vendredi 12 avril 2024

Georges Fleury, Histoire secrète de l’OAS, Grasset, 2002

  

Voilà un sujet que les Français n’aiment guère aborder, surtout à gauche. L’histoire de l’OAS qui est une page d’histoire de la France, se confond avec la fin de l’Algérie française, donc avec la fin de l’Empire français dans convulsions violentes. En 1954 la France s’était retiré d’Indochine, possession lointaine de l’Empire, se faisant remplacer par l’Empire américain qui y restera jusqu’en 1975. Cette aventure s’achevant déjà en débandade pour les Américains. Tout cela se confond bien entendu avec le vaste mouvement de décolonisation qui toucha aussi l’Empire britannique. Avec le recul de l’histoire, on pourrait dire que la fin de la Guerre d’Algérie, son indépendance en 1962, était le début de la fin de la domination de l’Occident sur le monde. L’Empire britannique se défaisait lui-aussi. La guerre en Ukraine, les menées guerrières des Américains du côté de Taïwan, ne semblent pas devoir changer grand-chose à cette évolution. Seulement quelles que soient les raisons du déclenchement du conflit algérien en 1954, les Pieds-Noirs n’entendaient pas quitter ce pays qu’ils pensaient être le leur, ils y étaient nés et à leur manière, ils l’aimaient. Georges Fleury était d’ailleurs de ceux qui défendaient l’Algérie française. Mais ceux qui voulaient une Algérie française avaient des buts relativement hétéroclites. Une partie qui d’ailleurs formera le noyau de l’OAS, avait des tendances fascistes affirmées, considérant que l’abandon de l’Algérie à son destin était une victoire du bolchévisme ! Mais des anciens résistants, comme Jacques Soustelle, voulaient préserver l’intégrité de la nation. Il y eut aussi quelques tenants d’une partition, partition qui fut même évoquée un moment par le général de Gaulle. D’autres plus prosaïquement défendaient leurs biens et leur vie. L’Algérie était considérée d’ailleurs comme le plus beau fleuron de l’Empire français, on parlait de la France de Dunkerque à Tamanrasset. 

L’Empire colonial français tel qu’on le présentait aux élèves de l’école primaire au début des années cinquante 

Mais après la défaite des Allemands en 1945, l’Empire français s’est décomposé, les mouvements d’indépendance se sont développés de partout dans le monde. La France a perdu peu à peu la Tunisie, le Maroc, l’Indochine, les pays d’Afrique noire et Madagascar. Si l’indépendance du Maroc et de la Tunisie s’est bien passée ou à peu près, il n’en a pas été de même pour l’Indochine. L’Armée française considérait qu’elle avait été trahie par les politiciens qui l’avaient conduite à une défaite humiliante. Cette rancœur sera pour beaucoup dans l’implication de l’Armée française dans la guerre d’Algérie, une partie de celle-ci s’engageant dans la sédition. C’est d’ailleurs la Guerre d’Algérie qui va ramener le général de Gaulle au pouvoir. C’est le 13 mai 1958. Mais ce retour se fait sur un mensonge, de Gaulle promettant de conserver l’Algérie française, alors qu’il pensait évidemment à se débarrasser du problème en liquidant l’Algérie. Le 4 juin 1958, devant la foule franco-musulmane d’Alger qui vient de le rappeler au pouvoir, le général de Gaulle déclare au nom de la France : « Dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : dix millions de Français à part entière. » Deux jours après, à Mostaganem, il s’écrie : « Vive l’Algérie... française ! ». Bientôt, il parlera différemment, dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, il exprime pour la première fois, en public et en toute clarté, sa conviction que l’Algérie sera un État indépendant : « Cet État sera ce que les Algériens voudront. Pour ma part, je suis persuadé qu’il sera souverain au-dedans et au-dehors. » Sans doute cette indépendance était-elle inéluctable, et les Français n’y avaient plus leur place, essentiellement pour des raisons démographiques. Mais le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle s’est très mal passée et qu’elle a été mal conduite.  De Gaulle avait la volonté de lâcher l’Algérie au plus vite, il avait l’idée que l’Algérie ce n’était pas la France. Rapidement, pour les Pieds-Noirs ce fut la déception, ils se sentirent trahis, les journées des barricades à Alger reflétaient cette angoisse d’être abandonnés par la Métropole. En outre à Paris on faisait comme si les Pieds-Noirs étaient tous des colons, donc un ramassis d’exploiteurs qui spoliaient les Arabes. On n’avait même pas conscience qu’à côté des Arabes qui tous n’étaient pas musulmans, il y avait aussi des Kabyles, et des Juifs qui étaient là depuis la nuit des temps, bien avant la colonisation arabe. Mais il fallait tourner la page au plus vite. En donnant tous les pouvoirs au FLN – ce qui n’était pas la seule option possible – dont les pouvoirs de police, on voit que l’indépendance fut bâclée, et cela aboutit à la catastrophe des massacres d’Oran qui firent des centaines de morts dans l’indifférence honteuse de la Métropole[1]. 

Les barricades à Alger 

Après les journées des barricades, c’est le putsch des généraux. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce putsch fut une mauvaise comédie. Il était très mal préparé et ne tenait pas compte du vrai rapport de force. De Gaulle savait très bien que la métropole était derrière lui dans cette affaire, mais aussi que les militaires séditieux étaient très minoritaires dans l’armée. Cette fantaisie dura cinq jours. En outre les putschistes n’avaient pas vraiment de plan. Ils pensaient vaguement que quelques régiments prendraient Alger, puis Paris. Mais les officiers qui devaient conduire la révolte à Paris se firent rapidement arrêter ou alors se récusèrent. Certains voulaient inclure dans ce nouvel élan les civils et provoquer une révolution, d’autres non. La question de rallier dans un même mouvement les musulmans et les Algériens d’origine française semblait très difficile également et assez peu pensée. On l’oublie trop souvent la        plupart des tenants de l’Algérie française étaient pour l’intégration, c’est-à-dire donner une égalité de droits aux Français et aux Musulmans. Si le putsch avait réussi, cela aurait-il pu être mis en œuvre ? Rien ne permet de l’affirmer. De Gaulle qui n’aimait pas les Musulmans, pensait quant à lui qu’en séparant l’Algérie de la France, la France resterait éloigné de l’Islam. Il s’est évidemment totalement trompé sur ce point puisque l’Algérie post-indépendance en ne se développant pas, alors qu’on venait de trouver des grandes quantités de gaz et de pétrole dans le Sahara, a envoyé en France son surplus de main d’œuvre, avec les conséquences qu’on sait. Georges Fleury nous dit que l’échec du putsch vient de la volonté des généraux de ne pas faire couler le sang, donc de refuser de déclencher une guerre civile. Il est vrai qu’on ne peut pas gagner une guerre sans la faire. Cependant, si Challe le premier refusa l’affrontement entre Français, c’est aussi peut-être qu’il ne croyait pas vraiment à la victoire. En évitant un bain de sang, il reconnaissait implicitement que l’armée française était majoritairement acquise à de Gaulle.

 

Bien que l’OAS était en gestation depuis les journées des barricades, c’est l’échec du putsch des généraux à Alger, adossé sur les déclarations de de Gaulle qui voulait se débarrasser au plus vite de ce fardeau encombrant en négociant directement avec le FLN qui va être le déclencheur de son entrée en scène. Autrement dit, c’est le désespoir qui est le moteur de cette forme singulière de révolte. Si le noyau fondateur de l’OAS avait des accointances avec le fascisme de type espagnol, Franco les protégeaient, ce n’était pas le cas des Pieds-Noirs qui massivement voyaient dans l’OAS leur dernier recours car ils considéraient que l’armée et les gendarmes qui obéissaient aux ordres de Paris ne les protégeaient plus contre les meurtres aveugles du FLN. La situation en Algérie et dans la métropole était à front renversé. En France 80% de la population était pour de Gaulle, en Algérie, 80% des Français était contre de Gaulle. Celui-ci pouvait à juste titre se targuer d’un soutien très majoritaire des Français. Cette asymétrie fait évidemment que les rancœurs sont encore présentes plus de soixante ans après les faits, rancœurs contre le pouvoir gaulliste, mais aussi contre les Français de la métropole qui se désintéressaient de leur sort. Les accords d’Évian étaient censés garantir aux Français d’Algérie la possibilité d’une vie paisible sur leur terre natale, il n’en fut évidemment rien. La valise ou le cercueil fut le seul choix possible des Pieds-Noirs qui de surcroit furent assez mal accueillis en métropole, peut-être parce qu’ils renvoyaient une image de gens modestes ou pauvres et non de colons enrichis en faisant suer le « burnous ». Les conditions de l’indépendance, alors que l’ALN avait été vaincu militairement sur le terrain, furent bâclées. Plus que l’indépendance, ce sont ses conditions qui ont attisés les rancœurs contre le général de Gaulle.

L’exode fut dramatique. Car bien au-delà de la vie qu’ils laissaient derrière eux, il y avait eu le 5 juillet 1962 l’assassinat à Oran de milliers de Français qui avaient été massacrés par le FLN tandis que les soldats français qui auraient pu facilement les protéger, étaient consignés pendant des heures avant qu’ils puissent intervenir. Quelles que soient les explications qu’on avance sur cette question, on retombe sur l’incompétence d’un pouvoir qui se désintéressait de ses citoyens qui se trouvaient de l’autre côté de la Méditerranée. D’autres exactions eurent lieu, moins massives un peu partout, et elles justifièrent évidemment le passage à l’acte de l’OAS, comme une nécessité défensive. Les Pieds-Noirs en partant abandonnaient aussi leurs ancêtres dans des cimetières qui n’étaient plus entretenus, voire qui étaient profanés. Si on peut comprendre les raisons qui ont poussé le général de Gaulle à se débarrasser de l’Algérie, le moins qu’on puisse dire, c’est que la gestion de l’indépendance a été incroyablement mauvaise, voire criminelle. La logique de la politique d’indépendance de de Gaulle apparait avec le recul comme contradictoire, si on se souvient que celui-ci se félicitait pendant l’Occupation de l’immensité de l’Empire français qui lui permit de travailler à la recréation d’une armée française dans les colonies pour restaurer la république en France. La plupart des Français d’Algérie ont été dupés, y compris d’ailleurs les communistes qui soutenaient le FLN et qui croyaient à la possibilité de créer un pays socialiste et ouvert en Algérie. En un sens ils ont seulement aidé le général de Gaulle qui les a bien utilisés. Ils le payeront à Charonne le 8 février 1962 avec plusieurs morts, officiellement 9, mais sans doute plus. Parmi les hommes qui assuraient la répression contre l’OAS et contre le Parti communiste, il y avait le sordide Maurice Papon. Soutien de tous les pouvoirs, passant du pétainisme sans complexe au gaullisme sans état d’âme, il sera comme on le sait rattrapé par son passé et sera incarcéré. De Gaulle s’entourait de personnes extrêmement louches, de Papon à Pinay, collaborateurs, en passant par le sinistre Pompidou qui fut le premier à détricoter la Sécurité Sociale. 

Les Pieds-Noirs arrivent à Marseille

Comme on le comprend, le mouvement de l’histoire se fait le plus souvent dans la confusion. Ceux qui soutenaient l’Algérie française étaient profondément divisés sur le sens de ce mouvement. Mais ceux qui luttaient, en Algérie ou en métropole pour l’indépendance n’étaient pas moins divisés sur leurs objectifs. La masse des personnes impliquées dans les manifestations plus ou moins violentes en réalité ne répondait pas à des analyses complexes et solides. Mais ils agissaient avec leurs tripes et leurs ressentiments, c’est évident pour les Pieds-Noirs, mais ça l’est aussi pour ceux qui militaient contre la guerre d’Algérie et pour son indépendance. Sans doute le plus grave c’est que ceux qui se croyaient ou qui se voulaient les chefs d’un mouvement insurrectionnel naviguaient à vue, dans le désordre, mais aussi à contretemps. Pour la gauche les Pieds-Noirs qui défendaient l’Algérie française étaient des fascistes et des colons, et pour certains tenants de l’Algérie française, leur combat était le dernier rempart contre le bolchévisme. Comme on le comprend les choses étaient un peu plus compliquées. Mais dans cette confusion, c’était aussi l’occasion de montrer son courage, comme un peu aujourd’hui ceux qui partent en Ukraine pour défendre une cause qu’ils ne connaissent pas vraiment. Après tout on n’a pas souvent de nos jours l’occasion d’éprouver notre courage, encore faut-il présenter à soi-même cela comme un idéal, recouvert d’une certaine rigueur morale. 

 

Georges Fleury a le grand mérite de ne pas cacher ses engagements passés, tout en maintenant une froideur et une grande minutie dans son récit.  C’est un gros livre d’un peu plus de 1000 pages, et à mon sens le plus complet sur le sujet. Bien entendu on ne saurait nier que la dramatisation des faits dont joua avec beaucoup d’aplomb de Gaulle, a engendré des vocations pour le statut de soldat perdu. Et on trouve évidemment dans l’OAS des soldats révoltés qui vont presqu’au-devant de la défaite en le sachant pertinemment, ce qui demande un certain panache. Ils savent qu’ils sont minoritaires, et c’est peut-être ce qui les motive, car cela rend plus grand leur dévouement. Très souvent on apprécie les combats du point de vue de la justesse de la cause qu’ils défendent, mais il faut prendre aussi en compte cette volonté de s’engager pour un idéal, fut-il flou, ou erroné. Contrairement à ceux qui se sont engagés pendant l’Occupation dans la LVF parce qu’ils se croyaient du côté du vainqueur, ceux qui ont fait l’OAS, n’avaient pas cet espoir sauf quelques fanatiques qui pensaient en finir avec la république et restaurer une société fasciste, voire une monarchie, mais cela étaient minoritaires. La logique de l’OAS était confuse, de Gaulle, lui, avait l’idée de se séparer au plus vite de l’Algérie pour s’atteler à la modernisation de la France, quel qu’en soit le prix, et le prix fut élevé pour les Pieds-Noirs. Quand le pouvoir gaulliste commença à négocier avec le FLN, celui-ci sachant que ses actions ne seraient plus réprimées – la trêve unilatérale avait été décidée par la France – se lança dans une forme de terrorisme sauvage, viols, égorgements, bombes, etc. Il est vrai que le FLN ayant été vaincu sur le terrain militaire avait besoin de se refaire une santé auprès de la population musulmane de façon à apparaître comme le seul interlocuteur possible du pouvoir central français. Ce terrorisme contre les populations non musulmanes, fit que celles-ci ne se sentaient plus en sécurité, protégées par le pouvoir gaulliste. Et bien sûr cela renforça le soutien qu’ils apportaient à l’OAS.

  

Fleury ne passe sur rien, ni sur les attentats des commandos de l’OAS, ni sur la répression radicale de la police contre ceux qui soutenaient l’Algérie française. Il précise ce qu’on savait depuis longtemps, la torture des militants, les descentes dans les caves. Certains compareront ce traitement abject – barbouzes comprises – avec les méthodes de la Gestapo. Et bien sûr cela avec la couverture des médias de la métropole. Cette répression féroce de l’OAS et de ses soutiens, alors que le FLN reprenait du poil de la bête et n’était plus vraiment réprimé par le pouvoir central, renforça la détermination des rebelles à se débarrasser de de Gaulle. Et évidemment il y eut de nombreux attentats contre ceux qui réprimaient férocement l’OAS. Il y a un point qui m’interroge. Degueldre assassinera à Alger un agent de l’Intelligence Service qui alimentait le FLN avec des armes. On sait aussi que les Etats-Unis, via la CIA, joueront un double jeu, aussi bien en finançant le FLN qu’en alimentant – un peu –  l’OAS, le but étant de nuire à de Gaulle et éventuellement de remplacer la France en Algérie pour y exploiter le gaz et le pétrole. Cet aspect de la Guerre d’Algérie n’est qu’effleuré, or les Anglo-Saxons ont toujours fait de leur mainmise sur les réserves de pétrole un des axes majeurs de leur politique étrangère. On le voit encore aujourd’hui avec la Guerre en Ukraine qui vise au démantèlement de la Russie. Éric Branca parle de l’ingérence anglo-saxonne en Algérie dans L’ami américain, mais à peine[2].

 

Par-delà les différences d’opinion qui balayaient les tenants d’une Algérie française, en regardant d’un peu loin les choix possibles, il y en avait trois. Le premier était le statu quo, la répression du FLN, et le maintien de la situation antérieure. Cette solution semblait très difficile à tenir pour cause de déséquilibre démographique entre la population musulmane et la population d’origine européenne. La seconde possibilité était l’intégration, c’est-à-dire de faire de la population musulmane des citoyens français à part entière. C’est ce que prônait Albert Camus par exemple, mais c’était aussi la ligne officielle de l’OAS défendue par le général Salan, ce qu’on cache le plus souvent et ce que rappelle constamment Fleury dans son ouvrage. Cette option n’a jamais été envisagée sérieusement par le gouvernement français qu’il soit gaulliste ou non d’ailleurs. Or elle aurait eu bien des avantages sur le long terme. D’abord de développer l’Algérie dans un univers laïque et démocratique, ce qui aurait permis à ce pays de retenir sur ses terres ses propres enfants, en les instruisant, notamment les filles, ce qui est un gage de développement, et ce qui assure la transition démographique. Ensuite, la France aurait pu ainsi bénéficier aussi de l’exploitation et du gaz du Sahara. Mais de Gaulle – et ce fut peut-être sa plus grande erreur qui n’aimait pas les musulmans, considérait qu’en séparant la Métropole de l’Algérie, cela empêcherait les migrations des Algériens musulmans vers la France. Il semble qu’il pensait aussi qu’en abandonnant l’Algérie au FLN, la France pourrait conserver la main sur le gaz et le pétrole du Sahara, comme ce sont trompés les intellectuels de gauche qui croyaient que l’Algérie deviendrait une nation socialiste. À l’évidence de Gaulle s’est lourdement trompé sur ces deux points. Il est vrai qu’il était entouré de canailles, dont le fameux collaborationniste Maurice Papon pour la répression à Paris, et Georges Pompidou, l’employé de la Banque Rothschild, qui poussait à l’abandon et qui sera à la fin des années soixante le premier à encourager les migrations des Algériens vers la France pour faire baisser les salaires. On peut très bien approuver de Gaulle lorsque le 18 juin 1940 il lança son fameux appel, on peut l’approuver encore lorsqu’il se heurta aux Américains pour conserver la souveraineté de la France, mais on n’est pas obligé d’approuver ses dérives en ce qui concerne la question difficile de l’Algérie. 

La question de l’indépendance de l’Algérie était posée, et comme je l’ai dit au début de ce billet, il n’était pas stupide de vouloir la réaliser. Non seulement de Gaulle choisit la pire des solutions sur le long terme, solution dont souffre encore aujourd’hui l’Algérie qui a régressé sur à peu près tous les plans, mais il choisit la pire façon de l’imposer. Dès 1961 il prévoyait de rapatrier les Français d’Algérie, mais surtout remettre en selle le FLN était franchement une bévue que les Algériens eux-mêmes, notamment les Kabyles, payent encore aujourd’hui. Même en choisissant la solution de l’indépendance, il était possible de prendre son temps pour le faire, et laisser la possibilité pour qu’autres forces politiques puissent émerger. En se cachant derrière la nécessité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de Gaulle trahissait l’envie de liquider l’Algérie et les Français d’Algérie. Mais le FLN n’était pas un partenaire fiable dans les négociations, et cette dérive aboutira aux massacres honteux du 5 juillet 1962 à Oran déjà évoqués ci-dessus. Cet épisode douloureux est rarement rappelé, et quand il l’est, c’est dans l’indifférence. Il ne faut pas s’étonner ensuite que les Pieds-Noirs aient été les plus farouches opposants au général de Gaulle, au point d’appeler à voter Mitterrand en 1965 avec les communistes ! Au-delà du caractère dramatique de ces assassinats, c’est la démonstration que la manière de de Gaulle d’abandonner l’Algérie était mauvaise et mal pensée. On s’est retrouvé dans la pire des situations, non seulement la guerre que le pouvoir de la métropole livrait à l’OAS a causé des dégâts considérables, mais elle a permis la résurrection d’un FLN qui était moribond sur le plan militaire et imposa finalement une forme de dictature dont l’Algérie n’est jamais sortie. 

5 juillet 1962, les Français sont enlevés et massacrés par le FLN, tandis que les militaires français sont consignés 

L’OAS était une structure très faible, même si elle a pu mener des actions spectaculaires contre les barbouzes du général de Gaulle qui agissaient en toute illégalité. Les barbouzes étaient finalement assez peu critiquées en métropole, à la fois parce que l’information était très contrôlée, mais aussi parce que la gauche qui était pour le FLN et l’abandon de l’Algérie, tacitement approuvait ces méthodes. Critiques en vitrine les hommes politiques de gauche, laissaient faire, et préféraient dénoncer le fascisme supposé de l’OAS que les dérives autoritaires du général de Gaulle. Une des faiblesses de l’OAS tenait à ce qu’elle n’avait pas de ligne claire, bonne ou mauvaise, et donc que ses leaders passaient beaucoup de temps à se déchirer sur des points de détail, voire même à s’entretuer. Curieusement on trouve à cette époque un clivage entre les forces de maintien de l’ordre. D’un côté les gendarmes et les CRS qui comme aujourd’hui ne s’embarrassaient pas de respecter la loi pour appliquer les consignes qui venaient de l’Élysée, il n’y eut pratiquement pas de déserteur dans leurs rangs, et de l’autre l’armée qui en quelque sorte fit jouer une clause de conscience pour se ranger du côté de l’Algérie Française, c’est de ce côté que vinrent les hommes les plus déterminés au combat.

 

C’est sans doute un des passages les mieux construits et les plus intéressants de l’ouvrage de Georges Fleury que d’avoir détaillé l’activité barbouzarde. Structure, elle aussi faite de bric et de broc, elle était alimentée par des sortes de truands dont la subtilité n’était pas la qualité première, même si ceux qui les manipulaient, comme Lucien Bitterlin, avaient une vision claire de ce qu’ils recherchaient. Fleury montre que s’ils furent certainement criminels, ces barbouzards ne furent pas particulièrement efficaces. Les barbouzes du général de Gaulle curieusement lui causeront beaucoup de tort par la suite. En effet celles-ci avaient pris la mauvaise habitude des coups tordus en toute illégalité. Quand en octobre 1965 Ben Barka fut enlevé et assassiné, la France qui avait fermé les yeux sur les exactions des barbouzes en Algérie, découvrit effarée que cette police parallèle travaillait encore dans l’ombre, se vendant de ci de là. Le général eut beau dire que cette affaire était « vulgaire et subalterne », elle n’en contribua pas moins à affaiblir le régime. Si l’opinion avait fermé les yeux sur l’action des barbouzes en Algérie, elle ne les supportait plus. La lente décomposition du régime gaulliste était entamée. 

L’ouvrage de Georges Fleury est écrit comme une chronique presqu’au jour le jour. On y verra en détail les exactions des forces de l’ordre, CRS et gendarmes mobiles, qui s’illustreront plus tard dans la sauvagerie répressive en Mai 68, mais aussi plus près de nous dans les manifestations des Français contre la réforme des retraites dont ils ne veulent pas. On verra par exemple la sauvagerie des forces de l’ordre qui encerclent et investissent Bab El Oued, usant de tanks qui bombarderont jusque les appartements des Français d’Algérie blessant plus ou moins volontairement des femmes et des enfants. Mais ça ne s’est pas arrêté là, l’armée française le 26 mars 1962 tire sur les manifestants, avec des dizaines de personnes désarmées assassinées. On a tenté de mettre cette fusillade sur le dos de l’OAS, mais Georges Fleury démonte de façon convaincante cette présentation mensongère. C’est le massacre de la rue d’Isly. Une tâche sombre sur l’État gaulliste dont peu de monde ose parler encore aujourd’hui. À travers cet ouvrage, Georges Fleury dresse d’ailleurs un portrait singulier du général de Gaulle, loin des images d’Épinal. Certes personne ne nie l’importance de de Gaulle dans la préservation et la restauration de la souveraineté française, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il a pu réunir autour de lui des Français de métropole comme d’Algérie pour revenir au pouvoir en 1958. Mais que dire de ses mensonges qui servaient à camoufler l’abandon programmé de l’Algérie ? Que dire de sa hargne à poursuivre de sa vindicte les Salan et les Jouhaud, qu’il se refusait à gracier, tandis que les tueurs du FLN étaient amnistiés au nom d’un retour de la paix entre la France et l’Algérie ? 

Le massacre de la rue d’Isly 26 mars 1962 

De Gaulle, ayant échappé à l’attentat du petit Clamart avec une chance inouïe, utilisera politiquement l’émotion des Français de métropole pour modifier la Constitution et faire élire le président au suffrage universel direct, accentuant ainsi la dérive autoritaire des institutions dont nous payons le prix encore aujourd’hui, car si malgré tout de Gaulle pouvait toujours s’abriter sur un soutien très large de l’opinion, un jeune crétin totalement récusé par les Français comme Macron, utilisera les possibilités des institutions pour mettre littéralement le feu au pays lors de ces deux malheureux quinquennats. Le 4 mars, les trois initiateurs de l'opération du petit Clamart sont condamnés à mort dont Bastien-Thiry. De Gaulle gracie ses deux comparses, mais pas lui. « Les Français ont besoin de martyrs. Je leur donne Bastien-Thiry. Ils pourront en faire un martyr. Il le mérite », justifie curieusement le général. Une semaine plus tard, au petit matin, un chapelet à la main, l’officier est fusillé au fort d’Ivry. Ce sera la dernière exécution politique en France. Le Canard enchaîné qui a l’époque n’était pas le torchon qu’on connait aujourd’hui, écrit : « C'est la honte qui rase les murs. Une certaine justice aussi semble-t-il. Le lieutenant-colonel Bastien-Thiry est mort, je ne dis pas pleuré mais plaint par un très grand nombre de Français, même parmi ceux les plus farouchement hostiles à sa cause ». En 1968, les autres condamnés seront tous graciés. Aujourd’hui avec le recul on est stupéfait aussi bien de la précipitation qu’il y a eu à condamner lourdement les gens de l’OAS, que par cette hargne du belliqueux de Gaulle. En effet, non seulement les terroristes du FLN avaient été tous graciés au nom d’une réconciliation qui n'est jamais venue, mais en 1962 l’OAS n’existait tout simplement plus. Ça me rappelle d’ailleurs la même hargne obtuse de la justice italienne à poursuivre Cesare Battisti, brigadiste rouge, donc d’extrême-gauche poursuivi encore quarante années après. Il n’est pas besoin d’être en accord avec l’OAS ou les Brigades Rouges pour critiquer cet esprit mesquin de vengeance.

 

La fin de l’Algérie française est une vraie tragédie, et l’histoire de l’OAS en est le contrepoint naturel. C’est un des deux ou trois événements majeurs de l’histoire de la France après la Libération. Comme je suis né à Marseille, j’ai assisté à l’arrivée des Pieds-Noirs en France, c’était pitoyable, cela m’a amené à les côtoyer et à être sensible à ce qu’ils avaient perdu. Mais je me souviens aussi que je regardais les journaux placardés sur le kiosque de notre quartier, et bien sûr j’épluchais les gros titres, car chez nous on ne lisait que La marseillaise et L’Humanité. Il y avait le journal Jeune nation, journal fasciste, qui parlait du fusillé Bastien-Thiry, et devant cette une je me souviens d’un homme qui pleurait. C’est sans doute cette scène qui m’a amené à m’intéresser d’une manière un peu moins conformiste à la Guerre d’Algérie et à ses séquelles. Pour conclure, afin qu’on me comprenne bien, je répéterais deux choses, la première est que l’indépendance de l’Algérie en tant qu’État musulman était probablement inévitable, la seconde est que nous payons encore aujourd’hui la médiocrité avec laquelle cette indépendance a été conduite, les rapports de la France avec l’Algérie sont très mauvais, alors qu’avec le temps, plus de soixante années ont passé, les vieilles querelles auraient dues être dépassées. C’est un cas unique dans l’histoire du monde moderne, quand on pense à ce que la Japon a fait à la Corée, ou encore ce que les Américains ont infligés aux Japonais, et pourtant ces pays s’ils n’ont pas oublié les offenses les ont mises de côté.



[1] Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, Tallandier, 2012.

[2] https://ingirumimusnocte2.blogspot.com/2023/04/blog-post.html

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