Jérôme Duwa explore depuis des années ce qui va se trouver à
la périphérie du surréalisme et qui prétende le continuer en le dépassant. Il
avait publié notamment Surréalistes et situationnistes, vies parallèles qui
était fort intéressant[1].
Il est comme un historien de l’art moderne post-surréaliste qui donnera une
signification politique à sa démarche. Et donc ce qui va l’intéresser est cette
volonté sous-jacente de lier une révolution sociale de type communiste et une
révolution artistique qui ouvre les esprits à une autre forme de réalité, ce
qui était d’ailleurs l’ambition aussi bien des surréalistes belges de Paul
Nougé et de Marcel Marien, que des lettristes internationaux et des
situationnistes première manière. Ces derniers abandonneront l’idée, se
tournant vers une action plus politique après l’éviction des
« artistes » de l’IS que Guy Debord trouvait insuffisamment radicaux.
Naturellement Duwa devait tomber sur Jean-Jacques Lebel. En fait tout le monde
connait Jean-Jacques Lebel, parce que c’est lui qui portait sur ses épaules
Caroline de Bendern qui brandissait un drapeau du Front de libération du
Sud-Vietnam. Ces photos prises le 13 mai 1968, avaient fait le tour du monde,
l’une avait fait la une Paris-Match, et on avait comparé Caroline à une
nouvelle Marianne. Dans cette période assez confuse, le drapeau Nord-Vietnamien
tenait un peu le rôle du drapeau de la cause palestinienne aujourd’hui. Ceux
qui agitaient ce drapeau n’était pas très au fait de ce que représentait le
Viêt-Cong, mais ils étaient – comme aujourd’hui – avant tout anti-américains.
Jean-Jacques Lebel avait développé dans cette continuité, lorsque le mouvement
de Mai 68 s’essouffla, ce qu’on appelait des happenings, souvent en se
réclamant d’Artaud d’ailleurs. C’est depuis tombé en désuétude et je doute même
de son intérêt à cette époque. Cela se voulait une manière de révolutionner la
vie quotidienne en lui donnant les couleurs d’une œuvre d’art à part entière,
en remettant la question sexuelle au centre des préoccupations. C’était un
prolongement de la révolution culturelle qui avait eu lieu en France et dans de
nombreux pays occidentaux. Évidemment on pouvait toujours reprocher à
Jean-Jacques Lebel d’avoir tout de même abandonné le combat politique concret
pour s’adonner des formes d’art moderne qui se voulaient plus libres et moins
contraintes. Caroline de Bendern fréquentera, outre le groupe Zanzibar, de très
près d’ailleurs de nombreux musiciens de jazz qui s’égarèrent dans le free jazz
et qui sombrèrent dans l’oubli.
L’idée générale était d’abord de débrider la créativité des
individus en sortant des normes dominantes : vieille revendication !
Jean-Jacques Lebel venait d’ailleurs de l’univers de la peinture surréaliste,
son père, Robert, était critique d’art, et il avait été en relation avec Marcel
Duchamp. Il connaissait aussi André Breton. Il fut d’abord un peintre qui
exposait un petit peu partout. Puis ensuite, s’étant laissé pousser la barbe,
il se lança dans le happening. Entre temps il avait conçu Front unique, une
revue qui fut d’abord éditée sous forme d’affiche, avant de passer à une forme
plus traditionnelle. Cette revue ne dura pas longtemps, seulement de 1955 à
1959. Mais la plupart des revues ne durèrent pas, leur cout était trop élevé et
leur publique trop étroit. Seules des revues comme Arguments ou Internationale
situationniste, tiendront la distance. La première s’appuyait il est vrai
sur une grande quantité d’universitaires qui pouvaient fournir des textes de
haut niveau. À cette époque il y avait en France une grande vitalité chez les
philosophes ou les sociologues, vitalité qui rapidement se perdra après Mai 68.
Mais Jean-Jacques Lebel, bien qu’il ait beaucoup de relations dans ce milieu au carrefour de la pensée révolutionnaire et de l’art moderne, se trouvait un peu seul. Les premières affiches seront entièrement rédigés par lui. Le format affiche sera également utilisé plus tard par les situationnistes pour diffuser leurs thèses sur la Commune, ou pour régler les comptes avec les garnaultins. Ce qui pourrait être une anticipation des Dazibao qui fleuriront en Chine au moment de la Révolution Culturelle, mais ce format sera très largement utilisé en Mai 68. Jean-Jacques Lebel se retrouve dans la mouvance anarcho-surréaliste, en Mai 68, il se rapprochera du groupe Noir et Rouge. Il fréquentera la mouvance conseilliste, cette sorte de communisme antistalinien, mais qui à partir de la notion de conseil ouvrier défendra une forme de démocratie directe. S’il met entre parenthèse Guy Debord qu’il trouvait trop proche intellectuellement d’André Breton, et les situationnistes, c’est pourtant la même mouvance dont il se réclame, Kostas Papaïoannou, Axelos, ou encore Castoriadis et Socialisme ou Barbarie où justement Guy Debord fera un passage assez rapide au début des années soixante. Il y a donc chez lui cette volonté de ne pas oublier un engagement politique. Et c’est le sens de l’aventure de front unique qui se veut une sorte de fédération des artistes, quel que soit leur domaine d’expression, qui s’impliquent dans une transformation révolutionnaire de la société. C’était assez à la mode de créer des revues pour se faire entendre en dehors des partis. La revue de Jean-Jacques Lebel, du moins celle qui prendra la forme imprimée, ressemble assez curieusement à celle que créera Jacqueline de Jong, situationniste dissidente, Situationist Times. Au fond ce n’est pas étonnant parce qu’on recherchait à faire éclater les barrières entre les formes artistiques et les formes plus offensives sur le plan politique. Sur le plan politique, on l’a dit, il était plutôt « conseilliste », sa figure tutélaire était Louise Michel. Et il avait épousé les idées de l’extrême-gauche de l’époque, l’anticolonialisme, et le soutien à l’indépendance de l’Algérie, à cet égard il avait soutenu et signé ce qu’on appelé le Manifeste des 121 rédigé notamment par Dionys Mascolo. Mais tout le monde l’a signé, Breton bien sûr, Guy Debord, Michèle Bernstein, et des figures comme Marguerite Duras. Avec le recul cela apparait bien curieux, puisqu’ils se réclamaient d’une abolition des frontières, mais ils soutenaient le nationalisme algérien du FLN.
Le numéro 6 de Front unique, 1958, sous forme d’affiche
Parmi ces formes d’intervention qui se sont évanouies, il y
a le fait que les plasticiens d’aujourd’hui sont totalement passés sous la
coupe des marchands, des critiques d’art, comme des galeristes. Ils sont
totalement désintéressés de l’idée de transformation sociale qui pourtant était
la marque du surréalisme. Ils ne visent pas à changer la vie, ce monde leur
convient. Certes le second surréalisme, après la Libération, s’était mis un peu
en retrait de cette volonté, mais il l’avait conservée tout de même, sous forme
de fétiche sans doute. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que ceux qui
avaient gardé l’idée de révolution sociale, que ce soient les surréalistes
belges, les situationnistes ou même Jean-Jacques Lebel, en voulaient à Breton
qui avait laissé le mouvement des débuts dégénérer en secte complétement
fermée. Mais il n’était pas le seul à formuler ce reproche. Le plus souvent ces
dissidents du surréalisme étaient également dans une mouvance d’ultra-gauche,
communiste, tout en étant anti-léniniste. La revue Front unique au fond
avait la prétention de revenir au surréalisme des origines. En vérité André
Breton n’a jamais abandonné le combat politique, ayant fréquenté Trotsky, il
émettait de temps à autre des velléités révolutionnaires, mais sans trop
s’étendre sur la question, ou alors, il signait des pétitions ou des
manifestes, par exemple le Manifeste de 121. Le caractère de
Jean-Jacques Lebel, élevé dans le sérail du milieu artistique parisien, le
pousse à ne pas s’inféoder dans un parti ou un groupe sectaire, à l’inverse il
prône le passage de l’un à l’autre. Plus libertaire que léniniste, il se
méfiait de Trotsky à qui il attribuait la répression des marins de Kronstadt.
Ayant suivi son père en exil aux Etats-Unis durant l’Occupation, il allait à
l’école avec la fille d’André Breton, et donc par ricochet, il connaitra les
piliers du mouvement surréaliste, Benjamin Péret notamment. Il crée Front
unique alors qu’il a seulement 19 ans. Il s’ennuyait à l’école, et n’a pas
appris grand-chose en dehors de ce qu’il s’est donné lui-même comme connaissance,
son père l’ayant envoyé à Florence se former l’œil à la fréquentation des
richesses que les musées de la ville conservaient.
Grand Tableau Antifasciste, 1960
L’ouvrage proprement dit comporte deux parties, après une introduction éclairante de Jérôme Duwa. La première est un assemblage de ces interventions faites sous le terme de Front unique. Les affiches, les numéros de la revue imprimée et puis les anti-procès. La seconde partie et une très longue interview de Jean-Jacques Lebel, conduite par Jérôme Duwa. La première partie montre quel était le soin accordé par Jérôme Duwa au graphisme, à la police, et bien entendu aux illustrations. L’ensemble porte la marque du surréalisme, apostropher le lecteur, balancer des slogans, puis proposer des petits textes d’intervention politique, à côté d’une sorte d’écriture automatique. C’est comme si on amenait le lecteur vers le surréalisme par le biais de la politique. C’était dans l’air du temps, on retrouvera ce style aussi bien chez les lettristes internationaux que chez les situationnistes, même si ces derniers feront moins de cas que les surréalistes engagés en ce qui concerne les formes de l’art présentées dans les galeries. Dans les derniers numéros imprimés de la revue, on constate une attention plus soutenue pour la chose politique. C’était la période qui le voulait. Les « intellectuels » que Lebel voulait regrouper par-delà leurs querelles de chapelle, pensaient qu’ils allaient avoir un rôle à jouer d’éveilleur. En vérité Mai 68 se fera sans eux, même quand ils y participeront. Lebel hésitait entre cette opinion avant-gardiste qui voudrait guider le peuple, et le développement spontané d’une forme de révolte. L’échec de Mai 68 liquidera la notion d’avant-garde qui n’existe plus aujourd’hui que sous sa forme résiduelle dans des groupuscules trotskistes complètement sclérosés. Cette publication, en dehors de mieux faire comprendre les transformations du mouvement surréaliste et de sa périphérie, éclaire les avant-gardes politico-artistiques dont le temps ne reviendra sans doute plus.
[1]
Malheureusement préfacé par Christophe Bourseiller qui à l’époque jouait les
experts es-situationnisme, et publié en 2008 aux Editions Dilecta.
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