jeudi 4 septembre 2025

Le marché de droit divin, One market under God, Thomas Frank, [2000], Agone, 2001

 

Thomas Frank s’était fait remarquer fort heureusement avec un ouvrage intitulé Pourquoi les pauvres votent à droite[1]. Ce que comprend très difficilement la gauche qui prétend penser à la place du peuple et qui a du mal à analyser son rejet. En effet les pauvres semblent voter contre leurs intérêts en votant pour ceux qui vont faire des lois qui vont encore les opprimer un peu plus. En 1981, lorsque François Mitterrand a été élu – on peut dire que c’est la dernière élection présidentielle où on a voté pour un projet de société – il avait avancé que la majorité parlementaire de gauche rejoignait la majorité sociologique. Ce qui voulait dire qu’au fond son élection représentait la prise du pouvoir par la majorité contre une minorité exploiteuse. Et de fait entre 1981 et 1983, le gouvernement mit en œuvre à la fois des mesures sociales – retraite à soixante ans, baisse de la durée hebdomadaire du travail, hausse du SMIC – et économiques – notamment de larges nationalisations de l’industrie et de la finance. C’était donc un gouvernement de gauche, sans doute le dernier de l’histoire de France jusqu’à ce jour, et cette élection fut accueillie avec enthousiasme dans la classe ouvrière et dans la classe moyenne, ce fut d’ailleurs la dernière élection en France où on vota pour un projet et non pour simplement dégager le, pouvoir en place. Je ne discuterais pas des raisons qui ont conduit les socialistes à redevenir des social-traitres, ce qu’ils ont finalement toujours été, et à faire ensuite une politique de droite, ce n’est pas le lieu. 

Mai 1981 Une victoire douce-amère… - L'Humanité 

On célébrait l'élection de François Mitterrand  comme l'avènement d'une nouvelle ère

Thomas Frank se pose de bonnes questions. En 2004 il publiera un ouvrage intitulé What’s the Matter With Kansas ? traduit en français sous le titre plus explicite de Pourquoi les pauvres votent à droite ?[2] Autrement dit pourquoi les pauvres semblent voter contre leurs intérêts. Cet ouvrage fit grand bruit en France, mais il ne semble pas qu’aucun parti de gauche en ait retenu la leçon. Généralement, les représentants de la gauche en Occident qui sont écartés depuis plus de quarante années de l’exercice du pouvoir se contentent de dire que les pauvres ne votent pas pour eux parce qu’ils sont un peu idiots à cause de la déferlante de la propagande des médias soumis aux intérêts du capitalisme. Thomas Frank pense au contraire que si les pauvres ne votent pas pour la gauche, c’est parce que celle-ci ne les représente pas et que ses valeurs ne sont pas celles du peuple. C’est le cas en France quand par exemple la gauche malgré quarante années de défaites répétées continue à faire la leçon aux pauvres par exemple sur l’immigration, l’écriture inclusive ou la défense des LGQT+. La gauche qui prétend parler à la place des classes défavorisées en réalité ne les comprend pas, elle n’est pas de leur monde. Au mieux cette gauche-là représente une classe moyenne qui recherche le pouvoir en espérant que cela permettra son avancement et fera sa fortune. 

Du « capitalisme trimestriel » à la paix économique: des responsabilités  partagées 

Dans Le marché de droit divin, Thomas Frank va prendre le problème d’une autre manière. Il s’intéresse à la bataille culturelle – celle des valeurs comme on dit – qui sous-tend la bataille politique. Autrement dit il considère que la question clé est celle du marché comme idéologie. Ce n’est pas un sujet nouveau. L’idée générale est que le marché suffit à tout, il est l’instance de jugement suprême. Tout ce qui entrave ses lois « naturelles » – et donc l’État et les modalités de régulation du marché – est mauvais. Cette idéologie d’origine principalement anglo-saxonne a été selon Karl Polanyi le support d’un coup d’État au moment du développement de la société industrielle[3].

 L’idéologie du marché comme assurant la répartition optimale de la richesse est donc ancienne. Mais auparavant elle se contenter de se présenter comme le système économique le meilleur et comme le plus naturel, respectueux de la nature humaine. Puis cette idéologie a fait faillite, précisément en 1930 avec la Grande dépression. L’analyse économique pensait alors progresser avec Keynes pour suggérer que la croissance économique avait besoin des dépenses publiques et d’une régulation du marché. Schumpeter allait plus loin, il supposait que la croissance économique obligeait le système économique à aller vers une plus large socialisation des dépenses de santé et d’éducation, et donc que le socialisme était inéluctable, le seul choix qui existerait serait entre un socialisme de type stalinien et un socialisme démocratique[4]. Même aux Etats-Unis entre 1945 et 1975 les idées dominantes en économie étaient keynésiennes. Milton Friedman qui allait devenir le gourou de « la Nouvelle Économie » disait, nous sommes tous keynésiens. L’approche selon laquelle le marché était l’alpha et l’oméga d’une bonne économie provoquait des ricanements soutenus dans les universités, tant cette idée apparaissait complètement loufoque et arriérée. 

D. Méndez on X: "Milton Friedman es considerado el economista más  influyente del siglo xx. Friedman fue asesor para los gobiernos de Ronald  Reagan en Estados Unidos y Margaret Thatcher en elMilton Friedman et Ronald Reagan 

La plupart des économistes sont des imbéciles à la pensée sommaire, disposant d’une culture très étroite, en vérité des porte-voix d’intérêts privés, c’est-à-dire des intérêts du patronat. Et cela est d’autant plus vrai que les économistes sont élevés en batterie dans les universités. Si les idées libérales étaient passées de mode après la Libération, c’est parce qu’elles avaient été vaincues politiquement ayant démontré son impéritie. À cette époque on soutenait que le fascisme et le nazisme étaient le résultat inéluctable des crises économiques engendrées par un marché dérégulé. Polanyi avançait dans un ouvrage qui fit sensation à son époque que le nazisme était la forme inéluctable de l’économie de marché dérégulée[5] Et d’ailleurs après la Libération ce sont bien les États et non le marché qui ont pris en mains la reconstruction de l’économie dans les pays européens. Il y avait un consensus assez fort sur le fait que le marché et l’État étaient tous les deux nécessaires, même Milton Friedman en convenait. Mais voilà que dans les années soixante-dix on va revenir en arrière en réhabilitant les vieilles théories classiques qui avaient fait faillite périodiquement depuis au moins les débuts du XIXème siècle. Quelle que soit la manière dont on l’habille celles-ci ont seulement trois obsessions :

1. la croissance économique est infinie et définit le but ultime de toute politique gouvernementale. C’est une vision abstraite de la réalité économique d’ailleurs ;

2. la croissance économique dépend uniquement du marché et l’État n’est au mieux que le défenseur du marché en en assurant la fluidité la plus grande, et bien sûr en assurant ce qu’on appelle les fonctions régaliennes de défense des frontières et de police ordinaire ;

3. les règles que tout gouvernement doit mettre en œuvre sont, la déréglementation des marchés, les privatisations de tout ce que l’État possède, et l’ouverture de l’économie nationale aux quatre vents. Cette doxa néolibérale mise en œuvre bêtement par l’Union européenne rentre pourtant assez rapidement en contradiction avec la volonté des citoyens qui par exemple sont hostiles à l’immigration massive. C’est une des raisons du rejet de l’Union européenne et de sa bureaucratie, mais aussi de la réélection de Trump pour un nouveau mandat.

C’est complètement simplet, ça frise même l’imbécilité, mais ça n’a pas varié depuis au moins Jean-Baptiste Say. Sur le plan « philosophique » c’est la pauvreté à la limite de l’idiotie de Bernard Mandeville, les vices publics font les vertus publiques. En vérité il est facile de comprendre que le développement du marché ne peut pas se faire sans le développement de l’État.  L’escroquerie intellectuelle de ce qu’on appelle l’économie orthodoxe suppose que le marché aurait existé avant l’État ! Celui-ci ne se greffant qu’indûment sur les résultats positifs de celui-là. Or les données en série longue montre que la croissance des dépenses publiques a accompagné la croissance de l’économie. 

Croissance des dépenses publiques en longue période 

Dans les années qui allaient de 1936 jusqu’en 1975, les économistes universitaires, donc diplômés, admettaient que les dépenses étatiques participaient indirectement ou directement à la croissance. D’une part parce que l’État produisait ce qu’on appelle les infrastructures – santé, éducation, transport – et d’autre part parce que l’État pouvait investir dans des entreprises nationalisées pour des raisons stratégiques qui assureraient l’indépendance de la nation. En vérité les économistes américains ont toujours été pro-marché. Ils étaient massivement dans les années trente contre le New Deal qui, assuraient-ils, allait conduire à la faillite complète des Etats-Unis. Ce fut le contraire, bien que certains économistes peu scrupuleux avancent toujours que le New Deal n’a pas relancé l’économie étatsunienne, mais que celle-ci ne dut son salut qu’à l’entrée en guerre en 1941. Les statistiques montrent que c’est faux, l’économie américaine redémarre dès 1933 et après un trou d’air en 1937-1938, elle poursuit une pente ascendante assez forte. C’est ce que nous voyons dans le graphique ci-dessous. Le New Deal a été critiqué d’abord à droite parce qu’il était présenté comme une première étape vers le socialisme, et par la gauche qui ne voulait y voir qu’un rafistolage de l’ancien système et donc des deux côtés on pariait sur son échec. 

Nouvelle DonnePIB des Etats-Unis, 1920-1940 en dollars constants. Source : Susan Carter, ed. Historical Statistics of America: Millennial Edition (2006) series Ca9 

La croissance des dépenses publiques est justifiée d’un point de vue économique pour de nombreuses raisons. En effet, si on suppose que la croissance économique s’appuie sur l’innovation, alors il faut augmenter les dépenses d’éducation. Si on suppose que la recherche de nouveaux marchés est nécessaire à l’accroissement du PIB par tête, alors il faut investir dans les infrastructures de transports. Le graphique ci-dessous montre qu’il y a une corrélation forte entre PÏB par tête et dépenses publiques. Et donc de repartir en guerre contre les dépenses étatiques est une perte de temps. Ce qui ne veut pas dire bien entendu que les États modernes ne génèrent pas des dépenses inutiles, par exemple les dépenses d’armement qui sont totalement improductives, ou les dépenses pour les bureaucraties internationales, l’Union européenne, la Banque Mondiale, l’OMC ou encore le FMI. 

Il y a une corrélation positive entre dépenses publiques et PIB par tête 

Un point très important aujourd’hui est que les dépenses sociales ont un impact positif sur les inégalités, que ces inégalités soient mesurées par le taux de pauvreté ou par un indice de Gini. Plus les dépenses sociales augmentent et plus les inégalités se resserrent. Là encore cela ne veut pas dire que toutes les dépenses sociales sont bonnes, mais que globalement ce n’est pas le marché qui assure la redistribution des richesses, mais l’État. C’est ce que nous montre le graphique ci-dessous extrait d’un rapport du Sénat publié en 2008[6]. Mais tous les économistes l’ont constaté, plus les dépenses sociales sont élevées et plus le taux de pauvreté est bas. Arrivé à ce stade du raisonnement, il faut maintenant discuter des points de vue politiques. Les gens de droite, les conservateurs, les pro-business, vous diront que la relation de causalité entre dépenses sociales et inégalités est le résultat de la croissance économique, c’est parce qu’on est riche qu’on peut redistribuer. Mais que si on continue à redistribuer, alors on va entraver la croissance. Les plus radicaux vous diront que le problème n’est pas de redistribuer par le biais des dépenses publiques, mais de libérer l’économie de ses dépenses publiques et que le reste suivra. 

C’est exactement la question centrale du livre de Thomas Frank. Son approche n’est pas statistique, mais elle est culturelle si on peut dire. Il nous parle de la « révolution » qui s’est produite entre 1990 et 2000 et qui a gagné le monde entier. L’idée centrale est de montrer que les oligarques de notre époque n’ont pas eu peur de reprendre le vieux discours du XIXème siècle selon lequel le marché dérégulé mène à l’enrichissement de tous, avec l’idée que le problème de l’économie n’est pas de répartir la richesse d’une façon plus égale, mais d’accroître cette richesse. Accroitre la taille du gâteau sans en changer les parts entre les salaires et les profits. Ce renouveau de la pensée économique archaïque s’est appuyé sur l’idée qu’une révolution technologique, celle de l’informatique et donc d’une information accessible à tous, avait ouvert l’accès des marchés financiers même aux plus pauvres, et que c’était finalement en boursicotant chacun de notre côté que la véritable démocratie pouvait enfin se mettre en place, la démocratie parlementaire étant à l’évidence confisquée par une ploutocratie héréditaire. Notez tout d’abord que le vieux discours célébrant les vertus du marché et stigmatisant l’État dans son existence même n’aurait pas pu atteindre un degré de crédibilité suffisant sans cette révolution technologique qui selon ses prophètes annonçait une nouvelle ère.  Entre les années 1930 et 1980, aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, on n’avait pas oublié que les crises financières et économiques avaient amené des catastrophes en tout genre. Mais après l’élection de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, tout avait changé. D’abord les économistes de métier n’osaient plus citer Keynes et au contraire se sont mis à parler de dérégulation. Le discours venait des Universités américaines richement dotées, comme l’Université de Chicago par exemple. Ensuite et justement avec les débuts de la révolution numérique on parla de libérer les flux financiers, on avançait pour justifier cela que ceux-ci se dirigeraient automatiquement vers les pays pauvres et que le libre-échange en finirait avec la misère.  

Causes des crises financières : cours de Terminale - SES 

C’est des conséquences de cette révolution dont parle Thomas Frank. La dérégulation financière s’est effectuée en deux temps, d’abord au niveau des IDE – Investissements Directs Étrangers – sous la houlette des gros investisseurs institutionnels, puis dans un second temps en appuyant la création monétaire illimitée des banques de second rang sur une production du crédit aux ménages et aux entreprises. On a généré ainsi beaucoup de cash et celui-ci a fini par générer ce qu’on a appelé la bulle d’Internet en 2000, mais qui était une crise financière banale. La révolution Internet s’est accompagnée de crises énormes, la crise du peso mexicain, la crise russe, puis la crise asiatique. Et chaque fois l’État est venu renflouer les fonds d’épargne et de retraite qui avaient joué avec le feu. Le discours à la gloire de l’efficacité des marchés s’est accompagné, surtout aux Etats-Unis où la naïveté de ce peuple frise l’incompréhension d’une forme de populisme en renversant l’idée que le capitalisme c’est les riches et l’exploitation, ce sont les petites gens qui font le marché. Ce discours confus s’habillait des vieux oripeaux de la révolution façon années soixante, soulignant qu’une nouvelle génération prenait le pouvoir. Ce narratif ne tint pas la route très longtemps puisqu’il se heurtera à la bulle Internet en 2000, puis à la crise des subprimes en 2008 dont les dégâts n’ont jamais été soldés. L’ironie de l’histoire c’est qu’en renversant l’idéologie selon laquelle l’État devait soutenir les pauvres, on en est venu à justifier l’idée que l’État devait soutenir les riches ! La révolution du marché haussier des années quatre-vingt-dix avait cependant fait son travail, plus personne n’osait parler de socialisation de la richesse, et au contraire plus l’État s’endettait pour soutenir la richesse des plus riches, et plus on réclamait des privatisation et l’amaigrissement de l’État, c’est-à-dire des aides sociales et des investissements dans la santé et dans l’éducation. Dans ces années de folie, le système financier mondialisé a réussi deux choses :

- d’abord ringardiser le rôle de l’État, cela s’est traduit dans les pays occidentaux par la disparition de la gauche, ou par le ralliement de la gauche aux idées économiques de la droite ;

- ensuite à habituer les populations, crise après crise, que le système capitaliste vive sous perfusion des transferts des ressources publiques vers le secteur privé. En quelque sorte il s’agit d’un socialisme au profit uniquement des riches, en ce sens que la richesse d’une nation est orientée par l’État vers les gros patrimoines. Hollande puis Macron n’ont fait en somme qu’aligner la France sur le modèle américain. Ce sont les riches qu’il faut aider et non pas les pauvres. On a eu un aperçu de cette sinistre logique avec le budget présenté par François Bayrou au nom de la nécessité de résorber la dette. Il avançait une réduction du déficit de 44 milliards d’euros en frappant essentiellement les pauvres, alors que dans le même temps la commission du Sénat montrait que les entreprises avaient été aidées à un niveau de 211 milliards d’euros ! Le riche devenant le pauvre des nouveaux temps ! 

Fortunes: taxer plus les riches, vraiment impossible? 

Le livre de Thomas Frank interroge en réalité une révolution culturelle, une révolution du langage, qui s’accompagne justement – et c’est cela le plus intéressant à mon avis – du transfert des revendications d’un meilleur partage de la richesse vers la défense des droits de telle ou telle minorité. Il donne des exemples des entreprises de courtages qui mettent en avant dans leurs publicités le féminisme, la lutte contre le racisme, ou autres bêtises du même genre, pour appuyer justement un vrai capitalisme égalitaire au niveau des droits, mais bien sûr inégalitaire au niveau des revenus et des patrimoines ! À suivre Thomas Frank, on se dit que les combats de ce type ne font en réalité que rénover le vieux système capitaliste sans en toucher les fondements. L’autre segment important de cette révolution culturelle qui touchait aux fondements du New Deal, c’était que la propagande supposait qu’on pouvait se passer de la production de biens, supposant que l’activité de la finance générait de la valeur ! Cette illusion qui en fait était une arnaque, fut à l’évidence démontée par le fait que plus le temps passait et plus le commerce des pays comme les Etats-Unis ou comme la France délocalisaient massivement leur industrie et parallèlement devaient faire face à un déficit commercial abyssal ! 

En 2021, le livre Révolution de Macron lui a rapporté 1107 euros 

Thomas Frank nous donne des éléments pour réfléchir sur la fonction du langage comme soutien à la guerre de classes que les riches à partir des années quatre-vingt ont commencé à menée afin de reconstituer leur pouvoir. Ce que nous vivons aujourd’hui au travers des crises économiques récurrentes qui n’en finissent pas c’est la reconstitution de la position de l’oligarchie sur le plan pécunier et sur le plan politique. Thomas Frank nous rappelait dans les années 2000 que nous étions en train de retrouver un niveau d’inégalités semblable à celui des années 1920, avant le fameux crack qui fit chanceler l’édifice. Mais pour faire accepter plus ou moins bien cet état de fait, le capitalisme nouveau s’est habillé différemment. D’abord il a retourné le langage des contestataires des années soixante, affirmant que les vrais révolutionnaires c’était eux. Souvenez-vous d’ailleurs que cet imbécile de Macron avait fait écrire un « livre » intitulé Révolution ! qu’il avait signé, où il présentait le vieux capitalisme du XIXème siècle comme s’il s’agissait là d’une nouveauté. Et ce sera lui qui aura le plus fait pour détruire le droit du travail et l’État social. Le capitalisme nouveau s’appuie sur un certain nombre de soutiens qu’il achète ou suscite. D’abord bien évidemment les journalistes, ensuite les professeurs de « sciences économiques » et de « sciences politiques ». Ensuite les institutions mondialistes qui diffusent la bonne pensée 24 heures sur 24. La Banque Mondiale, la FMI, l’OMC, l’Union européenne diffusent toutes les mêmes slogans : déréglementer les marchés, les marchés internationaux, mais aussi les marchés du travail. Les hommes politiques de droite comme de gauche se sont alignés sur cette doxa. Et donc ils ont fait voter des lois défavorables d’abord aux travailleurs et aux syndicats. Thomas Frank rappelle d’ailleurs qu’au début des années quatre-vingt, ce fut une véritable chasse aux syndicats qui fut menée par cette crapule de Reagan – mais il aurait pu aussi ajouter Margaret Thatcher qui mena une répression féroce contre les syndicats. Parallèlement à ces actions policières les « intellectuels » et les journalistes passaient leur temps à ringardiser les syndicats. En France on voulait bien encore de la CFDT qui se disait moderne, mais pas de la CGT qui avait gardé un petit air de lutte de classes. Les choses ne sont pas univoques bien sûr, et il est vrai que les syndicats, des deux côtés de l’Atlantique ont trop facilement intégré cette idée de modernité. Au fur et à mesure que les syndicats devenaient plus « modernes », ils intégraient dans leur direction des éléments extérieurs au métiers qu’ils prétendaient défendre. En France la répression policière fut plus tardive. Et c’est dans l’indifférence générale que Macron a pu envoyer le 1er mai 2019 ses miliciens sans cervelle bastonner le cortège de la CGT qui pourtant était assez débonnaire et peu dangereux, pour ne pas dire mou. Et on a vu ensuite comment ceux qui manifestaient contre la réforme des retraites subissaient une répression féroce. 

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Évolution du taux de syndicalisation en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale 

Ce livre a été écrit il y a vingt-cinq ans. Cette longue période a démontré à l’envie que le libéralisme sauvage ne menait à rien de bon. Les salariés des pays occidentaux ont payé un lourd tribut à l’enrichissement échevelé des plus riches, jamais vu dans l’histoire du capitalisme. Le système est devenu complètement instable. La mondialisation n’existe plus, du moins telle qu’elle avait été pensée aux Etats-Unis. Les guerres douanières sont devenues la norme et les affrontements militaires également. C’est en quelque sorte un livre d’histoire, pris du côté du narratif développé par le secteur de la finance qui s’est appuyé sur ce big bang financier qui a permis au secteur privé de créer une monnaie illimitée, une monnaie qui correspond en fait à l’endettement colossal des pays qui hier encore on considérait comme les plus développés. Mais sans doute le plus important est que plus personne aujourd’hui ne croit à la fable de l’infaillibilité du marché. Bien au contraire on réclame a tour de bras que l’État fasse enfin son travail qu’il mette de l’ordre dans la vie civile et protège les plus fragiles face à la voracité des « actionnaires ». C’est donc moins l’État en soi qui est dans le collimateur des citoyens, que la façon dont la classe politique l’utilise au service des plus riches. Le retour du souverainiste est la conséquence de ce mouvement. Le style est enlevé, ironique, bourré d’anecdotes, il insiste sur le fait que tous ces gens qui nous vantent les mérites du libre marché oscillent entre l’imbécilité crapuleuse et la volonté de guider le peuple pour lui apprendre à penser, mais si l’efficacité du marché pour amener le bonheur au plus grand nombre était prouvée concrètement, elle n’aurait pas besoin d’autant de gourous armés d’une philosophie des plus sommaires pour être défendue et célébrée !

Evolution du Nasdaq 100 entre 1985 et 2013

La dernière partie du livre qui met en scène le langage managérial qui soutient l'excellence du marché est particulièrement pertinente, avec des gens qui croyaient que le marché haussier ne s'arrêterait jamais de grimper et que cela enrichirait finalement les plus pauvres ! Le langage utilisé qui détournait le langage révolutionnaire des années soixante, est assez cocasse. La suite c'est l'éclatement de la bulle internet en 2000, puis la crise des subprimes en 2008, crise qui a vu les Etats occidentaux s'endetter comme jamais au lieu de nationaliser le système bancaire en faillite. Ajoutons pour qu'on comprenne dans quel état se trouve l'économie occidentale, que l'Etat a pour soutenir les banques emprunté aux banques qui n'avaient pas d'argent, qui en ont donc créé et qui ensuite sont venues reprocher à l'Etat d'être un peu trop dépensier ! Cette crise de 2008 n'a jamais été surmontée, et elle s'est aggravée avec la crise du COVID qui a engendré une gabegie sans nom d'argent public. 


[1] Agone, 2008. 

[2] Agone, 2013. 

[3] La grande transformation [1944], Gallimard, 1983.

[4] Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie [1942], Payot.

[5] Karl Polanyi, The Great Transformation, Farrar & Rinehart, 1944. Ouvrage traduit très tardivement en France  en 1983 chez Gallimard sous le titre, La grande transformation. 

[6] https://www.senat.fr/rap/r07-441/r07-44199.html 

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