populisme. C’est une position intenable. On
imagine sans mal ce qu’aurait pu dire Umberto Eco des Gilets jaunes s’il avait
vécu assez longtemps pour les connaître. Si on continue assez longtemps sur ce
thème, on se rend alors compte que les mouvements qui sont aujourd’hui
considérés comme fascistes, la Lega et Fratelli d’Italia, ou encore le
Rassemblement national et l’ignoble Zemmour, non seulement sont très peu
structurés, mais en outre, ils ne célèbrent pas le culte du chef. Cette logique
n’existe plus que dans des micro-partis très marginalisés, souvent nazis par
nature.
«
L’élitisme est un aspect type de l’idéologie réactionnaire, en tant que
fondamentalement aristocratique. Au cours de l’histoire, tous les élitismes
aristocratiques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles. L’Ur-fascisme ne peut éviter de prêcher l’élitisme populaire. »
Pire encore, Eco nous explique que le fascisme se reconnaît de loin dans la mise en scène de la virilité. Si on admet ce principe, alors il n’existe aucun mouvement fasciste important en Italie comme en France. En Italie, c’est une femme Giorgia Melloni qui est à la tête de Fratelli d’Italia, parti qui taille des croupières à la Lega qui elle est dirigée par un mâle, Matteo Salvini[3]. En France le seul parti d’extrême-droite qui a du poids, et qui en aura encore plus après la défaite de Zemmour aux prochaines élections présidentielles, est le Rassemblement National dirigé par une femme, Marine Le Pen. De même ces partis dits fascistes, il y a bien longtemps qu’ils ne proposent plus dans leur programme de faire la chasse aux homosexuels. A l’inverse, si on suppose que la domination de la femme est la clé de voute du fascisme, alors c’est bien l’islamisme qui représente une forme rétrograde et dégénérée de fascisme, et quand la gauche ou l’Union européenne soutiennent le voile, alors ils sont bien plus fascistes que les partis qu’on prétend dénoncer comme tels. Le Conseil de l’Europe avait lancé une campagne de propagande pour le voile, mais elle a dû être retirée devant le tollé que cela provoquait[4]. Marianne dénonçait d’ailleurs à ce propos l’entrisme des Frères Musulmans au Conseil de l’Europe dans la conception et la réalisation de cette campagne, or bien sûr les Frères Musulmans sont les représentants d’une nouvelle forme de fascisme[5]. C’est exactement aussi ce que combattait Oriana Fallaci dans La rage et l’orgueil[6]. A l’époque ces prises de positions avaient valu à Oriana Fallaci d’être traitée de fasciste, et de voir les organisations antiracistes comme le MRAP, la LDH ou encore la LICRA la trainer devant les tribunaux pour faire interdire ses livres. Pour cette femme courageuse qui avait participé pourtant à la résistance contre les Allemands et le fascisme, c’était beaucoup trop.
Comme beaucoup aujourd’hui, Umberto Eco en appelait aux
mannes de George Orwell. A juste titre, il dénonçait l’appauvrissement de la
langue comme une marque récurrente du fascisme mais aussi cette maladie tout à
fait moderne de corriger les textes.
«
L’Ur-Fascisme parle la « novlangue ». La « Novlangue » fut inventée par
Orwell dans 1984, comme langue officielle de l’Ingsoc, le Socialisme
Anglais, mais des éléments d’Ur-fascisme sont communs à diverses formes de
dictature. »
Mais si nous le suivons sur ce terrain que voyons-nous ? D’abord que le principal de l’appauvrissement de la langue est aujourd’hui le résultat de la mondialisation et non pas le résultat d’un coup de force politique de l’extrême-droite. Ensuite du mouvement WOKE qui passe son temps à dénoncer l’usage de tel ou tel livre, de tel ou tel mot, quitte à pousser les professeurs d’université à la démission. De même le néoféminisme tente d’imposer une écriture inclusive qui ne correspond à rien, qui est une rupture de la tradition et qui vise à appauvrir clairement la langue. Si on considère que cette bataille pour le langage, pour sa simplification abusive, est la marque d’un fascisme rampant, alors celui-ci ne se trouve plus aujourd’hui du côté de l’extrême-droite mais plutôt du côté d’une gauche dégénérée qui a largué tout lien avec le peuple.
Umberto Eco n’est pas trop regardant dans l’écriture, déjà parler de « fascisme éternel » est assez osé, mais parler de populisme comme une de composantes de ce fascisme éternel frise assez débile. « Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. » C’est une manière bien maladroite de cacher sa haine du peuple. On ne peut se contenter de cette approche, car on en oublierait les nouvelles formes de dictature, comme par exemple la dictature sanitaire qui conduit à l’emprisonnement des populations et à l’obligation vaccinale, justement au nom du bien supérieur de la collectivité. Autrement dit, ces définitions confuses et dépassées du fascisme nous condamnent à ne pas voir les formes modernes de la domination et du contrôle social. En ce sens, les Gilets jaunes ou ceux qui défilent tous les samedis contre la politique répressive de Macron, nous apparaissent bien plus lucides qu’Umberto Eco qui, du haut de tout son savoir, est incapable de comprendre les formes modernes de la post-démocratie en s’accrochant à un catalogage dépassé et bricolé à la hâte.
Comme on l’a compris la posture antifasciste est aujourd’hui
une manière de ne pas remettre en question le nouvel ordre imposé par la
mondialisation et donc par l’Union européenne. Si en effet on désignait l’Islam
comme porteur d’une forme fascisante de socialisation, cela obligerait
finalement à remettre en question la mondialisation. Il est tout de même très
paradoxal qu’aujourd’hui ce soit les partis d’extrême-droite qui défendent la
laïcité et la liberté d’expression. Si on veut comprendre pourquoi en France ou
en Italie l’extrême-droite est aussi haute – en France les deux candidats
d’extrême-droite, Zemmour et Marine Le Pen feraient ensemble 35% des voix,
tandis qu’en Italie, la Lega et Fratelli d’Italia sont crédités
de 40% des suffrages dans les derniers sondages – il faut comprendre pourquoi
la gauche est aussi basse. Umberto Eco, grand bourgeois lettré, nous y aide
dans la mesure où il met en scène son propre confusionnisme très représentatif
de cette gauche sans colonne vertébrale qui a assimilé la plupart des réflexes
du néolibéralisme. N’allez pas en déduire pour autant que j’ai quelque sympathie
pour le Rassemblement National ou pour Zemmour[7],
mais ceux-ci prospèrent essentiellement à cause de l’effondrement moral et
intellectuel de la gauche dans son ensemble.
[1] Farrar
& Rinehart, 1944.
[2] Fascisme, nazisme,
autoritarisme, Le Seuil, 2000
[3] Les
sondages italiens les plus récents donnent Fratelli d’Italia comme le premier
parti en termes d’intentions de vote, un petit peu devant le PD et la Lega. https://www.panorama.it/news/ultimi-sondaggi-politica-voto-lega-m5s-pd-forza-italia-voto-elezioni
[4] https://www.france24.com/fr/europe/20211103-le-conseil-de-l-europe-retire-sa-campagne-pol%C3%A9mique-la-libert%C3%A9-dans-le-hijab
[5] https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/derriere-la-campagne-pro-voile-du-conseil-de-leurope-la-galaxie-des-freres-musulmans
[6] Plon,
2002.
[7] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/10/eric-zemmour-juif-honteux-negationniste.html
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