Le 29 avril 2022, un immeuble
s’effondre à Changshan
Les prévisions de croissance pour la Chine, et pour le reste du monde d’ailleurs sont très mauvaises[1], on invoque les conséquences du COVID, celles de la guerre en Ukraine, mais on invoque moins des raisons plus fondamentales qui sont intrinsèques au mode de développement capitaliste, c’est-à-dire une poursuite effrénée de la croissance pour la croissance, de la croissance sans raison qui si elle ne comble pas les besoins des plus pauvres, les besoins des moins solvables, est capable de produire des biens qui ne servent à rien d’autre qu’à générer des profits et qui offre le déplorable spectacle d’un gaspillage accéléré des ressources naturelles. Il faut partir de là pour comprendre la place de l’immobilier dans ce désordre mondialisé qu’on appelle le progrès et que des imbéciles en sont encore à saluer comme si la fuite en avant dans l’innovation était la solution à tous nos problèmes[2]. Or c’est exactement l’inverse, le progrès technique est le problème, peu ont encore le courage de le dire, tant cette question est taboue, mais on sait que le capitalisme est d’abord fondé sur le progrès technologique, et que ce progrès technologique n’est pas neutre, et ne peut exister que dans son financement. Joseph Schumpeter l’avait déjà souligné, un progrès technologique n’émerge que s’il est financé, il est toujours dépendant des bailleurs de fonds[3]. Jürgen Habermas, du temps où il réfléchissait un petit peu, avait présenté lui aussi d’un point de vue critique cette non-neutralité de la technique[4]. L’immobilier a été frappé lui aussi par le progrès technique, c’est-à-dire par l’invasion du béton. Anselm Jappe a montré l’importance de ces nouvelles technologies liées à l’immobilier dans la décomposition accélérée du monde dit moderne[5]
Un immeuble s'est renversé à Shanghai, en Chine le 27 Juin 2009
La Chine est un pays qui s’est développé à la vitesse de
l’éclair, se modernisant à marche forcée, avec des taux de croissance qu’on n’a
plus vu depuis très longtemps en Occident. Le régime chinois qu’on peut qualifier
au minimum de capitalisme d’Etat est apôtre du progressisme. A l’inverse de
Macron et de son gang, les Chinois ne se payent pas de mots et mettent en œuvre
les deux principes érigent en dogme, la compétitivité et le progressisme. Et il
est clair que cela a donné des résultats spectaculaires, et les Chinois ont
massivement accédé au Nirvana consumériste qui jusque-là était réservé à
l’Occident. Mais cette évolution a son revers. D’abord évidemment en termes de
pollution. Devenue l’atelier du monde entier, la Chine est le premier pays
émetteur de CO2 du monde[6].
Cette réalité masque en réalité aussi que la Chine travaille pour la
consommation des Occidentaux, et si l’Union européenne peut présenter un bilan
flatteur, c’est bien parce qu’une large partie des biens manufacturés qu’elle
consomme sont produits en Chine avec les dégâts environnementaux qu’on sait. Et
en ce sens en externalisant ses consommations, elle est complice de cette
dégradation. On trouve chez nous, dans le camp du capitalisme occidental de
belles âmes demander de ne plus acheter les produits manufacturés chinois pour
préserver l’environnement. Mais cela induirait un changement de régime
économique que nos élites financières ne veulent pas envisager. C’est un peu
comme quand il s’agit de soi-disant se priver du gaz russe au nom de la morale
otanienne et que bien sûr on n’y arrive pas parce que renoncer au gaz et aux
matières premières russes cela voudrait dire deux choses : modifier notre
mode de production et de consommation, et ensuite laisser à la Chine et l’Inde
le champ libre dans la compétitivité mondiale.
Un immeuble
résidentiel s’est écroulé dans la ville de Fenghua, avril 2014
La Chine est compétitive, et pour cela elle a pris l’habitude de travailler au moindre coût. Travailler au moindre coût ça signifie deux choses, payer les ouvriers avec un lance-pierre, et produire des biens de qualité inférieure volontairement. On a vu ça quand Peugeot a voulu s’installer en Chine pour produire des automobiles en profitant des très bas salaires. La firme française a bu le bouillon, les malfaçons étaient tellement nombreuses du point de vue des standards occidentaux, que leur coût dépassait les économies de bout de chandelle réalisées sur le dos des prolétaires chinois. Le 29 avril 2022 un nouvel immeuble s’est effondré à Changshan, faisant plusieurs dizaines de morts[7]. J’avais déjà évoqué cette question dans ma recension du très bon ouvrage d’Anselm Jappe sur le béton[8]. Celui-ci traitait principalement de la technique du béton armé utilisée pour construire des cages à lapins. Il montrait que cette technique « progressiste » si elle permettait d’avoir des résultats spectaculaires en matière de production de logement avaient des contreparties ruineuses en termes d’environnement, de durabilité des immeubles, sans même parler de la hideur dégagée par ces ensembles mortifères.
Un immeuble effondré le 20 décembre 2015 à Shenzen
Des effondrements d’immeubles on en trouve un peu partout dans le monde, par exemple en Afrique, quand ce sont les Chinois qui apportent leur technologie moderne pour construire des logements. Mais c’est plus récurrent en Chine même. On incrimine La mauvaise qualité des matériaux utilisés, ce qui est vrai, mais on ne se penche pas sur la question du profit en lui-même. Pour maximiser le profit, il faut minimiser les coûts, non seulement des matières premières, mais aussi de la main d’œuvre est donc construire très vite, ce qui ne permet pas d’éviter les malfaçons. Pour la Chine la production extravagantes d’immeubles de mauvaise qualité a été aussi encouragée par les banques qui ont prêté de l’argent massivement au secteur immobilier, pensant que le rendement serait excellent. Il serait extravagant de ne pas parler de la responsabilité étatique dans ces effondrements qui ont fait des centaines de victimes. En effet pour l’Etat c’était une manière commode de produire une accélération à marche forcée de l’urbanisation. Cette expansion rapide de la population urbaine était la contrepartie de la course à la compétitivité puisqu’elle permettait de remplacer des ouvriers qui quittaient leur emploi pour évoluer vers une mobilité sociale incertaine, par de nouvelles couches de prolétaires venues de la Chine rurale.
10 octobre 2016, quatre
immeubles s’effondrent à Whenzhou
Mais cette frénésie spéculative a poussé à la formation d’une bulle immobilière qui est le résultat à la fois de la rapidité de construction des immeubles pourris, mais aussi du caractère surdimensionné des projets immobiliers. On évalue à 65 millions le nombre de logements vides en Chine. Il existe dans ce pays des villes fantômes totalement inhabitées faute de ne pas avoir été coordonnées par les autorités corrompues qui distribuent les permis de construire contre des pots de vin[9]. Le système chinois, type Evergrande, consiste à produire des logements le plus rapidement possible, puis à les revendre comme des supports spéculatifs, des formes d’investissements spéculatifs. En ce sens la Chine est vraiment à la pointe du capitalisme. A cela s’ajoute les immeubles pourris qui ont été construits récemment et qu’il faut détruire, puis aussi les chantiers abandonnés par les promoteurs qui ont fait faillite[10].
16 mai 2019, un immeuble
s’effondre à Shangaï
Bien entendu cela fait des morts, par dizaines, par centaines. Mais c’est la contrepartie de la destruction créatrice dont se gargarisent les guignols qui prononcent ces mots en croyant avoir l’aval de Joseph A. Schumpeter. Tout se fond dans une vision de court terme, il faut construire vite, revendre vite pour obtenir tout aussi vite un profit important. Les victimes humaines ne sont pas mises au passif des entrepreneurs indélicats qui sont déjà en faillite. Le capitalisme chinois jadis si prospère est au bord du gouffre, il s’agit de lui faire faire un grand pas en avant ! Dessine-t-il notre avenir ? c’est très probable. Chez nous on se contente de faire sauter les cités pourries qui ont été construites dans les années soixante et soixante-dix et qui ont démontré leur caractère éphémère. Et les immeubles qui s’effondrent ce ne sont pas des constructions récentes, mais de vieilles masures, comme à Marseille rue d’Aubagne le 5 novembre 2018[11], qui servaient à des crapuleux marchands de sommeil, parfois adjoints de la municipalité de Jean-Claude Gaudin à engranger des profits élevés sur le compte de la CAF.
Marseille, rue d’Aubagne, 5 novembre 2018
Le problème est ancien, en 2009 déjà les autorités chinoises prétendaient « mettre au pas les promoteurs immobiliers indélicats ». Le China daily faisait état d’un promoteur immobilier qui avait été condamné à mort pour avoir rasé un quartier traditionnel ancien afin de pouvoir construire un lot d’immeubles « modernes », c’est-à-dire des cages à poules dégueulasses[12]. Mais les affaires pourries ont continué de prospérer dans une fuite en avant destinée à couvrir au maximum les faillites. L’immobilier c’est toujours la pointe avancée du capitalisme, c’était déjà le cas au XIXème siècle, ainsi que le décrivait Emile Zola dans La curée, deuxième roman de la série des Rougon-Macquart paru en 1871. Quand le bâtiment va, tout va, disait le proverbe. On peut le prendre dans tous les sens que l’on veut, du point de l’activité proprement dite parce que cela donne des emplois, mais aussi du point de vue de la finance parce que ce secteur génère des profits rapides et importants. La spéculation immobilière est toujours l’annonce d’une crise économique future. C’est bien ce qui s’est passé aux Etats-Unis en 2008 quand la bulle des subprimes a explosé. Le secteur de l’immobilier est la maladie exemplaire du capitalisme.
Shensen, 28 août 2019
Toutes ces histoires de ruines et de décombres accroissent ce sentiment de gaspillage du capitalisme post-industriel qui se nourrit principalement de la destruction des espaces naturels et des hommes qui les peuplent ! Mais également elles expliquent aussi comment cela n’est possible qu’avec la complicité de l’Etat. « Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie à l’État, qu’il est l’État. » écrivait Fernand Braudel[13]. La Chine en est l’exemple le plus abouti, mais ici nous commençons à voir ce processus à l’œuvre avec la gestion des crises récurrentes depuis au moins le début du XXIème siècle : l’Etat fabrique et distribue les liquidités nécessaires pour réaliser des profits et montre que le marché ne régule rien du tout, mais aussi que l’Etat est quelque part l’inventeur du capitalisme de marché. Comme on le sait depuis longtemps le moteur du capitalisme n’est pas la production, mais la consommation. L’immobilier en Chine et ailleurs sans doute est maintenant non pas une condition de la consommation et de la production, mais un simple objet de consommation atteint, du fait du progrès technologique, d’une obsolescence accélérée. Ceci étant, le capitalisme du désastre comme le nomme fort justement Naomi Klein[14], possède cette capacité de pousser jusqu’au désastre l’idée irresponsable de destruction-créatrice. En effet, que ce soit l’effondrement de l’immobilier ou la guerre en Ukraine, ces désastres ouvre la possibilité de faire d’énormes profits pour reconstruire et réarmer les nations belligérantes. La question est la suivante : jusqu’où cela est-il tenable ?
Mars 2020, un hôtel reconverti en centre de confinement s’effondre à Shangaï
[1] https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2022/01/11/global-recovery-economics-debt-commodity-inequality
[2] Renaud
Dély, soit-disant « gen de gauche », macronien presque pur, vient de
publier un ouvrage pour nous expliquer que la gauche c’est d’abord le progrès
technologique et que tous ceux qui ne se prosterne pas devant cette idole sont
des traîtres en puissance. Anatomie d’une trahison, L’observatoire,
2022.
[3] Business
Cycles: a Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist
Process, McGraw Hill, 1939.
[4] La
technique et la science comme idéologie, Denoël, 1968.
[5] Anselm
Jappe, Béton, arme de construction massive du capitalisme, L’échappée,
2020.
[6] https://www.lafinancepourtous.com/outils/questions-reponses/quels-sont-les-pays-les-plus-pollueurs-en-matiere-de-co2/
[7]
https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/05/effondrement-d-un-immeuble-en-chine-le-bilan-s-alourdit-a-vingt-six-morts_6124894_3210.html
[8]
https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2021/01/je-me-suis-souvent-demande-pourquoi-la.html
[9] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/la-chine-piegee-par-le-capitalisme-895171.html
[10]
https://www.francetvinfo.fr/monde/chine-detruire-pour-mieux-reconstruire_4773323.html
[11]
https://www.francetvinfo.fr/monde/chine-detruire-pour-mieux-reconstruire_4773323.html
[12] https://www.lesechos.fr/2009/11/la-chine-veut-me=)àç_&tre-au-pas-les-promoteurs-immobiliers-467531
[13] La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985
[14] La stratégie du choc : Montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2010.
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